

D’après les personnages créés par Stieg Larsson (1954‑2004)
“Actes noirs”
MON FRÈRE, JC Lattès, 2021 ; J’ai lu, 2024.
De Stieg Larsson
LES HOMMES QUI N’AIMAIENT PAS LES FEMMES, Millénium 1, Actes Sud, 2006 ; Babel noir no 37.
LA FILLE QUI RÊVAIT D’UN BIDON D’ESSENCE ET D’UNE ALLUMETTE, Millénium 2, Actes Sud, 2006 ; Babel noir no 52.
LA REINE DANS LE PALAIS DES COURANTS D’AIR, Millénium 3, Actes Sud, 2007 ; Babel noir no 72.
De David Largercrantz
CE QUI NE ME TUE PAS, Millénium 4, Actes Sud, 2015 ; Babel noir no 180.
LA FILLE QUI RENDAIT COUP POUR COUP, Millénium 5, Actes Sud, 2017 ; Actes Sud audio (lu par Pierre Tissot), 2017 ; Babel noir no 228.
LA FILLE QUI DEVAIT MOURIR, Millénium 6, Actes Sud, 2019 ; Actes Sud audio (lu par Bernard Gabay), 2019 ; Babel noir no 253.
De Karin Smirnoff
LA FILLE DANS LES SERRES DE L’AIGLE, Millénium 7, Actes Sud, 2023 ; Actes Sud audio (lu par Bernard Gabay), 2023 ; Babel noir no 314.
Titre original : Lokattens klor
Éditeur original : Bokförlaget Polaris, Stockholm
© Karin Smirnoff et Moggliden AB, 2024 Publié avec l’accord de Hedlund Agency
© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française ISBN 978 2 330 21263 6
roman traduit du suédois par Hege Roel‑Rousson
Les contes disent, les légendes racontent : au nord de l’étoile fixe, vers l’ouest, au-delà du soleil et de la lune chaque bloc de pierre est d’or et d’argent : les pierres de foyer, les pierres de lest –l’or brille, l’argent scintille, les flancs des montagnes se reflètent dans la mer, les soleils, les lunes, les étoiles brillent, sourient à leurs reflets.
Anders Fjellner, extrait du poème épique sami Les Fils du Soleil, 1849.
Salut Lisbeth, c’est moi. Ça fait un bail.
La voix est rauque et faible. Comme il le laisse entendre, ça fait des années qu’ils ne se sont pas parlé, même s’ils ont été en contact sur des plateformes numériques pas plus tard que cet automne. Pourtant, elle reconnaît aussitôt Plague. Son bon vieux pote hacker, du moins si l’amitié existe. Peut être son seul véritable ami.
Comment ça va ? demande t elle, mais une quinte de toux surgie du fond de ses poumons torturés l’empêche de saisir la réponse.
C’est si violent qu’elle pose le téléphone et court à l’évier pour cracher des glaires visqueuses.
Pardon, dit elle après un bon moment. Tu es toujours là ?
Tu as l’air malade, ça ne te ressemble pas.
Comme s’il savait ce qui ressemble à Lisbeth, ou ce qui n’est qu’une façade : solide comme un blindé, et un visage presque dépourvu d’expression. Une carapace limite robo‑ tique, inhumaine, pour maintenir les autres à distance.
Ce qui est caché derrière cette carapace, il n’a pu que l’entrapercevoir par d’infimes failles qui se sont parfois ouvertes.
Au bout de tant d’années où leurs chemins se sont croisés ici et là, ils savent plus de choses l’un sur l’autre que n’im porte qui. Mais en ce qui concerne celle que Lisbeth est deve‑ nue ou a choisi d’être, il en sait très peu. Quelque part, c’est
rassurant de savoir qu’elle peut être humaine au point de choper la crève.
C’est ce qui arrive quand on fréquente des foyers de virus ambulants.
