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Questions de la salle

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Avant-propos

Avant-propos

Claudine Cohen : Vous avez raison d’apporter cette précision. Victime de son succès, le mot « hybride » en vient à désigner, de manière vague, des réalités ou des objets composites, qui n’incluent pas la notion d’un mélange intime, d’une fécondation réciproque. L’imaginaire de la chimère se superpose à celui de l’hybride et se confond souvent avec lui : une voiture dite « hybride » est en réalité composite, car elle possède un double moteur, thermique et électrique. Les êtres de la mythologie grecque tels que Minotaure, Pégase, sirènes et autres centaures, nés de l’accouplement d’un humain et d’un animal, sont bien des « hybrides », mais leur imagerie les représente comme des chimères, au corps moitié animal et moitié humain. Chimères aussi, les êtres monstrueux, destinés à faire fuir le mal, sculptés sur les murs extérieurs des cathédrales, arborant une tête de lion, un corps d’oiseau et une queue de serpent.

Mon intention était d’explorer les usages du mot plutôt que de chercher à les rectifier, et de dessiner un paysage où le mot « hybride », dans toutes ses variations sémantiques, intervient aujourd’hui, même si ses usages ne sont pas toujours conformes au sens biologique premier. D’autre part, je ne suis pas si sûre qu’il faille opposer si radicalement l’ancien et le contemporain. Déjà, pour les Grecs, l’hubris était une transgression répréhensible, et si les hommes de la Renaissance ont forgé sur cette racine le mot hybride, c’est sans doute parce qu’eux aussi condamnaient certaines transgressions qui s’effectuaient sous leurs yeux.

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Michel Prada 60 : En vous écoutant, j’ai pris conscience que si l’on acceptait le principe de l’interfécondité, et qu’il ne débouchait pas sur la stérilité, il n’y avait pas de limite légitime à l’hybridation. À la fin de votre propos, vous avez évoqué Lévi-Strauss et vous avez dit qu’il y avait quand même des limites. Je me suis posé la question de savoir quelle était la légitimité de ces limites. Je pense que ça nous pose des questions tout à fait d’actualité, parce que le débat que vous avez posé est, au fond, un débat politique et philosophique contemporain, et je suis frustré de ne pas savoir s’il y a des limites légitimes aux résultats de l’interfécondité. Je serais tenté de penser qu’il ne devrait pas y en avoir d’autres que celles que nous nous posons à nous-mêmes et qui font précisément l’objet de nos discussions politiques et philosophiques.

Claudine Cohen : Il est en effet important de souligner le pouvoir des règles, qui est le propre de l’humain. Ce pouvoir de se limiter soi-même, d’interdire, de normer, qui fait que dans notre monde social tous les échanges possibles ne sont pas réalisés : les interdits que nous nous imposons limitent ces possibilités. Ces limites constituent et structurent notre psychisme. Toutes les sociétés ne traitent pas leurs déviants de la même façon. L’Âge classique, qui a forgé nos valeurs, disons depuis Descartes, est justement un âge des classifications où les mixtes, les hybrides, font l’objet d’exclusions, de condamnations.

60. Président du CNOCP - Conseil de Normalisation des Comptes Publics, organisme consultatif placé auprès du ministre chargé des Comptes publics.

Michel Foucault l’a bien montré en décrivant l’enfermement des fous, des malades, la stigmatisation des « primitifs », bref, de tous ceux qui n’étaient pas dans les normes. Nos sociétés, aujourd’hui, se veulent en principe plus « inclusives » et tentent de valoriser les mélanges, les mixités, c’est cela aussi que traduit l’insistance actuelle sur l’hybride.

Denis Gautier-Sauvagnac 61 : N’y a-t-il pas des limites que j’appellerais naturelles? Il me semble que vous n’en dites pas assez sur la transgression, la notion de chimère. Évidemment, nous pouvons créer des chimères, mais que nous nous l’interdisions, je suis peut-être un vieux conservateur ou un affreux réactionnaire, mais ça me paraît assez légitime. Quelle limite au développement indéfini de l’hybridation ou de l’hybridité, au risque sinon de créer des lapins à plume, des poulets à poils, voire pire?

