Franchir les limites : transitions, transgressions, hybridations


Avant-propos p. 5 André Comte-Sponville
Franchir les limites : transitions, transgressions, hybridations p. 17 Claudine Cohen Questions de la salle p. 45
Câest un signe des temps : le mot « hybride » (quel que soit le sens, souvent flou et parfois abusif, quâon lui donne) est Ă la mode. Voitures hybrides, travail hybride (en tĂ©lĂ©travail et sur site), enseignement hybride (Ă la fois ou successivement en distanciel et en prĂ©sentiel), concepts hybrides, crĂ©ations hybrides (notamment dans lâart contemporain), sans parler, dans des champs sĂ© mantiques parfois fort Ă©loignĂ©s, dâautres façons de dĂ©si gner le franchissement des frontiĂšres ou la subversion des limites, disons les mĂ©langes, transitions ou transgres sions â par exemple quand on parle de « crĂ©olisation », de « transclasses », de « transgenres », de sensualitĂ©s ou dâappartenances « intersexes » ou « fluides »⊠Il nous a paru important dây rĂ©flĂ©chir, et nous remercions vive ment notre amie Claudine Cohen, qui est membre du Conseil dâorientation de notre Institut, dâavoir bien voulu ĂȘtre la premiĂšre Ă nous y aider.
Elle Ă©tait bien placĂ©e pour cela. Nâest-elle pas elle-mĂȘme un exemple de cette « hybridation des disciplines », qui les pousse Ă se fĂ©conder mutuellement ? Ă la fois philosophe, historienne des sciences et palĂ©ontologue,
Claudine Cohen est Professeure des UniversitĂ©s et Directrice dâĂtudes (Chaire « Biologie et SociĂ©tĂ© ») Ă lâĂcole des hautes Ă©tudes en sciences sociales et Ă lâĂcole pratique des hautes Ă©tudes (Laboratoire BiogĂ©osciences). Elle a publiĂ© de nombreux livres, trĂšs remarquĂ©s, qui portent principalement sur ce que jâappellerais volon tiers lâhistoire de la prĂ©histoire, entendant par lĂ aussi bien lâhistoire de la palĂ©ontologie, comme science, que celle des reprĂ©sentations, fussent-elles naĂŻves ou ima ginaires, de la prĂ©histoire humaine (citons notamment LâHomme des origines : savoirs et fictions en prĂ©his toire, Seuil, 1999, Prix Roland de Jouvenel de lâAcadĂ© mie française, et La femme des origines : images de la femme dans la prĂ©histoire occidentale, Belin Herscher, 2003, doublement primĂ© par lâAcadĂ©mie des sciences morales et politiques et par lâAcadĂ©mie des beaux-arts).
Disons, pour rĂ©sumer Ă lâextrĂȘme, quâelle travaille sur les diffĂ©rentes façons de « penser lâĂ©volution humaine », ce qui est lâobjet et le sous-titre de son dernier livre, Nos ancĂȘtres dans les arbres (qui prend ce dernier mot au sens oĂč lâon parle dâarbres gĂ©nĂ©alogiques, Seuil, 2021).
Mais venons-en Ă notre sujet. La notion dâhybridation est dâabord biologique : elle dĂ©signe, rappelle Claudine Cohen, un « croisement fĂ©cond » entre deux espĂšces ou variĂ©tĂ©s diffĂ©rentes. Processus fort ancien, puisque lâhu manitĂ© mĂȘme en rĂ©sulte ou en porte la marque. Homo sapiens apparaĂźt en effet « comme une espĂšce hybride » (certains de ses gĂšnes viennent des NĂ©andertaliens et DĂ©nisoviens), qui est « le produit de complexes interac tions avec dâautres espĂšces proches », si bien que « nous
sommes tous en un sens des hybrides ». En un sens, oui, mais particulier : puisque les hybrides, rĂ©sultant par dĂ©finition de croisements fĂ©conds, sont ordinairement eux-mĂȘmes stĂ©riles (ainsi les mulets et bardots, engen drĂ©s respectivement par un Ăąne et une jument, ou bien par un cheval et une Ăąnesse, mais incapables eux-mĂȘmes de se reproduire), ce qui nâest Ă©videmment pas le cas des humains. Cela dit assez ce que la notion garde dâĂ©quivoque, de flou ou dâincertain. « Sapiens, NĂ©andertaliens et DĂ©nisoviens, qui ont produit des hybrides fĂ©conds, constituent-ils bien des espĂšces distinctes ? » Les spĂ© cialistes en discutent, et il nâest pas exclu que de nou velles dĂ©couvertes, relevant de la palĂ©oanthropologie, remettent en cause ces classifications peut-ĂȘtre trop rigides ou figĂ©es pour ĂȘtre absolument opĂ©ratoires ou fidĂšles Ă la mouvante complexitĂ© du rĂ©el.
Mais la notion dâhybridation, je le notais en commen çant, sâest aujourdâhui Ă©tendue fort loin de son sens strictement biologique. Le mot, note Claudine Cohen, est dĂ©sormais « couramment employĂ© pour dĂ©signer toutes sortes dâinnovations, dâusages alternatifs ou crĂ©a tifs », le plus souvent considĂ©rĂ©s positivement. Câest un changement important, qui dit quelque chose de notre Ă©poque. « La multiplication des hybrides, la gĂ©nĂ©ralisa tion du mixte, du mĂ©lange, pourraient bien traduire la rupture des catĂ©gories traditionnelles dans un univers social, Ă©conomique, politique, culturel en mutation. » Lâhybride, qui faisait peur (parce quâon y voyait « lâim pur, le monstrueux »), fait dĂ©sormais envie. Câest quâon y voit « la possibilitĂ© de transgresser avec Ă©lan les limites,
dâenfreindre allĂ©grement les cloisonnements et les sĂ©grĂ© gations, dâexplorer des formes inĂ©dites de relations et dâĂ©changes pour crĂ©er et produire du nouveau ». On ne peut, Ă bien des Ă©gards et dans de nombreux domaines, que sâen fĂ©liciter. Les racistes se sont tellement focalisĂ©s sur ce quâils appelaient la « puretĂ© » de la race quâil est rĂ©jouissant de voir aujourdâhui lâĂ©loge plus frĂ©quent du mĂ©tissage ou de la « crĂ©olisation ». Le machisme et lâhomophobie ont fait tellement de mal, et pendant si long temps, et encore aujourdâhui, quâon se flatte volontiers dâavoir du respect, voire de la sympathie (mĂȘme quand on ne les partage pas), pour les orientations sexuelles qui remettent en cause la sĂ©paration rigide des genres ou les privilĂšges de lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ©. Lâ« ascenseur social » est aujourdâhui trop dĂ©ficient pour quâon ne regrette pas quâil produise si peu de transclasses, entendant par-lĂ , avec Chantal Jaquet 1, ceux qui sont passĂ©s dâune classe sociale Ă une autre. Enfin la mondialisation, si dĂ©criĂ©e et souvent si sottement, ne peut que multiplier les Ă©changes entre civilisations, au point que celles-ci tendent Ă se mĂȘler, Ă se rapprocher, quitte Ă susciter des rĂ©actions contraires â dites « identitaires » â chez ceux qui se sentent menacĂ©s par ce processus Ă la fois Ă©conomique et culturel. On peut bien sĂ»r comprendre ces derniers, qui souffrent dâinsĂ©curitĂ© culturelle, ou plutĂŽt on le doit, mais sans perdre de vue ce que ce mĂȘme processus (la mondialisation des idĂ©es, des valeurs, des normes) com
1. Chantal Jaquet, Lestransclasses,oulanon-reproduction , Paris, PUF, 2014. Voir aussi La fabrique des transclasses , sous la direction de Chantal Jaquet et Gérard Bras, Paris, PUF, 2018.
porte de positif. LâhumanitĂ© est une. La planĂšte est une. Comment ne pas souhaiter que ce qui nous rapproche â on pourrait parler dâhybridation culturelle ou civilisa tionnelle â lâemporte sur ce qui nous sĂ©pare ? Parce que tout se vaut ? Au contraire ! Mais parce que la paix vaut mieux que la guerre, le respect mieux que le mĂ©pris, le dialogue mieux que les prĂȘches ou les injonctions. Et parce que ce qui vaut ne saurait ĂȘtre la propriĂ©tĂ© exclusive de quelque civilisation que ce soit.
Câest tout lâenjeu du combat pour les droits de lâhomme. On parle beaucoup, depuis le livre fameux de Samuel Huntington, dont câĂ©tait le titre (The Clash of Civiliza tions, New York, 1996), a fortiori depuis les attentats du 11 septembre 2001, qui semblaient lui donner rai son, dâun « choc des civilisations ». Non, certes, sans quelque pertinence au moins apparente. Mais le conflit aujourdâhui dominant, Ă mon sens, est moins celui qui oppose partiellement les civilisations (quâon a bien tort de prĂ©senter comme des ensembles homogĂšnes et im muables) que celui qui oppose, Ă lâĂ©chelle du monde comme au sein de chaque nation, les partisans dâune ci vilisation mondiale â laĂŻque, dĂ©mocratique, respectueuse des droits de lâhomme â Ă ceux qui la refusent ou la com battent parce quâils ont le sentiment, point forcĂ©ment Ă tort, quâelle menace leur petit pouvoir, leurs petits privi lĂšges, leurs petites traditions ou leur petit ou grand mar chĂ©. Humanisme (donc fĂ©minisme) et ouverture dâun cĂŽtĂ©, intĂ©grismes ou fermetures de lâautre. Bref, et pour le dire cette fois dans les mots de notre palĂ©ontologue philosophe, si « la richesse des hybrides envahit notre
quotidien et nos imaginaires », si elle correspond Ă ce point Ă notre modernitĂ© ou post-modernitĂ©, câest parce quâelle appelle à « faire voler en Ă©clats les frontiĂšres », à « briser les carcans mentaux et sociaux » pour se lancer tranquillement, librement, audacieusement, dans « une exploration des possibles ».
Sans limites ? Pas tout Ă fait, et câest ce que notre intervenante sâempresse de prĂ©ciser. Les limites, pour ĂȘtre moins rigides ou moins absolues, nâen continuent pas moins dâexister. Câest clair pour les biologistes, qui nous apprennent quâ« Ă la âluxuriance des hybridesâ succĂšde la stĂ©rilitĂ© ou lâuniformitĂ© ». Câest clair aussi dâun point de vue culturel. Claudine Cohen a raison de rappeler, avec LĂ©vi-Strauss, quâ« on ne peut, Ă la fois, se fondre dans la jouissance de lâautre, sâidentifier Ă lui, et se maintenir diffĂ©rent 2 ». Attention de ne pas confondre universalitĂ© et uniformitĂ© ! Que les diffĂ©rentes civilisa tions sâinfluencent mutuellement, se rapprochent, voire quâelles tendent Ă nâen faire quâune, Ă lâĂ©chelle du monde, cela nâimplique pas que chaque culture se dissolve dans toutes les autres. LâEurope, de ce point de vue, peut ser vir dâexemple, sinon de modĂšle. Quâil y ait une civilisa tion europĂ©enne, ce que nul ne conteste, cela nâempĂȘche pas quâil existe aussi, en son sein, des cultures qui restent et resteront diffĂ©rentes (il suffit dâaller de Rome Ă Berlin, ou de Lisbonne Ă Oslo, pour sâen rendre compte). Il est
2. Cl. LĂ©vi-Strauss, « Race et culture », UNESCO, 1971, repris dans Le regard Ă©loignĂ© , Plon, 1983, p. 47 pour lâexpression citĂ©e.
