Extrait "Rose à la mer" de Thierry Froger

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THIERRY FROGER Rose à la mer

ROSE À LA MER

“Domaine français”

DU MÊME AUTEUR

Romans

SAUVE QUI PEUT (LA RÉVOLUTION) (prix Envoyé par La Poste), Actes Sud, 2016.

LES NUITS D’AVA (prix Castel du Roman de la Nuit), Actes Sud, 2018 ; Babel n° 1771.

ET POURTANT ILS EXISTENT (prix de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire), Actes Sud, 2021.

Poésie

RETARDS LÉGENDAIRES DE LA PHOTOGRAPHIE (prix Henri-Mondor de l’Académie française), Flammarion, 2013.

DEUX ROMANS & AUTRES ESSAIS , Flammarion, 2022

Ce roman est l’une des concrétisations du projet L’Archipel des fumées développé dans le cadre du programme Mondes nouveaux du ministère de la Culture avec le soutien du Conservatoire du littoral.

La chanson de Julos Beaucarne citée p. 25, Je ne songeais pas à Rose (EPM Musique, 1969), est la mise en musique du poème de Victor Hugo, “Vieille chanson du jeune temps” (in Les Contemplations).

© ACTES SUD, 2025

ISBN 978-2-330-20438-9

THIERRY FROGER

Rose à la mer

roman

à la mémoire de Marie-Odile Dupé

ELBA

J’ai vu notre reflet à tous les deux dans la glace d’une vitrine et je me suis dit que nous n’étions que fumée, que nous venions d’un autre temps et que nous n’étions plus que des fantômes.

Antonio Soler, Le Sommeil du caïman.

Je sentis immédiatement cette odeur de fumée qui semblait me poursuivre depuis longtemps, peut-être même depuis l’enfance. Portoferraio apparaissait au loin, ses contours floutés par la brume ensoleillée de fin d’après-midi et par cet écran gris, poussé par le vent d’ouest, qui baignait doucement l’avancée du bateau de la Toremar vers l’île d’Elbe. Je regardais les vagues et j’avais l’impression que c’était le mouvement des flots qui dégageait une odeur de bois brûlé. Nous approchions de l’île. La mer ressemblait à la mer. Et je me demandais si je continuais à ressembler à la Rose que j’étais, ou que j’avais été, ou qui faisait semblant de l’être. La fumée ondulait, nouant le proche et le lointain. Je me laissais bercer, le moteur du bateau avait ce bruit régulier, presque indifférent, de tous les bateaux du monde quand ils glissent sur une mer calme comme de rares nuages dans un ciel d’été. Le léger roulis me le rappelait : depuis un an et demi, j’avais régulièrement emprunté des embarcations m’emmenant vers des îles, d’une façon irrésistible et répétitive, comme si je fuyais quelque chose d’impossible à nommer ou dont je refusais de prononcer l’un de ses noms imbéciles et trop communs – pandémie, deuil, mélancolie de la cinquantaine, égarement,

ménopause, solitude – afin de préférer l’idée rassurante d’une fuite ou d’une quête aussi obscures et floues l’une que l’autre. Mais sans doute croyais-je sincèrement aux mouvements infinis de l’indécision des choses, des humains et du monde qui me protégeaient de l’évidence aiguë du chagrin. L’odeur de fumée devenait plus diffuse, presque imperceptible dans l’air, puis revenait, vite emportée par la fraîcheur des vagues, comme un souvenir effacé par un autre. Portoferraio se liquéfiait dans l’orange et l’or qui tombaient des hauteurs pour souligner la ligne du promontoire et du fort Stella. Sur le pont, les touristes s’extasiaient de ces couleurs et des côtes de l’île qui ne cessaient d’apparaître et de disparaître derrière la fumée comme dans une de ces images lenticulaires qui fascinent les enfants en faisant alterner un clown qui rit et un clown qui pleure, ou bien un même paysage en hiver et en été. Les passagers du bateau de la Toremar ne se lassaient pas de photographier cette carte postale à éclipses en guettant l’instant décisif. Ils se fabriquaient, pour la plupart, une mémoire obèse à laquelle ils n’auraient pas davantage accès qu’au moment présent occupé à la gaver plutôt qu’à la graver – mais cela m’indifférait. Mes réserves d’indignation et de mépris, pourtant bien pourvues au départ, avaient fondu à mesure que je vieillissais et elles avaient peu à peu laissé place à une indifférence que j’imaginais courtoise à défaut d’être bienveillante. Mais peut-être me faisais-je des idées car on m’avait plusieurs fois laissé entendre que les gens me trouvaient assez désagréable en général. Et il est vrai que ces derniers temps j’avais tendance à me replier sur moi-même, sur mes petits tourments, ce qui n’était pas forcément la meilleure manière de m’attirer des sympathies.

