Du 7juillet au 5octobre2025, la 56e édition des Rencontres d’Arles dédiée aux « Images indociles » célèbre la diversité des cultures, des genres et des origines, de l’Australie au Brésil en passant par l’Amérique du Nord et les Caraïbes.
L’image est inscrite dans l’ADN arlésien. Depuis plus de cinq décennies, Les Rencontres d’Arles questionnent encore et encore son statut et son rôle. Portée par son thème un tantinet provocateur, « Images indociles », l’édition2025 n’échappe pas à la règle. Mémoire et identité, déconstruction du discours colonial et des stéréotypes, affirmation des minorités, nouvelles représentations de la beauté… Dans un monde saturé où l’image est dévoyée, manipulée, détournée, effacée, tronquée avec une ampleur sans précédent, le thème2025 des Rencontres résonnerait presque comme une invitation à la révolte…
Incontestablement, ce vent de rébellion souffle depuis le Sud. Dans le cadre de la saison culturelle Brésil-France, quatre expositions révèlent l’ampleur et l’originalité de la contribution brésilienne à l’art photographique depuis un siècle [voirp.44] : « Futurs ancestraux » ; « Claudia Andujar » ; « Retratistas do morro » et « Construction déconstruction reconstruction ». « À travers un dialogue entre scène contemporaine et émergente, photographie vernaculaire et modernisme, les expositions présentées dans le contexte de la Saison Brésil-France2025 célèbrent la richesse artistique du pays latinoaméricain », explique Christoph Wiesner, le directeur des Rencontres d’Arles [voirp.20], qui a choisi de mettre en regard de cette effervescence brésilienne une autre scène méconnue en France, mais tout aussi stupéfiante : l’Australie. « L’exposition “On Country : photographie d’Australie” explore la relation profonde et spirituelle que les peuples premiers entretiennent avec leurs terres, bien audelà de la notion géographique, ajoute-t-il. Ce lien, qui transcende l’histoire coloniale et la modernité,
s’exprime dans des œuvres où la photographie devient un outil de transmission et de résilience face aux désordres climatiques et politiques qui menacent cet héritage culturel. » Ces nouveaux récits relèvent aussi de l’intime. Sept expositions des Rencontres d’Arles2025 offrent un regard contemporain sur la famille, explorant la parentalité, la sororité et les liens choisis des communautés de twerkers et de voguers [voirp.52]. Des histoires de territoires aussi, avec le projet inachevé de Berenice Abbott « U.S.Route 1 » ou celui de Raphaëlle Peria, lauréate du programme BMW Art Makers, avec « Traversée du fragment manquant », une méditation sur la disparition et la transformation du paysage français [voirp.76]
Point de convergence
Défricheur par nature et pionnier à plus d’un titre, ce festival incontournable de la scène internationale de la photographie démontre ainsi chaque année que d’autres récits sont toujours possibles — et souhaitables. Des terrasses ombragées à la fraîcheur des cloîtres ou sous le ciel étoilé du
Rosaria Schifani, veuve du garde du corps Vito Schifani, tué avec le juge Giovanni Falcone, Francesca Morvillo et ses collègues Antonio Montinaro et Rocco Di Cillo, Palerme (1992), Letizia Battaglia
Courtoisie Archives Letizia Battaglia
La jeune flle au ballon, Palerme (1980), Letizia Battaglia
Courtoisie Archives Letizia Battaglia
Pendant la Semaine d’ouverture, nous accueillons 20.000visiteurs uniques. La moitié est un public international, principalement européen, mais aussi venant d’Amérique du Nord, d’Asie et d’Amérique latine, ce qui montre à quel point le festival a une place importante pour tous les acteurs de l’écosystème de la photo et de l’image. Même si elle est ouverte au public, cette semaine est un moment événement, mais aussi un temps fort de rencontres et de partages de projets professionnels. —Aurélie de Lanlay
Théâtre antique, les 40expositions et la kyrielle de prix, conférences, tables-rondes, soirées et autres instants festifs animant les trois mois de célébration photographique du festival font carton plein.
Avec 160.000visiteurs au compteur, l’édition2024 avait établi un record historique de fréquentation pour cet événement ancré dans le paysage photographique international depuis plus de cinquante ans. Temps fort de l’événement, la Semaine d’ouverture2024 avait accueilli à elle seule 20.000visiteurs uniques, dont une bonne moitié de
public international. Une affluence avec laquelle les organisateurs doivent composer. « Nous sommes sur la commune la plus étendue de France [sept fois la superficie de Paris, NDLR], avec seulement 52.000habitants dont 30.000 pour la ville d’Arles elle-même. Accueillir 160.000personnes en trois mois a donc un impact considérable sur le territoire », explique Aurélie de Lanlay, directrice adjointe du festival [voirencadrép.25]. Pour répondre « à cet engouement du public », les Rencontres d’Arles jouent les prolongations dans l’arrière-saison. Ainsi, l’évènement
Prix Découverte Fondation Louis Roederer
Pleins feux sur la jeune création avec le prix Découverte Fondation Louis Roederer ! Cette année, le curateur mexicain César González-Aguirre succède à Audrey Illouz en tant que commissaire de ce prix consacré à l’émergence. Rassemblés à l’Espace Monoprix, les sept projets artistiques qu’il a retenus font l’objet d’une seule et même exposition intitulée « L’assemblée de ceux qui doutent ». Un thème qui prend une résonance particulière avec le reste de la programmation célébrant la rébellion des images indociles et des regards autochtones. « L’exposition est composée d’individus qui se méfient de l’histoire officielle et qui partagent leur mécontentement à l’égard de l’ordre établi des choses, raconte César González-Aguirré. Chacun a recours au doute pour explorer les conflits de son présent. Et, au plus profond de leur chair, ils se demandent : comment peut-on rétablir un lien de confiance avec la réalité ? » Les prétendants du Prix Découverte2025 sont Zuzana Pustaiová (République Tchèque) ; Julie Joubert (France) ; Denis Serrano (Mexique) ; Musuk Nolte (Colombie) ; Daniel Mebarek (Paris) ; Heba Khalifa (Pays-Bas) et Octavio Aguilar (Mexique). Le prix sera remis le vendredi 11juillet en soirée au Théâtre antique [voirencadrép.15].
« L’assemblée de ceux qui doutent »
Jusqu’au 5octobre
Espace Monoprix Place Lamartine. Arles www.rencontres-arles.com
s’achèvera pour la première fois début octobre et élargit ses horaires avec des ouvertures d’expositions « à la fraiche », dès 9h du matin pour certaines, afin de pallier les températures caniculaires qui sont devenues, en quelques années à peine, une problématique récurrente pour tous les organisateurs d’événements estivaux. « En outre, ces plages étendues permettent au festivalier d’échelonner sa visite et de choisir son programme selon la manière dont il veut construire son parcours, sachant qu’une application permet de savoir en temps réel le taux de remplissage des lieux, poursuit-elle. Le confort du festivalier est l’une de nos priorités. »
Tout au long de l’année
Écoresponsabilité, accessibilité, inclusion, mobilités douces — des trains régionaux supplémentaires ont été mis en place pour les soirées du Théâtre antique… Au-delà des temps festivaliers, l’association porteuse de l’événement insuffle l’esprit des Rencontres tout au long de l’année pour mobiliser l’écosystème socioculturel arlésien autour d’actions d’éducation avec Une Rentrée en Images et Une Année en Images, mais aussi avec des projets d’insertion par l’activité économique. Des actions qui portent leurs fruits : l’an passé, quelque 10.000Arlésiens sont venus visiter les expositions programmées dans le cadre des Rencontres. « Trois parcours de visites guidées gratuites sont proposés chaque jour, avec des parcours spécifiques pour certains publics plus fragiles en septembre, ajoute Aurélie de Lanlay. Nous
Volant d’Okita, Garage Okiban, Hiroshima (2024), Louise Mutrel
Remise à Nan Goldin du prix Kering Women in motion pour la photographie2025. Projection de Perte de mémoire (2019-2021) de Nan Goldin suivie d’un échange avec la photographe et l’auteur Édouard Louis.
Hommage à Sebastião Salgado, célèbre photographe franco-brésilien éteint en mai dernier.
Remise des Prix du Livre2025.
Jeudi 10 juillet, de 21h45 à 0h00
« MYOP, 20ans d’une histoire en mouvement » : à l’invitation des Rencontres d’Arles, MYOP célèbre sur scène ses 20ans. « Les interstices du songe », dialogue inédit entre les mots de l’homme de théâtre libano‐québécois Wajdi Mouawad et les images du photographe du collectif Tendance floue, Alain Willaume.
Remise du Prix de la photo Madame Figaro Arles2025.
Remise du Prix Pictet.
Vendredi 11 juillet, de 21h45 à 0h00
Le Live Magazine des Rencontres.
Remise du LUMA Rencontres Dummy Book Award2025.
Remise du Prix Découverte 2025 Fondation Louis Roederer.
10 ans de la Fondation MRO à l’Hôtel Blain
Installée à Arles, la Fondation Manuel Rivera-Ortiz s’impose comme une plateforme internationale dédiée aux artistes émergents. Elle encourage l’expérimentation interdisciplinaire et propose à la région des expositions qui invitent à la réflexion. En2015, la Fondation fait l’acquisition de l’Hôtel Blain, un hôtel particulier du XVIIe siècle situé en plein cœur de la ville. S’ensuit une restauration minutieuse qui transforme ce bâtiment abandonné en un espace d’exposition contemporain. Entre préservation et innovation, la Fondation redonne vie aux plafonds ornés de fresques, aux escaliers de pierre et aux salles voûtées, tout en adaptant les lieux à l’accueil d’installations visuelles. Depuis, chaque été, à l’occasion des Rencontres d’Arles, la Fondation propose un programme indépendant qui met en lumière les pratiques documentaires et les regards marginalisés. En2025, elle célèbre dix ans d’engagement artistique à l’Hôtel Blain — un anniversaire qui témoigne de sa fidélité à l’art et au dialogue culturel international.
avons donc besoin de davantage de médiateurs. Rappelons que la billetterie est notre principale source de financement. Nous proposons différents tarifs, mais le forfait classique permet d’accéder à 40expositions pour 40€. Ces ressources nous permettent de monter le festival et d’avoir une grande liberté pour le déployer. Mais en ce qui concerne la médiation, nous pratiquons la gratuité. Les
collectivités et le ministère nous accompagnent sur des subventions générales qui donnent un socle pour porter le projet. Sur des outils spécifiques comme l’IAE, une grande partie des agents d’accueil et de vente sont des personnes qui ont pu être confrontées à des freins à l’emploi. Ces personnes travaillent sur le festival pendant six mois, trois mois de formation et trois mois de mission grâce à un dispositif de contrat aidé. »
Pluie de prix
Prix Women in motion, Prix Découverte, Prix du livre, Prix Pictet, Prix de la photo Madame Figaro, LUMA Dummy Book Award… Chaque édition des Rencontres d’Arles s’accompagne d’une pluie de prix célébrant tous les aspects de la photographie, de l’édition à la jeune création en passant par la valorisation du travail des femmes photographes.
Figure singulière et engagée, Nan Goldin [voirp.88] est la lauréate très attendue du Prix Women in motion Kering2025. Après Susan Meiselas (2019), Sabine Weiss (2020), Liz Johnson Artur (2021), Babette Mangolte (2022), Rosângela Rennó (2023) et Ishiuchi Miyako (2024), elle sera couronnée par ce prix qui vient saluer la carrière d’une photographe remarquable lors de la soirée du 8juillet au Théâtre antique. L’occasion aussi de découvrir son exceptionnelle exposition monographique à l’Eglise Saint-Blaise [voirencadrép.96].
Bien que présents dans toutes les strates de la programmation, les talents émergents et la jeune création sont chaque année mis en lumière dans le cadre du Prix Découverte Fondation Louis Roederer [voirencadrép.12]. Une exposition leur est entièrement dédiée à l’espace Monoprix sous la houlette curatoriale du commissaire mexicain César González-Aguirre. Décerné lors de la soirée du vendredi 11juillet au Théâtre antique, ce prix a pour particularité de récompenser à la fois les artistes et les structures porteuses de leur projet qu’elles soient galeries, centres d’art, espaces associatifs ou institutions. Autant de lieux en première ligne pour accompagner les artistes dans le lancement de leur carrière. Deux prix sont attribués par le jury et par le public, d’un montant respectif de 15.000€ et 5.000€, qui se traduisent par l’acquisition d’œuvres exposées. « Il y avait un vrai sens à ce que la forte affinité́ entre la Fondation et l’art de la photographie culmine aux Rencontres d’Arles »,
ÉVÉNEMENT RENCONTRES
« Sortilèges »
explique Frédéric Rouzaud, président de la Fondation Louis Roederer qui est devenue mécène de ce prix en2018. « Nous partageons des valeurs communes et la volonté de révéler les talents de demain. »
Depuis la création des Rencontres, la créativité de l’édition photographique est également célébrée à travers les Prix du Livre soutenus par la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature. Rassemblés à la Mécanique Générale, les 123ouvrages en compétition sont exposés pendant toute la durée du festival. Dotés de 6.000€ chacun, les lauréats des trois catégories Prix du Livre d’auteur, Prix du Livre historique et Prix Photo-Texte sont proclamés pendant la Semaine d’ouverture au Théâtre antique le 8juillet au soir.
Cœur battant du festival, la Semaine d’ouverture du7au13juillet est un événement en soi, de jour comme de nuit [voirencadrép.15]. Depuis plus de 15ans, le Photo Folio Review propose des lectures de portfolios pendant cette semaine inaugurale. Pendant une vingtaine de minutes, des photographes, étudiants et amateurs éclairés peuvent échanger avec des experts du monde entier qui les guideront dans leur pratique et leur projet. Sur l’invitation des Rencontres d’Arles, France PhotoBook organise la quatrième édition d’Arles Books Fair du8au12juillet, à l’École nationale supérieure de la photographie et au Collège SaintCharles. Dédiée à la richesse et à la variété des pratiques éditoriales, la foire est rythmée par des rencontres avec les photographes, les autrices et auteurs. Pour conclure le marathon de la Semaine d’ouverture, la Nuit de l’année samedi 12 juillet investit toute la ville avec ses promenades visuelles et sa quarantaine de projections sur grands écrans. Une fête populaire —et gratuite— autour de la photographie rythmée de coups de cœur, cartes blanches, performances et DJ sets.
Pour célébrer les dix ans de la Fondation Manuel Rivera-Ortiz [voirencadrép.15], « Sortilèges » métamorphose l’Hôtel Blain en seuil entre les mondes — entre le visible et l’invisible, le rationnel et l’enchanté. « Critiquée, crainte ou instrumentalisée, l’image a toujours porté une forte dimension spirituelle », souligne Florent Basiletti dont la vision curatoriale embrasse ce que l’Occident a longtemps nié : l’existence d’autres énergies, d’autres vérités. Face au rationalisme colonial et à l’hyper-rationalité moderne, l’exposition revendique la spiritualité non comme folklore, mais comme un outil puissant pour réapprendre à voir le monde. « La spiritualité réémerge comme une force vitale — pour comprendre les énergies du vivant, des plantes, mais aussi celles qui nous habitent. » De la voix du Ghana à celle de la Suède, de Taïwan à la diaspora rom, « Sortilèges » lève le voile sur des récits « oubliés ou retrouvés », des sorcières persécutées à la mémoire ancestrale. La sorcière, insiste Basiletti, reste « indéniablement une figure politique », réappropriée par le féminisme comme symbole de résistance, mais dont la dimension spirituelle mérite d’être revisitée. Au cœur de l’exposition, une conviction : la photographie dialogue depuis toujours avec l’invisible. « L’image continue de questionner en profondeur notre rapport à l’invu. » À travers des œuvres comme la communion aquatique de Maja Daniels ou l’invocation spirituelle de la grandmère d’Ian Cheibub dans une cave arlésienne, « Sortilèges » invite à tout remettre en question. Florent Basiletti conclut : « Écoutons, observons, découvrons pourquoi » — un appel à s’ouvrir à la multiplicité des récits, des sensations et des énergies que les discours dominants ont longtemps tenté de faire taire.
« Sortilèges »
Jusqu’au 5octobre. Fondation Manuel Rivera-Ortiz 18 rue de la Calade. Arles. www.mrofoundation.org
Le festival trouve d’autres prolongements, en région [voirencadrép.36] comme en ville. Pour la seconde année consécutive, l’association arlésienne La Kabine pilote le Off des Rencontres et son cortège de 120expositions disséminées dans toute la cité [voirp.84]. Codirigé par Florent Basiletti et Juliette Larochette, ce Off entièrement gratuit se définit comme un « véritable laboratoire artistique », encourageant l’expérimentation et le dialogue autour de l’image contemporaine afin de transformer Arles « en un terrain de jeu créatif ». Françoise de Panafieu, présidente des Rencontres d’Arles, se félicite de cette porosité entre le In et le Off : « Nous nous réjouissons également de la renaissance du Off, qui, en complément du foisonnement de propositions portées par les acteurs culturels arlésiens, vient renforcer l’exceptionnelle vitalité artistique et locale de la ville. » L’an dernier, le public arlésien avait ainsi découvert pendant le Off l’univers extravagant et jubilatoire de Kourtney Roy [voirp.60] qui revient cette année dans le In avec l’exposition « La touriste » à l’ancien collège Mistral [voirencadrép.63] À n’en pas douter, Arles mérite bien son surnom de « capitale de l’image » le temps d’un été.