non seulement normal mais souhaitable, soulignait ail leurs LĂ©vi-Strauss, que « des cultures attachĂ©es chacune Ă un style de vie, Ă un systĂšme de valeurs, veillent sur leurs particularismes 3 ». Tout ĂȘtre tend Ă persĂ©vĂ©rer dans son ĂȘtre. Cela vaut pour les cultures comme pour le reste. Câest oĂč la notion dâhybridation, qui voudrait abolir toutes les limites, atteint les siennes propres. Il nây a pas Ă choisir entre lâabsolue fermeture et lâabsolue ouverture, lâune et lâautre impossibles ou mortifĂšres. Ni entre lâexclusion et la fusion. Ni entre lâesprit de croisade (ou de jihad) et le suicide. « Câest la diffĂ©rence des cultures, indiquait encore LĂ©vi-Strauss, qui rend leur rencontre fĂ©conde 4 . » Il faut donc quâelles se rencontrent en effet (ce quâelles font plus facilement et plus nĂ©cessairement que jamais, du fait de la mondialisation), sans cesser pour autant dâĂȘtre diffĂ©rentes. Relativisme et universalisme, Ă mon sens, peuvent et doivent aller ensemble (le contraire de relatif nâest pas universel mais absolu, Ă quoi, diraient Montaigne ou LĂ©vi-Strauss, nous nâavons nul accĂšs, le contraire dâuniversel nâest pas relatif mais particulier, Ă quoi nulle sociĂ©tĂ© nâĂ©chappe), et se limiter mutuellement. Lâ« hybridation civilisationnelle », que jâĂ©voquais plus haut, ou lâĂ©mergence dâune « civilisation mondiale », que jâappelle de mes vĆux, ne seront fĂ©condes quâĂ la condition de rĂ©sister Ă lâentropie, comme disait encore LĂ©vi-Strauss (« plutĂŽt quâanthropologie, il faudrait Ă©crire
3. Cl. LĂ©vi-Strauss, DeprĂšsetdeloin , entretiens avec Didier Ăribon, Odile Jacob, 1988, p. 207.
4. DeprĂšsetdeloin , op. cit., p. 206
âentropologie 5 â »), autrement dit Ă la « dĂ©sintĂ©gration 6 », Ă lâuniformisation, bref de maintenir, dans ce nouvel ensemble, plusieurs cultures diffĂ©rentes. Ces deux types dâexigences â ouverture et fermeture, accueil et rĂ©sistance, unitĂ© et diversitĂ© â vont ensemble : elles sont comme les deux pĂŽles dâun mĂȘme champ magnĂ©tique, qui serait celui de la mondialisation et de notre Ă©poque. « Chaque culture se dĂ©veloppe grĂące Ă ses Ă©changes avec dâautres cultures », toutes « rĂ©sultent de brassages, dâemprunts, de mĂ©langes », toutes sont hybrides en ce sens. Mais il faut, pour quâelles demeurent fĂ©condes, que chacune dâentre elles « y mette une certaine rĂ©sistance, sinon, trĂšs vite, elle nâaurait plus rien qui lui appartienne en propre Ă Ă©changer 7 ». Il y a lĂ comme un juste milieu, Ă la fois difficile et nĂ©cessaire : « Lâabsence et lâexcĂšs de communication ont lâun et lâautre leur danger 8 . » De lĂ une vertu, dirait un aristotĂ©licien dâaujourdâhui, qui se dĂ©finit par le double refus et de cette absence (qui pĂšche par trop de fermeture) et de cet excĂšs (qui pĂšche par trop peu de rĂ©sistance). Cette vertu, qui fait comme un universalisme bien tempĂ©rĂ© (par un peu de relativisme), comment la dĂ©nommer ? Il me semble quâun mĂȘme mot sâimpose, depuis au moins la Renaissance, qui est celui dâhumanisme.
Au reste, ce que Claudine Cohen, dans une jolie allitĂ© ration, appelle « la volontĂ© dĂ©bridĂ©e dâhybridation », qui
5. Cl. Lévi-Strauss, Tristestropiques , Plon, 1955, IX, 40, p. 478
6. Cl. Lévi-Strauss, ibid. , p. 479.
7. Cl. Lévi-Strauss, DeprÚsetdeloin,op.cit., p. 207-212.
8. Ibid.
tendrait Ă lâabolition de toutes les limites, ouvre « sur dâautres dangers, non moins prĂ©occupants », qui sont ceux de lâhomme augmentĂ©, « hybride Ă la fois naturel et artificiel », ou du posthumanisme, qui voudrait « hybri der lâhumain Ă la machine », voire lâeffacer (ce que lâĂ©ty mologie du mot, elle-mĂȘme hybride, semblait annoncer : le latin ibrida, « bĂątard », est « devenu hybrida par rapprochement avec le grec hubris, « excĂšs 9 ») « dans lâhubris de la technique ».
Le pire nâest pas toujours sĂ»r. Observons pour finir, comme câest apparu dans le dĂ©bat, que certaines limites, notamment morales, bien loin dâĂȘtre abolies, sont de nos jours plutĂŽt renforcĂ©es : ainsi celles qui interdisent lâinceste ou la pĂ©dophilie, comme aussi celles qui condamnent (et plus sĂ©vĂšrement aujourdâhui quâhier) le racisme, la misogynie ou lâhomophobie. DĂ©cidĂ©ment non, il nâest pas interdit dâinterdire ! On ne se dĂ©barrasse pas comme cela de la morale, ni des limites, ni de lâinter dit. Cela donne raison Ă notre amie, dans sa conclusion sagement nuancĂ©e : « Lâhybridation ne peut ĂȘtre une injonction, et encore moins une injonction universelle. Elle ne peut ĂȘtre que contingente, ponctuelle, partielle, opportuniste, expĂ©rimentale, dans un monde biologique, matĂ©riel et social dont il faut reconnaĂźtre la complexitĂ©, mais qui reste un monde de rĂšgles et de structures. » Câest quâil sâagit dâun monde humain, et qui doit le rester. Sâouvrir « aux Ă©changes innovants, aux mĂ©langes
9. Dictionnaire historique de la langue française , sous la direction dâAlain Rey, Dictionnaires Le Robert, 1992, article « Hybride ».
et aux interactions », comme notre Ă©poque le permet et lâimpose, cela ne dispense pas de « prĂ©server autant que possible les spĂ©cificitĂ©s et les identitĂ© », quâelles soient celles des individus, des cultures, des sociĂ©tĂ©s ou de lâhumanitĂ© elle-mĂȘme. « Tout ĂȘtre tend Ă persĂ©vĂ©rer dans son ĂȘtre », rappelais-je aprĂšs Spinoza. Lâhybridation ne vaut que pour autant quâelle nous y aide : quâĂ condition quâon la mette au service de lâhumanitĂ©, non lâhumanitĂ© au service de sa propre disparition.
JeremercieJean-ClaudeSeysetAndrĂ©Comte-Sponville,ClaudieHaignerĂ© et les membres du Conseil dâorientation de lâInstitut Diderot de mâavoir donnĂ©lâoccasiondeprĂ©sentermarĂ©flexionsurcesujet.
Merciégalementà ThomasBourgeois,FrancineCletzetChristineGivernaud pourtouteleurefficacitéetleurgentillesse.
Tous mes remerciements Ă Michel Veuille et Ă Charles StĂ©panoff pour leur aide prĂ©cieuse et Ă Emmanuel Grimaud, Jean-Jacques Hublin, RĂ©mi Labrusse, Clovis Maillet et ORLAN pour nos discussions sur diffĂ©rents aspectsdelâhybridation.
ClaudineCohenBĂątard, corniaud, mĂątinĂ©, mĂ©tis : tels sont quelques-uns des synonymes que le Larousse propose pour le mot « hybride ». Ce vocable (nom ou adjectif) peut impliquer un jugement mĂ©prisant Ă lâĂ©gard des ĂȘtres nĂ©s de mĂ©langes, en marge des catĂ©gories dĂ©finies, des essences valorisĂ©es. En ce sens, lâhybride, câest lâimpur, le monstrueux, ce qui doit faire lâobjet de sĂ©parations, dâexclusions ou de discriminations, voire dâinterdits religieux 10 .
Pourtant, le mot « hybride » est rarement utilisĂ© en mauvaise part aujourdâhui. Les hybrides sont partout cĂ©lĂ©brĂ©s, encouragĂ©s, valorisĂ©s. Le mot est couramment employĂ© pour dĂ©signer toutes sortes dâinnovations, dâusages alternatifs ou crĂ©atifs. Ă la faveur du dĂ©ploiement du numĂ©rique et de lâintelligence artificielle, les formes du travail sont devenues « hybrides » ; nos Ă©tudiants reçoivent des enseignements hybrides (en prĂ©sence et en visio-
10. Voir les analyses de Mary Douglas dans DelaSouillure[1966], Paris, La Découverte, 2005, notamment sur les « abominations du Lévitique » et les interdits portant sur les hybrides, jugés impurs dans les préceptes de la religion juive.
confĂ©rence) ; le commerce, lâindustrie, la politique, la guerre mĂȘme sont dits hybrides. Il nâest pas jusquâaux concepts des philosophes qui ne soient ainsi qualifiĂ©s 11 ; plus encore, lâhybride est devenu un maĂźtre-mot de la crĂ©ation artistique contemporaine. La notion dâhybrida tion dit la possibilitĂ© de transgresser avec Ă©lan les limites, dâenfreindre allĂšgrement les cloisonnements et les sĂ©grĂ© gations, dâexplorer des formes inĂ©dites de relations et dâĂ©changes pour crĂ©er et produire du nouveau.
Lâhybridation est ainsi devenue une « idĂ©e chic », comme aurait dit Flaubert un mot dont se sont emparĂ©s les mĂ©dias, la mode et le marketing. Il suffit dâouvrir un journal, de lire un programme pour le trouver presque Ă toutes les pages. « Hybridons-nous ! », « Tous hybrides ! » : plus quâune description, câest une injonction 12 qui nous engage Ă multiplier les communications et les Ă©changes, Ă surmonter les barrages des diffĂ©rences, Ă transcender les frontiĂšres de lâespace et du temps, Ă mĂȘler le rĂ©el et le virtuel.
Pour définir le mot « hybride », revenons à son histoire. Il est étonnant de voir que son étymologie est déjà hybride, double, à la fois latine et grecque 13. En latin,
11. Voir Francis Wolff, « Le temps comme concept hybride », RevuedeMétaphysiqueet deMorale(2011), pp. 487-512.
12. Voir Gabrielle Halpern, Tous Centaures!Ălogedelâhybridation , Paris, le Pommier, 2020 ; pour une approche plus approfondie, voir lâouvrage collectif dirigĂ© par le gĂ©ographe L. Gwiazdzinski, Lâhybridationdesmondes:TerritoiresetorganisationsĂ lâĂ©preuvedelâhybridation , Seyssinet-Pariset, Elya. 2016.
13. Alain Rey, « Les mots de lâhybridation » inL. Gwiazdzinski, Luc (dir.), op. cit., pp. 27-28.
ibrida dĂ©signait lâanimal, Ă la chair savoureuse, nĂ© dâune truie et dâun sanglier. Ă ce vocable rustique fut assignĂ©e Ă la Renaissance une Ă©tymologie savante renvoyant au mot grec hubris, qui dans lâAntiquitĂ© dĂ©signait la dĂ©mesure humaine condamnĂ©e par les dieux lâinfraction aux rĂšgles de la nature, la transgression, le viol. Le mot se rĂ©fĂšre ainsi, dâun cĂŽtĂ©, Ă des pratiques vernaculaires de croisements de variĂ©tĂ©s ou dâespĂšces, et de lâautre Ă une norme Ă©thique, voire mĂ©taphysique, qui qualifie, juge et limite ce type dâopĂ©rations.
Cette dualitĂ© guidera notre rĂ©flexion. Quels effets peuton attendre de lâhybridation, qui franchit les frontiĂšres de lâespĂšce, et qui dĂ©passe les bornes de lâhumain ? Quelles consĂ©quences au plan biologique, quelles retombĂ©es au plan social, politique, et quels enjeux Ă©thiques, philosophiques, voire religieux, sont impliquĂ©s dans ces transgressions, dans ces franchissements des limites ? Jâinterrogerai en premier lieu les usages scientifiques de cette notion, depuis le XVIIIe siĂšcle jusquâĂ la biologie et lâanthropologie contemporaine, pour aborder ensuite les multiples utilisations mĂ©taphoriques de ce mot dans lâĂ©conomie, la sociĂ©tĂ© et la culture. Dans un troisiĂšme temps, je mâinterrogerai sur ce que lâinvitation Ă la multiplication des hybrides dit de notre monde, de ses valeurs et de ses mutations profondes. Je me demanderai pour finir si lâhybridation, qui se joue des limites, ne se trouve pas cependant bornĂ©e : certaines transgressions souhaitĂ©es, cĂ©lĂ©brĂ©es, pourraient bien ĂȘtre aussi porteuses de menaces et de dangers.
Le mot « hybridation » dĂ©signe en son sens premier le croisement fĂ©cond de deux espĂšces, de deux variĂ©tĂ©s, parfois de deux genres biologiques. Câest lâoccasion de citer Diderot devant lâInstitut qui porte son nom. En effet, dans un texte formidable, LerĂȘvededâAlembert 14 , le philosophe pense et rĂȘve la question de la procrĂ©ation, de la reproduction du vivant. On y trouve un Ă©tonnant dialogue entre dâAlembert, Mlle de LâEspinasse, qui tenait salon Ă lâĂ©poque, et le mĂ©decin Bordeu :
Mademoiselle de lâEspinasse
Allons, docteur, buvez un verre de malaga, et vous me rĂ©pondrez ensuite Ă une question qui mâa passĂ© cent fois par la tĂȘte, et que je nâoserais faire quâĂ vous.
Il est excellent ce malaga⊠Et votre question ?
Mademoiselle de lâEspinasse
Que pensez-vous du mélange des espÚces ?