Portoferraio grossissait lentement et les fumées semblaient désormais remonter vers les collines qu’elles coiffaient comme des nuages d’altitude en montagne. Mais l’odeur était toujours là, entêtante. Légèrement résineuse, elle n’avait pas ces relents iodés que j’aurais tant voulu respirer davantage. Les fumées de goémon avaient été à la fois mon rêve et mon cauchemar. Et je me demandais si je devais maintenant rire ou pleurer de cette histoire qui m’avait occupée – ou empoisonnée – pendant plus d’une année. En ce début du mois d’août 2023, j’aurais dû être loin d’Elbe, dans d’autres îles et sous un ciel moins vide. J’aurais dû me trouver à Ouessant, à Belle-Île, à Hœdic ou à Sein, allumant dans la nuit bretonne de grands feux de goémon. Ils auraient dégagé une belle fumée, épaisse et blanche, sur laquelle j’aurais projeté des mots et des images, qui danseraient. *

Je sortis la dernière du bateau. J’avais tout mon temps. Personne ne m’attendait sur le quai (ni d’ailleurs dans n’importe quel autre endroit du monde). J’empruntai à pas lents la passerelle qui reliait le navire à la jetée, chauffée par une lumière aveuglante. Je découvris la ville qui émergeait de la masse des collines sur le flanc desquelles s’étageait un dégradé ocre et saumon de façades et de toits plongeant vers les quais. Je suivis les indications de mon téléphone portable et me dirigeai vers l’anse du vieux port où étaient alignés des bateaux de plaisance et des yachts plus ou moins prétentieux. Quelque peu anachronique parmi eux, la goélette le Star Clipper larguait les amarres et s’ébrouait vers la future escale de sa croisière dorée en

Méditerranée. Je la regardai s’éloigner et m’amusai du croisement improbable entre le majestueux quatremâts et un ferry de la Moby Lines décoré avec une livrée fantaisiste et colorée représentant les personnages des dessins animés de la Warner Bros. J’étais en sueur quand j’atteignis enfin la via Madama Letizia qui montait en diagonale vers le palais des Mulini et le fort Stella juchés sur les hauteurs de Portoferriao. Je trouvai sans mal le numéro de la porte de l’immeuble et je n’étais pas mécontente de me soustraire à la chaleur et à cette odeur de fumée qui me piquait les yeux. Dans l’appartement que j’avais loué, j’ai immédiatement pris une douche très fraîche, qui m’a fait du bien, d’autant que le miroir était trop petit et le recul insuffisant pour que je puisse y voir l’image de mes seins, de mon ventre, de mes hanches. Cela me mit de bonne humeur et je me suis attelée à décrocher des murs toutes les bondieuseries que j’ai entreposées dans le tiroir d’une console où s’entassaient guides et cartes de l’île d’une jeunesse toute relative. Une brochure détaillant les trésors d’Elbe datait de 1986 et j’éprouvai, en la découvrant, un sentiment vif mais malaisé à définir, un mélange de nostalgie, d’amertume et de joie.

À la nuit tombée, je sortis prendre un verre d’aleatico à la terrasse d’un bar qui donnait sur le port, puis je me suis promenée au hasard dans les ruelles du centre historique aux murs rose pâle encore tièdes de la chaleur du jour. Portoferraio me semblait une ville aussi familière qu’inconnue. J’avais l’impression de marcher dans une sorte de rêve ou dans un souvenir aux contours fondus et flottants, que renforçait la légère odeur de fumée encore présente, mais comme dormante ou latente. À la terrasse du café, j’avais remarqué