Placée sous le signe de l’engagement, la 56e édition des Rencontres d’Arles convoque les « images indociles » d’un monde incertain, avec une lueur d’espoir et un avant-goût de résistance.
Selon l’historienne Françoise Denoyelle, « les Rencontres d’Arles sont un sismographe » du monde contemporain. L’expression prend toute son ampleur avec cette 56e édition qui scrute les mémoires, les identités et les territoires, des regards postcoloniaux du Brésil et de l’Australie en passant par les fractures américaines et l’affirmation des communautés plurielles des scènes émergentes et autochtones. « Tandis que le monde est ébranlé par la montée des nationalismes, l’essor du nihilisme et les crises environnementales, les regards photographiques proposés offrent un contrepoint essentiel aux discours dominants, célébrant la diversité́ des cultures, des genres et des origines », expose Christoph Wiesner, le directeur des Rencontres, en préambule de cette édition2025. Ce n’est donc pas un hasard s’il a choisi « Images indociles » comme fil rouge de sa programmation… Explications.
Votre thème pour cette année est « Images indociles »…
Cette année, il m’a semblé important de parler de la puissance et de la persistance des images. Que ce soit par volonté politique ou pour réécrire l’histoire, lorsque l’on cherche à faire disparaitre une image, elle resurgit toujours d’une manière ou d’une autre. C’est particulièrement vrai depuis l’essor de l’Internet, des réseaux et aujourd’hui de l’IA, mais ce phénomène est ancien. L’image a une sorte de permanence, un peu comme une mémoire. Par sa multiplicité, elle existe toujours quelque part. Si on l’efface, elle ressort ailleurs. C’est en ce sens qu’elle est indocile. On l’a vu récemment aux États-Unis, lorsque l’administration a voulu désindexer des images historiques ou militaires pour éliminer les photos
qui dérangent et les témoignages de diversité — c’est ainsi qu’on en arrive à des situations absurdes, comme lorsqu’ils ont supprimé des archives les images du bombardier d’Hiroshima, « Enola Gay »… Des universitaires et des citoyens se sont mobilisés pour les sauvegarder. Ce thème des images indociles évoque également la possibilité de donner une voix à de jeunes artistes issus de différentes communautés, en leur permettant de témoigner de leur vision de l’histoire, de leur passé et de la façon dont ils sont considérés aujourd’hui.
Les Rencontres mettent l’hémisphère Sud à l’honneur cette année. Comment s’est construite cette programmation ?
Je le rappelle souvent, mais construire un programme relève d’une forme de sédimentation. J’entends par là qu’en tant qu’organisateurs de festival, nous recevons beaucoup de projets, nous voyons beaucoup de choses et à un moment donné, l’opportunité de les assembler fait sens, que ce soit pour donner des perspectives sur un territoire, pour défendre une vision ou pour écrire
un chapitre de la programmation. Si je prends l’exemple de l’Australie, nous avions envie de construire une exposition autour de cette scène depuis plusieurs années, car la photographie australienne travaille sur la question du rapport à l’histoire, des relations avec les communautés autochtones, autant de sujets que les Rencontres abordent régulièrement. Or, nous n’avions pas encore eu l’occasion de le faire. Lors des discussions à propos de la saison Brésil-France, nous nous sommes dit qu’il serait très intéressant de mettre en parallèle la scène australienne et la scène émergente brésilienne, qui remue elle-aussi une histoire longtemps écrite par les descendants des colons en la confrontant à des réalités autochtones qui ont perduré dans l’ombre. Cette confrontation entre les deux scènes crée un bouillonnement que je trouve extrêmement stimulant.
Nan Goldin sera également célébrée…
Nous sommes très heureux d’annoncer que Nan Goldin [voirp.88] est lauréate du prix Women in motion2025. Là encore, on parle de quelqu’un de très engagée envers sa communauté. Avec elle, on sort de la notion de communauté de territoire pour aller vers l’idée d’une histoire de famille élargie, une communauté intime qui rassemble son entourage, ses proches, ses amis. Par ailleurs, Nan Goldin fait partie de ces rares femmes photographes qui ont une longue histoire avec les Rencontres, comme Babette Mangolte ou Susan Meiselas. Même si à l’époque, elles avaient moins de visibilité, leur contribution a été essentielle. Nan Goldin vient souvent à Arles depuis les années1980. En2009, elle avait recréé son œuvre emblématique, Ballade de la dépendance sexuelle au Théâtre Antique et avait été commissaire d’une exposition sur David Armstrong. C’est une grande émotion de couronner quelqu’un qui est liée à ce point à l’histoire du festival.
Qu’allez-vous présenter ?
Son travail récent sera exposé à l’église Saint-Blaise, où elle montrera le Syndrome de Stendhal [voirencadrép.96], une très belle création issue d’une résidence au Louvre. Le syndrome de Stendhal illustre ce moment vertigineux où l’on peut s’évanouir devant la beauté absolue. Dans cette exposition, Nan Goldin met en regard des chefs-d’œuvre de l’art classique qu’elle a photographiés dans les plus grands musées du monde avec des portraits de proches, les rendant ainsi intemporels. Elle a mis toute sa vie dans son œuvre. Il s’agissait aussi d’honorer son engagement et ses combats, comme celui contre les laboratoires Sackler, ce qu’elle a fait est juste incroyable [Nan Goldin et les membres de son association ont
mené des actions contre ce laboratoire qui commercialisait l’OxyContin, un puissant antidouleurs qui a rendu des millions d’Américains accros, NDLR].
Vous avez une passion pour les collections privées. Qu’est-ce qui fait la singularité de celle de Marion et Philippe Jacquier [voirp.68] que vous présentez cette année ?
Marion et Philippe Jacquier sont d’authentiques chercheurs de petits trésors vernaculaires, une niche dans le marché de la photographie. Je les connais bien, depuis l’époque où je travaillais pour Paris Photo. Leur démarche est complètement atypique. Ils ont rassemblé plus de 10.000images anonymes et amateures, qu’ils ont mises de côté sans jamais vraiment les exposer. C’est un ensemble passionnant
3 questions à… Patrick Wack
Présentez-nous votre projet « Azov Horizons » exposé à l’Abbaye de Montmajour ?
Contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est un sujet ni sur la guerre ni sur l’Ukraine. À l’origine, il s’agit d’un projet transfrontalier autour de la mer d’Azov, une rencontre visuelle avec ses lumières et ses couleurs. J’y reviens tous les étés depuis2019. En effectuant des recherches, je me suis rendu compte que la mer d’Azov avait un intérêt géopolitique. Le Donbass n’est pas loin, la mer était déjà presque annexée par la marine russe. J’ai essayé de construire une histoire en itinérance, en alternant mes étés sur les rives des deux pays qui la bordent, la Russie et l’Ukraine, tout en gardant ce prisme un peu estival et ce style formel des bords de mer.
Quelles ont été les étapes de votre périple ?
En2021, je suis allé du côté ukrainien. J’ai passé beaucoup de temps à Berdiansk et Marioupol. En2022, j’étais basé comme correspondant en Russie. J’ai pu faire un long voyage sur la côte russe de la mer d’Azov, en passant par la Crimée occupée. La guerre avait commencé. La montée de la propagande, la militarisation du pays et le nouveau narratif historique ont alors donné une autre orientation à mon récit, puis je suis repassé du côté ukrainien en2023 et2024. J’ai passé du temps à Kherson, Mykolaïv et Odessa, pour documenter les symptômes de l’après-coup de l’occupation.
Quelle orientation a pris votre projet ?
L’idée a été de développer un langage photographique qui montre une cohérence visuelle entre ces deux pays qui s’entredéchirent, pour parler ensuite de thèmes plus politiques, tout en conservant une approche coloriste et lumineuse. C’est l’ambiguïté fondamentale de ce projet : sous la plage, on sent que quelque chose se trame, un mal qui monte, une violence. Les Ukrainiens ont perdu l’horizon de leur mer et tout espoir de la retrouver un jour. C’est de cette perte dont le projet parle aussi.
d’histoires visuelles, avec des fragments de vies passées et des instantanés du quotidien. Il y a par exemple, une certaine Lucette qui a rapporté de ses voyages des centaines et des centaines de photos de vacances dont elle est l’unique sujet, toujours flou ! Il y a une vingtaine d’années, Marion et Philippe Jacquier avaient fondé la galerie Lumière des Roses qu’ils ont décidé de fermer en début2025. À la suite de cette fermeture, la fondation Antoine de Galbert a acquis leur collection et elle va bientôt en faire la donation au musée de Grenoble. Nous en exposons une première partie au Cloître Saint-Trophime.
Aviez-vous déjà collaboré avec Antoine de Galbert ?
À l’époque, j’appréciais déjà énormément son travail à la Maison Rouge. Il a un regard d’une liberté absolue, et une sensibilité, je crois, hors normes. Pour lui, peu importe que la personne ou l’artiste soit connu ou pas. En2023, il nous avait déjà soutenu avec l’exposition d’une autre collection, celle de Jean-Marie Donat, qui regroupait des portraits populaires provenant du fond d’un ancien studio de Marseille.
Pourriez-vous nous dire un mot sur le Off [voirp.84] des Rencontres ?
Dans le milieu des festivals, on dit souvent : « Un bon In, un bon Off ». L’un attire l’autre et c’est la richesse de l’ensemble de l’offre qui va créer une résonance aussi forte. Un peu comme à Avignon. Par exemple, Kourtney Roy [voirp.60], qui avait été exposée pendant le Off 2024, est programmée dans le cadre des Rencontres cette année avec l’exposition « La touriste » à l’ancien collège Mistral [voirencadrép.63].
Je pense que c’est vraiment important pour la ville, mais aussi pour tout l’écosystème de l’image, de la photographie et de la création visuelle que ce Off prenne toute sa place.
3 questions à… Aurélie de Lanlay
Aurélie de Lanlay est directrice adjointe des Rencontres d’Arles.
En2024 est votre année
record en termes de fréquentation avec 160.000visiteurs. Comment fait-on pour absorber tout ce monde ?
Notre objectif n’est pas de faire croître le festival à tout prix ; ce n’est pas notre manière de voir les choses. Notre volonté est plutôt de proposer des projets d’exposition les plus variés possible pour intéresser une grande diversité de publics et notre souhait est d’offrir à nos festivaliers différents niveaux de lecture afin de les nourrir, quelle que soit leur approche, leur regard et leur sensibilité. La richesse de nos lieux d’exposition est un autre atout : que ce soit dans une friche, un cloître ou une église, les artistes découvrent des possibilités d’accrochage et de scénographie qu’ils n’auraient pas dans des white cubes classiques. Cette palette de propositions et de mises en scène uniques, ces ambiances insufflées à des lieux patrimoniaux sont aussi une autre manière de découvrir l’histoire de la ville.
Comment expliquez-vous ce succès ?
Toute l’année, nous travaillons en profondeur sur nos propositions, par exemple pour celles de la Semaine d’ouverture des Rencontres avec une centaine d’événements. Professionnels de l’image, amateurs, photographes… tout le monde s’y retrouve pour échanger au cours de cette semaine qui est un temps fort dans le milieu de la photographie. On travaille aussi en profondeur sur notre territoire, sur l’éducation à l’image, sur le regard critique… C’est plutôt le fait de porter ces missions avec engagement et persévérance qui créé l’adhésion du public, un public fidèle qui revient chaque année. L’autre élément essentiel est l’engagement des Arlésiens tout au long de l’année. Nous nous inscrivons dans une démarche d’insertion par l’activité économique en formant et en employant des agents venant du bassin d’emploi local. C’est essentiel d’emmener dans l’aventure des Rencontres des personnes qui ont pu, à un moment de leur vie, se trouver en situation de décrochage professionnel et qui, en participant à une aventure commune comme celle des Rencontres, vont travailler au sein d’une équipe passionnée, d’un projet porteur de sens pour le territoire, découvrir ou approfondir un domaine artistique, mais aussi réactiver des droits au chômage et se former. Il s’agit que chacun trouve sa place. Il y a une véritable adhésion à l’esprit du festival et un sentiment d’appartenance, une fierté d’être les ambassadeurs sur le terrain. Cette idée de faire société ensemble, de faire corps avec d’autres joue sur la confiance en soi, ce qui est essentiel pour l’insertion professionnelle. Les chiffres parlent d’euxmêmes: le taux de retour à l’emploi est de 70%, huit mois après le contrat aux Rencontres, avec signature d’un CDI ou d’un CDD de longue durée.
2025 est l’édition qui précède le bicentenaire de la photographie ? Avez-vous déjà des choses en tête ?
On ne communique pas encore dessus, mais nous travaillons avec le ministère et le réseau Lux. Nous allons aussi, bien entendu, bâtir nos propres projets. Nous travaillons sur différents axes, notamment les dimensions historiques et des collaborations avec des institutions qui questionnent l’évolution de la photo. Mais pour nous, le bicentenaire, ce n’est pas que l’histoire d’un art : comment fêter, célébrer ce médium qui a une relation tellement directe et singulière avec le public ? Comment créer un événement populaire ? Comment travailler notre regard et déployer notre sens critique ? Comment accompagner les jeunes publics qui vont devenir les citoyens de demain ? Ce sont toutes ces questions qui devront être posées au moment des célébrations du bicentenaire.
Sans titre (Paysages de la tentative, 2021-2024), Denis Serrano
Dans une étude des mutations sociales, politiques et culturelles du monde contemporain, la 56e édition des Rencontres d’Arles adopte une approche polyphonique, où la photographie devient un outil de résistance, de mémoire, de circulation des identités, ainsi que de dialogue interculturel et intergénérationnel.
« Père », Diana Markosian. Récit d’une séparation
Une séparation imposée, des retrouvailles troublantes, la reconstruction fragile d’un lien effacé, « Père » livre un récit intime sur l’absence et la mémoire. Née à Moscou en1989, Diana Markosian [voirencadrép.54] est séparée de son père à l’âge de sept ans lorsqu’elle quitte la Russie en1996 pour les États-Unis avec sa mère et son frère, suite à l’effondrement de l’Union soviétique. Peu après, sa mère efface toute trace de l’homme sur les photographies de famille. « Pendant la majeure partie de ma vie, mon père n'était rien de plus qu'une silhouette dans notre album de famille », écrit-elle dans la publication Père, parue en2024. Quinze ans plus tard, après de longues recherches, elle retrouve enfin son père. Face à elle, un étranger, qui lui demande : « Pourquoi cela t’a-t-il pris autant de temps ? » Commissariée par Claartje van Dijk et coproduite par les Rencontres d’Arles et Foam, l’exposition rassemble photographies documentaires, archives personnelles et images vernaculaires. Elle retrace l’effacement, la réapparition et les non-dits d’un lien profondément marqué par la distance et le silence. Avec Santa Barbara, sa première publication parue en2020, Diana Markosian étudiait déjà son histoire familiale, du point de vue de sa mère, en mêlant photographies et films mis en scène.
« Père »
Jusqu’au 5octobre
Espace Monoprix
Place Lamartine. Arles www.rencontres-arles.com
« On country ». Un reflet des liens ancestraux
Au coeur de l’église Sainte-Anne, ancien musée archéologique d’Arles de1825 à1995, les commissaires Elias Redstone, Kimberley Moulton (Yorta Yorta), Pippa Milne et Brendan McCleary présentent « On country : Photographie d’Australie », une exposition coproduite par les Rencontres d’Arles et PHOTO Australia. Le terme « country » désigne, pour les Premiers Peuples d’Australie, un rapport spirituel et culturel à la terre, à l’eau, au ciel et aux ancêtres. Être « on country », c’est incarner un lieu, en porter la mémoire et en assumer la responsabilité. En réunissant des artistes autochtones et nonautochtones comme Ying Ang, Michael Cook, Liss Fenwick, Tace Stevens, Robert Fielding ou Elisa Jane Carmichael, l’exposition s’éloigne des approches ethnographiques pour proposer la photographie comme outil d’expression et de transmission. Elle témoigne de la vitalité des cultures autochtones malgré deux siècles de colonisation
BLOC-NOTES SÉLECTION
et esquisse de nouveaux récits sur l’identité et l’avenir d’un territoire où coexistent plus de 250groupes linguistiques.
« On country : Photographie d’Australie »
Jusqu’au 5octobre Église Sainte-Anne 8 place de la République Arles. www.rencontres-arles.com
« Du magma dans l’océan », Brandon Gercara. Force transformatrice
« Nous façonnons nos territoires avec notre lave », prononce Brandon Gercara dans Playback de la pensée Kwir. Né·e en1996 à Montereau-Fault-Yonne, l’artiste vit et travaille à La Réunion, où iel développe une pratique engagée, à la croisée de l’art, de la recherche et du militantisme queer et décolonial. Son œuvre, profondément ancrée dans les réalités sociales réunionnaises, résonne avec celles d’autres territoires marqués par l’invisibilisation des corps minorés. Son exposition, « Du magma dans l’océan », présente l’œuvre protéiforme Playback de la pensée Kwir, née à l’occasion de la première marche des visibilités organisée à La Réunion en2021. Par la présence drag, l’artiste transforme symboliquement le Piton de la Fournaise en un espace d’affirmation des identités kwir (réinvention créole et militante du mot queer). Le magma devient alors métaphore d’une force transformatrice, créant une autre réalité et symbolisant un outil de résistance face aux systèmes de domination postcoloniaux. À travers le playback, dans Lip sync de la pensée, Brandon Gercara incarne des discours féministes, comme ceux de Françoise Vergès, Asma Lamrabet et Elsa Dorlin, afin de « donner à entendre à un public qui ne lit pas forcément. » La série
Conversations prolonge cette exploration en donnant vie à des figures extra-terrestres, « des corps qu’on ne connaît pas », selon les mots de l’artiste. Iel y interprète des témoignages à travers la pratique du drag, permettant une exagération libératrice, dépassant insultes et stigmatisations.