Bordeu
Je vous dirai que, grĂące Ă notre pusillanimitĂ©, Ă nos rĂ©pugnances, Ă nos lois, Ă nos prĂ©jugĂ©s, il y a trĂšs peu dâexpĂ©riences faites, quâon ignore quelles seraient les copulations tout Ă fait infructueuses... et quelles
14. Le rĂȘve de DâAlembert , composĂ© de trois dialogues et rĂ©digĂ© en 1769. Ce texte est extrait du troisiĂšme dialogue. Voir Diderot, le RĂȘve de dâAlembert , Ă©d. P. VerniĂšre, SociĂ©tĂ© des Textes français modernes, Paris, Didier, 1951, pp. 161-162.
sortes dâespĂšces on se pourrait promettre de tenta tives variĂ©es et suivies. [âŠ] Un fait singulier, quâune infinitĂ© de gens instruits vous attesteront comme vrai, et qui est faux, câest quâils ont vu dans la basse-cour de lâarchiduc un infĂąme lapin qui servait de coq Ă une vingtaine de poules infĂąmes qui sâen accommodaient ; ils ajouteront quâon leur a montrĂ© des poulets cou verts de poils et provenus de cette bestialitĂ©.
Cette curieuse notation nâest pas pure fantaisie de la part de Diderot. Elle se rĂ©fĂšre Ă une discussion scientifique de son temps : au chapitre de son Histoire naturelle des quadrupĂšdes consacrĂ© au lapin 15, Buffon Ă©voquait des expĂ©riences de copulation avec le liĂšvre et notait : « Il y avait plus de raison dâattendre quelque produit de ces accouplements, que des amours du lapin et de la poule dont on nous a fait lâhistoire, et dont, suivant lâauteur, le fruit devait ĂȘtre des poulets couverts de poils ou des lapins couverts de plumes ». Lâ« auteur » sur lequel Buffon ironise ici, et que Diderot rĂ©cuse aprĂšs lui, nâest rien de moins que RĂ©aumur, le « prince des naturalistes », grand observateur des insectes, qui avait tentĂ© ce croisement 16 . RĂ©aumur, esprit rigoureux et croyant, nâavait pas hĂ©sitĂ© Ă pratiquer ces tentatives dâaccouplements « contraires aux rĂšgles ordinaires de la nature ». En dĂ©pit de la rumeur insistante qui circula dans les milieux scientifiques, cette expĂ©rience fut sans succĂšs.
15. Buffon Histoirenaturelle,tome II de la série des QuadrupÚdes, 1753.
16. Voir Patrick Graille, « Portrait scientifique et littĂ©raire de lâhybride au siĂšcle des lumiĂšres », EighteenthCenturyStudy , vol. I, no. 2, mai 1997, pp. 70-88.
En cette deuxiĂšme moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle, la question de lâhybridation passionne les naturalistes comme les philosophes et le grand public cultivĂ©. LinnĂ© avait posĂ© les bases scientifiques de lâhistoire naturelle en dĂ©fi nissant les espĂšces selon une nomenclature stricte, les ramenant Ă des types fixĂ©s et Ă un ordre immuable prescrit par Dieu. Buffon, contre LinnĂ©, dĂ©finit lâespĂšce en rĂ©fĂ©rence, non Ă un type morphologique, mais au processus de lâinterfĂ©conditĂ© 17 : « lâespĂšce nâ[est] autre chose quâune succession constante dâindividus sem blables et qui se reproduisent » 18. Cette dĂ©finition ouvre la possibilitĂ© de penser des transformations des ĂȘtres vivants, « dĂ©gĂ©nĂ©ration » sous lâinfluence du climat, ou hybridation par croisement inter-espĂšces. Câest pourquoi Buffon, on lâa vu, se passionne pour la question de la fĂ©conditĂ© des hybrides, multipliant les expĂ©riences de mĂ©tissages et observant leurs effets, mĂ©ditant sur les croisements de la jument et de lâĂąne et sur la stĂ©rilitĂ© des mulets 19. Ainsi, au moment oĂč se normalisent les classifications des ĂȘtres vivants, certains naturalistes des LumiĂšres engagent une rĂ©flexion sur leurs limites et la possibilitĂ© de leur transgression.
17. Voir Thierry Hoquet, Buffon, LinnĂ©, les Ă©ternels rivaux de la biologie? , Paris, Ăd. Dunod, 2007.
18. Sur la notion dâespĂšce chez Buffon et lâidĂ©e dâune histoire des ĂȘtres vivants conçue Ă la fois comme hybridation et comme dĂ©gĂ©nĂ©ration, voir Philip R.Sloan, « From logical universals to historical individuals : Buffonâs idea of biological species », Actes du Colloque «Histoire du concept dâespĂšce dans les sciences de la vie», Fondation Singer-Polignac, mai 1985.EighteenthCenturyStudy , vol. I, no. 2, mai 1997, pp. 70-88.
19. Voir Buffon, Histoire Naturelle , « lâĂne », Ćuvres ComplĂštes , ed. Flourens, 1855, tome 2, p. 416.
Les pratiques dâhybridation sont fort anciennes, elles remontent sans doute au NĂ©olithique : la domestication des plantes exige la sĂ©lection dâespĂšces ou de variĂ©tĂ©s sauvages et leurs croisements. Au XVIIIe siĂšcle, une vĂ©ritable science des hybrides, lâ« hybridisme », naĂźt de la volontĂ© de produire de nouvelles variĂ©tĂ©s de plantes dâornement destinĂ©es Ă dĂ©corer les jardins privĂ©s. Les botanistes allemands von GĂ€rtner et Koelreuter expĂ©rimentent intensivement lâhybridation des espĂšces vĂ©gĂ©tales, et dĂ©veloppent Ă cette fin des mĂ©thodes de greffe et de pollinisation artificielle. Ces techniques dâhybridation alimentent les questionnements sur la dĂ©finition de lâespĂšce et ses limites 20. Elles conduisent Ă caractĂ©riser les hybrides, leur « vigueur », mais aussi leur stĂ©rilitĂ©, qui oblige Ă renouveler les semences et Ă effectuer de nouveaux croisements Ă chaque gĂ©nĂ©ration. En effet, les sĂ©lectionneurs, Ă force de tri, parviennent Ă des « lignĂ©es pures » des hybrides qui se ressemblent tous et ne mĂšnent Ă aucune nouveautĂ©, car leurs descendants sont inadaptĂ©s Ă vivre oĂč que ce soit, dans un champ cultivĂ© ou dans la nature.
LâĂ©tude du processus de lâhybridation sera reprise quelques dĂ©cennies plus tard au sein de lâĂ©volutionnisme darwinien, et trouvera son explication dans les mĂ©ca nismes de la spĂ©ciation. « Entre espĂšces diffĂ©rentes dâani maux supĂ©rieurs, [lâhybridation] nâest le plus souvent possible que si ces espĂšces sont trĂšs proches, sĂ©parĂ©es
20. Quelques dĂ©cennies plus tard, câest en hybridant des pois dans le jardin du monastĂšre de Brno que Gregor Mendel posera les bases de la gĂ©nĂ©tique.
depuis des temps relativement courts et sans que se soient Ă©tablies les âbarriĂšresâ gĂ©nĂ©tiques, anatomiques, gĂ©ographiques ou comportementales qui sĂ©parent habituellement la plupart des autres espĂšces », explique le biologiste AndrĂ© Langaney 21. Ă partir du milieu du XXe siĂšcle, les biologistes de la synthĂšse nĂ©odarwinienne retiennent, comme Buffon, le critĂšre de lâinterfĂ©conditĂ© pour dĂ©finir lâespĂšce 22, et tentent de mettre en lumiĂšre les mĂ©canismes de lâisolement reproductif qui, interve nant aprĂšs la fĂ©condation, rĂ©duisent la viabilitĂ© des indi vidus hybrides qui en sont issus. Le gĂ©nĂ©ticien Theodo sius Dobzhansky souligne la « luxuriance des hybrides » de premiĂšre gĂ©nĂ©ration, observant que les gĂ©nĂ©rations suivantes sont caractĂ©risĂ©es soit par la stĂ©rilitĂ©, soit par un retour aux traits dâun des deux parents (dans le cas de croisements de variĂ©tĂ©s dâune mĂȘme espĂšce) 23 .
La question de lâhybridation revĂȘt aussi des enjeux anthropologiques majeurs. Longtemps, la vision des « races » humaines a Ă©tĂ© habitĂ©e par les notions de pure tĂ©, de sĂ©grĂ©gation, de hiĂ©rarchie, certains les dĂ©finissant
21. André Langaney, in L. Gwiazdzinski ed. op.cit.supra
22. Ernst Mayr, Systematicsandtheoriginofspecies . Columbia University Press, New York, 1942
23. Les pratiques dâhybridation sont Ă distinguer de celles du gĂ©nie gĂ©nĂ©tique. Celuici est rendu possible par des manipulations qui, introduisant un gĂšne Ă©tranger dans un organisme, produisent donc une « chimĂšre ». Sâil a toujours Ă©tĂ© possible dâhybrider deux ou plusieurs plantes pour les rendre plus rĂ©sistantes, pour crĂ©er des variĂ©tĂ©s nouvelles plus faciles Ă commercialiser, les OGM soulĂšvent des questions environnementales, Ă©conomiques, Ă©thiques dâun tout autre ordre. Ils ont cependant en commun avec les hybrides de crĂ©er une dĂ©pendance des agriculteurs Ă lâĂ©gard des semenciers.
mĂȘme comme des espĂšces distinctes. La hantise du mĂ© tissage a obsĂ©dĂ© les thĂ©oriciens de la race et du racisme. Les dĂ©veloppements de la gĂ©nĂ©tique des populations, depuis le deuxiĂšme tiers du XXe siĂšcle, ont montrĂ© que ces notions nâont aucune validitĂ© scientifique. LâespĂšce humaine est une, elle est par dĂ©finition constituĂ©e dâindi vidus tous interfĂ©conds ; câest une espĂšce polymorphe, nous sommes donc tous les hybrides multiples de nos parents â il nây a pas deux ĂȘtres semblables â, notamment les frĂšres et sĆurs. Les mĂ©tissages entre populations sont non seulement possibles, mais courants en son sein. Ces mĂ©langes se sont intensifiĂ©s au cours des derniers siĂšcles avec la multiplication des dĂ©placements, des migrations et des Ă©changes, rendant caduques les tentatives de des criptions typologiques, et ineptes les prĂ©tentions dâisoler ou de « purifier » des « races » humaines.
Câest du cĂŽtĂ© de la palĂ©oanthropologie et de lâhistoire Ă©volutive de la famille humaine que la question de lâhy bridation a rĂ©cemment repris une vive actualitĂ©. Notre espĂšce, Homosapiens, fut longtemps pensĂ©e en rupture avec tous les autres reprĂ©sentants de la famille humaine : espĂšce unique, conquĂ©rante, sortie dâAfrique il y a quelque 50 000 ans, elle aurait peuplĂ© lâancien monde en rempla çant sur son passage toutes les autres formes locales du genre Homo 24. Cependant, les avancĂ©es rĂ©centes de la palĂ©obiologie molĂ©culaire nous obligent Ă corriger ces
24. Ce modĂšle dit de lâ« OutofAfrica» fut admis par la grande majoritĂ© des palĂ©oanthropologues Ă la fin du XXe siĂšcle. Voir Chris Stringer, « Out of Africa a personal history », Originsofanatomicallymodernhumans , Springer, Boston, MA, 1994, pp. 149-172.
affirmations. Les sapiens nâont pas « remplacĂ© » (Ă©liminĂ©, massacrĂ© ?) tous les autres reprĂ©sentants du genre Homo, mais se sont parfois hybridĂ©s avec eux : Homo sapiens et Homo neandertalensis, contemporains pendant des dizaines de milliers dâannĂ©es, se sont cĂŽtoyĂ©s Ă plusieurs reprises et ont partagĂ© les mĂȘmes cultures, parfois sur de longues durĂ©es, au Moyen-Orient, en Asie, en Europe centrale et occidentale 25. Plus encore, la preuve est faite quâils ont Ă©changĂ© leurs gĂšnes. En 2010, la cartographie du gĂ©nome de NĂ©andertal et sa comparaison avec celui de lâhomme actuel a mis en Ă©vidence des introgressions de gĂšnes nĂ©andertaliens dans le gĂ©nome sapiens 26 : les EuropĂ©ens et les Asiatiques actuels possĂšdent 1 Ă 4 % de gĂšnes nĂ©andertaliens 27. Il apparaĂźt que dâautres formes du genre Homo ont Ă©galement contribuĂ© au patrimoine gĂ©nĂ©tique de lâHomme actuel : ainsi, les DĂ©nisoviens âdont les vestiges fossiles ont Ă©tĂ© dĂ©couverts en SibĂ©rie dans lâAltaĂŻ, et dont le matĂ©riel gĂ©nĂ©tique, parfaitement conservĂ© dans le permafrost, a pu ĂȘtre cartographiĂ© â ont lĂ©guĂ© leurs gĂšnes, pour 4 Ă 6 % environ, aux populations
25. Nous savons que dans la VallĂ©e des Grottes de lâactuel IsraĂ«l, entre - 100 000 et - 40 000 ans (grottes de Kebara, Kafzeh, Tabun), NĂ©andertaliens et sapiens ont vĂ©cu dans des sites voisins et ont partagĂ© leurs cultures. Leur proximitĂ© est attestĂ©e dans dâautres rĂ©gions du monde, en France Ă St CĂ©saire, en Europe Centrale et en SibĂ©rie, aux confins de la Mongolie, dans lâAltaĂŻ.