J’imagine que tu vises quelqu’un en particulier, dit il en espérant une brèche.
Elle grogne quelque chose d’inaudible avant d’être prise d’une nouvelle quinte de toux.
Et toi ? demande ‑ t ‑ elle une fois la crise passée. Les conversations téléphoniques, ce n’est pas trop ton truc d’ha bitude, mais d’un autre côté c’est bientôt Noël. Joyeux Noël à toi aussi.
Il laisse échapper un rire, c’est du Lisbeth tout craché. Tou jours en mode attaque. Toujours un coup d’avance, comme pour s’assurer que les accès restent fermés.
Tu parles de Svala ? tente‑t‑il. Le foyer de virus ambulant ? Peut être, Blomkvist aussi est malade, apparemment.
On a chopé une merde dans le train de retour.
Vous êtes toujours en contact, alors ? Non.
Ah bon, d’accord.
Tu voulais quelque chose ? demande t elle en regagnant son lit.
Il y a un truc dans la voix de Plague, un ton qui s’efforce de tracer un chemin dans son cerveau fiévreux apathique rempli de morve. Un signal qui ne parvient pas vraiment à destination.
Je voulais juste m’assurer que tu étais en vie.
Pourquoi je ne le serais pas ?
Il lui a écrit. Plusieurs fois. Sans jamais obtenir de réponse. Le contact s’est rompu après son propre échec face au sys‑ tème informatique de Marcus Branco. Le silence a déclenché de l’inquiétude. Mais le bref soulagement qu’elle a ressenti quand elle a décroché est en train de se muer en autre chose. Comme elle l’a très justement remarqué, Plague n’est pas du genre à appeler ses connaissances pour papoter. C’est une
créature de l’ombre terrée dans sa grotte. Quelqu’un qui ne sort jamais la tête pour prendre le pouls du monde. Un soup‑ çon s’est éveillé en elle et il le sent.
Bref, j’ai pensé à toi et je voulais juste m’assurer que tout allait bien, dit il, ce qu’il regrette aussitôt.
Sa phrase sonne faux, tout comme lui se sent faux : un traître qui a trahi sa meilleure amie. Elle a demandé de l’aide.
Mais quelque chose – quelqu’un – s’est interposé. Il aurait pu mettre ça sur le compte de la peur. Pas vraiment crédible. Sa vie n’a jamais eu beaucoup de valeur. Vivant ou mort, peu importe. Les années qui passent ne sont qu’une transition. Elle le sait. Peut‑être devrait‑il simplement dire ce qu’il en est.
Bon, à bientôt, dit elle pour conclure, avant de rac crocher.
L’audience est terminée. Le soir chasse la brève journée de décembre. Entre les moments de sommeil fiévreux, elle reste éveillée dans l’obscurité et s’efforce de remettre de l’ordre dans ses idées.
Une partie d’elle. La partie qui s’est adoucie contre son gré, pour donner une Lisbeth plus conciliante, s’efforce de ne pas surinterpréter : un ami qui l’appelle et demande de ses nouvelles. Est ce une pensée complètement absurde ? Non, enfin, si, à moins que Plague ait subi une métamorphose com plète, ce qui est possible, mais peu probable. Il lui tendait une perche. Et ça l’a ramenée aux événements de l’automne, ce qu’elle a jusqu’à présent tout fait pour oublier.
Svala portant sa mère mourante à travers un bunker en feu.
Mikael Blomkvist blessé par balle voyant son petit ‑ fils emporté par des hommes masqués.
Elle même dans les bras d’une flic.
Et enfin, Plague.
Il a toujours été à ses côtés. Elle a fait confiance à son inté grité incorruptible. Ils ont partagé des pizzas du même carton.
Résolu des problèmes qui auraient fait frémir de jalousie des diplômés en intelligence artificielle. Elle lui doit tellement de choses, la vie, sa liberté. Pourtant, quelque chose cloche.