« Du magma dans l’océan »
Jusqu’au 5octobre
Maison des Peintres
45 boulevard Émile-Combes
Arles. www.rencontres-arles.com
« Les femmes, les sœurs », Erica Lennard. Portrait de l’intimité et de la sororité
Dans cette exposition, la commissaire d’exposition Clara Bouveresse revient pour la première fois sur la genèse de l’ouvrage Les femmes, les sœurs d’Erica Lennard. À partir d’archives inédites, elle replace ce projet dans le contexte actuel du « renouveau féministe », tout en esquissant un dialogue entre les époques. Publié en1976 par les Éditions des Femmes, le livre réunit une série de portraits réalisés par Erica Lennard et un poème de sa sœur Elizabeth. Ce projet constitue un échange visuel et poétique porté par la complicité entre les deux artistes et leurs proches. À travers des nus directs, loin de toute vision « esthétisante » ou « géométrique », Erica Lennard « donne corps et chair à la sororité », souligne Clara Bouveresse, en construisant des images où les corps sont des lieux d’expression. « À qui désire revient le désir. Mais non à qui est désiré », écrit Elizabeth Lennard. Cette frontalité et cette approche intimiste, pionnière à l’époque dans le renouveau du nu photographique alors en vogue, trouvent aujourd’hui un écho dans les réflexions contemporaines sur le corps, l’intimité et les liens féminins. Réunissant poème, archives et
photographies, l’exposition documente la fabrication et le contexte du projet dans une structure thématique : influence hippie, amitiés et cercles féminins, le nu ou encore paysages vivants — prémices d’une sensibilité à la nature qui conduira l’artiste à photographier jardins et maisons d’écrivains. Elle met également en lumière certains portraits d’actrices comme Jeanne Moreau, Delphine Seyrig et Charlotte Rampling.
« Les femmes, les sœurs » Jusqu’au 5octobre Espace Van Gogh 18 place Félix-Rey. Arles www.rencontres-arles.com
« Double », Carol Newhouse et Carmen Winant. Correspondance photographique
Durant une année entière, un dialogue photographique s’est tissé d’un bout à l’autre des États-Unis entre Carol Newhouse (née en1943), basée à Berkeley, et Carmen Winant (née en1983), vivant à Columbus. Présentée à Croisière et commissariée par Nina Strand, l’exposition « Double » présente l’échange entre les archives de Carol Newhouse, cofondatrice de la communauté féministe lesbienne WomanShare (1974), et la réinvention radicale de Carmen Winant. À partir des techniques de Carol Newhouse, les deux artistes ont travaillé sur les mêmes pellicules, chacune exposant les images de l’autre selon le principe de la double exposition. Cette approche remet en question la prétendue singularité des images et l’idée d’un auteur unique, en valorisant une création fondée sur la collaboration et le croisement des regards. Nous réinventer et réinventer nos récits ? C’est la question que soulèvent les deux artistes dans cette exposition. À travers cette collaboration, elles
étudient les transmissions intergénérationnelles, les héritages politiques du féminisme et l’actualisation de pratiques photographiques expérimentales et féministes.
« Double »
Jusqu’au 5octobre
Croisière
65 boulevard Émile Combes
Arles. www.rencontres-arles.com
« Yves Saint Laurent et la photographie ». Entre mode et photographie
Longtemps considérée comme secondaire face à la photographie d’art, la photographie de mode s’impose au XXe siècle comme un genre à part entière, au croisement de l’esthétique, de la publicité et de la mise en scène du vêtement. Elle devient un vecteur essentiel de diffusion et de construction de l’image des créateurs. L’exposition « Yves Saint Laurent et la photographie » étudie le lien intime entre le couturier et cet art visuel, à travers les regards des photographes majeurs du siècle. Conçue par Simon Baker et Elsa Janssen, avec un commissariat scientifique de Serena BucaloMussely, assistée de Nastasia Alberti et Clémentine Cuinet, elle se déploie en deux parcours complémentaires. Le premier réunit plus de 80œuvres retraçant l’évolution chronologique des images de mode et des portraits emblématiques, comme ceux d’Irving Penn en1957 ou de Patrick Demarchelier en2004. Le second parcours, imaginé comme un cabinet de curiosités, rassemble environ 200objets issus des archives du Musée Yves Saint Laurent Paris, notamment des planches‐contacts, cahiers de publicité, catalogues de campagne, coupures de presse
Quelles sont les circonstances à l’origine de « Chambre207 » que vous présentez à Arles cette année ?
Le 5août1983, alors que nous faisions une halte en famille sur la route des vacances, mon père a été assassiné avec six autres personnes dans un hôtel d’Avignon. L’affaire n’a jamais été entièrement élucidée. Trois hypothèses ont été retenues par les enquêteurs. Mon père était diplomate, il aurait pu être une cible. On a aussi envisagé une piste financière impliquant le directeur de l’hôtel. La thèse du hold-up qui a mal tourné a été retenue par la presse et les médias, mais finalement, aucune hypothèse n’était vraiment satisfaisante. Deux éléments déclencheurs m’ont poussé à commencer ce projet. Le premier, c’est lorsque je suis devenu père à mon tour en2012. Je me suis dit que ma fille allait un jour me poser des questions sur son grand-père. Or, à la suite du traumatisme que j’ai vécu cette nuit-là, j’ai souffert d’une amnésie totale. J’ai donc commencé des recherches pour en savoir plus sur l’événement et sur la vie de mon père, puisque je ne me souvenais plus de lui. Puis, en2013, la fille de sa compagne de l’époque —que j’appelle O.— m’a contacté. Je ne l’avais vu que deux fois, la veille et le lendemain du drame. À l’époque, j’avais 7ans et elle en avait17. Contrairement à moi, elle se souvenait de tout ce qui s’était passé. Dans nos échanges de mails que j’utilise dans le projet, elle raconte que nous avons entendu les bruits, vu les cadavres, que la police est venue nous interroger, etc.
Comment est née l’idée d’un projet photographique autour de ce drame ?
J’ai fait beaucoup de recherches, dans les archives de la presse et de l’enquête judiciaire, mais aussi dans des photographies vernaculaires, des albums de famille puisque je n’avais plus aucun souvenir. J’ai repris ce projet en2020 en photographiant les lieux que j’aurais pu traverser avec mon père, au Sénégal, en Allemagne, à Avignon, etc. Il s’agit d’un travail autour d’une mémoire recomposée, réinventée. C’est un recueil photographique qui touche au deuil et à la libération. La photographie devient un instrument réparateur qui nous permet de transcender l’horreur.
Quel message souhaitez-vous transmettre ?
Au cœur de ce projet, il y a de l’espoir, de l’espérance. Bien sûr, il y a un traumatisme à la base, mais la quête de vérité initiale est assez rapidement devenue une quête de délivrance. C’est un projet qui relève autant de la reconstitution que de la reconstruction. J’interroge aussi les limites de l’image. Qu’est-ce qu’on peut montrer ? Pourquoi ? Comment ? Et pour qui ? Il y a tous ces questionnements autour de la théâtralisation du fait divers. Je vais vraiment à l’encontre du pathos et du spectaculaire. Ce que je mets en avant, c’est un cheminement de réparation. Comment justement transformer l’horreur pour en faire une œuvre ? C’est ça aussi la force de l’art en général et de la photographie en particulier.
ou photographies personnelles. Yves Saint Laurent a su faire de la photographie un langage à part entière, au service de son œuvre. Il a collaboré avec des figures majeures telles que Cecil Beaton, William Klein, Helmut Newton, Sarah Moon, Robert Doisneau ou encore Andy Warhol.
« Yves Saint Laurent et la photographie » Jusqu’au 5octobre
La mécanique générale
33 avenue Victor Hugo. Arles www.rencontres-arles.com
« À la place des autres », Claudia Andujar. Témoin de la marginalité
Présentée à la Maison des peintres, l’exposition de Claudia Andujar « À la place des autres » constitue la première rétrospective internationale consacrée exclusivement au travail que la photographe réalise au Brésil dans les années1960 et1970, avant son engagement auprès du peuple Yanomami. Née en1931 à Neuchâtel dans une famille juive et protestante, Claudia Andujar grandit en Transylvanie et survit à l’Holocauste. Elle s’installe à São Paulo en1955, où elle entame une carrière de photographe marquée par une attention aux communautés vulnérables, une admiration pour la photographie humaniste et une recherche graphique qui dépasse le réalisme. Préparée par Thyago Nogueira [voirp.44], l’exposition, fruit de deux ans de recherche à partir d’archives, réunit les séries Familles brésiliennes (1962-1964), ses reportages pour le magazine Realidade (1966-1971), A Sônia (1971), Rua Direita (c.1970) et ses premières incursions dans l’Amazonie (1970-1972). Elle met en lumière une période largement inédite de son œuvre, avant le tournant majeur de sa rencontre avec les Yanomami en1971.
« À la place des autres »
Jusqu’au 5octobre Maison des Peintres 45boulevard Émile-Combes Arles. www.rencontres-arles.com
« U.S.Route1 », Berenice Abbott, Anna Fox et Karen Knorr. Traverser le pays, traverser le temps
De2016 à2024, Anna Fox et Karen Knorr parcourent les 3.800kilomètres de la U.S.Route1, de Fort Kent, au nord du Maine, jusqu’aux Keys au sud de la Floride.
Arles Associés
Dans le cadre du programme Arles Associé, institutions, musées, festivals et collectifs s’associent aux Rencontres d’Arles pour proposer des expositions en résonance avec la programmation. À Croisière, en collaboration avec l’Association du Méjan, quatre artistes réunis par Pierre Starobinski étudient l’intime, le corps et l’image : Olivier Christinat confronte les territoires de l’image et de l’écrit dans « Pas un jour sans une nuit ». Sarah Carp, avec « Sans visage », transforme des souvenirs familiaux en scènes théâtrales. Keight livre un récit photographique suite au deuil brutal de son frère dans « Métadécouverte ». Enfin, Augustin Rebetez propose un « Manifeste primitif » où l’artiste sculpte un monde total, traversé de magie et d’insolence. À Vague, le festival Kyotographie présente pour la première fois en Europe les trois grandes séries — La carte, Ladernièrecosmologie et Les caprices — de Kikuji Kawada, méditant sur la mémoire et le temps. LUMA rend hommage à David Armstrong à travers une exposition conçue par Wade Guyton et Matthieu Humery, quinze ans après sa présentation par Nan Goldin. Le Musée départemental Arles antique célèbre les 30ans de son bâtiment avec « Le Musée bleu. Une architecture couleur du temps », en partenariat avec la Cité de l’architecture et du patrimoine. Le musée de la Camargue présente « Atlas et herbier de Camargue » [voirencadrép.82], cyanotypes botaniques réalisés entre2019 et2024 sous la direction d’Anne Fourès et Estelle Rouquette. Le musée Réattu accueille la plus vaste monographie consacrée à Béatrice Helg, dont l’œuvre relie photographie, sculpture et lumière. L’agence MYOP célèbre vingt ans de photographie documentaire avec une exposition collective réunissant vingt regards de photographes engagés sur deux décennies d’histoire contemporaine, dont Ed Alcock, Guillaume Binet, Julien Daniel ou encore Agnès Dherbeys.
Grand Arles Express
D’Aix-en-Provence à Marseille, en passant par Nîmes, Rognes, Carros ou Port-de-Bouc, le Grand Arles Express propose un parcours photographique à travers huit villes en Provence-Alpes-Côte d’Azur et Occitanie. Pensé comme un prolongement des Rencontres de la photographie, ce programme hors-les-murs étudie la mémoire sociale, les récits intimes et les paysages en transformation. À Aix-en-Provence, « Extérieurs — Annie Ernaux et la Photographie » fait dialoguer les mots de l’écrivaine avec des images du quotidien issues de la collection de la Maison Européenne de la Photographie. Cette attention portée à la mémoire traverse également « Carros en lumière » au CIAC, où des photographies documentaires des années1980 rencontrent des créations contemporaines. À Marseille, la monographie, « Le fil de chaîne », d’Éléonore False, au FRAC Sud, tisse un langage entre textile, image et perception, tandis que le Centre photographique Marseille accueille « Lost and found » du duo Elsa et Johanna, qui propose une immersion dans un voyage fictionnel nostalgique. Ce même jeu de correspondances entre présence et illusion se prolonge à La Celle avec « Utopia », où Georges Rousse transforme l’architecture de l’abbaye en mirages photographiques, jouant sur la lumière, la matière et la mémoire des lieux. À Nîmes, le Carré d’Art présente une rétrospective d’Ivens Machado, entre performances, matériaux bruts et mémoire corporelle. À Port-de-Bouc, « Et qu’on ne vienne pas nous dire que le vent chasse tout » révèle la poésie d’un littoral entre récit industriel et intime. Enfin, à Rognes, « Perdre son temps » mêle sons, textes, parfums et images dans une expérience sensorielle et collective qui interroge la perception du temps et la mémoire des lieux.
Doubles expositions (2024), Carol Newhouse et Carmen Winant
L’image joue toujours un rôle, pour le meilleur et pour le pire. Elle n’est jamais neutre. Dès que la photographie a fait son apparition, elle a été indocile et s’est invitée partout : dans le banal, dans l’intimité, dans la surprise, dans le quotidien, dans l’art. Tous les aspects de le vie humaine sont, à un moment ou un autre, documentés, illustrés, photographiés. La photographie révèle tous les aspects de l’Humanité. —Christoph Wiesner
Leur itinéraire n’est pas anodin, il prolonge celui de Berenice Abbott, qui en1954, longeait cette même route avec ses assistants Damon et Sara Gadd. La photographe y documentait un territoire transformé par l’industrialisation automobile et la standardisation croissante des paysages. Son projet, resté à l’état de maquette en raison des obstacles patriarcaux du milieu photographique, n’est mis en avant qu’en2013. Soixante ans plus tard, Anna Fox et Karen Knorr relancent cette traversée : « Nous avions envie de faire un road trip contemporain et collaboratif », expliquent-elles. Dressant un portrait critique de l’Amérique actuelle, leurs images interrogent les politiques
du pays, la marginalisation des minorités, l’accès aux soins, le port d’armes ou encore les violences policières. Elles observent aussi l’expansion du tourisme et de l’immobilier, ainsi que la manière dont la pauvreté est peu à peu repoussée hors du champ de vision. Sous la présidence Trump, elles relèvent l’apparition de panneaux électoraux, à la limite de la propagande, dans les jardins privés ou les plaines désertes. « L’orage arrive », avertissentelles. Préparée par Gaëlle Morel, l’exposition rassemble 88images des trois photographes et compose un dialogue visuel entre deux époques. Photographies en couleurs sur murs colorés, clichés en noir et blanc accompagnés
« Black is beautiful »
« Black is beautiful », avant que la formule ne devienne un slogan universel, elle fut d’abord un regard. Celui de Kwame Brathwaite (1938-2023), photographe new-yorkais qui a consacré sa vie à célébrer la beauté noire dans toute sa puissance et sa diversité. Le Centre de la photographie de Mougins lui rend hommage à travers la première rétrospective européenne de son œuvre, présentée dans le cadre du Grand Arles Express. Cofondateur d’AJASS et du collectif Grandassa Models, Kwame Brathwaite développe dès les années1960 une esthétique noire autonome, inspirée des pensées de Marcus Garvey et Carlos Cooks. Ses photographies tissent des liens entre culture, musique, engagement politique et fierté identitaire. Des concerts à l’Apollo aux tournées panafricaines, il accompagne les voix qui changent l’histoire, notamment Stevie Wonder, Muhammad Ali ou encore Bob Marley. Ses images, à la fois archives et manifestes, résonnent aujourd’hui comme autant de déclarations d’autonomie. Elles sont conservées dans les plus grandes collections, du MoMA au Whitney Museum.
« Black is beautiful » Jusqu’au 5octobre Centre de la photographie de Mougins 43 rue de l’Église. Mougins www.centrephotographiemougins.com
d’extraits du journal de Bérénice Abbott, l’ensemble « relie le local au global », le passé au présent.