Claudine Cohen : J’ai insisté sur l’idée de franchir les limites, de dépasser les cadres, de faire exploser les frontières fixées, en me centrant essentiellement sur la notion d’hybridation. La transgression, c’est le fait d’aller au-delà de ce qui est généralement codifié, réglé, interdit. Certes, l’hybridation d’Homo sapiens avec Néandertal franchit les limites « naturelles » de l’espèce (avec toutes les incertitudes que j’ai signalées), mais le reconnaître aujourd’hui constitue surtout une transgression dans

61. Ancien Président de l’UIMM - Union des Industries des Métiers de la Métallurgie.

l’ordre de nos représentations. Les limites que nous disons « naturelles » sont souvent des limites propres à nos catégories mentales et à nos normes sociales. Du reste, comme je l’ai indiqué, la dualité nature/culture elle-même, longtemps fondatrice pour la réflexion philosophique et anthropologique, est aujourd’hui relativisée.

Sans doute certaines limites nous semblent « plus naturelles » que d’autres : la frontière des sexes, l’intégrité des organismes vivants nous apparaissent comme des seuils infranchissables. Et pourtant les transitions de genre se multiplient et se banalisent, elles sont prises en charge dans des protocoles médicaux bien rodés. Les manipulations génétiques sur les plantes et les animaux sont devenues courantes – et avec les ciseaux CRISPR, il est possible de modifier génétiquement l’Homme. Dans ces deux cas, il ne s’agit pas d’hybridations au sens propre, mais de transgressions profondément troublantes. Jusqu’à quel point ces pratiques peuvent-elles être acceptées, valorisées ? Doivent-elles être limitées ? Il y a d’immenses débats sur ces sujets, qui soulèvent des questions de tous ordres, environnementales, économiques, éthiques, que nos sociétés doivent en effet affronter.

Arnaud Chneiweiss 62 : Je voudrais revenir sur l’hybridation homme-machine, ces questions de transgression, l’ hubris de la technologie dont vous avez parlé qui est, je

62. Médiateur de l’assurance.

pense, la grande tentation d’aujourd’hui. Quelle frontière peut-on tracer entre l’homme réparé et l’homme augmenté? L’homme réparé, on en rêve tous, restaurer la vision, par exemple. Mais dans quelle mesure n’allonsnous pas alors nous dire que tant que nous y sommes, pourquoi ne pas améliorer un petit peu les choses, donner une vision un peu supérieure à la normale, et puis une force physique un peu supérieure à la normale, et puis faire des soldats améliorés, avec une vision de nuit, etc. Y a-t-il eu des réflexions sur la frontière entre homme réparé et homme augmenté?

Claudine Cohen : C’est un problème essentiel. C’est encore une fois la question des limites, et celle de l’instrumentalisation des moyens techniques aujourd’hui à notre disposition, et qui continuent à être développés. Lors d’une année passée au MIT, j’ai pu voir l’extraordinaire jubilation qu’engendre l’intelligence artificielle et les possibilités créatives qu’elle offre. Il y a une littérature abondante sur ces questions. Jean-Michel Besnier, par exemple, a beaucoup réfléchi sur les ambitions du « transhumanisme », et les dangers qu’il représente. Les acteurs de ces inventions se posent eux-mêmes la question des limites, et produisent tout un corpus de réflexions très importantes sur l’intelligence artificielle et ses enjeux.

Une des façons d’aborder la question que vous soulevez, c’est d’examiner les objectifs. Quelle est la finalité de ces interventions ? Est-ce le soin, la guérison de la personne, ou une finalité qui la dépasse et tend vers d’autres objec-

tifs, que ce soit des objectifs militaires, ou une transformation de la vie humaine par une longévité immense, etc. ? La question à poser pour déterminer les usages et la valeur de ces technologies est celle de leur but.