26. Voir Green RE, Krause J, Briggs AW, Marici T, Stenzel U, et al., « A Draft Sequence of the Neandertal Genome », Science328 (2010), pp. 710-722.
27. PrĂ©cisons que ces 1 Ă 4 % nâĂ©valuent pas la divergence gĂ©nĂ©tique entre les deux espĂšces NĂ©andertal et sapiens , mais le pourcentage dâintrogression de gĂšnes nĂ©andertaliens dans le gĂ©nome sapiens . Ces 1 Ă 4 % moyens Ă©valuent la longueur du gĂ©nome dont, chez chacun de nous (europĂ©ens et asiatiques), la distance gĂ©nĂ©tique avec NĂ©andertal est plus faible, tandis que les 96 % restants sont plus proches de sapiens .
actuelles de MĂ©lanĂ©sie, de Nouvelle-GuinĂ©e, dâAustralie. Les sapiens se sont probablement hybridĂ©s avec dâautres espĂšces fossiles du genre Homo, ce qui pourra ĂȘtre mis en Ă©vidence si on parvient Ă extraire leur ADN et Ă car tographier leur gĂ©nome 28 .
Les gĂ©nĂ©ticiens sâemploient Ă identifier les effets, positifs ou dĂ©lĂ©tĂšres, de ces hybridations. Certains gĂšnes nĂ©andertaliens auraient permis aux sapiens venus dâAfrique une meilleure adaptation aux environnements glaciaires de lâEurasie, affectant notamment la pigmentation de la peau et des cheveux. Dâautres gĂšnes ont une incidence sur le systĂšme immunitaire et la rĂ©sistance Ă certaines maladies. Quant aux DĂ©nisoviens, certains de leurs gĂšnes transmis jusquâaux populations actuelles favoriseraient lâadaptation Ă de hautes altitudes.
Homo sapiens apparaĂźt ainsi comme une espĂšce hy bride, et il nous faut admettre aujourdâhui que lâhistoire de la famille humaine est beaucoup plus complexe que celle que racontaient les modĂšles Ă©volutifs rĂ©cents. Au scĂ©nario « monocentrique » de lâOut of Africa, il faut dĂ©sormais substituer un modĂšle plus complexe, qui rend compte de lâassimilation par hybridation des caractĂšres de formes voisines. Ce modĂšle soulĂšve cependant des interrogations liĂ©es Ă la dĂ©finition de lâespĂšce en palĂ©on tologie : sapiens, NĂ©andertaliens et DĂ©nisoviens, qui ont produit des hybrides fĂ©conds, constituent-ils bien des
28. Voir Claudine Cohen, Nos ancĂȘtres dans les arbres, penser lâĂ©volution humaine , Paris, Ed. du Seuil, 2021.
espĂšces distinctes ? Certains gĂ©nĂ©ticiens restent prudents Ă ce sujet ; pour dâautres 29, ce phĂ©nomĂšne est liĂ© aux mĂ© canismes mĂȘmes de la spĂ©ciation. Dans la longue durĂ©e de lâĂ©volution, des espĂšces en cours de diffĂ©renciation peuvent conserver longtemps des capacitĂ©s de sâhybrider entre elles : les flux gĂ©niques entre ces espĂšces peuvent avoir lieu pendant des millions dâannĂ©es, et jouer un rĂŽle adaptatif â mais ces formes fossiles continuent dâĂȘtre dĂ©crites et nommĂ©es par les palĂ©ontologues comme des espĂšces singuliĂšres.
Ces dĂ©couvertes scientifiques bousculent la conscience que nous avons de nous-mĂȘmes : notre espĂšce ne peut plus ĂȘtre pensĂ©e comme une exception dans le monde vivant, dont lâavĂšnement triomphal marquerait une rupture avec les autres espĂšces dâHominines 30 fossiles, destinĂ©es Ă sâĂ©tioler et Ă disparaĂźtre 31. Cette vision tĂ© lĂ©ologique, voire thĂ©ologique, est aujourdâhui pĂ©rimĂ©e : lâĂ©mergence dâHomo sapiens apparaĂźt comme le pro duit de complexes interactions avec dâautres espĂšces proches 32. Nous sommes riches, biologiquement et culturellement, dâhĂ©ritages multiples. Au niveau phylo
29. Jean-Jacques Hublin, « Les lignĂ©es humaines Ă la lumiĂšre de la palĂ©ogĂ©nĂ©tique », LâarchĂ©ologieaulaboratoire , Paris, La DĂ©couverte, 2013, pp. 21-37.
30. La sous-tribu des Hominines (Hominina ) rassemble les diffĂ©rentes espĂšces du genre Homo et dâautres genres apparentĂ©s comme les AustralopithĂšques et les Paranthropes. Elle sâest sĂ©parĂ©e des Grands Singes (ancĂȘtres des ChimpanzĂ©s) il y a plus de 7 millions dâannĂ©es.
31. Voir le schéma évolutif proposé par Teilhard de Chardin dans LePhénomÚnehumain , Paris, Seuil, 1955, repris dans Claudine Cohen, op.cit., p. 43. 32. Claudine Cohen, op.cit. , p. 51.
gĂ©nĂ©tique, au niveau des populations actuelles comme au niveau individuel, nous sommes tous en un sens des hy brides, traversĂ©s par des histoires lointaines, et porteurs de caractĂšres que nous hĂ©ritons dâun passĂ© profond et dâancĂȘtres multiples. Les discours et les discriminations fondĂ©s sur les « races » et leur « puretĂ© » ont moins de sens que jamais.
De son ancrage dans la biologie, le terme « hybride » semble aujourdâhui tirer une force qui sâapparente Ă celle quâa acquise lâacronyme « ADN », Ă©galement dĂ©marquĂ© de la biologie : dans lâusage commun, on parle de lâADN dâune entreprise, dâun parti politique, dâun journal, pour dĂ©signer leur spĂ©cificitĂ©, leur identitĂ© profonde. Lâhybride, câest « le contraire » de lâADN, le refus des catĂ©gories univoques et la promotion des mĂ©langes. Le terme, on lâa vu, sâapplique dĂ©sormais de façon mĂ©taphorique Ă toutes sortes dâobjets techniques et de pratiques, de formes Ă©conomiques, culturelles, sociales.
Le mot « hybride » est utilisĂ© couramment dans lâentreprise pour caractĂ©riser des modes de production mixtes : ainsi ceux qui mĂȘlent Ă©conomie industrielle et Ă©conomie de services ; ou encore lâĂ©conomie sociale qui associe des logiques Ă©conomiques et des logiques solidaires, et qui bĂ©nĂ©ficie dâapports financiers multiples (participation
active des bĂ©nĂ©ficiaires de leurs actions, apports finan ciers extĂ©rieurs â subventions de collectivitĂ©s publiques, dons de sympathisants ou avantages divers consentis par des partenairesâŠ) 33 .
ConfrontĂ©e Ă la mondialisation et Ă la prĂ©gnance du numĂ©rique, lâorganisation de lâindustrie, du commerce et du travail devient « hybride ». Les modes de consommation font une part de plus en plus importante aux tran sactions en ligne : producteurs et distributeurs sâadaptent Ă ce phĂ©nomĂšne en inventant de nouveaux types de produits et des formes hybrides de commercialisation. Des formes de « travail hybride » apparaissent comme un puissant facteur de renouvellement des modes de vie et des pratiques sociales. Ainsi, la gĂ©nĂ©ralisation du tĂ©lĂ©travail oblige Ă une diversification des modalitĂ©s et des espaces du travail, avec toutes les consĂ©quences quâimpliquent ces mutations sur lâutilisation des locaux, sur les modes de vie, la gestion des rapports profession nels et des Ă©quilibres familiaux.
Sans doute certains bouleversements rĂ©cents ont-ils accentuĂ© ces transformations, mais la rĂ©flexion sur les espaces de « travail hybride » nâa pas attendu lâĂ©pidĂ©mie de COVID pour ĂȘtre dĂ©veloppĂ©e. La notion de « tierslieu », thĂ©orisĂ©e Ă la fin des annĂ©es 1980 par le sociologue urbain amĂ©ricain Ray Oldenburg 34, dĂ©finit des espaces
33. Voir Jean-Claude Seys, Lâavenir de lâĂ©conomie sociale et solidaire , Institut Diderot, octobre 2013, consultable sur : https://www.institutdiderot.fr/les-publications-delinstitut-diderot/lavenir-de-leconomie-sociale
34. Ray Oldenburg, TheGreatGoodPlace , New York, Paragon House, 1989.
de bien-ĂȘtre qui ne sont ni le domicile ni le lieu de travail : elle est reprise aujourdâhui pour dĂ©signer des espaces hybrides qui connectent entre eux particuliers et entreprises en amĂ©nageant des rĂ©seaux, en crĂ©ant « du commun », et qui peuvent favoriser lâinvention, la production et la collaboration, aux marges du systĂšme productif dominant. En France, un Manifeste des tierslieux dĂ©taille les caractĂ©ristiques de ces espaces, prĂ©sentiels et connectĂ©s, caractĂ©risĂ©s par lâouverture Ă lâĂ©coute, Ă la crĂ©ativitĂ©. Un site ministĂ©riel dĂ©crit ainsi ces nouveaux espaces :
« Les tiers-lieux sont des espaces physiques pour faire ensemble : coworking, microfolie, campus connectĂ©, ate lier partagĂ©, fablab, garage solidaire, social place, makerspace, friche culturelle, maison de services au publicâŠ
Les tiers-lieux sont les nouveaux lieux du lien social, de lâĂ©mancipation et des initiatives collectives. Ils se sont dĂ©veloppĂ©s grĂące au dĂ©ploiement du numĂ©rique partout sur le territoire.
Chaque lieu a sa spécificité, son fonctionnement, son mode de financement, sa communauté. Mais tous permettent les rencontres informelles, les interactions sociales, favorisent la créativité et les projets collectifs. En résumé, dans les tiers-lieux, on crée, on forme, on apprend, on fait ensemble, on fabrique, on participe, on crée du lien social⊠» 35 .
35. Site du MinistÚre de la Cohésion des territoires : https://www.cohesion-territoires. gouv.fr/en/node/44105#scroll-nav__1
Dans les domaines du savoir, de la culture et des arts, la rĂ©fĂ©rence Ă lâhybridation est omniprĂ©sente. Au-delĂ de la spĂ©cialisation des savoirs et des pratiques, certaines institutions dâenseignement et de recherche encouragent « lâhybridation » des disciplines 36 : lâinterdisciplinaritĂ© ne consiste pas seulement Ă faire se cĂŽtoyer des savoirs, mais bien Ă les fĂ©conder entre eux, faisant surgir de nouvelles mĂ©thodes, de nouvelles questions, de nouveaux domaines de rĂ©flexion, multipliant les Ă©clairages pour proposer un regard neuf sur la complexitĂ© du monde.
Les artistes revendiquent hautement les mĂ©langes crĂ©atifs et fĂ©conds, et lâhybridation est un mot dâordre de la crĂ©ation contemporaine 37. Lâhybridation des genres littĂ©raires signifie depuis longtemps le rejet des rĂšgles classiques et des normes qui les dĂ©finissent. Musiciens, danseurs et chorĂ©graphes explorent des formes « hybrides », qui brisent le carcan des styles acadĂ©miques et empruntent Ă diffĂ©rents langages, Ă diffĂ©rentes cultures pour produire de nouvelles formes. Dans les arts visuels et plastiques, les installations mĂȘlent et intĂšgrent diffĂ©rents langages artistiques (dessin, photo, vidĂ©o, audio, danse, etc.), et constituent une vĂ©ritable « discipline hybride » dans lâart
36. En France, lâĂcole pratique des Hautes Ătudes a Ă©tĂ© créée en 1868, prĂ©cisĂ©ment pour favoriser la rencontre des disciplines. Cette institution sâest scindĂ©e depuis en EHESS et EPHE, deux institutions qui ont conservĂ© leur caractĂšre interdisciplinaire. Les regroupements rĂ©cents dâinstitutions dâenseignement et de recherche en COMUE ont en principe pour but de favoriser lâinterdisciplinaritĂ©.