« U.S.Route1 »
Jusqu’au 5octobre
Palais de l’Archevêché 35 place de la République Arles. www.rencontres-arles.com
« Sauvages », Laurence Kubski. À la lisière du sauvage
En2024, sélectionnée à la 14e Enquête photographique fribourgeoise —une initiative de l’État visant à constituer un patrimoine photographique contemporain du canton de Fribourg— Laurence Kubski retourne sur les terres de son enfance pour y mener une année d’investigation sur les relations entre humains et animaux sauvages. À travers son projet, elle nous emmène à la découverte de « microcultures autour d’espèces dans les limites d’un territoire. » Pratiques cynégétiques à quotas, surveillance par les gardesfaune, taxidermie artisanale, soins vétérinaires assurés par des bénévoles, recours aux drones pour détecter les faons ou encore baguage d’oiseaux migrateurs, Laurence Kubski dresse un portrait de la faune sous contrôle, entre surveillance, régulation et fascination. À cette approche documentaire, la photographe superpose une dimension personnelle, marquée par les réminiscences de son enfance
rurale, mettant en tension mémoire intime, fiction et observation directe. « Le sauvage sans contacts avec l’homme, existe-t-il encore ? », interroge-t-elle. Dans le livre Sauvages, publié à l’issue de l’enquête, l’historienne Valérie Chansigaud y écrit : « Le sauvage devient ainsi l’une des normes du monde autour de nous, normes que nous fabriquons sans cesse. » « Sauvages », présentée au sein de l’ancien collège Mistral, propose un accrochage libre de toute chronologie ou hiérarchie, favorisant un « éclatement des sujets. » Une attention particulière est également portée aux modes de présentation, à travers l’usage de cadres en paille tressée, une technique aujourd’hui presque disparue.
« Sauvages » Jusqu’au 5octobre
Ancien collège Mistral 2 rue Condorcet. Arles www.rencontres-arles.com
« Eileen Gray/Le Corbusier, [E-1027+123] », Stéphane Couturier. Architecture en mouvement
La villaE-1027 porte en elle une histoire rocambolesque. Conçue en1926 à Roquebrune-Cap-Martin par la designeuse irlandaise Eileen Gray et l’architecte Jean Badovici, elle est délaissée dix ans plus tard par sa créatrice. Jean Badovici invite alors LeCorbusier à s’approprier les lieux, où ce dernier réalise huit fresques murales. Cette architecture moderniste, devenue squat à la fin des années1990, connaît deux grandes phases de restauration entre1999 et2021, avant de devenir aujourd’hui un lieu de visites. Isolée dans un écrin naturel non loin d’Arles, elle tire son nom d’un code associant les initiales de ses concepteurs : EpourEileen, 10pourJ (Jean), 2pourB (Badovici),
7pourG (Gray). Ce jeu de codes, Stéphane Couturier le réutilise pour le titre de son exposition, « Eileen Gray/Le Corbusier, [E-1027+123] », où les chiffres12 et3 font référence aux initiales de LeCorbusier. Grâce à la photographie, l’artiste tisse une lecture visuelle du lieu, fusionnant les époques et les regards. Par une synthèse artistique, il superpose les fresques de LeCorbusier aux lignes du mobilier d’Eileen Gray, mêle architecture intérieure et végétation extérieure, joue des transparences, des reflets, des disjonctions. « Je mets la photographie à l’épreuve de la figuration et de la temporalité », explique-t-il, confiant à l’image le pouvoir d’exprimer une réalité mouvante, instable, éphémère entre document et fiction. Présentée dans l’Abbaye de Montmajour, l’exposition établit un dialogue entre « deux lieux intemporels », tous deux gérés par le Centre des monuments nationaux.
« Eileen Gray/Le Corbusier, [E-1027+123] »
Jusqu’au 5octobre
Abbaye de Montmajour
Route de Fontvieille. Arles
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« Toi seul peux me compléter », Louise Mutrel. Passion et exaltation du quotidien
Avec une trentaine de photographies, Louise Mutrel nous plonge dans les rassemblements dominicaux des dekotoras, camions décorés apparus dans le Japon des années1970. Pour leurs conducteurs, souvent ouvriers ou routiers, ces véhicules deviennent des objets de fierté, de soin et de spiritualité. « Il y a une dimension profonde au hobby au Japon », précise-t-elle. En résidence à la Villa Kujoyama, l’artiste observe, documente et photographie durant six mois les Art Truck Clubs, qui se réunissent pour parader et échanger. « J’ai pu assister à la première réunion de l’année d’un club, dans un temple shintoïste, où ils ont procédé à une cérémonie pour bénir les camions. » Ces sculptures roulantes arborent souvent des figures sacrées et protectrices comme Niō, gardiens de temples, Ebisu, dieu de la mer, ou Hannya, démon du nō. À travers des cadrages serrés, des angles inattendus et des couleurs saturées, Louise Mutrel restitue l’intensité sensorielle de ces moments. L’installation dans le Jardin d’été reconstitue l’expérience du rassemblement, comme si l’on « passait de camion en camion. » Le titre de l’exposition, « Toi seul peux me compléter », reprend un slogan inscrit sur l’un de ces dekotoras. Pour l’artiste, ces mots résonnent comme « une conversation, une adresse intime, presque amoureuse entre le camion et son propriétaire. »
« Toi seul peux me compléter » Jusqu’au 5octobre Jardin d’été
Boulevard des Lices. Arles www.rencontres-arles.com
Costume porté par ZiziJeanmaire, imaginé par YvesSaintLaurent pour le spectacle Zizi, jet’aime (1972), Jeanloup Sieff
Quatre expositions aux Rencontres d’Arles révèlent l’ampleur et l’originalité de la contribution brésilienne à l’art photographique depuis un siècle.
La différence entre photojournalistes et artistes photographes réside dans leurs intentions. Les premiers cherchent à saisir la réalité, à pointer leur objectif sur l’instant pour que chacun puisse le voir avec la plus grande fidélité possible. Les seconds, eux, poursuivent des buts plus personnels. Chacun crée des images pour des raisons qui lui sont propres, et la singularité du regard compte souvent davantage que la recherche d’une vérité universelle.
La perspective occupe ainsi le devant de la scène dans une série d’expositions consacrées à la photographie brésilienne lors de l’édition2025 des Rencontres d’Arles. Depuis longtemps, le Brésil se trouve au cœur d’une guerre culturelle où la photographie fait figure d’arme de prédilection. D’un côté, les colonisateurs et les élites s’en servent pour figer une version tronquée de l’histoire, glorifiant leurs ambitions et dissimulant leurs fautes. De l’autre, ceux dont les récits et les points de vue ont été écartés ou effacés par les récits photographiques dits « officiels ». Les artistes brésiliens mis à l’honneur cette année à Arles se rangent clairement du côté des oubliés. Leur travail s’attaque aux structures de pouvoir élitistes et coloniales, et révèle la complexité et la richesse de l’histoire brésilienne.
« Beaucoup de photographes brésiliens réécrivent aujourd’hui l’histoire du pays, la leur et celle de leurs communautés à travers leurs images », explique Thyago Nogueira, responsable du département Art contemporain et Photographie à l’Institut Moreira Salles et fondateur du magazine ZUM. Il assure le commissariat de l’exposition « Futurs
ancestraux », qui réunit les œuvres de plus d’une douzaine d’artistes et de collectifs brésiliens, tous décidés à bousculer les perspectives traditionnelles sur le Brésil.
« L’exposition met aussi en lumière une dynamique visuelle inédite au Brésil, où des artistes s’emparent des archives pour créer de nouvelles images », explique Thyago Nogueira. Beaucoup d’entre eux viennent de milieux que l’histoire officielle a effacés, ignorés ou marginalisés. En construisant des images à partir de documents existants, en modifiant ou en recontextualisant des photographies d’archives, ces artistes proposent ce que Thyago Nogueira appelle des « nouvelles histoires ». Ces récits inédits ouvrent la voie à des futurs inattendus.
Le travail de Mayara Ferrão illustre parfaitement cette démarche. Artiste afro-indigène, elle explore les archives photographiques qui documentent la vie des femmes noires réduites en esclavage, ses ancêtres. « Elle est convaincue que certaines de ces femmes s’aimaient, qu’il existait de l’affection entre les
personnes asservies, qu’elles avaient des enfants et une vie qui ne se résumait pas à l’oppression », précise le commissaire. Pourtant, aucune photographie ne montre ces aspects de leur existence. Les esclavagistes et les colonisateurs ne prenaient que des clichés renforçant leurs propres stéréotypes, présentant les personnes noires et autochtones comme des objets d’étonnement ou d’exotisme. Sans accès à l’appareil photo, les esclaves et les peuples autochtones ne pouvaient se représenter eux-mêmes. Ainsi, le seul témoignage visuel qui subsiste reste celui des oppresseurs.
Pour dénoncer cette falsification, Mayara Ferrão utilise l’intelligence artificielle générative afin de créer de nouvelles images, qui imitent à la perfection les photographies des oppresseurs. Ces images inédites révèlent la richesse de la vie de ses ancêtres : elles montrent des femmes amoureuses, des gestes d’affection, de la sérénité et de la joie au sein de la communauté. D’une certaine manière, Mayara Ferrão fabrique des « deep fakes » historiques. Son objectif : pousser le public à remettre en question ce qu’il croit savoir, à la manière d’un théoricien du complot ou d’un propagandiste. Mais, à la différence de ces derniers, il assume pleinement la dimension fictive de son travail. Elle annonce d’emblée que ces images ne sont pas des photographies authentiques du passé, mais des constructions qui révèlent une vérité « plus vraie » que les mensonges des archives officielles.
D’autres artistes présentés dans « Futurs ancestraux » s’emparent eux aussi des nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle. Certains composent des collages numériques à partir d’images glanées sur Internet, d’autres puisent dans la pop culture ou le cinéma hollywoodien. Ces démarches, notamment l’usage de l’IA, suscitent parfois la controverse. Mais pour
Thyago Nogueira, c’est précisément le but de l’exposition : « On ne peut pas remettre en cause l’histoire et repenser le passé sans questionner aussi les modes de production visuelle et la photographie ellemême », affirme-t-il. L’idée consiste à montrer non seulement comment ces artistes s’approprient de nouveaux récits, mais aussi comment ils inventent d’autres manières de créer des images. Il s’agit d’une nouvelle génération qui interroge la façon dont le Brésil se présente au monde. Ces artistes ne se définissent pas forcément comme photographes : ils ne se contentent pas d’appuyer sur le déclencheur
pour ouvrir une fenêtre sur le réel. Ils construisent des images à partir d’autres images, pour donner du sens à des récits multiples qui n’avaient jamais été réunis.
Thyago Nogueira tient aussi à souligner que nombre des artistes réunis dans « Futurs ancestraux » appartiennent aux communautés afro-brésilienne, autochtone ou LGBTQ. « Ils ne viennent pas d’une perspective occidentale blanche traditionnelle, ce qui les rend plus attentifs à ce que l’on ne voit pas d’ordinaire, à ce que l’on ne pense pas spontanément. » Ce mouvement prend de l’ampleur au Brésil et
« La guerre de la langouste »
Le public considère traditionnellement la photographie comme un médium saisissant avant tout la réalité, ou du moins une version cadrée de celle-ci. Pourtant, le scepticisme n’a jamais autant plané sur la prétendue vérité des images. Les deepfakessont devenus monnaie courante, et même les enfants savent aujourd’hui transformer une photo en mensonge. L’exposition « La guerre de la langouste » s’empare de cette atmosphère de doute généralisé pour interroger notre rapport à l’histoire, à la guerre et aux mythes nationaux.
Née d’un projet de recherche mené par le commissaire et critique d’art Jean-Yves Jouannais, l’artiste et enseignante Mabe Bethônico, la scénographe Elizabeth Guyon et un groupe d’étudiants de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, l’exposition imagine un passé alternatif où la langouste aurait inspiré des tendances culturelles mondiales, à la suite d’un véritable conflit politique et militaire entre le Brésil et la France dans les années1960 autour de la pêche à la langouste.
La « guerre de la langouste » éclate lorsque le Brésil décide d’interdire aux bateaux français de pêcher dans ses eaux territoriales. Les autorités françaises jugent cette mesure illégale, affirmant que les langoustes nagent. Le Brésil rétorque qu’elles marchent, voire sautent, mais ne nagent pas. Le différend se règle rapidement et tombe dans l’oubli. L’exposition pose alors la question : et si cet épisode n’avait pas été oublié ? Et s’il avait bouleversé la culture, influençant la mode, les festivals, la propagande, la religion et l’art ?
L’exposition peut dérouter, voire prêter à sourire. Pourtant, certains visiteurs pourraient repartir convaincus de la véracité de ce qu’ils viennent de voir. De quoi s’interroger : quelle confiance accorder aux récits officiels de l’histoire, surtout lorsque des « preuves » photographiques semblent les appuyer ?
« La guerre de la langouste »
Jusqu’au 5 octobre
ENSP
30 avenue Victor Hugo. Arles www.rencontres-arles.com
Sans titre (A Sõnia, São Paulo, détail, c.1971), Claudia Andujar
pousse à repenser les institutions. « C’est pour cela que j’ai proposé ce projet à Arles. Un festival doit porter ces idées et se placer à l’avant-garde de la création d’images. Il faut regarder ce qui émerge, ce qui s’invente — pas seulement les grands maîtres de l’histoire, mais aussi les nouvelles générations qui posent de nouvelles questions. »
Thyago Nogueira reste toutefois conscient que l’œuvre des générations précédentes de photographes brésiliens n’a pas encore reçu l’attention internationale qu’elle mérite. C’est pourquoi il a également conçu une seconde exposition pour les Rencontres d’Arles, entièrement consacrée à
Claudia Andujar, photographe et militante brésilo-suisse de 93ans. Figure majeure de la défense des droits et de la souveraineté du peuple Yanomami, communauté autochtone de l’Amazonie, Claudia Andujar occupe une place essentielle au Brésil. « Elle a joué un rôle crucial pour donner une voix aux communautés vulnérables », souligne le commissaire.
Arrivée à São Paulo en1954, Claudia Andujar passe les deux décennies suivantes à photographier la vie brésilienne. Ses images saisissent l’humanité et la vulnérabilité de ses sujets, tout en affichant un engagement clair pour les questions environnementales. Par la suite, elle
« Construction déconstruction reconstruction »
Le grand public international découvre le Foto Cine Clube Bandeirante (FCCB) pour la première fois en2021, lors d’une exposition organisée par le Museum of Modern Art de New York. Fondé à São Paulo en1939, le FCCB se définit officiellement comme un club de photographie amateur. Pourtant, ces « amateurs » font preuve d’une maîtrise et d’une inventivité remarquables. Les membres du FCCB expérimentent, explorent l’abstraction et savent révéler la profondeur cachée dans la modernité qui les entoure.
Leur œuvre reste pourtant méconnue hors du Brésil. « Construction déconstruction reconstruction » entend y remédier en présentant pour la première fois aux Rencontres d’Arles les travaux de 33photographes du FCCB. Si l’on s’en tient à la photographie, leur production paraît étonnamment contemporaine. Mais replacée dans le contexte plus large des autres arts — peinture, dessin, sculpture, installation, cinéma — pour lesquels le Brésil est reconnu, il devient évident que ces photographes étaient des visionnaires en avance sur leur temps.
Au-delà de la redécouverte de cet héritage, l’exposition interroge aussi la notion d’amateur. Aujourd’hui, alors que chacun dispose d’un appareil photo et de logiciels de retouche, des dizaines de millions d’images naissent chaque jour. Difficile de distinguer les clichés d’amateurs, de professionnels ou d’intelligences artificielles. Les membres du FCCB se voyaient peut-être comme des gens ordinaires, à l’image de ceux qui photographient avec leur téléphone. Pourtant, la qualité de leur travail prouve que certaines images se distinguent. Ce qui sépare l’amateur du professionnel, ce n’est ni un diplôme ni une licence, mais la sensibilité, l’imagination et le regard de l’artiste.
« Construction déconstruction reconstruction » Jusqu’au 5 octobre
La mécanique générale
33 avenue Victor Hugo. Arles www.rencontres-arles.com
délaisse la photographie à plein temps pour se consacrer à l’activisme et à l’organisation politique. À Arles, Thyago Nogueira réunit plusieurs séries réalisées au cours de ses premières années au Brésil : Famílias brasileiras (1962-1964), prises lors de séjours de plusieurs jours, voire semaines, chez différentes familles ; A Sônia, une réflexion sur la féminité (1971) ; Rua fireita, une série de photographies de rue (c.1970) ; des images réalisées pour le magazine Realidade (19661971) ; et ses premiers clichés de la vie en Amazonie (1970-1972). « Je propose de revisiter les débuts de la carrière de Claudia Andujar. Descendante de survivants de la Shoah, elle s’est installée au Brésil, s’est emparée de la photographie et a su tisser des liens profonds avec les gens, en laissant toute leur place à leur fragilité et à leur humanité. L’exposition retrace les différentes idées qu’elle a développées autour de la photographie et de la société, et la manière dont elle les a formulées. »
Outre les deux expositions conçues par Thyago Nogueira, les Rencontres d’Arles 2025 proposent deux autres rendez-vous consacrés à la photographie brésilienne. La première, « La guerre de la langouste » [voirencadrép.46], adopte une approche conceptuelle : elle met en scène des images pour superposer un impact culturel spéculatif à un événement historique réel. La seconde, « Construction déconstruction reconstruction » [voirencadré], réunit les œuvres d’un club de photographes amateurs fondé en1939, le Foto Cine Clube Bandeirante (FCCB). Cette exposition met en lumière l’influence majeure du FCCB sur l’avant-garde brésilienne du XXe siècle. À l’instar des expositions du commissaire brésilien, ces deux présentations abordent l’histoire sous l’angle de la spéculation ou du fait établi. Elles rappellent que le Brésil demeure un territoire de contradictions et d’imagination, où passé et avenir restent à écrire.
Sept expositions aux Rencontres d’Arles2025 offrent un regard contemporain sur la famille, explorant la parentalité, la sororité et les liens choisis des communautés de twerkers et de voguers.
