Extrait "Paris, mille vies"

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Je ne sais pas depuis combien de temps cette nuit m’attendait. Je suis sorti de la gare Montparnasse. Tout semblait normal. Les gens allaient, venaient, se croisaient avec indifférence. La ville était encore bruyante et peuplée. J’étais heureux de retrouver Paris. La lumière de juillet était douce. Le soleil venait de passer sous la ligne des toits et embrasait le haut des immeubles d’une dernière lueur chaude et rasante. J’ai laissé toute cette vie m’envahir et j’ai avancé. Je pensais encore, à cet instant, pouvoir me fondre dans la foule.

C’est sur le parvis que j’ai entendu sa voix. Instinctivement, mon corps s’est raidi. J’ai senti que c’était à moi qu’il s’adressait. J’ai relevé la tête. Un homme était là, à une dizaine de mètres, et ne me quittait pas des yeux. J’ai accéléré le pas, pressé d’échapper à son regard. Je ne sais pas s’il attendait depuis longtemps la personne

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à laquelle il avait envie de destiner sa question ou s’il la posait à chacun de ceux qui passaient, mais il était là, torse nu, avec une veste en cuir sale dont il avait remonté les manches, pieds nus, la démarche traînante, le visage maigre. Il me regardait, avec sa barbe en broussaille, ses cheveux longs, et sa voix répétait : “Qui es-tu, toi ?… Qui es-tu ?” Il marchait étrangement, faisant des pas de côté, avec nervosité. Le parvis de la gare s’est effacé en un instant. C’était comme s’il n’y avait plus que moi sous son regard “Qui es-tu, tu le sais, ça ?…” La question, c’est elle, je pense, qui m’a empêché de poursuivre mon chemin. Je me suis figé. Je l’ai laissé s’approcher, sans savoir ce qu’il adviendrait. Je crois que je l’ai reconnu… Au fond, c’est peut-être cela : cet homme, dépenaillé, hirsute, qui n’était pas agressif mais pressant, qui a levé la main au ciel (et ce geste m’a soulagé parce que cela signifiait qu’il convoquait les astres à notre face-à-face, qu’il invitait les esprits et les ombres à écouter ma réponse et que ce n’était donc pas un homme qui voulait arracher quelque chose à cette soirée, une pièce, une insulte, une bagarre, n’importe quoi pourvu que la nuit ne l’enveloppe pas avec ennui, non, c’était autre chose, il demandait aux étoiles d’écouter sa question), cet homme que je n’avais jamais vu, j’ai été tout à coup sûr de le reconnaître. “Et vous tous, qui marchez, là, sans vous arrêter…” il continuait, élargissait sa question, et c’était comme s’il desserrait son

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étreinte puisqu’il m’incluait dans un cercle plus large, “Qui vous regarde ?… Qui vous donne un nom ?” Il parlait fort, maintenant, tournait la tête à la cantonade en essayant d’accrocher quelques regards, “Vous n’avez pas de nom… Qui êtes-vous ?” Je ne savais pas à cet instant ce qui allait me permettre de rompre ce faceà-face. Il n’était plus très loin, se rapprochait encore… Nous étions si proches l’un de l’autre qu’il pouvait me toucher du bout des doigts s’il le voulait… Mais c’est alors qu’il s’est produit le plus singulier : il a fait encore un pas, puis deux, et il m’a traversé. Je veux dire qu’il m’a frôlé, épaule contre épaule, et a poursuivi son chemin comme si je m’étais trompé, comme si, pendant tout ce temps, il avait regardé un autre homme juste derrière moi.

“Qui es-tu, toi ?…” Il me tourne le dos maintenant et me laisse retourner à ma vie. Je retrouve le parvis de la gare autour de moi, les hommes et les femmes qui vont et viennent, indifférents à ce que je viens de vivre, et pourtant, je ne peux plus bouger… “Qui es-tu, toi ?…” Je n’arrive pas à me débarrasser de sa question. Je reprends lentement ma marche, mais c’est comme s’il continuait de me la poser. Et pourtant, il est parti. Cela n’a duré que quelques secondes. Nous n’avons été que deux hommes qui se croisent dans une ville immense, deux

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