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Avant-propos

Avant-propos Avant-propos

C’est un signe des temps : le mot « hybride » (quel que soit le sens, souvent flou et parfois abusif, qu’on lui donne) est à la mode. Voitures hybrides, travail hybride (en télétravail et sur site), enseignement hybride (à la fois ou successivement en distanciel et en présentiel), concepts hybrides, créations hybrides (notamment dans l’art contemporain), sans parler, dans des champs sémantiques parfois fort éloignés, d’autres façons de désigner le franchissement des frontières ou la subversion des limites, disons les mélanges, transitions ou transgressions – par exemple quand on parle de « créolisation », de « transclasses », de « transgenres », de sensualités ou d’appartenances « intersexes » ou « fluides »… Il nous a paru important d’y réfléchir, et nous remercions vivement notre amie Claudine Cohen, qui est membre du Conseil d’orientation de notre Institut, d’avoir bien voulu être la première à nous y aider.

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Elle était bien placée pour cela. N’est-elle pas elle-même un exemple de cette « hybridation des disciplines », qui les pousse à se féconder mutuellement ? À la fois philosophe, historienne des sciences et paléontologue,

Claudine Cohen est Professeure des Universités et Directrice d’Études (Chaire « Biologie et Société ») à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’École pratique des hautes études (Laboratoire Biogéosciences). Elle a publié de nombreux livres, très remarqués, qui portent principalement sur ce que j’appellerais volontiers l’histoire de la préhistoire, entendant par là aussi bien l’histoire de la paléontologie, comme science, que celle des représentations, fussent-elles naïves ou imaginaires, de la préhistoire humaine (citons notamment L’Homme des origines : savoirs et fictions en préhistoire, Seuil, 1999, Prix Roland de Jouvenel de l’Académie française, et La femme des origines : images de la femme dans la préhistoire occidentale, Belin Herscher, 2003, doublement primé par l’Académie des sciences morales et politiques et par l’Académie des beaux-arts). Disons, pour résumer à l’extrême, qu’elle travaille sur les différentes façons de « penser l’évolution humaine », ce qui est l’objet et le sous-titre de son dernier livre, Nos ancêtres dans les arbres (qui prend ce dernier mot au sens où l’on parle d’arbres généalogiques, Seuil, 2021).

Mais venons-en à notre sujet. La notion d’hybridation est d’abord biologique : elle désigne, rappelle Claudine Cohen, un « croisement fécond » entre deux espèces ou variétés différentes. Processus fort ancien, puisque l’humanité même en résulte ou en porte la marque. Homo sapiens apparaît en effet « comme une espèce hybride » (certains de ses gènes viennent des Néandertaliens et Dénisoviens), qui est « le produit de complexes interactions avec d’autres espèces proches », si bien que « nous

sommes tous en un sens des hybrides ». En un sens, oui, mais particulier : puisque les hybrides, résultant par définition de croisements féconds, sont ordinairement eux-mêmes stériles (ainsi les mulets et bardots, engendrés respectivement par un âne et une jument, ou bien par un cheval et une ânesse, mais incapables eux-mêmes de se reproduire), ce qui n’est évidemment pas le cas des humains. Cela dit assez ce que la notion garde d’équivoque, de flou ou d’incertain. « Sapiens, Néandertaliens et Dénisoviens, qui ont produit des hybrides féconds, constituent-ils bien des espèces distinctes ? » Les spécialistes en discutent, et il n’est pas exclu que de nouvelles découvertes, relevant de la paléoanthropologie, remettent en cause ces classifications peut-être trop rigides ou figées pour être absolument opératoires ou fidèles à la mouvante complexité du réel.

Mais la notion d’hybridation, je le notais en commençant, s’est aujourd’hui étendue fort loin de son sens strictement biologique. Le mot, note Claudine Cohen, est désormais « couramment employé pour désigner toutes sortes d’innovations, d’usages alternatifs ou créatifs », le plus souvent considérés positivement. C’est un changement important, qui dit quelque chose de notre époque. « La multiplication des hybrides, la généralisation du mixte, du mélange, pourraient bien traduire la rupture des catégories traditionnelles dans un univers social, économique, politique, culturel en mutation. » L’hybride, qui faisait peur (parce qu’on y voyait « l’impur, le monstrueux »), fait désormais envie. C’est qu’on y voit « la possibilité de transgresser avec élan les limites,

d’enfreindre allégrement les cloisonnements et les ségrégations, d’explorer des formes inédites de relations et d’échanges pour créer et produire du nouveau ». On ne peut, à bien des égards et dans de nombreux domaines, que s’en féliciter. Les racistes se sont tellement focalisés sur ce qu’ils appelaient la « pureté » de la race qu’il est réjouissant de voir aujourd’hui l’éloge plus fréquent du métissage ou de la « créolisation ». Le machisme et l’homophobie ont fait tellement de mal, et pendant si longtemps, et encore aujourd’hui, qu’on se flatte volontiers d’avoir du respect, voire de la sympathie (même quand on ne les partage pas), pour les orientations sexuelles qui remettent en cause la séparation rigide des genres ou les privilèges de l’hétérosexualité. L’« ascenseur social » est aujourd’hui trop déficient pour qu’on ne regrette pas qu’il produise si peu de transclasses, entendant par-là, avec Chantal Jaquet 1, ceux qui sont passés d’une classe sociale à une autre. Enfin la mondialisation, si décriée et souvent si sottement, ne peut que multiplier les échanges entre civilisations, au point que celles-ci tendent à se mêler, à se rapprocher, quitte à susciter des réactions contraires – dites « identitaires » – chez ceux qui se sentent menacés par ce processus à la fois économique et culturel. On peut bien sûr comprendre ces derniers, qui souffrent d’insécurité culturelle, ou plutôt on le doit, mais sans perdre de vue ce que ce même processus (la mondialisation des idées, des valeurs, des normes) com-