Certains affirment que la famille n’est pas un état naturel, mais une construction sociale — un concept porteur de symboles plus que de réalité objective. Pourtant, les liens entre individus traversent toutes les cultures. Ces liens fondent la parenté : partage du sang, des origines, des traits ou des sensibilités. La famille, au fond, n’est qu’un autre mot pour désigner la parenté. Ce que les sociétés construisent, en revanche, ce sont les définitions qu’elles attribuent à la famille. Partout dans le monde, de plus en plus de sociétés tentent d’imposer une vision restrictive : une femme, un homme, leurs enfants biologiques.
Les expositions de la section Histoires de familles des Rencontres d’Arles2025 bousculent ces conceptions. À travers sept propositions, les artistes revendiquent la liberté de façonner et de réinventer leur famille. Chacun à sa manière, ils défendent une vision culturelle où chacun choisit, sans contrainte, qui il souhaite appeler les siens.
Liens parentaux
Deux artistes de la section Histoires de familles abordent la paternité sous des angles très différents. Camille Lévêque, avec « À la recherche du père » [voirencadrép.58], adopte une perspective large et collective. Depuis plus de dix ans, elle rassemble un vaste fonds d’images photographiques qui esquissent la figure du père. Certaines proviennent d’albums chinés en brocante, d’autres de recherches sur Internet, d’autres encore lui ont été envoyées par des inconnus contactés en ligne. Parallèlement, elle collecte des témoignages écrits venus du monde entier, chacun livrant sa
vision de la paternité. En réunissant ces images et ces textes, parfois en les détournant, Camille Lévêque met à nu et interroge les clichés liés à la figure paternelle : attentes des enfants, injonctions de la société, exigences que les pères s’imposent à eux-mêmes. Tristesse, déception, fantaisie ou humour se côtoient dans son travail, qui pointe la réalité : la paternité contemporaine se heurte à des attentes inatteignables, souvent absurdes.
Diana Markosian, elle, livre une approche plus intime avec « Père » [voirencadrép.54]. Elle invite le public à suivre le long chemin qu’elle a parcouru pour renouer avec son géniteur après une séparation survenue dans l’enfance. À sept ans, sa mère l’emmène loin de leur foyer russe, en pleine nuit, pour s’installer à Santa Barbara, Californie — une ville qui, dans l’imaginaire de Diana Markosian, prend des allures de mythe grâce à la série télévisée du même nom, alors très populaire en Russie. Son père, lui, ignore tout de leur destination. Il les cherche, en vain. Plus de dix ans plus tard, Diana
FOCUS
retrouve sa trace et les retrouvailles ont lieu. L’exposition, qui mêle photographies, livre et film, retrace la complexité physique et émotionnelle de cette réconciliation.
Dans l’exposition « Alma », Keisha Scarville explore son cheminement à travers le deuil et l’acceptation après la mort de sa mère. Leur relation ne s’est pas éteinte avec ce décès ; elle a pris une nouvelle dimension, parfois plus complexe, plus nuancée. L’absence de sa mère s’est imposée, notamment à travers les objets qu’elle a laissés derrière elle — surtout ses vêtements. Scarville transforme ces habits en costumes, linceuls, ornements ou parures, et compose ainsi la série d’autoportraits présentée dans « Alma ». En redonnant vie à ces tissus portés par sa mère, elle tisse un nouveau lien avec sa présence, tout en la confrontant à son absence. Chargés d’émotion, de tendresse et d’une beauté saisissante, les portraits de Scarville semblent à la fois hantés et fort de vie.
Familles de sœurs
La sororité se décline et s’élargit avec « Les femmes, les sœurs », exposition personnelle de la photographe Erica Lennard. La sélection s’ancre d’abord dans la relation qu’elle entretient avec sa sœur biologique, Elizabeth, qui pose pour de nombreux clichés. Puis, le regard s’ouvre à d’autres portraits intimes de femmes —amies, collègues, complices— qu’Erica Lennard a photographiées au fil des années. Ce sont ses sœurs trouvées, choisies, dont elle saisit l’esprit et le corps à travers l’objectif. L’œuvre d’Erica Lennard se distingue autant par sa maîtrise technique que par son regard singulier sur la composition et la lumière. Sa capacité à révéler la profondeur du lien personnel qui l’unit à ses modèles témoigne de la parenté qu’elle partage avec ses sœurs, de sang ou de cœur.
L’exposition « Double » pousse plus loin la réflexion sur la sororité en réunissant deux photographes de générations différentes. Carol Newhouse, membre fondatrice du collectif féministe lesbien WomanShare, créé en Oregon en1974, occupe une place majeure dans la photographie féministe depuis plus de cinquante ans. Carmen Winant, artiste et enseignante, découvre le travail de Carol Newhouse en étudiant les années fondatrices de la
philosophie et de l’art féministes. Carmen prend alors contact avec Carol pour entamer un dialogue créatif. De leurs échanges naît une collaboration photographique qui donne son nom à l’exposition. Pendant un an, elles photographient chacune des pellicules qu’elles s’envoient ensuite, l’autre superposant ses propres images sur le même film. Ces doubles expositions se mêlent de façon inattendue, comme des harmonies improvisées, bousculant
3 questions à… Diana Markosian
L’exposition « Père » aux Rencontres d’Arles retrace la reconnexion de Diana Markosian avec son père, longtemps absent. À sept ans, Diana quitte la Russie en pleine nuit, emmenée par sa mère vers la Californie. Plus de dix ans passent sans le moindre contact. Devenue adulte, elle entreprend un long et difficile périple pour retrouver ce père qui, de son côté, la cherchait aussi. L’exposition s’accompagne d’un livre et d’un film documentaire, qui explorent ensemble l’absence, la séparation et la réconciliation.
Comment avez-vous commencé à vous exprimer par la photographie ?
J’ai abordé la photographie par l’écriture. C’est ce qui m’a ancrée en tant que conteuse. J’ai commencé à photographier à 20ans. Je voulais découvrir le monde, et la photographie s’est imposée par hasard. C’est devenu mon but, ma boussole. Je ne me sentais plus perdue ni seule. Avec le temps, c’est devenu plus profond : un moyen d’exprimer ce que je ne pouvais pas dire avec des mots. Pour moi, la photographie est un outil de reconnexion, une façon d’explorer mon monde intérieur. Je travaille aussi bien en numérique qu’en argentique. J’ai envie de continuer à évoluer — que ce soit par le film, la photo ou autre chose.
Comment avez-vous initié ce projet sur la reconnexion avec votre père ?
J’ai retrouvé mon père dans la vingtaine, et l’expérience m’a submergée. Je ne savais pas comment tout comprendre. Dans cette confusion, je me suis tournée vers la photographie — pas seulement comme exutoire, mais comme moyen de retrouver le chemin vers lui. Vers une culture et un pays perdus dans l’enfance. D’une certaine façon, la photographie m’a offert un soutien dont je ne soupçonnais pas le besoin. Elle m’a donné un point d’ancrage, alors que j’essayais de renouer avec des fragments de moimême que je croyais disparus.
La lumière participe particulièrement à la narration dans cette série…
La façon dont j’ai photographié mon père reflète mon monde intérieur — marqué par la tristesse, le deuil, un profond sentiment de perte. Pendant une grande partie de cette décennie, j’ai traversé ces émotions, cherchant à accepter la réalité de cette rencontre avec l’homme qui devait être mon père. Les sentiments étaient intenses, souvent indicibles. Les images que j’ai réalisées ne sont que des fragments — de petites expressions d’une expérience qui me dépassait.
Sans titre #22 (Alma. Les vêtements de Maman, 2024), Keisha Scarville
les notions de contenu et d’auteur, et offrant une vision renouvelée de la sororité.
Familles de cœurs
Les familles choisies ne se limitent pas aux vivants. Elles peuvent aussi inclure des êtres d’autres époques. Le diaporama « Syndrome de Stendhal » de Nan Goldin [voirencadrép.96], qui lui a valu le prix Kering Women in Motion2025, met en scène une famille élargie, composée de proches d’hier et d’aujourd’hui. Le titre fait référence à un état où l’on ressent une réaction physique ou émotionnelle intense face à la beauté, du nom de l’écrivain Marie-Henri Beyle, alias Stendhal, saisi d’extase lors d’une visite à la basilique Santa Croce. « Syndrome de Stendhal » exprime la beauté extatique que Nan Goldin trouve dans l’histoire de l’art, mais aussi chez ses amis et amants contemporains, qu’elle photographie dans des poses évoquant les chefs-d’œuvre classiques, renaissance ou baroques. Les images de Goldin suggèrent que sa famille choisie traverse les époques, se réincarnant sans cesse, et qu’elle appartient elle-même à une lignée artistique qui remonte à l’Antiquité.
L’exposition « Danser sur les cendres (Faire feu) » de Lila Neutre documente les liens choisis qu’elle a tissés au sein des communautés de twerk et de voguing. Ces deux univers, explique-t-elle, incarnent des espaces de lutte populaire, esthétique et politique. Son regard s’enrichit de recherches approfondies sur l’histoire de ces traditions culturelles. Le twerk, rappelle-t-elle, s’enracine dans des siècles de danses issues de la diaspora africaine. Le voguing, quant à lui, reste un mélange en perpétuelle évolution entre
l’esthétique des défilés de mode et la culture des clubs, particulièrement prisé dans les communautés LGBTQ et Drag. Lila Neutre alterne portraits posés et instantanés, capturant l’énergie de ses sujets. « Danser sur les cendres (Faire feu) » démontre avec force que les liens sociaux qui unissent et élèvent ces familles choisies dépassent largement ce que l’objectif peut saisir.
À la recherche du père
Depuis plus de dix ans, la photographe française Camille Lévêque interroge la paternité. Sa démarche naît des complications vécues dans sa propre relation avec son père — des tensions exacerbées par sa disparition. Pour trouver des réponses, elle fouille les archives physiques et numériques, à la recherche de photographies prises de, ou avec, des pères. Elle sollicite aussi des inconnus, leur demandant de partager leurs témoignages sur le fait d’avoir un père ou d’en être un. Chaque réponse soulève autant de questions qu’elle n’apporte de solutions.
De cette matière foisonnante, la photographe tire une chronique visuelle et écrite qui, selon elle, révèle quelque chose d’essentiel ou d’universel sur la paternité, ou sur la façon dont la société la définit et l’attend. Elle partage ses recherches dans l’exposition « À la recherche du père », présentée aux Rencontres d’Arles 2025 à Ground Control.
Les images de Lévêque dévoilent les multiples stéréotypes de la masculinité qui façonnent la manière dont les pères se présentent au monde. Les entretiens écrits de différents pères, qui accompagnent ces images, viennent tantôt conforter, tantôt contredire ces clichés. Les pères doivent-ils être de puissants protecteurs ? Des éducateurs avisés ? Des figures d’autorité intransigeantes ? Ont-ils le choix de ne pas l’être ? À mesure que la société évolue, peuventils adapter leur posture et élargir la définition de leur rôle ? Le patriarcat pourra-t-il un jour revêtir une dimension positive ou restera-t-il à jamais synonyme d’oppression ? Même lorsqu’un homme vise une vision idéalisée ou altruiste de la paternité, que se passe-t-il s’il échoue aux yeux de ses enfants ou de la société ?
« À la recherche du père » aborde ces questions avec un mélange de légèreté et d’inquiétude. La légèreté naît de la façon dont Camille Lévêque, par l’image et le texte, tourne en dérision la vision simpliste de la masculinité à travers la figure paternelle. L’inquiétude, elle, surgit au même endroit.
Marie-Khane (Cirque d’ocre du Luberon, Twerk Nation
Sous l’objectif cinématographique de Kourtney Roy, des rêves à la fois glamour et kitsch prennent vie.
Née au Canada en1981, Kourtney Roy s’impose aujourd’hui comme une figure incontournable de la photographie contemporaine. Son esthétique mêle glamour, kitsch et inspiration cinématographique. Elle se met souvent en scène dans ses propres clichés, incarnant des personnages qui évoluent dans une réalité hyperréelle, à la fois fascinante et troublante. Parallèlement à son travail photographique, elle revendique aussi une pratique de réalisatrice indépendante.
Vous exposez La touriste aux Rencontres d’Arles.
Comment ce projet a-t-il débuté ?
Tout s’est fait assez naturellement. Ma galerie suivait de près la programmation d’Arles depuis un certain temps et plusieurs personnes ont recommandé son travail. Le festival s’est intéressé à ma série La touriste [voirencadrép.63] et tout s’est mis en place à partir de là. Je n’ai jamais vraiment cherché à savoir pourquoi ce projet en particulier avait été retenu — je me réjouis simplement de cette opportunité. Côté scénographie, l’exposition rassemble entre25 et 30images, dont 20tirages encadrés, des papiers peints grand format et des autocollants pour fenêtres. La plupart des œuvres encadrées avaient déjà été produites pour une précédente exposition, mais ma galerie a enrichi l’ensemble avec de nouveaux éléments. C’est elle qui a proposé cette scénographie que j’ai immédiatement validée : le parcours démarre sur des tons jaune vif, puis glisse progressivement vers des bleus océaniques, évoquant une transition du matin au soir. Les murs, peints selon ce même dégradé, plongent immédiatement le visiteur dans une ambiance de vacances.
Comment avez-vous abordé la création de cette série ?
Je ne suis pas vraiment partie avec une idée précise en tête. J’ai simplement imaginé une femme qui aime les piscines, le plastique, l’excès de maquillage, l’alcool et les cheveux peroxidés. Elle incarne une figure un peu vulgaire, un peu excessive. Mon objectif principal était de créer une atmosphère ; j’ai construit le personnage en cohérence avec cet univers.
Le personnage est né avant le récit…
Oui, absolument. Ce personnage est au cœur de mon travail. On le retrouve même dans d’autres séries, comme Trashissima. Dans cellelà, elle prend une forme un peu différente, en Italie, avec une pointe de vulgarité et un kitsch assumé : des couleurs criardes, des clichés contemporains et une extravagance presque baroque. Elle évolue d’une série à l’autre, mais son essence reste toujours la même.
Dans La touriste, je l’ai imaginée comme quelqu’un qu’on pourrait croiser à Cancún ou à Miami — des lieux saturés de soleil et de couleurs, jusqu’à frôler l’absurde. On dirait un
—Pierre Naquin et Nahir Fuente
I Heart you (La touriste, détail, 2019-2020), Kourtney Roy
Kryptic est le premier long-métrage de Kourtney Roy — un récit surréaliste né de son désir de prolonger l’univers de sa photographie à travers le langage du cinéma. Développé en étroite collaboration avec le scénariste britannique Paul Bromley, le film mêle les obsessions visuelles de la photographe : esthétique kitsch, narration trouble et isolement psychologique. Au cœur de Kryptic, on suit une femme confrontée à une créature mystérieuse. Mais Kourtney Roy évite de trop figer le récit, qu’elle décrit simplement comme une « histoire étrange ». Plus qu’un scénario linéaire, Kryptic déroule un voyage cryptique, comme l’extension cinématographique de son travail photographique, guidé par l’ambiance et la tension.
L’artiste a elle-même imaginé le concept du monstre, avant de travailler pendant plus d’un an avec Paul Bromley pour façonner le scénario. Tourné pendant un mois au Canada avec une équipe complète, Kryptic marque un tournant par rapport à ses courts-métrages précédents qu’elle qualifie de plus « rock and roll » et improvisés. Bien qu’issue du monde de la photo, Kourtney Roy embrasse la dimension collective du cinéma, confiant la direction de la photographie à David Bird, dont elle salue le travail très stylisé.
Puisant dans les codes visuels glam et trash des années1990, Kryptic affiche une esthétique saturée et une étrangeté émotionnelle assumée. Ancré dans l’univers visuel de la photographe, le film tire parti du pouvoir immersif du cinéma pour offrir une plongée plus profonde dans son imaginaire.
« La touriste »
La série La touriste de Kourtney Roy est présentée pour la première fois en France, dans l’enceinte de l’ancien collège Mistral. L’exposition réunit une trentaine d’œuvres : une vingtaine de tirages encadrés, des papiers peints grand format et des adhésifs en vitrophanie. Ensemble, ces éléments dressent le portrait d’un archétype : celui d’une touriste flamboyante et extravagante. Au centre de la série, un seul personnage — une femme au look théâtral, maquillage appuyé, cheveux décolorés. À travers elle, Kourtney Roy explore un sentiment d’isolement psychologique, celui d’une femme enfermée dans ses propres fantasmes. Au fil de la série, d’autres figures apparaissent. Elles permettent de creuser la complexité des rapports humains dans cet univers artificiel. L’esthétique, à la fois kitsch et glamour, s’inspire du cinéma des années1990 — en particulier des films comme Romy et Michelle, 10 ans après, Showgirls ou Leaving Las Vegas. Ces références façonnent le ton visuel de la série, entre paillettes et désillusion. En parallèle de l’exposition, La touriste fait aussi l’objet d’un livre, publié aux éditions André Frère. L’ouvrage propose un regard plus approfondi sur le travail de Kourtney Roy, entre identité, mise en scène et satire du tourisme contemporain.
« La touriste »
Jusqu’au 5 octobre
Ancien Collège Mistral 2 rue Condorcet. Arles www.rencontres-arles.com
faux album de vacances, un voyage que personne n’aurait vraiment voulu faire… sauf que je l’ai fait pour vous. J’adore incarner ce personnage, le faire vivre, le laisser se transformer selon les contextes.