André Comte-Sponville 63 : Votre titre, «Franchir les limites», suppose qu’il y ait des limites. Je me demande si une partie du débat ne porte pas sur la question d’une possible confusion entre transgression et abolition des limites. S’il n’y avait plus de limites, il n’y aurait pas transgression. C’est pour cela que Bataille, quand il travaille sur l’érotisme, ne cesse de célébrer les interdits. Puisque pour Bataille la jouissance de l’érotisme est dans la transgression, il faut qu’il y ait des limites. Bataille ne cesse donc de répéter que la transgression n’abolit pas la limite, mais la confirme. C’est pareil pour les frontières : la migration, c’est un passage de frontière, mais cela n’existe que parce qu’il y a des frontières. Les transgenres, cela suppose qu’il y ait des genres différents. Sur ce sujet, je constate, en discutant avec des amis et nos enfants, une différence générationnelle. Autant mes amis et moi-même n’avons rien contre les transitions à l’âge adulte, autant, pour un adolescent, nous avons des réticences. Or, quand nous disons cela, nous nous faisons traiter de vieux réacs par nos enfants. Parce que nous accordons à la frontière des genres une importance qu’eux ne perçoivent plus du tout. Alors je ne sais pas

63. Directeur général de l’Institut Diderot.

qui a raison, c’est sans doute plus compliqué, mais je crois important de saisir que s’il n’y avait pas de genres différents, s’il n’y avait pas classes différentes, s’il n’y avait pas de frontières, il n’y aurait pas de transgenres, pas de transclasses, pas d’immigrés ni d’émigrés. S’il n’y avait pas de limites, il n’y aurait pas de transgression.

Ceci m’amène à une seconde question. Certes, il y a un trouble dans le genre, comme l’écrivait Judith Butler, les frontières entre homme et femme sont plus floues qu’elles ne l’ont été, l’homosexualité tend à être acceptée, la transsexualité aussi. Autrement dit, les limites qui existaient tendent à se diluer, à être de plus en plus poreuses, de moins en moins rigoureuses. Mais il y en a une qui reste inentamée et plus sévèrement sanctionnée qu’il y a deux décennies, a fortiori qu’il y a deux siècles : la pédophilie. Dans un temps où les limites se brouillent, la pédophilie, elle, est perçue et condamnée de façon bien plus forte qu’auparavant. Qu’est-ce qui fait que certaines limites sont au bord de la dissolution et que certaines autres, au contraire, se renforcent? Peut-on expliquer pourquoi les unes sont affaiblies et les autres renforcées?

Claudine Cohen : Toutes les transgressions ne sont pas des hybridations : un transgenre n’est pas un hybride. On parle en effet de la fluidité des genres, une expression qui décrit la volonté de jouer avec la limite, de ne pas être réduit à une catégorie, de s’autoriser non seulement à changer de genre, mais à revenir, à certains moments, à une autre identité. C’est d’ailleurs un désir très ancien que celui de franchir cette frontière, rappelez-vous Tirésias

qui avait voulu devenir une femme pour connaître la jouissance féminine, et dont l’hubris a été sévèrement puni par les dieux, qui l’ont rendu aveugle.

Je suis d’accord pour dire que la transgression n’existe que par la limite, et qu’il y a tout un jeu possible avec ce qui semble infranchissable. Il est vrai aussi que certaines de ces limites tendent aujourd’hui à devenir plus floues, plus incertaines, à « bouger » : il y a une historicité des catégories et des normes, et nous sommes certainement dans une période qui nous oblige à revoir, à refonder nos valeurs. Je maintiens cependant que les grands interdits qui structurent notre psychisme et toutes les sociétés humaines, ceux de l’inceste, du meurtre et du cannibalisme, perdurent et continuent à constituer notre monde humain comme un monde de règles et de structures. Le jour où s’effaceront ces interdits-là, je pense que l’humanité aura de quoi se faire beaucoup de soucis.