1. Chantal Jaquet, Les transclasses, ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014. Voir aussi

La fabrique des transclasses, sous la direction de Chantal Jaquet et Gérard Bras,

Paris, PUF, 2018.

porte de positif. L’humanité est une. La planète est une. Comment ne pas souhaiter que ce qui nous rapproche – on pourrait parler d’hybridation culturelle ou civilisationnelle – l’emporte sur ce qui nous sépare ? Parce que tout se vaut ? Au contraire ! Mais parce que la paix vaut mieux que la guerre, le respect mieux que le mépris, le dialogue mieux que les prêches ou les injonctions. Et parce que ce qui vaut ne saurait être la propriété exclusive de quelque civilisation que ce soit.

C’est tout l’enjeu du combat pour les droits de l’homme. On parle beaucoup, depuis le livre fameux de Samuel Huntington, dont c’était le titre (The Clash of Civilizations, New York, 1996), a fortiori depuis les attentats du 11 septembre 2001, qui semblaient lui donner raison, d’un « choc des civilisations ». Non, certes, sans quelque pertinence au moins apparente. Mais le conflit aujourd’hui dominant, à mon sens, est moins celui qui oppose partiellement les civilisations (qu’on a bien tort de présenter comme des ensembles homogènes et immuables) que celui qui oppose, à l’échelle du monde comme au sein de chaque nation, les partisans d’une civilisation mondiale – laïque, démocratique, respectueuse des droits de l’homme – à ceux qui la refusent ou la combattent parce qu’ils ont le sentiment, point forcément à tort, qu’elle menace leur petit pouvoir, leurs petits privilèges, leurs petites traditions ou leur petit ou grand marché. Humanisme (donc féminisme) et ouverture d’un côté, intégrismes ou fermetures de l’autre. Bref, et pour le dire cette fois dans les mots de notre paléontologue philosophe, si « la richesse des hybrides envahit notre

quotidien et nos imaginaires », si elle correspond à ce point à notre modernité ou post-modernité, c’est parce qu’elle appelle à « faire voler en éclats les frontières », à « briser les carcans mentaux et sociaux » pour se lancer tranquillement, librement, audacieusement, dans « une exploration des possibles ».

Sans limites ? Pas tout à fait, et c’est ce que notre intervenante s’empresse de préciser. Les limites, pour être moins rigides ou moins absolues, n’en continuent pas moins d’exister. C’est clair pour les biologistes, qui nous apprennent qu’« à la “luxuriance des hybrides” succède la stérilité ou l’uniformité ». C’est clair aussi d’un point de vue culturel. Claudine Cohen a raison de rappeler, avec Lévi-Strauss, qu’« on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent 2 ». Attention de ne pas confondre universalité et uniformité ! Que les différentes civilisations s’influencent mutuellement, se rapprochent, voire qu’elles tendent à n’en faire qu’une, à l’échelle du monde, cela n’implique pas que chaque culture se dissolve dans toutes les autres. L’Europe, de ce point de vue, peut servir d’exemple, sinon de modèle. Qu’il y ait une civilisation européenne, ce que nul ne conteste, cela n’empêche pas qu’il existe aussi, en son sein, des cultures qui restent et resteront différentes (il suffit d’aller de Rome à Berlin, ou de Lisbonne à Oslo, pour s’en rendre compte). Il est

2. Cl. Lévi-Strauss, « Race et culture », UNESCO, 1971, repris dans Le regard éloigné,

Plon, 1983, p. 47 pour l’expression citée.

non seulement normal mais souhaitable, soulignait ailleurs Lévi-Strauss, que « des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes 3 ». Tout être tend à persévérer dans son être. Cela vaut pour les cultures comme pour le reste. C’est où la notion d’hybridation, qui voudrait abolir toutes les limites, atteint les siennes propres. Il n’y a pas à choisir entre l’absolue fermeture et l’absolue ouverture, l’une et l’autre impossibles ou mortifères. Ni entre l’exclusion et la fusion. Ni entre l’esprit de croisade (ou de jihad) et le suicide. « C’est la différence des cultures, indiquait encore Lévi-Strauss, qui rend leur rencontre féconde 4 . » Il faut donc qu’elles se rencontrent en effet (ce qu’elles font plus facilement et plus nécessairement que jamais, du fait de la mondialisation), sans cesser pour autant d’être différentes. Relativisme et universalisme, à mon sens, peuvent et doivent aller ensemble (le contraire de relatif n’est pas universel mais absolu, à quoi, diraient Montaigne ou Lévi-Strauss, nous n’avons nul accès, le contraire d’universel n’est pas relatif mais particulier, à quoi nulle société n’échappe), et se limiter mutuellement. L’« hybridation civilisationnelle », que j’évoquais plus haut, ou l’émergence d’une « civilisation mondiale », que j’appelle de mes vœux, ne seront fécondes qu’à la condition de résister à l’entropie, comme disait encore Lévi-Strauss (« plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire

3. Cl. Lévi-Strauss, De près et de loin, entretiens avec Didier Éribon, Odile Jacob, 1988, p. 207. 4. De près et de loin, op. cit., p. 206

“entropologie 5 ” »), autrement dit à la « désintégration 6 », à l’uniformisation, bref de maintenir, dans ce nouvel ensemble, plusieurs cultures différentes. Ces deux types d’exigences – ouverture et fermeture, accueil et résistance, unité et diversité – vont ensemble : elles sont comme les deux pôles d’un même champ magnétique, qui serait celui de la mondialisation et de notre époque. « Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec d’autres cultures », toutes « résultent de brassages, d’emprunts, de mélanges », toutes sont hybrides en ce sens. Mais il faut, pour qu’elles demeurent fécondes, que chacune d’entre elles « y mette une certaine résistance, sinon, très vite, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger 7 ». Il y a là comme un juste milieu, à la fois difficile et nécessaire : « L’absence et l’excès de communication ont l’un et l’autre leur danger 8 . » De là une vertu, dirait un aristotélicien d’aujourd’hui, qui se définit par le double refus et de cette absence (qui pèche par trop de fermeture) et de cet excès (qui pèche par trop peu de résistance). Cette vertu, qui fait comme un universalisme bien tempéré (par un peu de relativisme), comment la dénommer ? Il me semble qu’un même mot s’impose, depuis au moins la Renaissance, qui est celui d’humanisme.

Au reste, ce que Claudine Cohen, dans une jolie allitération, appelle « la volonté débridée d’hybridation », qui

5. Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, IX, 40, p. 478 6. Cl. Lévi-Strauss, ibid., p. 479. 7. Cl. Lévi-Strauss, De près et de loin, op. cit., p. 207-212. 8. Ibid.

tendrait à l’abolition de toutes les limites, ouvre « sur d’autres dangers, non moins préoccupants », qui sont ceux de l’homme augmenté, « hybride à la fois naturel et artificiel », ou du posthumanisme, qui voudrait « hybrider l’humain à la machine », voire l’effacer (ce que l’étymologie du mot, elle-même hybride, semblait annoncer : le latin ibrida, « bâtard », est « devenu hybrida par rapprochement avec le grec hubris, « excès 9 ») « dans l’hubris de la technique ».

Le pire n’est pas toujours sûr. Observons pour finir, comme c’est apparu dans le débat, que certaines limites, notamment morales, bien loin d’être abolies, sont de nos jours plutôt renforcées : ainsi celles qui interdisent l’inceste ou la pédophilie, comme aussi celles qui condamnent (et plus sévèrement aujourd’hui qu’hier) le racisme, la misogynie ou l’homophobie. Décidément non, il n’est pas interdit d’interdire ! On ne se débarrasse pas comme cela de la morale, ni des limites, ni de l’interdit. Cela donne raison à notre amie, dans sa conclusion sagement nuancée : « L’hybridation ne peut être une injonction, et encore moins une injonction universelle. Elle ne peut être que contingente, ponctuelle, partielle, opportuniste, expérimentale, dans un monde biologique, matériel et social dont il faut reconnaître la complexité, mais qui reste un monde de règles et de structures. » C’est qu’il s’agit d’un monde humain, et qui doit le rester. S’ouvrir « aux échanges innovants, aux mélanges

9. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey,

Dictionnaires Le Robert, 1992, article « Hybride ».

et aux interactions », comme notre époque le permet et l’impose, cela ne dispense pas de « préserver autant que possible les spécificités et les identité », qu’elles soient celles des individus, des cultures, des sociétés ou de l’humanité elle-même. « Tout être tend à persévérer dans son être », rappelais-je après Spinoza. L’hybridation ne vaut que pour autant qu’elle nous y aide : qu’à condition qu’on la mette au service de l’humanité, non l’humanité au service de sa propre disparition.

André Comte-Sponville

Directeur général de l’Institut Diderot

Je remercie Jean-Claude Seys et André Comte-Sponville, Claudie Haigneré et les membres du Conseil d’orientation de l’Institut Diderot de m’avoir donné l’occasion de présenter ma réflexion sur ce sujet. Merci également à Thomas Bourgeois, Francine Cletz et Christine Givernaud pour toute leur efficacité et leur gentillesse. Tous mes remerciements à Michel Veuille et à Charles Stépanoff pour leur aide précieuse et à Emmanuel Grimaud, Jean-Jacques Hublin, Rémi Labrusse, Clovis Maillet et ORLAN pour nos discussions sur différents aspects de l’hybridation.

Claudine Cohen

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