Quand son corps sera parvenu à se débarrasser de toute cette merde, elle trouvera ce que c’est.
C’est bientôt Noël. Le syndic de l’immeuble demande donc à ses membres d’être particulièrement vigilants sur le tri. Les rubans vont dans les ordures résiduelles puisqu’ils contiennent du plastique et de la colle, tandis que les papiers cadeaux doivent rejoindre les poubelles à papier, à condition de ne pas comporter de scotch. En souhaitant à toutes et à tous un joyeux Noël.
Cordialement, Per, Président.
Lisbeth froisse la feuille en boule, la balance violemment sur l’égouttoir et dans un juron maudit ce Noël imminent. Ce dernier pointe son nez grotesque partout, transformant la ville en un enfer scintillant de guirlandes, de sapins et d’yeux d’enfants brillants sur les affiches suggestives du métro. Quoi qu’on achète, un collier chez nk ou quelques litres de lait chez Coop, ça se termine toujours par un “Joyeux Noël”. Cette inlassable petite phrase horrible et ridicule a le don d’attiser le regard noir de Lisbeth, et pour la musique, c’est encore pire. Qui s’est mis en tête que le nez rouge de Rudolf allait favoriser la frénésie d’achat ? C’est comme si Stockholm s’était trans formée en un Guantánamo des nuisances sonores. À partir de novembre et jusqu’à la fin du supplice des fêtes, ses écou‑ teurs insonorisés sur mesure sont vissés sur ses oreilles. Un petit cadeau qu’elle s’est offert il y a plusieurs années. D’une valeur de près d’un million de couronnes. La qualité du son est, paraît ‑ il, excellente. Elle ne saurait le dire. Ce qu’elle cherche, c’est le silence.
En temps normal, elle ne se serait jamais imposé des courses de Noël dans la vraie vie, mais avec la grippe, elle a perdu
la notion du temps et, d’un coup, il était trop tard pour commander sur le net.
Noël lui évoque Rovaniemi, et Rovaniemi, par association, lui évoque Svala (et malheureusement aussi un Sino‑Grec gri‑ vois – elle a touché le fond sur ce coup là).
Elle aurait pu lui envoyer de l’argent pour se faciliter la vie. Peu importe le montant. Sauf qu’elle pressentait que Svala le prendrait mal. La gamine veut quelque chose de personnel. Ni cher ni extravagant. Personnel. Lisbeth a demandé ce qui lui ferait plaisir. “Que tu montes”, a t elle répondu, mais non, elle n’en a pas le courage. C’est à peine si son corps a la force de se traîner jusqu’à Kjell & Company, sur Skrapan. Alors se faire bousculer dans les transports bondés vers le nord…
Par moments, elle s’arrête et cherche à reprendre son souffle. Encore deux jours, se dit elle. Deux jours, ensuite elle retour nera à la salle de sport.
Elle laisse la caissière emballer le cadeau. Elle se rend à la poste de Ringen et paie un supplément considérable pour une livraison expresse à Gasskas. L’espace d’un instant, sa mauvaise conscience se dissipe. Elle est contente. Le cadeau de Noël est on ne peut plus personnel. Et sera extrêmement utile à la bonne personne. Quelqu’un comme Svala.
il y a une place en enfer réservée aux dirigeants d’entreprises et aux gros investisseurs. Des hommes aux doigts palmés et aux bras ailés. Ils décampent tels des oiseaux migrateurs quand le vent tourne mais sont inexorablement remplacés par d’autres. Qui bravent le froid et retroussent leurs manches sous les hur‑ lements du blizzard. Des prospecteurs ayant le sens de l’argent y voient le potentiel de se faire une fortune telle que ça vaut bien le coup de quitter un temps le soleil. Pareils à des devins, ils posent l’oreille contre la paroi grise des montagnes et pro‑ clament “ici”. “Ici gisent tant de richesses que personne ne pourra refuser.”