que l’incendie occupait la plupart des conversations. Les îliens attablés derrière moi avaient dit que le feu s’était déclaré sur les hauteurs de Scaglieri, dans la forêt de pins, ils avaient accusé les touristes de jeter leurs mégots n’importe où, de se conduire en terroristes, turisti terroristi, et de carrément vouloir cramer l’île après avoir fait flamber les prix de l’immobilier. À les écouter, ces bastardi étaient responsables de tous les maux d’Elbe, ils avaient importé ici le béton, l’indécence et la paresse, les embouteillages, le Covid, et maintenant les incendies. Il faudrait tous les pendre, ces porcs, ou les brûler à petit feu, dit l’un des Elbois au visage rubicond comme celui d’un rescapé des brasiers de l’enfer – et ces paroles m’avaient amusée avant que l’odeur de pin brûlé, désormais graisseuse et atténuée, les rende inquiétantes.

Je suis rentrée en profitant d’une vague fraîcheur qui montait de la mer. Je me suis couchée dans le lit trop grand du studio trop petit et j’ai pleuré doucement, sans raison apparente, ou parce que je me rappelais avoir souffert ou avoir fait souffrir, ce n’était pas très clair. Je me suis relevée pour me brosser les dents avec rage, jusqu’à m’enflammer les gencives.

Le lendemain, à mon réveil, le visage de celle que j’ai entrevue dans le miroir était froissé comme celui des très vieilles femmes bretonnes dont la face sombre et ravinée, enserrée par une lourde coiffe, les faisait ressembler à de vénérables chefs indiens. Dans les rues de Portoferraio, la chaleur était déjà effrayante.

L’odeur du feu s’était estompée durant la nuit, mais on distinguait toujours sur les hauteurs une mince

colonne de fumée s’élançant, discontinue, souffreteuse, vers les rares nuages qui feignaient de l’aspirer. Je m’amusais à considérer cette lente et fragile élévation comme un message indéchiffrable qui serait adressé à moi seule et dont j’aurais pour mission de décrypter le code afin de saisir quelque chose du monde, de moi- même ou de mon histoire contrariée avec le monde. J’imaginais mes chers et lointains frères indiens, cachés dans les collines, dans le dos noir du temps, qui me parlaient à distance en couvrant et découvrant un feu pour former des signaux de fumée à l’horizon. Et je finis par y lire ces deux mots, répétés deux fois : No surrender! No surrender! Puis encore une fois : No surrender… Après la mort de ma mère, j’étais restée quelque temps dans la petite maison familiale de Montjoie, en Ariège, où elle avait terminé son existence en compagnie d’un crabe inamical et fatal. Hébétée par le chagrin, j’avais fait le tri dans ses affaires qui n’étaient pas bien nombreuses pour une femme dont la vie avait duré soixante-huit années parcourues avec la lenteur d’un éclair. À côté de rares vêtements entassés au hasard des commodes et de babioles anodines, il y avait essentiellement des livres et des films dispersés sans ordre ni logique dans tous les recoins de la maison. J’avais d’abord été décontenancée par cet ensemble hétéroclite qui laissait transparaître des curiosités successives ou dépareillées, dont Ariane ne m’avait jamais parlé pour la plupart. Cela me confirmait combien les jardins secrets de nos proches nous étaient irrémissiblement interdits, et que ma mère avait gouverné ses goûts comme sa vie, c’est-à-dire sans les diriger le moins du monde, se laissant à l’inverse guider au fil de l’eau par ses foucades, ses envies, ses élans

impérieux. J’avais rassemblé dans plusieurs cartons des centaines de livres qui formaient un ensemble dont l’unité ne sautait guère aux yeux : des récits de corsaires, des volumes de la Pléiade, des catalogues d’exposition, de la littérature érotique bon marché, de nombreux ouvrages d’écrivains du sud des ÉtatsUnis, des recueils de poésie féministe des années 70, une vieille grammaire espagnole, trois biographies de Lénine, une de Trotski, des romans policiers, quelques livres de cuisine japonaise, des manuels de jardinage, des essais politiques, Bouvard et Pécuchet. La collection de dvd affichait la même cohérence buissonnière en faisant se côtoyer, ou se télescoper, l’intégrale de Bergman, un coffret des chefs-d’œuvre du cinéma burlesque des années 20, des films coréens, quelques Ken Loach, beaucoup de westerns (dont je savais qu’elle partageait le goût avec mon père), une série documentaire sur la vie quotidienne à Rome sous Auguste, un Tarkovski manifestement jamais ouvert (ni regardé donc), plusieurs comédies avec Pierre Richard – et un coffret de Jean Epstein intitulé Poèmes bretons, dont la découverte allait avoir pour moi des conséquences que je ne pouvais soupçonner alors. J’avais mis en vente la maison et emporté avec moi ces cartons qui me paraissaient transporter les pauvres fragments d’un trésor sans prix, les éclats désordonnés témoignant, non pas de ce que fut ma mère, mais des heures qu’elle avait passées à lire ces livres, regarder ces films, les aimer sans doute. Et je voulais à mon tour poser mes yeux après les siens sur les phrases et les images qui me donneraient le sentiment ou l’illusion d’être de nouveau avec elle (je n’ose dire : en elle – ce qui serait délicieusement et terriblement régressif).