Catherine Coquery-Vidrovitch 64 : Je pense qu’il est important de reconstituer l’histoire des transgressions. Parce que les transgressions ont une histoire. Chaque époque a ses transgressions et certaines époques suppriment ou recréent des transgressions qui n’existaient que pour un certain nombre de gens. Par exemple, les éléments de pédophilie qui ont pu être présents dans certains groupes sociaux dans les années 1960, 1970 et

64. Professeure émérite d’histoire à l’Université Paris Diderot - Paris Cité.

qui maintenant sont une transgression abominable. On crée des limites, ces limites sont des limites éthiques et l’éthique change en très grande partie selon les époques, mais pas pour tout. C’est toute la complexité du problème : en quoi acceptons-nous, espérons-nous, souhaitons-nous des transgressions ou jugeons-nous, et pourquoi, que ce sont des transgressions inacceptables? Ceux qui sont hostiles à toute fécondation in vitro, par exemple, fixent un interdit. C’est un interdit qui est discutable. Mais pourquoi y a-t-il cet interdit pour certains et pas pour d’autres? C’est la complexité de l’histoire, je pense qu’on a besoin de faire l’histoire de ces syncrétismes, de ces mixités, de ces métissages et en même temps de comprendre pourquoi ils ont évolué.

Claudine Cohen : En effet, l’histoire culturelle, l’histoire des représentations, permet d’interroger la manière dont une société pense elle-même ses propres cadres, ses interdits – et leur transgression. Elle permet d’aborder la question de l’historicité des normes et des valeurs. Ce qui est aussi en jeu, c’est la définition de l’identité et ses variations. Ce qui constitue l’identité n’est pas du même ordre dans nos sociétés individualistes et dans celles où la notion du groupe est plus forte, ou encore dans des sociétés où elle est davantage référée à une entité spirituelle. L’histoire culturelle permet de comprendre les choix qui sont opérés à différents moments dans les idées, les pratiques, les attitudes : ce qui est permis, toléré, usuel – et ce qui au contraire de l’ordre de l’infraction, de la transgression.

Elisabeth Hege 65 : J’ai eu l’impression, en vous écoutant, que nous étions dans un temps d’accélération des hybridations. Je voulais savoir si vous le ressentez aussi de la sorte, et si de tels moments reviennent cycliquement.

Claudine Cohen : Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui proclame la valeur de l’hybridation et qui l’expérimente à travers toutes sortes de pratiques. J’ai décrit certaines d’entre elles. Par exemple, la notion d’hybridation est aujourd’hui fondatrice pour tout l’art contemporain. Un autre domaine est celui des rapports des cultures entre elles. D’un côté, nos sociétés semblent portées par une tendance intégratrice, à favoriser la mixité des populations d’origines ethniques, religieuses, diverses, sous le signe de la démocratie et de la laïcité, mais on assiste dans le même temps à l’essor des communautarismes, des isolements, des guerres ethniques, qui sont l’expression du refus de ces rapprochements et de ces échanges. Le monde occidental, effectivement, paraît favoriser cette ouverture vers l’assimilation d’autres valeurs, vers une multiplication des échanges, vers des relations « en réseau », mais on ne peut y voir une tendance universelle. La référence omniprésente aux hybrides pourrait être interprétée (certains l’ont fait) comme un retour à des modes de pensée antérieurs à l’âge classique, à une vision pré-moderne, baroque, qui valorise le mélangé, l’instabilité des essences et des iden-

65. Chercheuse sénior au sein du programme Gouvernance de l’IDDRI – Institut du développement durable et des relations internationales.

tités. Mais dire que nous sommes face à un fonctionnement cyclique de l’histoire serait à mon avis présomptueux.