37. Pour approfondir cet aspect, voir lâĂ©tude dâEmmanuel Molinet, « Lâhybridation : un processus dĂ©cisif dans le champ des arts plastiques. » Le Portique. Revue de philosophieetdescienceshumaines(2006).
contemporain 38 ; lâimplication des nouvelles technologies (images de synthĂšse, instruments numĂ©riques) produit des expressions hybrides qui impliquent « un nouvel ordre visuel, qui ne dĂ©finit plus le rĂ©el, mais le simule », et il nâest pas jusquâau corps de lâartiste qui ne devienne hybride : ainsi la plasticienne ORLAN opĂšre sur son propre corps de multiples hybridations et mĂ©tissages, transformant son image en rĂ©fĂ©rence Ă diffĂ©rentes cultures du monde. LemanteaudâArlequin, rĂ©alisĂ© en 2008, est une installation composĂ©e de cultures de ses propres cellules mĂȘlĂ©es Ă des cellules humaines dâautres origines ethniques, une Ćuvre engagĂ©e contre les replis identitaires.
Une « poĂ©tique de lâhybridation » surgit de la rencontre des cultures, faisant jouer les formes artistiques et les fĂ©condant entre elles. Depuis longtemps, les artistes se sont emparĂ©s des expressions extra-europĂ©ennes pour façonner et renouveler leur langage. Les Demoiselles dâAvignon de Picasso assimilaient les thĂšmes et les formes de « lâart nĂšgre », et les peintures de Matisse intĂ©graient les dĂ©cors et les arabesques des arts de lâIslam 39 ⊠Dans une exposition rĂ©cente intitulĂ©e Wabi-sabi 40, le photographe Steve McCurry assemble des Ă©lĂ©ments visuels provenant de cultures Ă©loignĂ©es dans lâespace et
38. Anne Cauquelin, PetittraitĂ©dâartcontemporain , Paris, Ăd. du Seuil, 1996, pp. 156-157.
39. Voir Labrusse, RĂ©mi, Islamophilies : lâEurope moderne et les arts de lâIslam , Paris, Somogy Ăditions dâart, 2011 ; « Arabesques », une histoire occidentale. », Cahiers philosophiques , 162.3 (2020), pp. 57-76.
40. Steve McCurry & MusĂ©e Barbier-Mueller : Wabi-sabi,labeautĂ©danslâimperfection , ed. MusĂ©e Barbier Mueller, 2021.
dans le temps - masque africain et dĂ©cors de Cinecitta Ă Rome, idole mĂ©sopotamienne du IVe millĂ©naire av. J.-C. et paysage contemporain â rendant sensibles ces rencontres fĂ©condes entre traditions diffĂ©rentes.
Ainsi, dans de nombreux domaines, la fascination des hybrides est liĂ©e au dĂ©sir de briser les carcans mentaux et sociaux, de jouer avec les cadres pour inventer de nouvelles formes, crĂ©er de nouveaux espaces, de nouvelles expressions, de nouveaux modes dâĂȘtre, de faire et de penser, en croisant ce qui a longtemps Ă©tĂ© maintenu sĂ©parĂ© : « lâhybridation est une dĂ©figuration des frontiĂšres », Ă©crit Alfonso de Toro 41 .
La multiplication des hybrides, la gĂ©nĂ©ralisation du mixte, du mĂ©lange, pourraient bien traduire la rupture des catĂ©gories traditionnelles dans un univers social Ă©conomique, politique, culturel en mutation. En 1997, le philosophe Bruno Latour 42 voyait dans la prolifĂ©ration des hybrides la marque dâune profonde rĂ©volution dans nos concepts et dans nos vies, une prise de conscience de ce que les catĂ©gories et les hiĂ©rarchies classiques ont abouti
41. Alfonso de Toro, « La pensĂ©e hybride, culture des diasporas et culture planĂ©taire », dans LeMaghrebwritesback.FiguresdelâhybriditĂ©danslacultureetlalittĂ©rature maghrĂ©bines , Hildesheim/ZĂŒrich/New York, 2009.
42. Bruno Latour, NousnâavonsjamaisĂ©tĂ©modernes , Paris, La DĂ©couverte, 1997, p. 7.
Ă de graves impasses. La modernitĂ© occidentale sâest constituĂ©e sur la base dâoppositions rigides et hiĂ©rarchiques : câest de la rupture de ces dualitĂ©s et Ă leurs frontiĂšres que peuvent Ă©merger de nouvelles formes de reprĂ©sentation, de pensĂ©e, et dâaction. Ainsi la dualitĂ© nature/culture pourrait bien ĂȘtre, selon Philippe Descola 43, une production sociale qui relĂšve de conventions propres Ă nos sociĂ©tĂ©s occidentales â il existe, souligne lâethnologue, dâautres modes dâĂȘtre au monde et dâidentification tels que le totĂ©misme, lâanimisme, ou lâanalogisme. La relativisation de ces catĂ©gories sâassocie Ă la prise de conscience que lâHomme ne peut plus ĂȘtre pensĂ© comme extĂ©rieur au monde naturel : il fait partie intĂ©grante de la biosphĂšre dont lâĂ©quilibre, aujourdâhui menacĂ©, est une condition de la prĂ©servation du vivant et de sa propre survie. Il est indissociablement liĂ© au « systĂšme Terre », ce quâillustre lâusage â proposĂ© par Lynn Margulis et James Lovelock 44 â du nom GaĂŻa pour dĂ©signer cette alliance indĂ©fectible entre la vie et la Terre qui la porte, et entre les vivants. Le terme dâAnthropocĂšne, concept hybride nouvellement formĂ© 45, est proposĂ© pour dĂ©signer une nouvelle Ă©poque de lâhistoire gĂ©ologique du globe, postĂ©rieure Ă lâHolocĂšne, au cours de laquelle la Terre est irrĂ©versiblement marquĂ©e par les effets dĂ©vastateurs de lâactivitĂ© humaine.
43. Philippe Descola, Par-delĂ natureetculture , Paris, Gallimard, 2005.
44. Voir James Lovelock, Gaia, a New Look at Life on Earth tr. fr. La Terre est un ĂȘtre vivant. LâHypothĂšse GaĂŻa , Flammarion, 1979. Ce terme a Ă©tĂ© rĂ©cemment repris par Bruno Latour, FaceĂ GaĂŻa , La DĂ©couverte, 2015.
45. Le mot anthropocÚne a été forgé en 2000 par le chimiste Paul Crutzen et le géobiologiste EugÚne Stoermer.
De mĂȘme, la reprĂ©sentation dualiste et hiĂ©rarchique des relations entre lâhomme et lâanimal est repensĂ©e : au carrefour de lâanthropologie, des sciences cognitives, de lâĂ©thologie et de lâĂ©cologie, tout un courant de recherche trĂšs actif sâemploie Ă concevoir les sociĂ©tĂ©s humaines comme des formes de « communautĂ©s hybrides » 46 as sociant les hommes aux animaux depuis la plus lointaine prĂ©histoire. « Les ĂȘtres humains sont connectĂ©s Ă des myriades dâanimaux » Ă©crit Eduardo Kohn 47, qui en appelle Ă une « Ă©cologie transspĂ©cifique » : celle-ci sâintĂ©resse Ă la socialisation humaine de la nature, aux interactions entre « mondes propres » (Umwelten 48) de diffĂ©rentes espĂšces, et aux Ă©changes sĂ©miotiques sous forme de « pidgin » inter-espĂšces, le langage ne formant pas un seuil qui dĂ©finirait exclusivement lâHomme. Cette « hybridation » est au cĆur des multiples pratiques qui intĂšgrent les animaux Ă toutes les communautĂ©s humaines : lâappri voisement, la domestication, lâĂ©levage â et la chasse ellemĂȘme, qui, loin de viser seulement Ă tuer, implique de multiples et profonds interactions et Ă©changes entre lâhu main et lâanimal 49. Lâanthropologie des « communautĂ©s
46. Ce concept a Ă©tĂ© proposĂ© par Dominique Lestel, Lâanimal singulier , Paris, Ăd. du Seuil, 2004. Voir Ă©galement Florence Brunois, « Pour une approche interactive des savoirs locaux, lâethno-Ă©thologie », Journal de la sociĂ©tĂ© des ocĂ©anistes , 120-121, 2005 â 1/2, pp. 31-40 ; Bruno Latour, Politiquesdelanature.Commentfaireentrer lessciencesendĂ©mocratie , Paris, La DĂ©couverte 1999, Albert Piette, « Entre lâhomme et le chien. Pour une ethnographie du fait socio-animal », Socio-Anthropologie , no 11, 2003.
47. Eduardo Kohn, « How dogs dream: Amazonian natures and the politics of transspecies engagement », Americanethnologist , 34.1 (2007), pp. 3â24.
48. Au sens dĂ©fini par lâĂ©thologue Von UekskĂŒll, Umwelt und Innenwelt der Tiere , Springer, 1921 ; Mondesanimauxetmondeshumains , Paris, Rivages, 2010.
49. Voir Charles StĂ©panoff, Lâanimaletlamort , Paris, La DĂ©couverte, 2021.
hybrides » replace lâHomme au sein du monde animal : elle nous fait comprendre quâil nâest pas sĂ©parĂ© de la na ture, quâil est tributaire des espĂšces quâil croyait dominer.
La rĂ©flexion fĂ©ministe sur le genre (dĂ©fini comme la diffĂ©rence des sexes socialement construite) inclut une volontĂ© semblable de faire voler en Ă©clat les frontiĂšres. En 1984, la sociologue fĂ©ministe amĂ©ricaine Donna Haraway mettait en avant le concept de cyborg (« cyber organism », repris au romancier Isaac Asimov) 50 pour dissoudre les oppositions binaires cultivĂ©es, Ă tort selon elle, par certains courants fĂ©ministes : « PlutĂŽt cyborg que dĂ©esse ! », proclamait Haraway, inscrivant son refus des dualismes traditionnels de genre dans un refus gĂ©nĂ©ralisĂ© des frontiĂšres rigides entre lâhumain et lâanimal, lâhumain et la machine, et revendiquant les hybridations, dĂ©jĂ effectives, de nos corps avec des technologies microĂ©lectroniques. Certaines thĂ©oriciennes fĂ©ministes 51 poursuivent cette subversion des catĂ©gories en revendiquant, contre lâessentialisme du genre, la libertĂ© des « intersexes » ou des « genres fluides 52 », refusant de sâarrĂȘter Ă une identitĂ© socialement dĂ©finie 53 .
50. Donna Haraway ACyborgManifesto , 1984 ; voir aussi Simians, CyborgandWomen , New York / Londres, Routledge, 1991
51. Judith Butler Troubledanslegenre , [1990], Paris, La Découverte, 2006.
52. Voir Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne dâArc aux saintes trans , Paris, ArkhĂ©, 2020.
53. Les « transitions de genre » qui se multiplient aujourdâhui ne constituent pas Ă proprement parler des hybridations, mais certaines situations quâelles crĂ©ent ouvrent sur des enjeux Ă©thiques et juridiques complexes, et peuvent ĂȘtre caractĂ©risĂ©es comme « hybrides ». Voir Emmanuel Beaubatie, Les Transfuges du sexe, passer les frontiĂšres du genre , Paris La DĂ©couverte, 2021 ; Claude Habib, La question trans , Paris, Gallimard 2021.
Ce foisonnement de travaux anthropologiques et de prises de position militantes, armĂ© de la pensĂ©e de lâhybride, tente de relire le monde et de comprendre ses dĂ©chirures et ses incohĂ©rences, afin de les dĂ©passer. Cette insistance sur lâhybride dit la rupture des catĂ©go ries traditionnelles et lâurgence dâinventer de nouvelles valeurs et dâautres formes dâaction.
La richesse des hybrides envahit notre quotidien et nos imaginaires. Elle appelle une exploration des possibles. Nos sociĂ©tĂ©s apprennent Ă valoriser le divers plus que lâunitĂ©, les mĂ©langes interethniques plus que les sĂ©grĂ© gations et le repli communautaire. Elles apprennent Ă stigmatiser les cloisonnements du racisme et de lâapartheid, Ă briser les formes traditionnelles du travail, de la production, de la politique mĂȘme, Ă se libĂ©rer des cadres « classiques » en revendiquant lâouverture aux mĂ©langes, aux entre-deux, Ă lâ« en mĂȘme temps ». Contre lâintolĂ©rance et la clĂŽture des catĂ©gories typologiques fermĂ©es, lâhybridation est riche de multiples interactions possibles dans un monde dâĂ©changes qui semble sans limites.
Et cependant, les limites existent. Rappelons que, selon les biologistes, Ă la « luxuriance des hybrides » succĂšde la stĂ©rilitĂ© ou lâuniformitĂ©. Si lâĂ©change peut ĂȘtre fĂ©cond
et créatif, la multiplication des échanges immédiats peut tuer la créativité et tendre à ne produire que des mélanges informes.