J’ai terminé ma deuxième tasse de café, puis je suis partie marcher dans la lumière métallique de la fin de matinée. J’avais laissé dans la console de l’entrée les vieux guides de l’île d’Elbe, n’emportant avec moi, pour m’aider à me diriger dans l’espace et le temps, qu’un seul livre à la couverture usée. Mon père, professeur d’histoire contemporaine à l’université, n’avait de sa vie écrit qu’un unique ouvrage, si l’on exceptait les publications collectives, les contributions à des revues ou les actes de colloques. Ce livre, auquel Jacques s’était attelé pendant des années, n’avait pas trouvé d’éditeur (il avait dû se résoudre, en 1991, à le publier à compte d’auteur), ni vraiment de lecteurs. Mon père en fut profondément et durablement affecté, même s’il n’en parlait jamais. Le livre, que l’on pourrait qualifier de biographie alternative, racontait la vie d’un ancien révolutionnaire français ayant échappé de justesse à la guillotine et qui, après de nombreuses péripéties, avait passé près de trente années en exil sur l’île d’Elbe au début du  xixe siècle. Durant l’été 86, mon père et moi avions séjourné plusieurs semaines sur cette île où Jacques, s’imprégnant de l’air où son grand homme avait vécu, tentait de collecter de maigres traces de son passage avec plus d’espoir que de résultats. De mon côté, j’étais livrée à moi- même et aux tourments et enchantements de mes quinze ans.

J’ai quitté difficilement Portoferraio, traversant à pied une zone pré- ou post-industrielle, à moitié artisanale et commerciale, totalement anarchique et poussiéreuse. Dans cette lisière a priori douteuse entre la ville et la campagne, l’une et l’autre s’interpénétraient sans gêne au gré de la végétation désinvolte qui les liait.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Que faire lorsque pointent l’automne et l’inquiétante intuition d’avoir laissé passer la vie devant soi ? Diversion ! Entre fuite et quête, Rose débarque à Elbe, dans la lumière et sur les traces de son adolescence. Dilettante acharnée, elle aime les îles et le cinéma. Elle a des projets un peu fumeux – projeter des films sur des fumées – mais l’esprit vif, taquin, précis. On comprend qu’elle déroute Talva, détective privé à l’instinct relatif, spécimen rare de désenchanté naïf, présentement sur la piste des bobines perdues d’un chef-d’œuvre inachevé…

D’une île bretonne l’autre – Belle-Île, Ouessant, Hœdic, Sein –, leur pas de deux improvisé explore les dissonances du cœur et les croche-pieds du destin avec une mélancolie légère et une ironie délicate. Comédie romantique à géographie variable, course-poursuite buissonnière, Rose à la mer gambade comme une mélodie de Satie sur une carte du tendre réinventée où tout est aventure : visages, paysages, élans, disputes, météo. Un roman-friandise trop lucide pour céder à la gravité.

Thierry Froger est l’auteur de trois romans remarqués, publiés chez Actes Sud : Sauve qui peut (la révolution) (2016, prix Envoyé par la Poste), Les Nuits d’Ava (2018, prix Castel du roman de la nuit), Et pourtant ils existent (2021, prix de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire), qui dessinent une discrète saga familiale, dont Rose à la mer est le dernier volet (dit-il).

Illustration de couverture : © Lilli Wood

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : AVRIL 2025 / 21 € TTC France

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