Lorsque la fête est terminée, que la source est tarie ou que le prix du métal a chuté, ce n’est pas eux qui se tiennent devant une cantine bondée pour expliquer que les temps sont durs. Ils disposent de tout un service de rh pour faire le sale boulot. Eux sont loin depuis longtemps. Loin des terres et cours d’eau conta minés, loin des mineurs devenus chômeurs, dont les poumons ont respiré la poussière de minerai, l’amiante et les vapeurs de diesel. Dirigeants d’entreprises et gros investisseurs sont déjà en route vers d’autres horizons, d’autres roches à extraire. Sous d’autres noms d’enseignes. Avec des conseils d’administration tout neufs et des liasses d’argent frais à agiter sous le nez des poli‑ ticiens, ils sont de nouveau accueillis en héros. Eux qui viennent porter les communes dépeuplées vers des hauteurs économiques sans précédent, créer des emplois et instaurer la foi en l’avenir.
il fait nuit. Le mercure indique plusieurs degrés en dessous de zéro, malgré un mois de mai bien entamé. L’herbe gelée craque sous ses pas tandis qu’il traverse la forêt en direction de son objectif, quelques centaines de mètres au dessus du Njakkaure, le ruisseau qui passe devant la mine désaffectée de Gasskas communément surnommée “le Trou”.
Des bâtiments et des rochers pouvant évoquer un village alpin abandonné se dressent sous la lumière claire de la lune. De sa position, il ne voit pas “le Trou” lui‑même, mais ce n’est pas le but. Une certaine nervosité le fait frissonner bien qu’il ne soit pas un novice. Il sait ce qu’il fait. Il doit juste se reposer un peu. Il ouvre son sac à dos, déplie la chaise et sort un thermos. Après quelques tasses, il a repris des forces. Son pouls est calme. L’air est pur.
Il extirpe le canoé, dissimulé sous un sapin depuis l’an passé. Les excursions n’ont pas été nombreuses. En réalité, elles se résument à une seule sortie. Il sonde le fond de l’embarcation à la recherche d’éventuelles avaries. Tire le canot jusqu’à la rive et l’attache à un arbre le temps de reprendre son souffle.
L’eau clapote doucement contre la coque lorsqu’il pousse à l’aide de la pagaie. Puis il se laisse porter par le courant sur les quelques centaines de mètres qui le séparent du pont. Dont les fondations remonteraient au xviiie siècle. Son aspect actuel date de l’ouverture de la mine, vers la fin des années 1940, quand il a été renforcé par des poutres en fer pour supporter le
poids des wagons de minerai acheminés vers la côte. L’ancienne structure en pierre est visible du dessous. Un puzzle de blocs de granit parfaitement ajustés, bâti à une époque où la beauté était encore une valeur.
Il ralentit le canoé. Doucement, pour ne pas perdre l’équi libre, il fixe les sangles du sac à dos à un anneau rouillé et consolide l’installation par quelques tours de fil de fer. Ça devrait suffire pour supporter douze kilos. Et même cent fois plus.
Si des gosses de cité à peine pubères savent fabriquer une bombe, leurs connaissances sur le rapport entre ses effets et sa masse laissent sûrement à désirer. Lui sait que la zone à risque pour un gramme d’explosif est de vingt mètres. Le lieu, dégagé, justifie la charge disproportionnée qu’il a emportée.
L’effet d’une explosion étant plus efficace dans une pièce, une voiture ou tout autre espace clos, il veut s’assurer que le pont sautera bel et bien.
Il aurait aimé rester à proximité pour l’observer, mais il a vite abandonné l’idée. Techniquement, sa mort n’aurait aucune importance, il sait que sa fin est proche. Mais il a encore des choses à faire avant de confier son âme à la lumière céleste.