Du point de vue anthropologique, social et culturel, il faut faire la part, Ă cĂŽtĂ© des mĂ©langes et des Ă©changes salutaires, de la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server des appartenances, des modes traditionnels dâĂȘtre et de faire, bref, des spĂ©cificitĂ©s qui sont comme les piliers de nos identitĂ©s, la condition mĂȘme de lâexistence de la diversitĂ© humaine et de son respect. Dans un texte prononcĂ© en 1971 Ă lâUNESCO 54, LĂ©vi-Strauss soutenait que « Toute crĂ©a tion vĂ©ritable implique une certaine surditĂ© Ă lâappel dâautres valeurs, pouvant aller jusquâĂ leur refus, sinon mĂȘme Ă leur nĂ©gation. Car on ne peut, Ă la fois, se fondre dans la jouissance de lâautre, sâidentifier Ă lui, et se main tenir diffĂ©rent. Pleinement rĂ©ussie, la communication intĂ©grale avec lâautre condamne, Ă plus ou moins brĂšve Ă©chĂ©ance, lâoriginalitĂ© de sa et de ma crĂ©ation. »
« Les grandes Ă©poques crĂ©atrices furent celles oĂč la communication Ă©tait devenue suffisante pour que des partenaires Ă©loignĂ©s se stimulent, sans ĂȘtre cependant assez frĂ©quente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes sâamenuisent au point que des Ă©changes trop faciles Ă©galisent et confondent leur diversitĂ©. »
Ce discours a Ă©tĂ© diversement reçu en son temps, par certains comme une injonction au repli identitaire, par dâautres comme un appel Ă protĂ©ger les singularitĂ©s ethniques menacĂ©es : nous pouvons le relire aujourdâhui comme une mise en garde devant lâuniformisation accĂ©lĂ©rĂ©e nĂ©e de la mondialisation de la culture et des modes de vie.
La volontĂ© dĂ©bridĂ©e dâhybridation ouvre sur dâautres dangers, non moins prĂ©occupants : les rĂȘves du posthumanisme et les espoirs quâil nourrit de constituer lâhomme de demain comme un ĂȘtre hybridĂ© Ă la machine, avec le risque dâĂȘtre Ă terme dominĂ© par elle. « Les technologies de lâaugmentation » â exosquelettes, pompes Ă insuline, stimulateurs cardiaques â sont dâores et dĂ©jĂ utilisĂ©es en mĂ©decine ; mais les rĂȘves dâ« augmentation » des corps Ă travers des extensions, des hybridations et des symbioses multipliĂ©es avec la machine ouvrent sur des finalitĂ©s incertaines et inquiĂ©tantes. Les NBIC 55 prĂ©voient la mise au point de machines molĂ©culaires implantĂ©es, capables dâopĂ©rer des modifications gĂ©nĂ©tiques, et visant Ă lâintĂ©gration corporelle dâĂ©lĂ©ments artificiels et de systĂšmes numĂ©riques. Ă travers ces hybridations homme-machine, le posthumanisme entretient des rĂȘves de longĂ©vitĂ©, dâimmortalitĂ©, et jusquâĂ lâambition de dĂ©coupler la pensĂ©e et le corps par le tĂ©lĂ©chargement du contenu de lâesprit sur un ordinateur.
Face Ă ces appels Ă lâhybridation synonymes de dĂ©bordements et de dĂ©lires technologiques, on ne peut quâinvoquer la critique raisonnĂ©e et la nĂ©cessitĂ© dâune rĂ©gulation Ă©thique.
« Demain des dispositifs largement connectĂ©s Ă lâenvironnement pĂ©nĂštreront le corps et probablement le cerveau, grĂące Ă la convergence NBIC, en mĂȘme temps quâĂ©voluent la relation que nous entretenons avec le corps et la perception culturelle que nous avons de son effraction en fonction de lâĂąge, du milieu social ou de la nĂ©cessitĂ© instrumentale. Lâhomme augmentĂ© deviendra alors hybride, Ă la fois naturel et artificiel, mais aussi intĂ©rieur et extĂ©rieur, avec des morceaux de lui-mĂȘme hors du corps, dans lâenvironnement, le rĂ©seau, et mĂȘme autrui » 56 .
Ces pratiques reprĂ©sentent sans doute lâun des enjeux socioĂ©conomiques majeurs des prochaines dĂ©cennies, mais aussi un danger rĂ©el au regard de lâexistence humaine telle quâelle sâest dĂ©veloppĂ©e biologiquement, socialement et culturellement depuis des millions dâannĂ©es. Elles annoncent un monde dâincertitude, voire de cauchemar, oĂč lâordinateur, lâintelligence artificielle et les robots supplanteraient lâHomme devenu inutile, un monde qui verrait lâeffacement de lâhumain dans lâhubris de la technique.
56. B. Claverie, « De la cybernĂ©tique aux NBIC : lâinformation et les machines vers le dĂ©passement humain. », HermĂšs,LaRevue1 (2014), pp. 95-101.
Il nâest pas jusquâĂ la figure de Dieu qui nâait Ă©tĂ© interrogĂ©e, repensĂ©e sur le mode de lâhybride. Ă lâheure oĂč « des transhumanistes dĂ©chaĂźnĂ©s pensent Ă fabriquer un dieu douĂ© dâintelligence artificielle », lâanthropologue Emmanuel Grimaud met au point un dispositif expĂ©rimental permettant « une posture rĂ©flexive et critique » sur nos comportements face au divin, et face au culte de la machine. Ganesh Yourself 57, un hybride dieu/ machine/humain ressemblant Ă Ganesh, le dieu Ă©lĂ©phant, a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© Ă Mumbai en Inde, devant des fidĂšles invitĂ©s Ă lâinterroger et Ă dialoguer avec lui : le dispositif fonctionne comme un rĂ©vĂ©lateur des croyances, des valeurs et des attentes, tant du point de vue du public que du point de vue de lâhumain qui lâincarne. Grimaud engage ainsi « une expĂ©rience dâanthropologie mĂ©taphysique permettant de mesurer⊠ce qui nous a poussĂ©s avec autant de ferveur Ă cultiver pendant si longtemps des dieux, et la tendance profonde qui nous incite aujourdâhui Ă en cultiver dâautres inĂ©dits, sans pour autant assumer complĂštement leur culte » 58 .
57. Voir Ganesh Yourself , film documentaire réalisé par E. Grimaud, Ciao Film, France 2016.
58. E. Grimaud, Dieupointzero.Uneanthropologieexpérimentale , PUF, 2021.
Au-delĂ de ses enjeux biologiques, la thĂ©matique om niprĂ©sente de lâhybride traduit aujourdâhui le dĂ©sir de rompre avec des catĂ©gories traditionnelles dans un uni vers technique, social, culturel, Ă©conomique, politique profondĂ©ment bouleversĂ© par la mondialisation et par la prĂ©gnance des nouvelles technologies sur nos vies et nos Ă©changes, par la prise de conscience des crises environnementales, sanitaires, dĂ©mographiques actuelles et Ă venir. Cependant, lâhybridation ne peut ĂȘtre Ă mon sens une injonction, et encore moins une injonction universelle. Elle ne peut ĂȘtre que contingente, ponctuelle, partielle, opportuniste, expĂ©rimentale, dans un monde biologique, matĂ©riel et social dont il faut reconnaĂźtre la complexi tĂ©, mais qui reste un monde de rĂšgles et de structures. Il nous faut nous ouvrir aux Ă©changes innovants, aux mĂ©langes et aux interactions possibles aujourdâhui Ă un niveau jamais atteint ; repenser les exclusions et les hiĂ©rarchies pour accueillir de nouvelles perspectives de communication et dâĂ©changes avec des ĂȘtres et des cultures naguĂšre ignorĂ©s ou dominĂ©s, dont lâexistence est indissociable de la nĂŽtre ; accueillir les innovations techniques qui peuvent amĂ©liorer nos vies ; mais il nous faut aussi trouver un chemin pour prĂ©server autant que possible les spĂ©cificitĂ©s et les identitĂ©s (dont nous savons quâelles peuvent ĂȘtre mouvantes et plurielles) : identitĂ©s individuelles, culturelles, sociales, et identitĂ© humaine au sens le plus large du terme.
Jean-Marie Burguburu 59 : Je vous remercie de votre propos, passionnant. Mais il suscite en moi deux rĂ©actions.PremiĂšrement,jetrouvequelemot«hybride » estgalvaudĂ©.EtquâonlâemploietropsouventĂ laplace, parexemple,de« mixte».SijeprendslâexempledesvoituresĂ lafoisĂ moteuressenceetmoteurĂ©lectrique,elles nâontriendâhybride,carilnâyapaseufĂ©condationentre ces deux modes de motorisation. Câest une voiture qui utilisesoitlemoteurĂ explosion,soitlemoteurĂ©lectrique. MixitĂ©ethybridationsontdeuxchosesdiffĂ©rentes.
Jâaurais aussi aimĂ© en apprendre plus sur la transition et la transgression. Car de lâhybridation possible, utile, ancienne,auxtransitionsettransgressionsmodernes,ily aencorebeaucoupĂ dire.
59. Avocat, PrĂ©sident de la Commission nationale consultative des Droits de lâhomme.
Claudine Cohen : Vous avez raison dâapporter cette prĂ©cision. Victime de son succĂšs, le mot « hybride » en vient Ă dĂ©signer, de maniĂšre vague, des rĂ©alitĂ©s ou des objets composites, qui nâincluent pas la notion dâun mĂ©lange intime, dâune fĂ©condation rĂ©ciproque. Lâimagi naire de la chimĂšre se superpose Ă celui de lâhybride et se confond souvent avec lui : une voiture dite « hybride » est en rĂ©alitĂ© composite, car elle possĂšde un double moteur, thermique et Ă©lectrique. Les ĂȘtres de la mytholo gie grecque tels que Minotaure, PĂ©gase, sirĂšnes et autres centaures, nĂ©s de lâaccouplement dâun humain et dâun animal, sont bien des « hybrides », mais leur imagerie les reprĂ©sente comme des chimĂšres, au corps moitiĂ© ani mal et moitiĂ© humain. ChimĂšres aussi, les ĂȘtres mons trueux, destinĂ©s Ă faire fuir le mal, sculptĂ©s sur les murs extĂ©rieurs des cathĂ©drales, arborant une tĂȘte de lion, un corps dâoiseau et une queue de serpent.
Mon intention Ă©tait dâexplorer les usages du mot plutĂŽt que de chercher Ă les rectifier, et de dessiner un paysage oĂč le mot « hybride », dans toutes ses variations sĂ©mantiques, intervient aujourdâhui, mĂȘme si ses usages ne sont pas toujours conformes au sens biologique premier. Dâautre part, je ne suis pas si sĂ»re quâil faille opposer si radicalement lâancien et le contemporain. DĂ©jĂ , pour les Grecs, lâhubris Ă©tait une transgression rĂ©prĂ©hensible, et si les hommes de la Renaissance ont forgĂ© sur cette racine le mot hybride, câest sans doute parce quâeux aussi condamnaient certaines transgressions qui sâeffectuaient sous leurs yeux.
Michel Prada 60 : EnvousĂ©coutant,jâaiprisconscience que si lâon acceptait le principe de lâinterfĂ©conditĂ©, et quâil ne dĂ©bouchait pas sur la stĂ©rilitĂ©, il nây avait pas de limitelĂ©gitimeĂ lâhybridation.Ălafindevotrepropos, vous avez Ă©voquĂ© LĂ©vi-Strauss et vous avez dit quâil y avaitquandmĂȘmedeslimites.JemesuisposĂ©laquestion desavoirquelleĂ©taitlalĂ©gitimitĂ©deceslimites.Jepense que ça nous pose des questions tout Ă fait dâactualitĂ©, parce que le dĂ©bat que vous avez posĂ© est, au fond, un dĂ©batpolitiqueetphilosophiquecontemporain,etjesuis frustrĂ© de ne pas savoir sâil y a des limites lĂ©gitimes aux rĂ©sultatsdelâinterfĂ©conditĂ©.JeseraistentĂ©depenserquâil ne devrait pas y en avoir dâautres que celles que nous nous posons Ă nous-mĂȘmes et qui font prĂ©cisĂ©ment lâobjetdenosdiscussionspolitiquesetphilosophiques.
Claudine Cohen : Il est en effet important de souligner le pouvoir des rĂšgles, qui est le propre de lâhumain. Ce pouvoir de se limiter soi-mĂȘme, dâinterdire, de normer, qui fait que dans notre monde social tous les Ă©changes possibles ne sont pas rĂ©alisĂ©s : les interdits que nous nous imposons limitent ces possibilitĂ©s. Ces limites constituent et structurent notre psychisme. Toutes les sociĂ©tĂ©s ne traitent pas leurs dĂ©viants de la mĂȘme façon. LâĂge clas sique, qui a forgĂ© nos valeurs, disons depuis Descartes, est justement un Ăąge des classifications oĂč les mixtes, les hybrides, font lâobjet dâexclusions, de condamnations.
60. Président du CNOCP - Conseil de Normalisation des Comptes Publics, organisme consultatif placé auprÚs du ministre chargé des Comptes publics.