Pour vous, s’agit-il d’un monde rêvé ?
C’est un monde rêvé qui devient réel à travers la photographie. Les vacances, c’est un univers singulier, fantasmé, dans lequel on peut se plonger. Contrairement à un livre ou un film, les vacances, on les vit. Mais en réalité, ça ne correspond jamais tout à fait à nos attentes — c’est d’ailleurs pour ça qu’on prend des photos : pour construire une version idéalisée de la réalité, plus proche de notre imagination. Dans mon travail, j’incarne différents personnages, je vis leurs rêves, j’habite des mondes parallèles. C’est ça, le cœur de mes autoportraits : cette envie d’exister à l’intérieur de l’univers artistique que je crée, et d’en faire pleinement partie. Et une fois le travail terminé, j’emporte toujours quelque chose de chacun de ces mondes. Il y a un lien intime entre moi et les personnages que j’incarne. Ce sont des facettes de mon identité. Elles s’influencent les unes les autres, ce qui rend l’expérience bien plus intérieure qu’extérieure.
Pourquoi Cancún et Miami en particulier ?
Ces lieux m’inspiraient au moment de construire cette série. Je m’imaginais où pourraient partir en vacances ces figures stéréotypées. Cancún m’est venue en tête comme une destination populaire pour des femmes américaines ou des étudiants en Spring Break : il y fait beau, c’est accessible, peu cher. Puis, au fil de la série, j’ai également inclus Miami, qui a une ambiance un peu différente — plus rétro, avec des tons pastel plus doux. Pour moi, Cancún et Miami, c’est un peu comme deux sœurs : différentes, mais liées par la même esthétique bling bling des maillots de bain
C’est plutôt agréable d’être superfcielle ; quand on y pense, c’est simplement de l’hédonisme. —Kourtney Roy
moulants au bord de la mer, des piscines, du soleil, du bronzage, des faux ongles et des looks « stylés ».
Improvisez-vous vos séances photo ?
L’humour fait naturellement partie de moi ; j’adore ça. Je ne sais pas si c’est quelque chose que je fais volontairement, mais c’est à la fois intentionnel et instinctif. Il ne faut pas trop se prendre au sérieux. On est capables de tout. Être profond n’empêche pas d’être drôle — les deux peuvent tout à fait coexister !
Vous mettez en scène différents archétypes féminins. Est-ce intentionnel ?
Je ne l’ai jamais formulé consciemment, mais c’est assez logique. Les archétypes émergent souvent de l’inconscient — ils font partie de notre manière intuitive de comprendre le monde et les autres. Même sans intention péjorative ou malveillante, les personnages photographiés incarnent souvent ces rôles familiers, car on projette un sens sur ce qu’on voit. Les vêtements, les gestes, les expressions : tout cela porte une charge culturelle et émotionnelle, et les gens les catégorisent naturellement pour donner du sens à ce qu’ils observent. Je ne vois pas ça comme une limite, mais plutôt comme un langage visuel partagé. Ce qui m’intéresse, c’est que chaque image donne l’impression que quelque chose vient de se passer… ou est sur le point d’arriver. Sur le moment, c’est très spontané, mais quand on regarde les photos après coup, on a le sentiment qu’une histoire est en train de se dérouler — comme un extrait d’un film que personne ne connaît, pas même moi.
Étudiez-vous également le travail d’autres photographes ?
Toutes vos séries sont très colorées. Comment choisissez-vous vos palettes ?
Je prévois les perruques, les costumes, les accessoires… mais une fois sur place, tout devient improvisé. Pour La touriste, je travaillais avec une maquilleuse et une coiffeuse. Le matin, j’arrivais avec mes faux ongles et mon bronzage ; elles me maquillaient, m’aidaient à m’habiller, puis on partait en balade. J’ai parfois une vague idée de l’endroit où l’on va, mais je ne produits pas de storyboard pour chaque cliché. Il m’arrive de faire des petits croquis ou des moodboards pour m’inspirer, mais cela s’arrête là ; je me laisse surtout porter par l’atmosphère du lieu. Quand le processus devient trop cadré, les images perdent en spontanéité et en impact émotionnel. Laisser de la place à l’intuition m’emmène vers un travail que je trouve plus authentique. Je m’adapte à l’environnement. À Miami, il y a énormément de bleu : le ciel, la mer, les piscines… parfois même l’herbe synthétique ! Donc les couleurs viennent souvent du lieu lui-même. Parfois, j’exagère certaines teintes, comme le rose vif et coquelicot qu’on voit beaucoup dans La touriste Ce n’est pas une palette définie pour la série, mais ce sont des couleurs qui m’attirent — alors je les utilise souvent, voire à outrance. Je travaille aussi beaucoup avec la lumière naturelle, que je combine avec un peu de flash pour effacer les ombres, car je préfère des images assez plates, avec peu de contraste.
Oui, bien sûr, même si en ce moment, je puise davantage mon inspiration dans le cinéma. Il fut un temps où je regardais énormément de photographie, mais avec le temps, ce n’est plus ma source principale. Je continue à l’apprécier, mais les films ont pris le dessus. Visuellement, j’adore Edward aux mains d’argent. C’est un film tellement lumineux et surréaliste. Quand je manque d’insparation, ou que je cherche une étincelle, c’est souvent vers ce film que je me tourne naturellement.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je prépare une résidence artistique à Naples, qui se conclura par une exposition en galerie en février2026. Ce projet s’articule autour d’une exploration photographique de l’Italie. J’ai déjà capturé de nombreuses scènes à travers le pays avec Swiss Life, notamment dans une station balnéaire à Rimini, où j’ai collaboré avec le compositeur Mathias Delplanque. Ensuite, j’ai poursuivi avec une autre série — j’ai une véritable passion pour l’Italie. Je voyage avec quelques vêtements, un petit trépied, mon appareil photo et quelques perruques. Parallèlement, je réfléchis à un deuxième film. J’ai déjà quelques idées en tête. Mes récits tendent souvent vers des atmosphères plus sombres, car l’histoire du crime au Canada m’intrigue beaucoup. Une première version du scénario est en cours de réécriture.
La prochaine étape, c’est de convaincre mon producteur, puis de chercher des financements.
Kourtney Roy
Courtoisie Kourtney Roy
Pink mattress 2 (La touriste, 2019-2020), Kourtney Roy
Fondateurs de la galerie Lumière des Roses, Marion et Philippe Jacquier ont patiemment constitué un vaste fonds composé de 10.000photographies vernaculaires, dont on retrouve un aperçu dans l’exposition « Éloge de la photographie anonyme ».
Les Jacquier sont des explorateurs des images et des marges. Pendant plus de 15ans, ce couple de producteurs de cinéma indépendant a accompagné les premiers pas de Christophe Honoré ou d’Anne Fontaine, sillonné les festivals, grimpé les marches de Cannes — ils peuvent s’enorgueillir d’avoir vu quatre de leurs films entrer en sélection officielle. « Un métier compliqué » dans une industrie féroce. Au tournant des années2000, le couple décide de tourner la page. « On en a eu assez, tout simplement. Il fallait inventer une nouvelle manière de travailler ensemble, autrement », raconte Philippe Jacquier.
La photo est déjà en arrière-plan. Un filigrane familial d’abord, puisque l’arrière-grand-père de Philippe Jacquier fut opérateur des frères Lumière, puis photographe du sultan du Maroc au tout début du XXe siècle.
Pour le couple, l’idée de se tourner vers l’image fixe infuse. « Nous aimons bien explorer les lisières, les marges, c’est ce qu’on avait déjà cherché dans le cinéma », confie Philippe Jacquier. Mais quelle direction prendre ? Depuis la fin des années1990, le marché de la photographie ancienne explose. Les enchères de Willy Ronis ou de Doisneau s’envolent, hors de portée pour les Jacquier. Novices en la matière, le couple se tourne vers les puces, d’abord par curiosité. « Il y avait de la photographie partout. Des photos scientifiques, des photos érotiques, des photos anciennes, des albums de famille… Des milliers d’images sans auteur, qui n’entraient pas dans les codes du marché. » Lampe de poche à la main, Philippe arpente les puces au petit matin, rapporte ses trouvailles à Marion, les trie patiemment avec elle. « J’étais un peu le premier
filtre, se souvient-elle. Nous n’avions pas forcément toujours les mêmes goûts, mais on se retrouvait plutôt pas mal. Et puis, je crois que c’est bien d’avoir à la fois un regard masculin et féminin. » Ils se prennent au jeu. « On s’est tout simplement dit qu’on pourrait en faire commerce, naïvement, sans rien connaitre au marché. »
En2004, le couple décide alors de transformer ses bureaux de production de cinéma à Montreuil en galerie photo. Là encore, l’aïeul de Philippe n’est pas très loin. Le nom de l’espace, La Lumière des Roses, est emprunté au titre du scénario d’un réalisateur japonais de la Nouvelle Vague qui avait voulu faire un film sur l’arrière-grand-père globe-trotteur, le premier à avoir tourné au Japon avec les frères Lumière. Leur première exposition, « Amateurs et anonymes », est un coup d’éclat. Les visiteurs affluent, les collectionneurs et les marchands aussi. En quelques heures, elle est sold out. « On était sidérés. On se disait : c’est quoi ce métier ? », se rappelle Marion. Les Jacquier commencent à prendre leurs
Sans titre (1924), Anonyme
Courtoisie Collection Marion et Philippe Jacquier.
Donation de la Fondation Antoine de Galbert au musée de Grenoble
marques à Paris Photo. Leur stand est pris d’assaut. Les fruits de leurs « récoltes photographiques » sont non seulement les photos les moins chères du salon, mais aussi les plus éclectiques. « C’est un micromarché, constate Philippe Jacquier. La photographie anonyme, longtemps méprisée, attire désormais collectionneurs et institutions. Pour certains, ces images sont un contrepoint à une collection d’artistes reconnus ; pour d’autres, une porte d’entrée vers la photographie tout court. » Son épouse confirme : « Il y a une liberté immense dans les images anonymes, elles ne sont pas formatées, c’est beaucoup plus amusant… »
C’est également à Paris Photo qu’ils croisent la route de Christoph Wiesner, l’actuel directeur des Rencontres d’Arles, qui était à l’époque le directeur artistique de la foire [voirp.20]. « Dans le sillage des récits oubliés, la richesse des images anonymes s’impose à travers la collection Marion et Philippe Jacquier, dit-il. Composée de près de 10.000tirages anonymes et amateurs, elle offre un vaste corpus d’histoires visuelles où se mêlent intime, documentaire et insolite. Cette exploration de la photographie vernaculaire révèle des fragments de vies passées et des instantanés du quotidien. »
Les Jacquier dévoilent également leur collection hors les murs. En2019, ils présentent « La zone » aux Rencontres d’Arles, un ensemble de photographies vernaculaires qui racontent tout un pan méconnu de l’histoire parisienne, celle de cette bande de séparation au pied des anciennes fortifications de la ville qui deviendra plus tard le périphérique. À l’exception de quelques photographes célèbres comme Eugène Atget ou Germaine Krull, la photographie de l’entre-deuxguerres s’était peu intéressée à ce phénomène urbain et social. Pour le comprendre, il faut donc se tourner vers les images d’amateurs, les seules à documenter la vie des populations
On ne se lasse pas de regarder ces images. Peut-être parce qu’on ne les comprend jamais tout à fait.
« Éloge
de la photographie anonyme »
Après « La zone » présentée aux Rencontres d’Arles en2019 à Croisière, la collection Jacquier retrouve ses afficionados arlésiens avec « Éloge de la photographie anonyme ». Regroupées autour de thématiques comme l’histoire, l’intimité ou les obsessions, ces pépites de la photographie amateure ne sont pourtant qu’une infime partie de cette incroyable collection privée qui rejoindra prochainement le fonds du musée de Grenoble grâce à l’intercession de la fondation Antoine de Galbert. On y croise un pharmacien maniaque des années1950 qui, muni d’un appareil espion, réalise un trombinoscope de toute sa clientèle à son insu. On a un coup de cœur pour Lucette qui, durant vingt-cinq ans, de1954 à1977, rapporte de ses voyages des centaines de photos de vacances dont elle est l’unique sujet… flou ! Particulièrement émouvant, Jean, 20ans, retrace dans un petit album la brève histoire d’amour qu’il a vécu avec Rose dans le Paris des années1930 en photographiant des lieux vides où ils se sont vus —et peut-être embrassés?— marqués d’une croix rouge. « Cet objet photographique, d’une folle inventivité́, incarne à merveille le génie de la photographie amateure », précisent les Jacquier qui ont assuré le commissariat de leur propre collection au Cloître Saint-Trophime. « En restituant une parcelle de l’extraordinaire production de la photographie anonyme, cette exposition rend hommage à tous les photographes amateurs qui ont exercé leurs regards sans autre limite que celle de leur fantaisie. » Des tranches de vie anonymes qui font passer du rire aux larmes dans leur touchante intemporalité.
« Éloge de la photographie anonyme » Jusqu’au 5 octobre Cloître Saint-Trophime 12 rue du Cloître. Arles www.rencontres-arles.com
—Marion Jacquier
précaires qui la peuplait. « On part souvent d’une poignée d’images qui nous intriguent ou nous touchent, et c’est en les réunissant qu’un thème émerge, parfois après des années de collecte, explique Philippe Jacquier. D’autres fois, c’est un sujet rare qui nous pousse à chercher patiemment les images qui pourront l’incarner. Pour la Zone, nous avons mis 15ans pour trouver les photos. »
D’autres fois encore, ils tombent sur des albums entiers, comme ceux de « Lucette ». Philippe et Marion racontent : « Nous sommes tombés sur des tas de petites pochettes photos de cette dame, qui faisait des voyages organisés entre les années1950 et1970. Elle écrivait dessus “Voyage à Madère”, “Voyage en Hollande”, etc. Et en ouvrant les pochettes, on s’est rendu compte que le seul et unique sujet des images, c’est elle ! Elle est au premier plan de toutes les photos, debout, les bras ballants, peu importe qu’il y ait les pyramides derrière. Ce qui est dingue, c’est qu’elle ne vieillit pas. Et
Sans titre (1931), Anonyme
Courtoisie Collection Marion et Philippe Jacquier.
Donation de la Fondation Antoine de Galbert au musée de Grenoble
À la question récurrente “que cherchez-vous ?”, nous répondons sans coquetterie, ni volonté de dissimulation que nous ne le savons pas encore. Nous ne courrons pas après un sujet, une technique, une époque ou une signature. Nous cherchons des photographies qui n’ont pas encore été vues, ou du moins pas comme nous les voyons. Chaque chercheur pose sur les images un regard qui lui est propre. —Marion et Philippe Jacquier
c’est ainsi qu’on a trouvé 850photos des voyages de Lucette. » Touchante, jamais ridicule, émouvante, Lucette est exposée cette année aux Rencontres d’Arles dans le cadre d’« Éloge de la photographie anonyme », l’exposition consacrée à la collection Jacquier au Cloître Saint-Trophime [voirencadrép.71]
Une nouvelle fois, Marion et Philippe Jacquier ont décidé de changer leur fusil d’épaule. Au début de l’année, ils ont fermé leur galerie montreuilloise. « On voulait arrêter au moment où c’était bien, pas quand on trouverait moins de photos ou qu’on s’essoufflerait », explique Marion Jacquier. Malgré l’impressionnant corpus de 10.000images qu’ils auront déniché pendant plus de 20ans, ils se défendent encore aujourd’hui d’être des collectionneurs. Pour ces « chercheurs d’images », l’heure est à la transmission, pas à la thésaurisation.
Récemment, la rencontre avec Antoine de Galbert, fondateur de la regrettée Maison Rouge, a fait tilt. Par l’intermédiaire de sa fondation éponyme, le collectionneur et mécène a décidé d’acquérir le fonds Jacquier pour en faire don au musée de Grenoble dans un second temps. Cette donation est l’une des entrées les plus importantes dans les collections patrimoniales françaises pour ces images si longtemps déconsidérées. Sous la houlette de Sébastien Gokalp, directeur du musée de Grenoble, le fonds Jacquier fera l’objet d’un travail de recherche sur le sujet de la photographie anonyme, d’une exposition d’envergure et d’un catalogue. « C’est un alignement des planètes, confie
non sans une certaine émotion Marion Jacquier. On ne pouvait pas rêver mieux : que ces images, qui n’avaient jamais eu droit de citer, entrent dans le patrimoine public. » Par le prisme des Jacquier, la photographie vernaculaire trouve enfin ses lettres de noblesse institutionnelles.
La photographie vernaculaire à Arles
Aux Rencontres d’Arles, la photographie vernaculaire est un peu chez elle. Les costumes de l’armée américaine avec « Fashion army » en2024 ; une communauté de travestis avec « Casa Susanna », le pèlerinage gitan avec « Lumière des Saintes » et les migrants de Marseille avec « Ne m’oublie pas » de JeanMarie Donat en2023… Cette année, les artistes du festival s’en emparent comme Diana Markosian, dont la mère découpait méticuleusement l’image de son père dans les photos de famille [voirencadrép.54] et Jean-Michel André, en quête de souvenirs d’enfance pour recomposer une mémoire oubliée et tragique [voirencadrép.33]. De leur côté, les photographes brésiliens de l’exposition chorale « Futurs ancestraux » revisitent les archives visuelles et communautaires de leur pays [voirp.44] pour mieux critiquer le colonialisme.