Il lève sa montre sous le faisceau de la lampe frontale. 3 h 20. Donne quelques coups de pagaie pour accélérer, puis se laisse glisser sur l’eau printanière à deux degrés, jusqu’à ce que le pont s’efface derrière lui. Il cache le canoé sous un arbre. Se dit que quelques branches de sapin n’auraient pas été de trop, mais n’a pas le courage. Il doit faire plusieurs pauses sur la dernière partie du trajet jusqu’à la voiture. Aucun râle ne par‑ vient à franchir ses lèvres. Il est à bout de souffle.
Des draps frais sur un corps en sueur. Le journal du matin et un café supplémentaire. Il redresse les coussins dans son dos et sort le téléphone prépayé. 4 h 15 est l’heure parfaite pour réveiller les habitants de Gasskas au son de la prochaine guerre mondiale. Sa propre guerre. Il repose le téléphone.
Se tourne vers le mur et écoute le bruit sourd et lointain des explosifs. Dommage pour le thermos, il était bien, se dit‑il avant de sombrer dans le sommeil. Si tant est qu’il ait dormi, les douleurs sont revenues. Un instant il avait pensé en être libéré. Sa concentration était portée sur autre chose, l’excita tion avait atténué la violence des assauts qui lui cisaillent le dos et la toux s’était recroquevillée comme un matou épuisé. À présent, de nouvelles souffrances tracent leur sillon en lui. Il met quinze minutes pour arriver jusqu’aux toilettes. Il se soulage, prend soin de se raser – il n’a jamais été une épave –, refait du café et attend le journal de 7 heures.
Une forte explosion a retenti à 4 h 15 ce matin, dont le bruit et les secousses ont été ressentis dans une grande partie de Gasskas. Selon la police, un explosif très puissant a endom‑ magé le pont qui servait autrefois de voie de transport pour convoyer le minerai extrait de la mine de Gasskas au‑dessus du Njakkaure.
“Pour l’heure, nous essayons d’effectuer des reconnaissances dans la zone, afin de nous assurer notamment que personne n’a été blessé. Dans l’attente des résultats de l’enquête pour déterminer la cause de l’explosion, nous privilégions la piste de l’attentat avec destruction de la voie publique et mise en danger d’autrui”, a déclaré Hans Faste, du département de la Crim, à Gasskas.
C’est un bon début, constate‑t‑il en faisant défiler l’édi‑ tion en ligne du Gaskassen. Malgré les circonstances, la jour née s’annonce belle.
qui a eu l’idée ?
Svala, et ce pour plusieurs raisons.
La première : Ester Södergran, qui vient de commencer au Gaskassen et cherche des sujets d’actualité. La deuxième : Svala Hirak, qui fait un stage de quelques semaines au jour‑ nal et lui file un coup de main. La troisième : Lisbeth Salan der, qui a envoyé à Svala un drone pour Noël.
Tu connais des maisons abandonnées sympas ? demande Ester. On aurait pu faire un reportage pour le supplément week‑end sur des lieux hantés.
Il y en a plein, mais je ne sais pas s’ils sont hantés, répond Svala.
Elles dressent une liste. Sélectionnent les plus spectacu laires. Dans une ville comme Gasskas, on trouve un tas de maisons inoccupées. Pour la plupart, il s’agit de baraques en bois rudimentaires ou de vieilles constructions en rondins qui, pour une raison ou une autre, restent vides. Un propriétaire sans héritier, un conflit de succession ou un emplacement près d’une route trop passante – ce qui était pratique autre‑ fois mais qui les rend aujourd’hui quasiment invendables, même à un Néerlandais.
Le dernier bâtiment sur la liste est le sanatorium.
Comme c’est le cas pour d’autres lieux de ce type, la pro priété est située dans un coin reculé, en hauteur, sur un beau terrain près d’un lac.
“À la différence de l’établissement de Sandträsk, dans le même secteur, qui a été en activité pendant un demi‑siècle avec près de trente mille personnes en soin, le sanatorium de Gasskas a tenu une place plus modeste dans l’histoire médi‑ cale suédoise.”