Je crois préférable d’observer ce qui se passe dans le monde où nous vivons, et d’essayer de décrire les phénomènes dans leurs manifestations multiples, notamment dans le langage : il est incontestable que ces mots, « hybride », « hybridation », sont partout. Est-ce réalité ? Est-ce pure rhétorique ? Jusqu’à quel point mettonsnous réellement en danger nos usages, nos identités, à travers ces rencontres et ces mélanges ? Ça reste une question.

Josette Guéniau 66 : La limite de cette hybridation n’estelle pas de confondre dans une utopie simplificatrice hybridation et égalitarisme, au sens d’absence de différence? Je suis assez d’accord avec André Comte-Sponville, il ne peut y avoir hybridation que dans la reconnaissance que l’autre est autre et qu’il est différent de moi.

Claudine Cohen : Un préalable au mélange est sans doute la reconnaissance de la différence. Mais le mélange peut impliquer aussi la reconnaissance de l’autre comme mon égal. Égalité ne veut pas dire identité. On peut reconnaître à la fois l’altérité de l’autre et son égalité.

66. Directrice de l’Observatoire «Santé et Innovation» de l’Institut Sapiens.

André Comte-Sponville : J’étais très content que vous citiez Lévi-Strauss à la fin de votre exposé. Il y a en fait deux textes de Lévi-Strauss. Le premier, c’est « Race et Histoire», qui est une critique très intelligente du racisme. Et puis le second, «Race et culture», qui revalorise les différences interculturelles. Lévi-Strauss y explique que si est raciste toute culture qui veut se défendre contre les autres cultures, alors toute culture est raciste, par définition, puisqu’elle n’existe comme culture que par ses capacités de résistance aux autres. Ce qui ne condamne bien sûr pas, ni pour Lévi-Strauss ni pour moi, les échanges entre cultures. Mais pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’il y ait altérité. Et la grande angoisse de Lévi-Strauss, au fond, c’est l’uniformité. Lui qui est allé au Brésil dans les années 1930, il y retourne quarante ans plus tard et constate qu’il y a beaucoup moins de différences entre Paris et São Paulo que quarante ans auparavant. On sait que Lévi-Strauss proposait d’écrire «entropologie» pour évoquer l’anthropologie. Autrement dit, l’anthropologie est une application du principe d’entropie, le fameux deuxième principe de la thermodynamique, qui veut que dans un système clos le désordre tende vers un maximum et donc que les différences tendent à s’annuler. C’est ce que Lévi-Strauss appelle l’uniformité et qu’il redoutait.

En vous écoutant, je me disais qu’on retrouvait là l’un des débats politiques français : d’une part, la créolisation défendue par Mélenchon, le franchissement des frontières interculturelles ou interraciales; de l’autre, le refus de cela, Zemmour et l’identité française. Peut-on dire

naïvement que l’hybridation est de gauche et la différence de droite? Lévi-Strauss expliquerait peut-être à Mélenchon que bien entendu, on se moque de la créolisation physiologique, le mélange des races, mais qu’en revanche, pour ce qui est des cultures, à force de célébrer leur mélange, on développe une peur chez des gens qui disent qu’«on n’est plus chez soi». Si valoriser une forme d’attachement à certaines traditions, à une certaine culture, c’est être de droite, alors la gauche est fichue. Inversement, si être de droite, c’est être un identitaire à la Zemmour, la droite est fichue aussi. Nous en sommes là et la notion d’hybridation, telle que l’a présentée Claudine Cohen, dans le prolongement de ce que disait déjà LéviStrauss, me paraît un objet important de réflexion.

Claudine Cohen : Tant mieux si mon propos peut aider à penser notre actualité politique ! La notion de « créolisation » a été mise en avant par l’écrivain antillais Édouard Glissant, pour dire les rencontres et les interactions entre les peuples et les cultures, en mettant l’accent sur leur dimension positive, favorable à la création d’identités nouvelles. Il est récemment repris comme un mot d’ordre politique, voire comme un slogan publicitaire... Certains anthropologues montrent que la « créolisation » a toutes chances d’aboutir à une uniformisation, à une occidentalisation des cultures.