Images d’archive, photos de famille, souvenirs de vacances, clichés professionnels ou industriels… Pendant longtemps, ce vaste matériel photographique est passé sous les radars de la critique photographique et des pratiques curatoriales. Pourtant, le mystère de la photographie oubliée qui ressurgit au détour du marché aux puces séduit de plus en plus de collectionneurs et d’artistes. Dès2002, François Hébel, directeur emblématique et historique du festival, avait ouvert grand les portes des Rencontres à la photographie vernaculaire en exposant la collection du photographe Martin Parr ainsi que le travail Évidencede Larry Sultan et Mike Mandel. « Ces photos révèlent non seulement une histoire personnelle, mais aussi celle de tout un pan de la société, constate Aurélie de Lanlay, directrice adjointe des Rencontres. Ces photos vernaculaires qui resurgissent à la lumière ont quelque chose d’incroyable. Tant qu’elles ne sont pas redécouvertes, elles n’existent plus que pour un petit nombre ou sombrent dans l’oubli. Dans un monde d’abondance de l’image, on peut se demander quel sera notre vernaculaire à nous… »
Nichée au cœur du Cloître Saint-Trophime à Arles, l’exposition « Traversée du fragment manquant » se déploie comme une méditation sensible sur la disparition et la transformation du paysage français.
De Toulouse à la Méditerranée, les eaux paisibles du Canal du Midi charrient des siècles d’histoire, de mémoire et de bouleversements environnementaux. En2025, à l’occasion des Rencontres d’Arles, ce cours d’eau emblématique devient le théâtre d’une exposition personnelle et engagée signée Raphaëlle Peria [voirencadrép.78]. Imaginée dans le cadre du programme BMW Art Makers [voirencadrép.78], cette installation est conçue en collaboration avec la commissaire Fanny Robin, complice artistique de longue date de l’artiste.
La mémoire à la surface
Le projet puise son origine dans le lien intime que Raphaëlle entretient avec l’eau, hérité d’une enfance peu commune passée sur des péniches. « Je vis sur des bateaux depuis l’âge de trois ans, confie-t-elle. L’eau n’est pas un simple sujet dans mon travail : c’est le cadre même de mon existence. » Lorsque l’opportunité de créer une œuvre pour BMW Art Makers s’est présentée, le thème de l’eau s’est imposée comme une évidence. Mais c’est en redécouvrant une photo d’enfance, prise par son père, que naît l’étincelle. « La première image que j’ai gardée en mémoire enfant, c’était en fait un reflet sur l’eau. C’est là que je voulais commencer. » De cette réminiscence naît un ensemble d’œuvres où l’histoire personnelle s’entrelace à la chute environnementale. Au cœur de ce projet : la disparition progressive des platanes qui bordaient jadis les rives du canal, décimés par un champignon pathogène, le chancre coloré. Sur les 72.000arbres plantés à l’origine, plus de 28.000 ont déjà été abattus ; les derniers devraient disparaître d’ici2035. Pour une artiste dont
la démarche s’articule autour des végétaux menacés, cette érosion écologique trouve un écho profond. Les platanes mourants s’imposent comme un fil conducteur, mais ne constituent pas une fin en soi. « Si je ne parlais que des arbres, je serais journaliste, affirme-t-elle. En tant qu’artiste, je veux aller ailleurs : vers le rêve, les questions, la mémoire. » Pour Raphaëlle Peria, le canal n’est pas un simple décor ; il incarne à la fois une voie tangible et un passage symbolique.
Mettre en scène la continuité
Pour la commissaire
Fanny Robin, « Traversée du fragment manquant » s’inscrit dans la continuité naturelle d’une collaboration de plus de quatre ans. « Chaque nouveau projet avec Raphaëlle ouvre une perspective inédite, explique-t-elle. Mais celui-ci semblait écrit d’avance. Notre précédente exposition se terminait par l’image d’un bateau rempli de carnets inachevés. Celleci commence avec ce même bateau. C’est une suite à la fois symbolique et évidente. » Le duo a déjà exploré l’eau sous toutes ses formes, mais
Ces arbres ofraient de l’ombre aux soldats, aux chevaux, ils maintenaient les berges. Sans eux, c’est toute la structure du canal qui est menacée. —Raphaëlle Peria
ce projet aborde aussi une autre notion : la transparence — un thème que l’on retrouve dans les matériaux utilisés comme dans l’évocation de la mémoire qui s’efface avec le temps.
La scénographie participe pleinement du voyage. Le public traverse l’exposition comme on glisserait sur les eaux du canal. À l’entrée, seule une carte retraçant le parcours de Raphaëlle offre un repère fixe, un ancrage géographique dans un espace fluide et onirique. « L’essentiel, c’est d’emmener le spectateur ailleurs, insiste l’artiste. Pas de reproduire un lieu, mais d’inviter à la rêverie. » La suite de l’exposition se divise en cinq modules. De grandes plaques de Plexiglas servent de cloisons translucides, sur lesquelles sont superposées de petites images d’archives. Ces jeux visuels plongent le visiteur dans un va-et-vient sensoriel entre passé et présent, netteté et transparence, mémoire personnelle et perte collective. « On voit à travers la matière, à travers les souvenirs, à travers le temps, commente Fanny Robin. C’est une dérive… comme sur le canal… comme sur l’eau. »
Un regard, deux voix
L’exposition se construit autour d’un dialogue entre deux sources photographiques. D’un côté, les images d’archives familiales prises par le père de Raphaëlle Peria lors de vacances sur le Canal du Midi, au début des années1990. On y découvre des scènes de vie simples : des arbres, des bateaux, un petit Optimist à voile rouge, baigné par la lumière saturée d’un été dans le Sud. En écho, les photographies contemporaines de l’artiste, réalisées lors d’un récent retour
sur les lieux. Elle a suivi le canal de Toulouse à Sète —principalement en voiture, le canal étant fermé l’hiver— à la recherche des mêmes points de vue. Mais il ne s’agissait
pas de reconstituer à l’identique. « Je ne voulais pas qu’ils se superposent parfaitement, explique-t-elle. Ce n’est pas une comparaison mais un écho. »
Prix BMW Art Markers
Créé en2021, le Prix BMW Art Makers accompagne chaque année un duo émergent artiste-commissaire d’exposition dans la réalisation d’un projet inédit autour de l’image. À la clé : un accompagnement financier, un mentorat curatorial et une visibilité lors de deux temps forts de la scène photographique contemporaine : les Rencontres d’Arles en été, puis Paris Photo à l’automne.
3
questions à… Raphaëlle Peria
Comment était-ce de travailler avec les photographies de votre père ?
Cela a représenté un vrai tournant pour moi. Jusqu’ici, je n’avais travaillé qu’avec mes propres clichés. Utiliser les archives de mon père m’a obligée à prendre du recul. Je n’avais pas l’opportunité de choisir ce que contenaient ces photos, et cela m’a poussée à me confronter à des pans de mon histoire que je n’aurais peut-être jamais montrés autrement. C’est devenu une forme de mémoire partagée : son regard et le mien se croisent à des décennies de distance. Cela a été difficile au début, mais au final, cette expérience m’a libérée et m’a permis d’aborder ma pratique autrement.
En grattant ces photos, n’aviez-vous pas peur de les abîmer ?
J’ai toujours trouvé que la photographie avait une surface trop lisse. En la grattant, en soulevant le papier ou le Plexiglas, je cherche à lui redonner quelque chose de vivant. Avec les photos issues de l’album de mon père, j’avais conscience de manipuler quelque chose de personnel et de fragile. Mais c’est justement cette fragilité qui donne du sens au geste. Gratter, c’est un acte symbolique : cela parle de mémoire, d’oubli, de ce qui se cache sous la surface. Quand je gratte, je ne détruis pas. Je me souviens.
Quelle émotion aimeriez-vous que les visiteurs retiennent de ce voyage intime ?
J’aimerais qu’ils se sentent invités à renouer avec leurs propres souvenirs. C’est pour cela qu’avec Fanny, nous avons imaginé des espaces de contemplation, de silence. Nous avons volontairement évité de trop charger l’exposition en texte. L’idée, c’est de laisser de la place à l’histoire de chacun. Les images sont personnelles, mais les thèmes sont universels. Si quelqu’un s’assoit devant l’un de ces arbres et se met à rêver, ou se souvient soudain d’un détail oublié depuis des années, alors pour moi, ce sera la plus belle réussite.
Ce jeu entre passé et présent s’inscrit dans la structure même de l’exposition. Les clichés d’archives s’intègrent à de grandes plaques de Plexiglas où apparaissent les scènes actuelles. « On ne voulait pas faire un simple “avant-après”. Je cherchais quelque chose de plus poétique, plus ouvert », précise Raphaëlle Peria. Les photos de son père, rescannées et agrandies, deviennent des fenêtres enchâssées dans des murs : de petits fragments lovés dans des contextes plus larges, comme des pauses sensibles dans le flux du temps.
Gratter la surface
Ce qui rend « Traversée du fragment manquant » unique, c’est la technique singulière de Raphaëlle Peria : elle gratte littéralement la surface de ses photos pour en révéler les strates invisibles. Formée à la gravure, elle manie gouges et outils de taille douce pour soulever l’émulsion photographique, transformant l’image plane en un relief ciselé. Elle détache chaque feuille d’arbre une à une. Les traces blanches ainsi obtenues deviennent des spectres : à la fois effacement et mise en lumière, disparition et révélation. Avec le temps, cette pratique s’est affinée pour évoquer les mécanismes même de l’oubli : l’amnésie (l’effacement), la paramnésie (la superposition), et l’ecmésie (la distorsion temporelle). Plus qu’un geste visuel, c’est une démarche tactile et conceptuelle. « J’ai toujours eu le sentiment que la photographie aplatit la réalité, explique-t-elle. Gratter, c’est faire revenir la texture, la mémoire, la présence. » Dans cette exposition, les matériaux eux-mêmes prolongent la métaphore. Un papier peint à l’imitation de feuille de cuivre rappelle les teintes rouillées du champignon qui décime les platanes du canal. Les plaques de
Plexiglas laissent passer la lumière, projetant des ombres et des reflets, jusqu’à inclure le visiteur dans l’œuvre. Ces choix ne relèvent pas du décor : ils incarnent, de manière structurelle, les thèmes de la transparence, de la perte et de la survivance.
Après sa présentation à Arles, « Traversée du fragment manquant » sera de nouveau exposé sur Paris Photo [voirencadré], où les modules immersifs seront repensés pour une installation murale. De nouvelles œuvres sont également en cours de production, prolongeant encore ce voyage en résonance.
« Traversée du fragment manquant »
Jusqu’au 5 octobre Cloître Saint-Trophime
12 rue du Cloître. Arles www.rencontres-arles.com
« Atlas et herbier de Camargue »
Fruit d’une passion partagée entre artistes cyanotypistes, botaniste et écrivaine, « Atlas et herbier de Camargue » célèbre la flore du delta du Rhône à travers une démarche à la fois poétique et scientifique. Portée par les commissaires Anne Fourès et Estelle Rouquette, l’exposition réunit les regards singuliers d’Arnaud Béchet, Luc Douzon, Hugo Fontès et Anne Fourès, dans une collaboration sensible où la rigueur botanique dialogue avec la création artistique. Entre2019 et2024, les artistes arpentent dunes et marais au fil des saisons, guidés par la lumière et la végétation camarguaise. Le résultat : un inventaire en cyanotype de plantes rares, menacées ou protégées, capturées au sommet de leur floraison, où la précision scientifique s’accorde à une forme de lyrisme visuel.
Présentée au Musée de la Camargue jusqu’au 5octobre dans le cadre du programme Arles Associé des Rencontres de la Photographie, l’exposition s’impose comme un geste d’amour envers le vivant autant qu’un acte de conscience écologique. « Atlas et herbier de Camargue » invite à contempler une nature fragile où la beauté se conjuguent.
« Atlas et herbier de Camargue » Jusqu’au 5 octobre Musée de la Camargue Mas du Pont de Rousty. Chemin 6399. Arles www.museedelacamargue.com
Arpenter le passé (détail, 2025), Raphaëlle Peria
Le Festival OFF Arles s’impose comme un espace incontournable de la photographie contemporaine, où règnent liberté, expérimentation et esprit de communauté.
Chaque été, la ville pittoresque d’Arles se transforme en épicentre international de la photographie. Tandis que les Rencontres d’Arles rassemblent les grands noms du secteur dans des lieux soigneusement sélectionnés, une autre énergie anime la cité : celle du Festival OFF Arles.
Les racines du Festival OFF Arles plongent au cœur de la tradition arlésienne de l’image. Après la fin de Voies Off (19962019), l’association La Kabine —fondée en2021 par Juliette Larochette, Florent Basiletti et Rosalie Parent— reprend le flambeau et relance l’initiative. Leur ambition ? Offrir une plateforme inclusive, respectueuse de l’héritage tout en s’ouvrant résolument à la nouveauté. « OFF Arles se veut un laboratoire artistique ouvert et inclusif », explique Justine Ayzac, coordinatrice du festival et membre du collectif La Kabine. « C’est un terrain de jeu créatif qui investit toute la ville d’Arles. » Déjà à sa deuxième édition, OFF Arles prend de l’ampleur. « Cette année, nous accueillons non seulement la photographie, mais aussi le dessin, la performance et les installations sonores, pour refléter la diversité de l’expression visuelle contemporaine. » L’édition2025 intègre ainsi certaines expositions liées à l’Off du Festival du Dessin, repoussant encore les frontières de ce qu’OFF Arles souhaite incarner.
OFF Arles se distingue par son approche radicalement décentralisée et démocratique. Aucun lieu central, aucune structure hiérarchique : c’est toute la ville qui se transforme en festival. Cafés, galeries, garages, librairies et autres recoins
inattendus deviennent autant d’espaces d’exposition. Résultat : plus de 106lieux accueillent les œuvres de plus de 660artistes, créant une effervescence à l’échelle de la cité. Cette ouverture attire un public varié —du simple curieux au professionnel aguerri— et invite chacun à découvrir la photographie contemporaine autrement. « L’objectif, c’est de susciter le dialogue : entre artistes, mais aussi entre créateurs et public, et entre l’art et la ville ellemême », souligne Justine Ayzac. Les projections, elles aussi, incarnent l’ADN décentralisé du festival. Elles offrent une vitrine à de nombreux talents, notamment émergents, démocratisant l’accès aux œuvres visuelles et renforçant la dimension de rencontre et de visibilité dans tous les quartiers d’Arles.
Trois niveaux de participation structurent le festival. D’abord, les expositions sélectionnées par l’équipe du Off, qui mettent en avant des propositions artistiques interrogeant le monde, ses représentations, ses injustices, mais aussi ses utopies. Ensuite, le programme « associé » réunit des initiatives et activités en
phase avec l’esprit du festival, ancrées dans la vie culturelle locale tout au long de l’année. Enfin, les galeries et artistes organisent leurs propres expositions en accès libre : chacun peut rejoindre l’aventure, à condition de trouver un espace et de respecter les valeurs communes. « Cette ouverture et la diversité des récits font la vitalité du Off, affirme Justine Ayzac. Tout le monde peut y participer, tant que l’éthique reste partagée. » Cette liberté s’accompagne d’une vigilance constante : le festival défend l’inclusivité, le respect et la lutte contre toute forme de discrimination. « Nous ne posons pas de frontières artistiques, mais nous traçons des lignes éthiques claires. »
Au-delà des expositions
OFF Arles ne se contente pas d’aligner les expositions : il orchestre une véritable interaction entre artistes, public et ville. Le point d’orgue de cette dynamique ? La première semaine de juillet, baptisée « semaine professionnelle ». Cette année, du 8 au 11juillet, l’Espace Mistral devient le centre névralgique des rencontres en journée et des festivités nocturnes. « Nous proposons aussi des permanences juridiques pour les photographes, des discussions sur l’édition, des tables rondes pédagogiques et des projections d’artistes », détaille Justine Ayzac. Le soir, les écoles et collectifs prennent le relais, avec notamment une carte blanche au photojournalisme et un focus sur Les Rencontres de Marrakech.
Si la soirée d’ouverture a lieu mardi 8juillet, le vendredi11 marque un temps fort avec la Nuit de l’Émergence. Lors de cette célébration, les 20finalistes du Prix Révélation SAIF×La Kabine sont dévoilés et le lauréat annoncé. DJ sets et projections rythment la nuit, incarnant l’esprit du Off.
Ces moments d’échange s’enrichissent du réseau que La Kabine tisse tout au long de l’année. Le festival s’appuie sur les initiatives de son association
fondatrice, qui multiplie les passerelles avec d’autres festivals —locaux comme internationaux— et avec des organisations engagées telles que Les Filles de la Photo ou le réseau Diagonal. Ces collaborations nourrissent la programmation publique, stimulent la réflexion sur l’écosystème de la photographie contemporaine et favorisent la circulation des projets dans toute la région Sud.