Svala effectue des recherches Google et lit à voix haute : “Avec une capacité de trente lits, il a été construit en 1945, principalement pour soulager Sandträsk dans la prise en charge d’immigrés malades de la tuberculose. Les derniers patients ont quitté les lieux en 1963. Depuis, le bâtiment a notamment servi de centre de désintoxication et de centre d’accueil pour les réfugiés durant la guerre des Balkans. En raison de son emplacement isolé et du manque d’entretien, il a été envisagé de le démolir.”
C’était forcément avant décembre 2021 en tout cas, car il a visiblement été vendu à ce moment‑là. On y va. Tant mieux s’il y a quelqu’un. Ils sauront peut être dire si c’est hanté, dit Ester tout en continuant à écrire.
Svala observe le profil sérieux de la journaliste qui s’est figée, absorbée par quelque chose, le regard dans le lointain. Une amitié est née entre elles durant le stage. Comme une sœur, se dit Svala. Une grande sœur avec laquelle discuter, plaisanter. Quelqu’un qui écoute et qui répond sans les sarcasmes ou l’index levé des adultes. Quelqu’un qui envoie des textos le soir pour lui deman‑ der ce qu’elle fait. Quelqu’un qui partage, qui transmet. Svala ingurgite tout ce qu’on lui donne. Crée des rubriques, bricole du contenu. Enferme les mots dans le format rigide des articles. Merde, Svala, moi je sais écrire, mais toi… tu es une véritable artiste ! s’exclame parfois Ester.
Pourtant, ce qu’elle apprécie plus encore, ce sont les com pliments d’une autre nature. Comme : “Putain, Svala, mate la photo que j’ai prise de toi. Tu te rends compte à quel point t’es canon ?” Et quelque chose palpite dans la chrysalide en train de devenir papillon. Un truc a changé, dans le regard qu’elle porte sur elle même, dans ce qu’elle voit dans les yeux des autres. Elle n’est plus invisible.
Elles suivent les indications du gps à travers des bleds, longeant des lacs, gravissant des montagnes, jusqu’au bout du chemin. Il y a même un panneau. Deux. Un ancien qui donne le nom du lieu et un plus récent, qui informe que c’est une propriété privée et que la zone est sous surveillance vidéo. En outre, une barrière a été installée sur la route.
Qu’est‑ce qu’on fait ? demande Svala.
On se gare et on continue à pied.
Au centre de la cour, le rond‑point, jadis si pompeux avec sa fontaine et sa haie de sorbiers taillée, semble aussi délaissé que la maison. Aucun véhicule ni personne en vue qui tra‑ hissent le moindre signe de vie. Un vieux bouleau brisé par l’hiver. De même que le mât. Des amas de neige persistent dans les coins d’ombre.
Pas âme qui vive, dit Svala.
Et d’autant plus de moustiques, constate Ester en agi‑ tant la main autour d’elle.
Svala en laisse un finir son festin sur son bras.
Ceux qui s’éveillent maintenant sont des femelles qui sortent d’hibernation, dit elle. Sans doute avec une faim de loup.
Heureusement qu’il y a des amis des bêtes sur lesquels se régaler alors, répond Ester, tout en continuant à en écraser.
Elles tirent sur les portes verrouillées, font le tour des dépendances sans plus de succès. Par moments, il leur semble entendre des bruits. Mais lorsqu’elles s’arrêtent, l’endroit demeure silencieux, hormis le fond sonore de la nature. Elles contournent le bâtiment. Les vitres du rez‑de‑chaussée ont été remplacées par des panneaux d’aggloméré. L’enduit des murs est écaillé par endroits.