Michel Foucault lâa bien montrĂ© en dĂ©crivant lâenfer mement des fous, des malades, la stigmatisation des « primitifs », bref, de tous ceux qui nâĂ©taient pas dans les normes. Nos sociĂ©tĂ©s, aujourdâhui, se veulent en principe plus « inclusives » et tentent de valoriser les mĂ©langes, les mixitĂ©s, câest cela aussi que traduit lâinsistance actuelle sur lâhybride.
Denis Gautier-Sauvagnac 61 : Nâya-t-ilpasdeslimites que jâappellerais naturelles? Il me semble que vous nâen ditespasassezsurlatransgression,lanotiondechimĂšre. Ăvidemment, nous pouvons crĂ©er des chimĂšres, mais que nous nous lâinterdisions, je suis peut-ĂȘtre un vieux conservateur ou un affreux rĂ©actionnaire, mais ça me paraĂźtassezlĂ©gitime.QuellelimiteaudĂ©veloppementindĂ©finidelâhybridationoudelâhybriditĂ©,aurisquesinonde crĂ©erdeslapinsĂ plume,despouletsĂ poils,voirepire?
Claudine Cohen : Jâai insistĂ© sur lâidĂ©e de franchir les limites, de dĂ©passer les cadres, de faire exploser les frontiĂšres fixĂ©es, en me centrant essentiellement sur la notion dâhybridation. La transgression, câest le fait dâaller au-delĂ de ce qui est gĂ©nĂ©ralement codifiĂ©, rĂ©glĂ©, interdit. Certes, lâhybridation dâHomo sapiens avec NĂ©andertal franchit les limites « naturelles » de lâespĂšce (avec toutes les incertitudes que jâai signalĂ©es), mais le reconnaĂźtre aujourdâhui constitue surtout une transgression dans 61. Ancien PrĂ©sident de lâUIMM - Union des Industries des MĂ©tiers de la MĂ©tallurgie.
lâordre de nos reprĂ©sentations. Les limites que nous disons « naturelles » sont souvent des limites propres Ă nos catĂ©gories mentales et Ă nos normes sociales. Du reste, comme je lâai indiquĂ©, la dualitĂ© nature/culture elle-mĂȘme, longtemps fondatrice pour la rĂ©flexion philosophique et anthropologique, est aujourdâhui relativisĂ©e.
Sans doute certaines limites nous semblent « plus naturelles » que dâautres : la frontiĂšre des sexes, lâintĂ©gritĂ© des organismes vivants nous apparaissent comme des seuils infranchissables. Et pourtant les transitions de genre se multiplient et se banalisent, elles sont prises en charge dans des protocoles mĂ©dicaux bien rodĂ©s. Les manipulations gĂ©nĂ©tiques sur les plantes et les animaux sont devenues courantes â et avec les ciseaux CRISPR, il est possible de modifier gĂ©nĂ©tiquement lâHomme. Dans ces deux cas, il ne sâagit pas dâhybridations au sens propre, mais de transgressions profondĂ©ment troublantes. JusquâĂ quel point ces pratiques peuvent-elles ĂȘtre acceptĂ©es, valorisĂ©es ? Doivent-elles ĂȘtre limitĂ©es ? Il y a dâimmenses dĂ©bats sur ces sujets, qui soulĂšvent des questions de tous ordres, environnementales, Ă©conomiques, Ă©thiques, que nos sociĂ©tĂ©s doivent en effet affronter.
Arnaud Chneiweiss 62 : Je voudrais revenir sur lâhybridationhomme-machine,cesquestionsdetransgression, lâ hubris delatechnologiedontvousavezparlĂ©quiest,je 62. MĂ©diateur de lâassurance.
pense,lagrandetentationdâaujourdâhui.QuellefrontiĂšre peut-on tracer entre lâhomme rĂ©parĂ© et lâhomme augmentĂ©? Lâhomme rĂ©parĂ©, on en rĂȘve tous, restaurer la vision, par exemple. Mais dans quelle mesure nâallonsnous pas alors nous dire que tant que nous y sommes, pourquoi ne pas amĂ©liorer un petit peu les choses, donner une vision un peu supĂ©rieure Ă la normale, et puisuneforcephysiqueunpeusupĂ©rieureĂ lanormale, et puis faire des soldats amĂ©liorĂ©s, avec une vision de nuit, etc. Y a-t-il eu des rĂ©flexions sur la frontiĂšre entre hommerĂ©parĂ©ethommeaugmentĂ©?
Claudine Cohen : Câest un problĂšme essentiel. Câest encore une fois la question des limites, et celle de lâins trumentalisation des moyens techniques aujourdâhui Ă notre disposition, et qui continuent Ă ĂȘtre dĂ©veloppĂ©s.
Lors dâune annĂ©e passĂ©e au MIT, jâai pu voir lâextraor dinaire jubilation quâengendre lâintelligence artificielle et les possibilitĂ©s crĂ©atives quâelle offre. Il y a une littĂ©ra ture abondante sur ces questions. Jean-Michel Besnier, par exemple, a beaucoup rĂ©flĂ©chi sur les ambitions du « transhumanisme », et les dangers quâil reprĂ©sente. Les acteurs de ces inventions se posent eux-mĂȘmes la ques tion des limites, et produisent tout un corpus de rĂ© flexions trĂšs importantes sur lâintelligence artificielle et ses enjeux.
Une des façons dâaborder la question que vous soulevez, câest dâexaminer les objectifs. Quelle est la finalitĂ© de ces interventions ? Est-ce le soin, la guĂ©rison de la personne, ou une finalitĂ© qui la dĂ©passe et tend vers dâautres objec
tifs, que ce soit des objectifs militaires, ou une transfor mation de la vie humaine par une longévité immense, etc. ? La question à poser pour déterminer les usages et la valeur de ces technologies est celle de leur but.
AndrĂ© Comte-Sponville 63 : Votre titre, «Franchir les limites», suppose quâil y ait des limites. Je me demande siunepartiedudĂ©batneportepassurlaquestiondâune possible confusion entre transgression et abolition des limites. Sâil nây avait plus de limites, il nây aurait pas transgression. Câest pour cela que Bataille, quand il travaille sur lâĂ©rotisme, ne cesse de cĂ©lĂ©brer les interdits. PuisquepourBataillelajouissancedelâĂ©rotismeestdans la transgression, il faut quâil y ait des limites. Bataille ne cesse donc de rĂ©pĂ©ter que la transgression nâabolit pas la limite, mais la confirme. Câest pareil pour les frontiĂšres : la migration, câest un passage de frontiĂšre, mais cela nâexiste que parce quâil y a des frontiĂšres. Les transgenres,celasupposequâilyaitdesgenresdiffĂ©rents. Sur ce sujet, je constate, en discutant avec des amis et nos enfants, une diffĂ©rence gĂ©nĂ©rationnelle. Autant mes amis et moi-mĂȘme nâavons rien contre les transitions Ă lâĂąge adulte, autant, pour un adolescent, nous avons des rĂ©ticences. Or, quand nous disons cela, nous nous faisons traiter de vieux rĂ©acs par nos enfants. Parce que nousaccordonsĂ lafrontiĂšredesgenresuneimportance quâeux ne perçoivent plus du tout. Alors je ne sais pas
63. Directeur gĂ©nĂ©ral de lâInstitut Diderot.
qui a raison, câest sans doute plus compliquĂ©, mais je crois important de saisir que sâil nây avait pas de genres diffĂ©rents, sâil nây avait pas classes diffĂ©rentes, sâil nây avait pas de frontiĂšres, il nây aurait pas de transgenres, pas de transclasses, pas dâimmigrĂ©s ni dâĂ©migrĂ©s. Sâil nây avaitpasdelimites,ilnâyauraitpasdetransgression.
Ceci mâamĂšne Ă une seconde question. Certes, il y a un trouble dans le genre, comme lâĂ©crivait Judith Butler, les frontiĂšres entre homme et femme sont plus floues quâellesnelâontĂ©tĂ©,lâhomosexualitĂ©tendĂ ĂȘtreacceptĂ©e, la transsexualitĂ© aussi. Autrement dit, les limites qui existaient tendent Ă se diluer, Ă ĂȘtre de plus en plus poreuses, de moins en moins rigoureuses. Mais il y en a une qui reste inentamĂ©e et plus sĂ©vĂšrement sanctionnĂ©e quâilyadeuxdĂ©cennies,afortioriquâilyadeuxsiĂšcles:la pĂ©dophilie.DansuntempsoĂčleslimitessebrouillent,la pĂ©dophilie, elle, est perçue et condamnĂ©e de façon bien plusfortequâauparavant.Quâest-cequifaitquecertaines limites sont au bord de la dissolution et que certaines autres, au contraire, se renforcent? Peut-on expliquer pourquoilesunessontaffaibliesetlesautresrenforcĂ©es?
Claudine Cohen : Toutes les transgressions ne sont pas des hybridations : un transgenre nâest pas un hybride. On parle en effet de la fluiditĂ© des genres, une expression qui dĂ©crit la volontĂ© de jouer avec la limite, de ne pas ĂȘtre rĂ©duit Ă une catĂ©gorie, de sâautoriser non seulement Ă changer de genre, mais Ă revenir, Ă certains moments, Ă une autre identitĂ©. Câest dâailleurs un dĂ©sir trĂšs ancien que celui de franchir cette frontiĂšre, rappelez-vous TirĂ©sias
qui avait voulu devenir une femme pour connaĂźtre la jouissance fĂ©minine, et dont lâhubris a Ă©tĂ© sĂ©vĂšrement puni par les dieux, qui lâont rendu aveugle.
Je suis dâaccord pour dire que la transgression nâexiste que par la limite, et quâil y a tout un jeu possible avec ce qui semble infranchissable. Il est vrai aussi que certaines de ces limites tendent aujourdâhui Ă devenir plus floues, plus incertaines, à « bouger » : il y a une historicitĂ© des catĂ©gories et des normes, et nous sommes certainement dans une pĂ©riode qui nous oblige Ă revoir, Ă refonder nos valeurs. Je maintiens cependant que les grands interdits qui structurent notre psychisme et toutes les sociĂ©tĂ©s humaines, ceux de lâinceste, du meurtre et du cannibalisme, perdurent et continuent Ă constituer notre monde humain comme un monde de rĂšgles et de structures. Le jour oĂč sâeffaceront ces interdits-lĂ , je pense que lâhumanitĂ© aura de quoi se faire beaucoup de soucis.
Catherine Coquery-Vidrovitch 64 : Je pense quâil est important de reconstituer lâhistoire des transgressions. Parce que les transgressions ont une histoire. Chaque Ă©poque a ses transgressions et certaines Ă©poques sup priment ou recrĂ©ent des transgressions qui nâexistaient que pour un certain nombre de gens. Par exemple, les Ă©lĂ©ments de pĂ©dophilie qui ont pu ĂȘtre prĂ©sents dans certains groupes sociaux dans les annĂ©es 1960, 1970 et 64. Professeure Ă©mĂ©rite dâhistoire Ă lâUniversitĂ© Paris Diderot - Paris CitĂ©.
qui maintenant sont une transgression abominable. On crĂ©e des limites, ces limites sont des limites Ă©thiques et lâĂ©thiquechangeentrĂšsgrandepartieselonlesĂ©poques, mais pas pour tout. Câest toute la complexitĂ© du problĂšme : en quoi acceptons-nous, espĂ©rons-nous, souhaitons-nous des transgressions ou jugeons-nous, et pourquoi,quecesontdestransgressionsinacceptables?
Ceux qui sont hostiles Ă toute fĂ©condation in vitro, par exemple, fixent un interdit. Câest un interdit qui est discutable. Mais pourquoi y a-t-il cet interdit pour certains et pas pour dâautres? Câest la complexitĂ© de lâhistoire, je pense quâon a besoin de faire lâhistoire de ces syncrĂ©tismes, de ces mixitĂ©s, de ces mĂ©tissages et en mĂȘmetempsdecomprendrepourquoiilsontĂ©voluĂ©.
Claudine Cohen : En effet, lâhistoire culturelle, lâhistoire des reprĂ©sentations, permet dâinterroger la maniĂšre dont une sociĂ©tĂ© pense elle-mĂȘme ses propres cadres, ses interdits â et leur transgression. Elle permet dâaborder la question de lâhistoricitĂ© des normes et des valeurs. Ce qui est aussi en jeu, câest la dĂ©finition de lâidentitĂ© et ses variations. Ce qui constitue lâidentitĂ© nâest pas du mĂȘme ordre dans nos sociĂ©tĂ©s individualistes et dans celles oĂč la notion du groupe est plus forte, ou encore dans des sociĂ©tĂ©s oĂč elle est davantage rĂ©fĂ©rĂ©e Ă une entitĂ© spirituelle. Lâhistoire culturelle permet de comprendre les choix qui sont opĂ©rĂ©s Ă diffĂ©rents moments dans les idĂ©es, les pratiques, les attitudes : ce qui est permis, tolĂ©rĂ©, usuel â et ce qui au contraire de lâordre de lâinfraction, de la transgression.