Nouvelles voix
Tout l’été, OFF Arles encourage la pluralité des regards et des démarches artistiques, offrant un espace où émergents, artistes confirmés et collectifs se côtoient et dialoguent. Le festival attire ceux qui cherchent à s’exprimer hors des sentiers battus. Il met en avant des collectifs étudiants, comme WIP de l’ENSP ou TALM Le Mans, à qui il offre une liberté totale de création. Le programme accueille aussi une diversité de participants internationaux, parmi lesquels l’Association Marocaine d’Art Photographique, SPIEGEL, la TANPEI KYOTO Photographers’ Association ou Young Hungarian Photography, aux côtés de jeunes talents qui font leurs premiers pas. « La diversité est saisissante, se réjouit Justine Ayzac. On y découvre aussi bien de grandes séries photographiques que des performances intimistes. »
Parmi les expositions phares du QG du festival Off, on retrouve le travail d’Elsa Beaumont, lauréate du Prix Révélation SAIF×La Kabine2024. À ses côtés, les artistes en résidence à La Kabine —Pepe Atocha, Soum Eveline Bonkoungou, Frédéric Oberland et Adrien Julliard— présentent leurs projets en cours dans « La Kabine intime », un espace où les idées en gestation se livrent à la réflexion du public. Les résidences occupent d’ailleurs une place centrale dans la mission du festival. « Nous ne faisons pas que montrer des artistes, explique Justine Ayzac. Nous les accompagnons. Nous leur offrons du temps, de l’espace et un véritable mentorat. » Autre initiative majeure
cette année : le lancement du prix The Dreamers×La Kabine, destiné aux adolescents de12à16ans résidant à Paris, Arles, Marseille et Montpellier. Les participants bénéficient d’un accompagnement professionnel et exposeront à Paris à l’automne, puis sur OFF Arles en2026. « Il s’agit de faire éclore la prochaine génération de créateurs d’images. »
Compagnon des Rencontres
Si le Off évolue en toute indépendance, sa relation avec Arles —et avec les Rencontres— relève de la collaboration. Le Off a débuté par des projections sur la mythique place du Forum, offrant une alternative à la programmation institutionnelle. Aujourd’hui, il coexiste harmonieusement avec le In, partageant des lieux comme l’Espace Mistral. « Nous ne sommes pas une alternative, mais une extension, affirme Justine Ayzac. Nous proposons une autre porte d’entrée vers l’art contemporain. » Cette extension invite aussi à repenser la ville. L’un des objectifs du festival consiste à dépasser le centre historique d’Arles, à investir les quartiers périphériques et les villages alentour. « Arles, ce n’est pas que le Forum et le Cloître Saint-Trophime, ajoute Justine Ayzac. Nous voulons redessiner la ville à travers l’art. »
Perspectives
Dans les années à venir, La Kabine entend renforcer ses partenariats avec Marseille et l’ensemble du Sud, pour bâtir un réseau de la culture de l’image contemporaine qui dépasse les frontières urbaines. En parallèle, la question de la durabilité prend de l’ampleur. « Nous réfléchissons à la réutilisation des supports de communication, à sortir de la logique du jetable, précise Justine Ayzac. L’enjeu, c’est de construire un festival aussi conscient que créatif. » Avec le lancement de programmes d’éducation à l’image (EAC) à Marseille et d’un nouveau guide familial pour élargir l’accès au public, OFF Arles poursuit sa mue sans jamais perdre son esprit : liberté, expérimentation et bienveillance.
DATA
Misty sur Sheridan Square (détail, 1991), Nan Goldin Vendu 50.800 $ chez Phillips New York le 9 octobre 2024
Courtoisie Phillips
NAN GOLDIN
Née en1953 à Washington, Nan Goldin s’impose aujourd’hui comme l’une des voix les plus provocantes de la photographie contemporaine. Elle émerge des scènes underground de Boston et New York dans les années1970 et1980, bouleversant la représentation des femmes et des communautés marginalisées, loin des cadres patriarcaux et hétéronormés. Ses portraits bousculent les stéréotypes de genre et exposent la violence domestique, le désir et l’identité queer.
Puisant souvent dans sa propre vie et celle de son entourage, Nan Goldin transforme chaque cliché en acte de mémoire et de résistance. Alliant art et activisme, elle affronte dès les années1980 l’épidémie de SIDA, documentant l’impact sur ses proches. Aujourd’hui, elle poursuit ce combat en attirant l’attention mondiale sur la crise des opioïdes. « Mon travail a toujours porté sur ceux qui sont partis et ceux qui survivent », résume-t-elle, incarnant la vulnérabilité et la sincérité émotionnelle qui traversent toute son œuvre.
Archives vivantes
La photographie entre dans la vie de Nan Goldin à quinze ans, lorsqu’elle commence à immortaliser en noir et blanc le quotidien de travestis et de personnes transgenres. Ces premiers portraits révèlent déjà l’empathie qui deviendra sa signature. Si son travail résiste depuis longtemps à la marchandisation, son influence sur le monde de l’art se traduit par une présence remarquée sur le marché. En2024, ses photographies totalisent 9,6millions d’euros de ventes aux enchères, avec un prix moyen de 5.285€ et une médiane à 3.360€. Ses œuvres les plus recherchées restent celles réalisées
Ses images brutes, chargées d’émotion, composent une œuvre à la fois personnelle et politique. —Pierre Naquin et Nahir
entre1976 et1984. La photographie constitue presque l’intégralité de sa production, représentant 99,5% de ses ventes. À l’inverse, ses 60œuvres en édition et ses deux dessins connus ne pèsent qu’une infime part de son marché, tant en volume qu’en valeur. Pourtant, l’intérêt de l’œuvre de Nan Goldin ne se limite certainement pas à sa valeur marchande. Ses photographies ne sont pas de simples images : elles témoignent d’une intimité profonde et servent d’outils puissants pour la revendication et l’activisme.
Des premiers portraits d’amis et d’amants à ses engagements politiques récents, Nan Goldin échappe résolument à toute catégorisation facile.
Des night-clubs aux biennales
La carrière de Nan Goldin s’accompagne d’une ascension fulgurante sur la scène institutionnelle. À ce jour, elle compte 1.105expositions à son actif, dont 104 en solo show et 1.001collectives, visibles chacune en moyenne trois mois. Bousculant les hiérarchies traditionnelles de l’art, Nan Goldin débute en exposant dans des lieux
Évolution du nombre d’expositions par type
expositions de groupe expositions expositions monographiques
Évolution du nombre d’expositions par pays 0
États-Unis Allemagne France Italie
personnels et atypiques : son loft, mais aussi des bars et night-clubs new-yorkais à la fin des années1970 et1980, où le public se compose « uniquement des personnes présentes dans le diaporama, mes amants et amis ». Sa transition vers le monde institutionnel commence en1981, lorsqu’elle participe à « New York/New wave » au MoMAPS1. En1985, elle signe sa première exposition personnelle au Berkeley Art Museum, « Nan Goldin / MATRIX89 », et la même année, le MoMA présente pour la première fois son travail dans « Self portrait ». Les expositions majeures s’enchaînent : « American dreams » au Reina Sofia (1987) puis « Real faces » au Whitney l’année suivante. Sa présence internationale s’affirme au début des années1990 avec trois expositions marquantes : « Pleasures and terrors of domestic comfort » au MoMA, « Selfportraits of contemporary women » à Tokyo et « Life-loss-obsession » au Musée Folkwang à Essen. Un tournant s’opère en2001 lorsqu’elle investit le Centre Pompidou à Paris pour une grande exposition personnelle. Si les solo shows ne représentent qu’environ 5% de ses présentations, Nan Goldin maintient un rythme régulier d’une à deux expositions monographiques par an tout au long de sa carrière. Son activité atteint un sommet au milieu des années2000, avec un pic de 32expositions en2005, suivi d’un second en2010 avec 33expositions. Depuis, le rythme ralentit progressivement, se stabilisant autour de 20expositions annuelles entre2010 et2020.
Sur le plan géographique, les ÉtatsUnis concentrent la majorité de ses expositions personnelles, reflet de ses racines artistiques new-yorkaises et de l’écho durable de son œuvre dans les institutions américaines. L’Europe offre également une solide plateforme à Nan Goldin, notamment l’Allemagne, la France et l’Italie. L’Allemagne joue un rôle clé dans la construction de sa réputation internationale, avec de fréquentes expositions à Berlin ou Essen.
La France et l’Italie contribuent elles aussi à sa notoriété mondiale, en l’invitant régulièrement dans de grandes expositions collectives et des lieux prestigieux.
Au-delà des musées, Nan Goldin s’impose aussi sur la scène des biennales internationales. Sa première participation remonte à la Whitney Biennial en1985, où elle présente son diaporama emblématique La ballade de la dépendance sexuelle (19801986). Elle figure également à la 29e Biennale de São Paulo en2010 et à la Bienal Sur en Argentine en2022. La Biennale de Venise l’accueille à deux reprises : d’abord en2003, puis en2022 lors de la 59e édition, « Le lait des rêves », où elle marque les esprits avec Sirènes (2019-2020).
Hors des sentiers battus
Longtemps en marge du marché commercial, Nan Goldin tisse pourtant des liens solides avec des galeries qui jouent un rôle clé dans son parcours. Elle commence à exposer à la galerie Matthew Marks de New York en1993, totalisant 13expositions —dont sept solo shows — jusqu’en2021, un record pour une seule galerie. En1995, elle entame une collaboration régulière avec la galerie Fraenkel à San Francisco. Ce partenariat, toujours actif, compte à date 12expositions dont quatre expositions monographiques. La même année, elle s’associe à la Rebecca Camhi Gallery à Athènes, où elle expose à quatre reprises. Cette collaboration lui ouvre les portes de la scène méditerranéenne et renforce son rayonnement international. Parmi les autres galeries notables l’ayant présentée, l’on retrouve Gagosian, Marian Goodman, Yossi Milo et Wilde Gallery.
Les photographies de Nan Goldin naissent dans l’intimité, mais elles finissent par s’imposer sur le marché de l’art, notamment aux enchères. Sa première apparition remonte à1989, lorsque Couples (1977) passe
Évolution du chiffre d’affaires annuel
Évolution du nombre de lots proposés
Évolution du prix moyen
Évolution du prix médian
Évolution du taux d’invendus
vendu invendu
Évolution du nombre de lots et du chiffre d’affaires par année de création
chiffre d’affaires nb. lots
chiffre d’affaires nombre de lots
Nan et Brian au lit, New York (détail, 1983), Nan Goldin
Vendu 44.450 $ chez Sotheby’s New York le 4 avril 2023
Courtoisie Sotheby’s Art Digital Studio
Taux d’invendus
chez Christie’s, sans trouver preneur. Ce moment marque pourtant son entrée sur le second marché. Il faut attendre 1995 pour voir son premier succès aux enchères : Ivy dans le jardin, Boston (1973) trouve preneur chez Tajan, à Paris, pour l’équivalent de 915€. Ironie du sort, alors que les États-Unis accueillent la majorité de ses expositions et constituent son marché le plus stable, sa première vente américaine n’intervient
mais la valeur totale reste nettement inférieure, à seulement 655.975€ (6,9% du total) ; les prix y sont en moyenne plus bas. Les trois grandes maisons de ventes occidentales dominent le marché de Nan Goldin : Christie’s (près de 30% des ventes), Sotheby’s (19%) et Phillips. Toutefois, sa présence s’étend peu à peu au-delà de l’Europe et des États-Unis. En2008, elle fait une première incursion sur le marché asiatique, avec une vente modeste à Tokyo d’Alf and Fritz/ Volcano Fritz, 5days old.
Nan Goldin et la mode
Avec le temps, le style brut et intime de Nan Goldin a influencé non seulement l’art contemporain, mais aussi l’univers de la mode. Sans jamais endosser le rôle de photographe de mode traditionnelle, elle marque de son empreinte l’esthétique de la mode
alternative grâce à ses portraits des années1980 et1990, notamment ceux des drag queens et de la scène queer new-yorkaise. Deux images emblématiques illustrent ce croisement : Misty et Jimmy Paulette en taxi, New York (1991) et Joey devant Roseland, New York (1991), toutes deux ayant obtenu des résultats remarquables aux enchères. La première s’est vendue chez Christie’s pour 8.000$ (7.120€), franchissant pour la première fois le seuil des 5.000€/$ pour une œuvre de l’artiste, tandis que la seconde atteint 15.000£ (23.000€) chez Sotheby’s. Leur style performatif, le maquillage théâtral et la présence intense brouillent la frontière entre documentaire et photographie de mode. Cette fusion précoce entre identités auto-construites et narration photographique ouvre la voie à des collaborations avec des maisons telles que Gucci
Mon travail s’est toujours intéressé à sur ceux qui sont partis et ceux qui restent. —Nan Goldin
« Syndrome de Stendhal »
qu’en1996, avec Clements à l’hôtel Savoy, Berlin (1996), adjugée un peu plus de 1.000€ chez Christie’s New York. Depuis, la présence de Nan Goldin sur le marché s’est considérablement renforcée. À date, plus de 2.600lots sont passés aux enchères, avec près de 70% trouvant acquéreur. Les États-Unis restent son marché le plus dynamique, concentrant plus de la moitié des ventes totales et atteignant les prix moyens les plus élevés. Le Royaume-Uni arrive en deuxième position, générant 15,2% des ventes. La France suit, avec 1,3million d’euros (soit 13,6% du total) et un prix moyen de 5.350€, proche de la moyenne générale. L’Allemagne, de son côté, affiche un volume élevé (530lots, soit 20,3% des œuvres proposées),
Le syndrome de Stendhal désigne un trouble psychosomatique où l’on ressent des réactions physiques et émotionnelles intenses face à une beauté bouleversante, notamment dans l’art. Présentée comme une installation multimédia aux Rencontres d’Arles2025, l’œuvre Syndrome de Stendhal (2024) de Nan Goldin s’approprie ce phénomène pour explorer la beauté, l’intimité et la condition humaine. L’artiste mêle art classique et récits personnels, exposant son installation du 7juillet au 5octobre à l’église Saint-Blaise d’Arles. Le dispositif prend la forme d’un diaporama où Nan Goldin juxtapose des photographies de chefs-d’œuvre classiques, Renaissance et baroques —capturés pendant plus de vingt ans dans des musées comme le Louvre, le Metropolitan Museum of Art ou le Prado— à des portraits intimes de ses amis et amants. S’inspirant des Métamorphoses d’Ovide, Nan Goldin réinvente ses modèles en figures mythologiques telles que Galatée, Orphée ou Hermaphrodite. L’installation s’accompagne d’une narration de l’artiste elle-même et d’un paysage sonore signé Soundwalk Collective, avec une pièce musicale de Mica Levi.
« Syndrome de Stendhal »
Jusqu’au 5 octobre
Église Saint-Blaise
Impasse de Mourgues. Arles www.rencontres-arles.com
L’appareil photo fait autant partie de ma vie quotidienne que parler, manger ou faire l’amour. —Nan Goldin
et Dior qui adoptent son esthétique cinématographique et émotionnelle. À l’automne2024, Goldin enrichit son corpus lié à la mode avec une nouvelle série intitulée Nous aurons toujours Londres. Six photographies de cette série sont proposées à la vente chez Gagosian, à partir de 28.000$ chacune.
Ballade de la dépendance sexuelle
Réalisée entre1980 et1986, Ballade de la dépendance sexuelle demeure l’œuvre la plus emblématique de Nan Goldin. Conçue comme un diaporama autobiographique de plus de 700images couleur, elle saisit l’intimité de ses amis et amants dans des scènes de tendresse, de conflit, d’addiction, de joie et de deuil. Parmi les images les plus bouleversantes figure un autoportrait, Nan un mois après avoir été battue (1984), où l’artiste fixe l’objectif, les deux yeux tuméfiés, l’un injecté de sang. « Ballade de la dépendance sexuelle est le journal intime que je laisse lire aux autres, écrit l’artiste. C’est ma façon de garder le contrôle sur ma vie. Il me permet d’enregistrer chaque détail de façon obsessionnelle. Il m’aide à me souvenir. » Ce projet profondément personnel redéfinit la photographie documentaire et trouve un écho sur le marché de l’art. Son record aux enchères reste Triptyque de Ballade (1977-1986), un ensemble de trois photographies issues de la série, adjugé 180.000$ (138.275€) chez Christie’s New York le 8mai2012 — la seule œuvre de Goldin à avoir dépassé la barre des 100.000€ aux enchères. Plusieurs images individuelles de Ballade atteignent également des prix notables. Autoportrait au kimono avec Brian, New York (1983), exploration poignante de l’intimité et de l’identité à travers sa relation
avec Brian, se vend chez Christie’s New York en2023 pour 92.000$ (85.470€ ; 115.920$ ou 107.700€ frais inclus). De même, Nan et Brian au lit, New York (1983) —qui capture la complexité émotionnelle du couple— est adjugée 14.500$ (12.510€) chez Sotheby’s en1998, franchissant alors pour la première fois le seuil des 10.000€. Un an plus tard, Greer et Robert sur le lit, New York (1982), autre moment d’intimité issu de Ballade, établit un nouveau record chez Christie’s avec 34.000$ (31.925€), dépassant pour la première fois les 30.000€.
Conçue à l’origine comme un diaporama projeté, Ballade de la dépendance sexuelle paraît en livre en1986, un an après sa présentation à la Whitney Biennial, consacrant son statut dans la photographie postmoderne. Aujourd’hui encore, Ballade reste une archive brute et sans filtre de vies en marge, tout en célébrant la survie et l’émancipation.
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Christie’s Phillips Sotheby’s Swann Galleries autres