Difficile de trouver des fantômes quand on ne peut pas s’introduire chez eux. On va devoir laisser tomber ou alors trouver quelqu’un qui puisse nous faire entrer, dit Ester, qui s’arrête soudain. Tu entends ça ? C’est bien une voiture ? Il vaut peut être mieux ne pas se faire griller. C’est une pro priété privée, après tout.
Elles courent en direction de la forêt. Ne s’arrêtent pas avant d’avoir rejoint la portion de route qui constitue la voie publique. À travers les arbres, elles aperçoivent la voiture de la rédaction. À côté de laquelle un homme parle au téléphone. La situation n’a rien d’étrange. Pas vraiment. Ester enjambe le fossé et se dirige vers l’homme.
Salut, crie‑t‑elle de loin, vous voulez que je déplace la voiture ?
Svala n’entend pas la réponse. Elle reste derrière un arbre jusqu’à ce qu’il soit parti.
Je ne comprends toujours pas pourquoi il a été si désagréable, déplore Ester quelques jours plus tard, alors qu’elles sont en train de sélectionner différentes images de maisons hantées. On n’a même pas eu le temps de prendre une photo de la baraque. Peut‑être qu’on devrait y retourner. Svala voit les choses différemment. “Désagréable” n’est pas le bon terme. Elle n’a rien dit jusqu’à présent. Non qu’elle ait identifié l’homme spécifiquement, cela n’a pas d’impor tance. C’est le même genre en tout cas. Un chouïa au‑dessus de Peder‑Plastoc, feu son beau‑père, un loser qui se prenait pour un gangster, avec le look, le comportement et tout le tralala. Si l’on voulait les comparer à des espèces disparues, Peder Plastoc serait un troglodyte et l’homme en question un Néandertalien. Du genre qui lui donne des missions. Lui donnait, se corrige‑t‑elle. Pour cette ordure, au moins, c’est classé, ce qui n’empêche pas qu’il en existe d’autres.
Il reste des noms impunis sur la liste de Svala, mais aussi des infractions non imputées. Des gens qui directement ou indirectement ont provoqué la mort de sa mère. Elle tire des traits avec sa règle, et trace des croix dans des colonnes. Parmi les cinq colonnes, deux sont importantes : Vivant et Décédé. D’autres espèces règnent sur les Néandertaliens. Des hommes singes, des blazers, des chevalières. Et les costumes, tout en haut de l’échelle. Ceux qui sont intégrés dans la société et qui, grâce à leurs capitaux, ont pu prendre le train de
l’avenir industriel. Ceux qui participent aux débats et font des déclarations dans la presse sur l’importance de la méri‑ tocratie. Autrement dit : ceux qui savent dans quel sens faire avancer la Suède et qui ne doivent pas laisser les minorités, les autochtones, les écologistes et autres procéduriers leur barrer la route.
C’est à ce moment‑là que Svala évoque l’idée du drone, celui que Lisbeth Salander lui a envoyé avec un mot en rimes : Pour Svala de la part de tatie. Pas mal pour espionner autrui.
Svala dit que les images vues du ciel pourraient avoir de l’allure, surtout dans le crépuscule, et Ester saute sur l’idée. Je peux sans doute tirer quelque chose d’autres articles au sujet du sanatorium. Ou téléphoner à Elina.
Elina Bång ?
Exact, alias la Prophétesse d’Ensamträsk*. Sacré nom d’artiste.
Cette fois, elles empruntent une route forestière quelques kilomètres à l’ouest du sanatorium. L’idée, c’est de contour ner la bâtisse à pied et de grimper sur une colline adjacente. J’espère vraiment que ça en vaut la peine. Tu as bien testé le drone ? demande Ester en gravissant la pente, haletante. Svala l’a testé, mais seulement chez elle, à la ferme. Tant pis pour les paramètres qui restent à régler, l’article doit par tir à l’imprimerie demain. Depuis la colline, on a une vue dégagée sur le bâtiment : indispensable pour que le drone réponde aux commandes. Si la connexion est rompue, il risque de s’écraser. Par ailleurs les conditions sont bonnes. Les der niers rayons du soleil dessinent une coupole dorée sur le toit du sanatorium, et les contours noirs du terrain alentour res‑ sortiront comme des ombres fantomatiques. Svala pourrait dire un mot sur la présence des morts, sur cette énergie qui ne quitte jamais l’univers, mais elle s’abstient. Elles ne se connaissent pas assez.