Dans le texte que j’ai cité, Lévi-Strauss met en garde, précisément, contre ces dangers. Il remarque que c’est dans la clôture de cultures que résident leur créativité et leur diversité. Je ne sais pas si, en son temps, ce discours avait

une visée politique ; il y a eu des tentatives pour le récupérer dans différentes mouvances. Mais c’est avant tout le texte d’un grand anthropologue, qui veut mettre en lumière les différentes facettes de ce qu’est une culture, et insister sur la nécessité de préserver leur diversité –déjà très entamée d’ailleurs : Race et culture est aussi une déploration devant la disparition irréversible d’un grand nombre de cultures, aujourd’hui réduites à quelques objets disséminés dans les musées.

La notion d’hybridation pose en effet ce genre de dilemmes, qui se retrouvent de manière aiguë dans les enjeux sociaux et politiques français actuels : d’un côté le désir de s’ouvrir aux mélanges, à l’intégration – de l’autre côté la volonté de préserver un certain nombre de cadres et de spécificités, qui peut conduire à une fermeture violente à autrui sous prétexte de préserver sa propre identité.

Rony Brauman 67 : Je voudrais vous interroger sur le passage, chez Lévi-Strauss, de «Race et histoire» à, vingt ans après, «Race et culture». On passe de l’histoire à la culture : n’y a-t-il pas précisément une impasse sur le fait que les sociétés sont toutes historiques, qu’on ne peut pas définir une culture en dehors de ce qu’elle a été, de ce qu’elle devient, bref, du torrent dans lequel elle est placée? Ces notions de créolisation, qui sont, quand

67. Médecin, ancien Président de Médecins sans frontières, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Diderot.

même, assez vagues, décrivent peut-être tout simplement un mélange, à des niveaux nationaux, pas mondiaux, qui n’est pas nécessairement la disparition des cultures, mais la conscience de leur mouvement perpétuel?

Claudine Cohen : Oui, la temporalité historique joue un rôle important dans cette affaire – il était difficile pour un structuraliste comme Lévi-Strauss de penser l’histoire en même temps que la structure des sociétés – son texte se réfère aussi à la biologie contemporaine, à la génétique : sans réduire les cultures humaines à des entités biologiques (telles que les « races »), il affirme qu’elles induisent, par leur fonctionnement, des transformations de nature biologique. Certes, Lévi-Strauss n’est pas historien, mais son texte décrit tout de même le devenir des cultures sous la forme de leur dégradation et de leur disparition.

Au-delà de cet aspect, il est important de considérer l’histoire des mélanges ethniques et des mutations sociales à travers les migrations, les rencontres et les échanges entre les peuples et les cultures sur la très longue durée, depuis le plus lointain de la préhistoire, jusqu’aux phénomènes contemporains tels que colonisations, flux migratoires, etc. Une telle approche est essentielle pour comprendre les structures de nos sociétés et leurs difficultés actuelles, les contradictions et les conflits qui s’y jouent…

Rony Brauman : C’est la vitesse de ces transformations qui est source d’angoisse, ce ne sont pas les transformations elles-mêmes…

Claudine Cohen : Oui, sûrement. Notre monde change vite : migrations et évolutions démographiques, changements environnementaux, accélération des innovations technologiques et des échanges le transforment à grande vitesse. En deux ou trois ans, la pandémie de COVID a changé nos vies et nos comportements, et a engagé des mutations presque immédiates dans nos échanges sociaux et familiaux, dans notre rapport aux autres, à la machine, au numérique, au virtuel. Je pense que la conscience de vivre des transformations violentes dans leur rapidité rend les choses plus difficiles à comprendre et à assimiler, et peut être anxiogène.

Mais la nature même de certains de ces événements – épidémies, catastrophes environnementales, migrations par l’effet des guerres etc. – joue un rôle essentiel dans l’impact douloureux de ces transformations.

Retrouvez l’intégralité du débat en vidéo sur www.institutdiderot.fr

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