Elisabeth Hege 65 : Jâai eu lâimpression, en vous Ă©coutant, que nous Ă©tions dans un temps dâaccĂ©lĂ©ration des hybridations. Je voulais savoir si vous le ressentez aussi de la sorte, et si de tels moments reviennent cycliquement.
Claudine Cohen : Nous vivons aujourdâhui dans un monde qui proclame la valeur de lâhybridation et qui lâexpĂ©rimente Ă travers toutes sortes de pratiques. Jâai dĂ©crit certaines dâentre elles. Par exemple, la notion dâhybridation est aujourdâhui fondatrice pour tout lâart contemporain. Un autre domaine est celui des rapports des cultures entre elles. Dâun cĂŽtĂ©, nos sociĂ©tĂ©s semblent portĂ©es par une tendance intĂ©gratrice, Ă favoriser la mixitĂ© des populations dâorigines ethniques, religieuses, diverses, sous le signe de la dĂ©mocratie et de la laĂŻcitĂ©, mais on assiste dans le mĂȘme temps Ă lâessor des com munautarismes, des isolements, des guerres ethniques, qui sont lâexpression du refus de ces rapprochements et de ces Ă©changes. Le monde occidental, effectivement, paraĂźt favoriser cette ouverture vers lâassimilation dâautres valeurs, vers une multiplication des Ă©changes, vers des relations « en rĂ©seau », mais on ne peut y voir une tendance universelle. La rĂ©fĂ©rence omniprĂ©sente aux hybrides pourrait ĂȘtre interprĂ©tĂ©e (certains lâont fait) comme un retour Ă des modes de pensĂ©e antĂ©rieurs Ă lâĂąge classique, Ă une vision prĂ©-moderne, baroque, qui valorise le mĂ©langĂ©, lâinstabilitĂ© des essences et des iden
65. Chercheuse sĂ©nior au sein du programme Gouvernance de lâIDDRI â Institut du dĂ©veloppement durable et des relations internationales.
titĂ©s. Mais dire que nous sommes face Ă un fonctionnement cyclique de lâhistoire serait Ă mon avis prĂ©somp tueux.
Je crois prĂ©fĂ©rable dâobserver ce qui se passe dans le monde oĂč nous vivons, et dâessayer de dĂ©crire les phĂ©nomĂšnes dans leurs manifestations multiples, notamment dans le langage : il est incontestable que ces mots, « hybride », « hybridation », sont partout. Est-ce rĂ©alitĂ© ? Est-ce pure rhĂ©torique ? JusquâĂ quel point mettonsnous rĂ©ellement en danger nos usages, nos identitĂ©s, Ă travers ces rencontres et ces mĂ©langes ? Ăa reste une question.
Josette GuĂ©niau 66 : LalimitedecettehybridationnâestellepasdeconfondredansuneutopiesimplificatricehybridationetĂ©galitarisme,ausensdâabsencedediffĂ©rence?
JesuisassezdâaccordavecAndrĂ©Comte-Sponville,ilne peutyavoirhybridationquedanslareconnaissanceque lâautreestautreetquâilestdiffĂ©rentdemoi.
Claudine Cohen : Un prĂ©alable au mĂ©lange est sans doute la reconnaissance de la diffĂ©rence. Mais le mĂ©lange peut impliquer aussi la reconnaissance de lâautre comme mon Ă©gal. ĂgalitĂ© ne veut pas dire identitĂ©. On peut reconnaĂźtre Ă la fois lâaltĂ©ritĂ© de lâautre et son Ă©galitĂ©.
66. Directrice de lâObservatoire « SantĂ© et Innovation » de lâInstitut Sapiens.
AndrĂ© Comte-Sponville : JâĂ©tais trĂšs content que vous citiez LĂ©vi-Strauss Ă la fin de votre exposĂ©. Il y a en fait deux textes de LĂ©vi-Strauss. Le premier, câest « Race et Histoire», qui est une critique trĂšs intelligente du racisme. Et puis le second, « Race et culture», qui revalorise les diffĂ©rences interculturelles. LĂ©vi-Strauss y explique que si est raciste toute culture qui veut se dĂ©fendrecontrelesautrescultures,alorstoutecultureest raciste,pardĂ©finition,puisquâellenâexistecommeculture quepar ses capacitĂ©s derĂ©sistanceaux autres. Cequi ne condamne bien sĂ»r pas, ni pour LĂ©vi-Strauss ni pour moi, les Ă©changes entre cultures. Mais pour quâil y ait rencontre,ilfautquâilyaitaltĂ©ritĂ©.Etlagrandeangoisse de LĂ©vi-Strauss, au fond, câest lâuniformitĂ©. Lui qui est allĂ©auBrĂ©sildanslesannĂ©es1930,ilyretournequarante ans plus tard et constate quâil y a beaucoup moins de diffĂ©rences entre Paris et SĂŁo Paulo que quarante ans auparavant. On sait que LĂ©vi-Strauss proposait dâĂ©crire « entropologie» pour Ă©voquer lâanthropologie. Autrementdit,lâanthropologieestuneapplicationduprincipe dâentropie, le fameux deuxiĂšme principe de la thermodynamique,quiveutquedansunsystĂšmeclosledĂ©sordre tende vers un maximum et donc que les diffĂ©rences tendent Ă sâannuler. Câest ce que LĂ©vi-Strauss appelle lâuniformitĂ©etquâilredoutait.
En vous Ă©coutant, je me disais quâon retrouvait lĂ lâun desdĂ©batspolitiquesfrançais:dâunepart,lacrĂ©olisation dĂ©fendue par MĂ©lenchon, le franchissement des fron tiĂšres interculturelles ou interraciales; de lâautre, le refus de cela, Zemmour et lâidentitĂ© française. Peut-on dire
naĂŻvement que lâhybridation est de gauche et la diffĂ©rence de droite? LĂ©vi-Strauss expliquerait peut-ĂȘtre Ă MĂ©lenchon que bien entendu, on se moque de la crĂ©o lisation physiologique, le mĂ©lange des races, mais quâen revanche,pourcequiestdescultures,Ă forcedecĂ©lĂ©brer leur mĂ©lange, on dĂ©veloppe une peur chez des gens qui disentquâ«onnâestpluschezsoi». Si valoriser une forme dâattachement Ă certaines traditions, Ă une certaine culture, câest ĂȘtre de droite, alors la gauche est fichue. In versement, si ĂȘtre de droite, câest ĂȘtre un identitaire Ă la Zemmour,ladroiteestfichueaussi.NousensommeslĂ etlanotiondâhybridation,tellequelâaprĂ©sentĂ©eClaudine Cohen,dansleprolongementdecequedisaitdĂ©jĂ LĂ©viStrauss,meparaĂźtunobjetimportantderĂ©flexion.
Claudine Cohen : Tant mieux si mon propos peut aider Ă penser notre actualitĂ© politique ! La notion de « crĂ©olisation » a Ă©tĂ© mise en avant par lâĂ©crivain antillais Ădouard Glissant, pour dire les rencontres et les interactions entre les peuples et les cultures, en mettant lâaccent sur leur dimension positive, favorable Ă la crĂ©ation dâidentitĂ©s nouvelles. Il est rĂ©cemment repris comme un mot dâordre politique, voire comme un slogan publicitaire... Certains anthropologues montrent que la « crĂ©olisation » a toutes chances dâaboutir Ă une uniformisation, Ă une occidentalisation des cultures.
Dans le texte que jâai citĂ©, LĂ©vi-Strauss met en garde, prĂ© cisĂ©ment, contre ces dangers. Il remarque que câest dans la clĂŽture de cultures que rĂ©sident leur crĂ©ativitĂ© et leur diversitĂ©. Je ne sais pas si, en son temps, ce discours avait
une visĂ©e politique ; il y a eu des tentatives pour le rĂ©cu pĂ©rer dans diffĂ©rentes mouvances. Mais câest avant tout le texte dâun grand anthropologue, qui veut mettre en lumiĂšre les diffĂ©rentes facettes de ce quâest une culture, et insister sur la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server leur diversitĂ© dĂ©jĂ trĂšs entamĂ©e dâailleurs : Race et culture est aussi une dĂ©ploration devant la disparition irrĂ©versible dâun grand nombre de cultures, aujourdâhui rĂ©duites Ă quelques objets dissĂ©minĂ©s dans les musĂ©es.
La notion dâhybridation pose en effet ce genre de dilemmes, qui se retrouvent de maniĂšre aiguĂ« dans les enjeux sociaux et politiques français actuels : dâun cĂŽtĂ© le dĂ©sir de sâouvrir aux mĂ©langes, Ă lâintĂ©gration de lâautre cĂŽtĂ© la volontĂ© de prĂ©server un certain nombre de cadres et de spĂ©cificitĂ©s, qui peut conduire Ă une fermeture violente Ă autrui sous prĂ©texte de prĂ©server sa propre identitĂ©.
Rony Brauman 67 : Je voudrais vous interroger sur le passage,chezLĂ©vi-Strauss,de« Race et histoireȈ ,vingt ans aprĂšs, « Race et culture». On passe de lâhistoire Ă la culture : nây a-t-il pas prĂ©cisĂ©ment une impasse sur le fait que les sociĂ©tĂ©s sont toutes historiques, quâon ne peutpasdĂ©finirunecultureendehorsdecequâelleaĂ©tĂ©, de ce quâelle devient, bref, du torrent dans lequel elle est placĂ©e? Ces notions de crĂ©olisation, qui sont, quand
67. MĂ©decin, ancien PrĂ©sident de MĂ©decins sans frontiĂšres, membre du Conseil dâorientation de lâInstitut Diderot.
mĂȘme,assezvagues,dĂ©criventpeut-ĂȘtretoutsimplement unmĂ©lange,Ă desniveauxnationaux,pasmondiaux,qui nâestpasnĂ©cessairementladisparitiondescultures,mais laconsciencedeleurmouvementperpĂ©tuel?
Claudine Cohen : Oui, la temporalitĂ© historique joue un rĂŽle important dans cette affaire â il Ă©tait difficile pour un structuraliste comme LĂ©vi-Strauss de penser lâhistoire en mĂȘme temps que la structure des sociĂ©tĂ©s âson texte se rĂ©fĂšre aussi Ă la biologie contemporaine, Ă la gĂ©nĂ©tique : sans rĂ©duire les cultures humaines Ă des enti tĂ©s biologiques (telles que les « races »), il affirme quâelles induisent, par leur fonctionnement, des transformations de nature biologique. Certes, LĂ©vi-Strauss nâest pas his torien, mais son texte dĂ©crit tout de mĂȘme le devenir des cultures sous la forme de leur dĂ©gradation et de leur disparition.
Au-delĂ de cet aspect, il est important de considĂ©rer lâhis toire des mĂ©langes ethniques et des mutations sociales Ă travers les migrations, les rencontres et les Ă©changes entre les peuples et les cultures sur la trĂšs longue durĂ©e, depuis le plus lointain de la prĂ©histoire, jusquâaux phĂ©nomĂšnes contemporains tels que colonisations, flux migratoires, etc. Une telle approche est essentielle pour comprendre les structures de nos sociĂ©tĂ©s et leurs difficultĂ©s actuelles, les contradictions et les conflits qui sây jouentâŠ
Rony Brauman : Câest la vitesse de ces transformations qui est source dâangoisse, ce ne sont pas les transformations elles-mĂȘmesâŠ
Claudine Cohen : Oui, sĂ»rement. Notre monde change vite : migrations et Ă©volutions dĂ©mographiques, change ments environnementaux, accĂ©lĂ©ration des innovations technologiques et des Ă©changes le transforment Ă grande vitesse. En deux ou trois ans, la pandĂ©mie de COVID a changĂ© nos vies et nos comportements, et a engagĂ© des mutations presque immĂ©diates dans nos Ă©changes sociaux et familiaux, dans notre rapport aux autres, Ă la machine, au numĂ©rique, au virtuel. Je pense que la conscience de vivre des transformations violentes dans leur rapiditĂ© rend les choses plus difficiles Ă comprendre et Ă assimiler, et peut ĂȘtre anxiogĂšne.
Mais la nature mĂȘme de certains de ces Ă©vĂ©nements âĂ©pidĂ©mies, catastrophes environnementales, migrations par lâeffet des guerres etc. â joue un rĂŽle essentiel dans lâimpact douloureux de ces transformations.
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Membre du Conseil dâorientation de lâInstitut Diderot, Claudine COHEN est philosophe et historienne des sciences, Professeure des UniversitĂ©s, Directrice dâĂtudes (Chaire « Biologie et SociĂ©tĂ© ») Ă lâĂcole des hautes Ă©tudes en sciences sociales et Ă lâĂcole pratique des hautes Ă©tudes (Laboratoire BiogĂ©osciences)/
PSL-UniversitĂ© de Paris. Elle est lâauteure dâune dizaine dâouvrages dont « Nos ancĂȘtres dans les arbres. Penser lâĂ©volution humaine » (Ăd. du Seuil, 2021).