* Signifie littéralement “marais solitaire”. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
Le drone décolle. L’insecte bourdonnant se dirige vers la cible. Svala lui fait effectuer un tour rapide de la propriété avant de le ramener vers la colline.
Lorsqu’Ester propose qu’elles s’aventurent une nouvelle fois jusqu’à l’établissement, Svala refuse. Les maisons aban données ne sont pas censées être équipées de caméras de sur‑ veillance ou de barreaux derrière leurs fenêtres condamnées.
Il y a des gens, ici.
La présence des morts est une chose. Celle des vivants en est une autre.
Je dois rentrer, j’ai promis de nourrir les chiens. Mes oncles sont absents, ce soir.
Elles retournent vers Gasskas et continuent jusqu’à couper Björkavan. Svala passe par le chenil. Prend Kallak et l’em‑ mène dans sa chambre, à l’étage. C’est le plus gros, le plus câlin. Il se couche à ses pieds. Dans la solitude de la maison, elle transfère les enregistrements sur son ordinateur. Sélec‑ tionne quelques images pour l’article et les ouvre dans Photo shop. Ce qu’on ne voit pas du sol, c’est que le bâtiment a des vitres sur le toit. Les images sont un peu floues. Ce n’est qu’en les agrandissant qu’elle aperçoit les contours de gens à l’intérieur. Elle éteint l’écran de son ordinateur. Reste un moment le regard fixé sur la cour de la ferme. À de nombreux égards, son existence s’est améliorée. Depuis cet automne, elle vit avec ses oncles dans la maison d’enfance de Maman Märta. Elle a récupéré sa chambre, son lit. La nuit, elle sort contempler les étoiles, l’aurore boréale, la lune et les ombres éphémères qui animent la cour. Il n’y a rien à craindre, mais plein de choses à regretter. Au début c’était réconfortant. Elle criait, Maman Märta répondait. Désormais, c’est le contraire. La plupart du temps, Svala ne répond pas. Maman‑Märta est un chagrin qu’il vaut mieux consommer par petits bouts. Il se coince si facilement dans la gorge.
Il est tard, mais Ester répond aussitôt, comme si elle attendait l’appel.
Malheureusement, la qualité des photos est trop mau vaise, dit Svala. Tu vas devoir utiliser des images de genre.
Svala l’entend écrire. Lui demande ce qu’elle fait.
C’est fou, répond Ester. Le sanatorium appartient à Mimer Mining.
Svala demande qui c’est. Le bruit des touches précède la réponse d’Ester :
La maison mère de Sveagruv ab, qui a obtenu l’auto risation de faire des essais de forage dans la nouvelle mine. Si on faisait exploser la baraque, leurs projets tomberaient peut être à l’eau. Je plaisante, mais c’est assez intéressant, tu ne trouves pas ?
Comment tu as eu l’info ?
Par Ante, un pote. Il suit des cours de techno un peu geek à Luleå. Et côté hacking, c’est un vrai crack. Au fait, tu viens bien à la réunion, demain ? demande t elle. N’oublie pas la banderole, on en aura besoin samedi. Si ça te dit, on se fait une pizza après. J’ai une idée dont j’aurais aimé dis cuter avec toi. Ça ne va pas être de la tarte, mais… bref, on en reparle demain. Fais de beaux rêves, ma petite anémone.
Ma petite anémone. Une douce chaleur se répand dans le corps de Svala.
Toi aussi, dit elle.