#194 novembre 2025 : “La mort, autant s’y préparer”

Page 1


Dialogue exclusif entre François Ozon et Marylin Maeso

philosophie

La mort, autant s’y préparer

RENCONTRE CHOC

Avec le docteur du Stade français

PANKAJ MISHRA

Israël et Gaza vus par le Sud global

EDWARD SAÏD Comment l’Occident a inventé l’Orient

CAHIER CENTRAL L’Intrus de Jean-Luc
Nancy préfacé par Claire Marin

La rose sans fin

Ce qui rend la mort impensable, c’est que la pensée est toujours en mouvement. Pour pouvoir réellement penser à sa propre mort, il faudrait pouvoir fixer son attention entière sur elle, faire en sorte de n’avoir que cet objet à l’esprit, pour plusieurs minutes ou plusieurs heures. Mais ce qui se passe en nous concrètement, lorsque nous essayons de le faire, c’est que nous contemplons quelques instants ce seuil qui donne sur une béance, un irréversible inéluctable, cet événement qui est pour nous impossible en cela que tous les autres événements de notre vie iront se contracter et s’abolir en lui – et puis notre pensée recommence à vagabonder, nous imaginons les proches rassemblés autour de notre cercueil, la manière dont réagiront nos enfants.

Nous songeons aux dispositions à prendre, à des problèmes pratiques, encadrés par des conventions sociales rassurantes, comme le don d’organes, le testament, la cérémonie, les droits de succession. Ou bien nous méditons sur ce que nous laisserons derrière nous, sur nos traces, notre sillage. Dans la mémoire et dans le cœur de combien de personnes survivrons-nous réellement ? On croyait engager une réflexion profonde sur la mort, mais voici que nous nous mettons à tournoyer, à danser autour. Comme nous sommes vivants, la mort nous est trop contradictoire pour que nous puissions vraiment l’accueillir en notre conscience, fluctuante, inconséquente.

Peut-être y a-t-il malgré tout un indice, qui nous est donné par la vue des cadavres. Lorsque s’est retirée la vie, le visage humain devient stupéfiant d’immobilité. Les traits sont toujours là, l’expression elle-même se laisse lire comme sereine ou crispée, mais il n’y a plus personne derrière. Alors, on se dit que mourir c’est devenir un simple objet du monde, rejoindre la longue liste des choses inanimées. Un cadavre cependant, comme l’idée de la mort elle-même, ne se contemple que de l’extérieur. On ne peut pas, subjectivement, habiter le cadavre, ce serait une antilogie.

Pas plus qu’on ne peut vivre sa mort, on ne saurait donc la penser jusqu’au bout. Et jusqu’au bout, elle nous échappera. Moi qui ne suis pas religieux, j’ai l’intime conviction que rien ne nous attend après, que nous n’existerons pas davantage après le trépas qu’avant notre naissance. Mais en fait, il est inexact de présenter les choses ainsi. Le néant d’après n’est pas tout à fait la même chose que le néant d’avant. Car entre les deux, nous avons vécu. Aucune force dans l’Univers ne pourra jamais effacer ce simple fait que nous avons été vivants. En ce sens, la mort elle-même ne peut pas nous enlever la vie.

ÉDITO

ILS ET ELLES ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

« J’avais la conviction que l’histoire, mon histoire, n’était pas indienne mais mondiale »

Pankaj Mishra P. 21

Sigrid Nunez

P. 62

Avec le film La Chambre d’à côté, Pedro Almodóvar s’est lancé un défi : celui d’adapter à l’écran le roman Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez. Cette New-Yorkaise tisse des récits inclassables où elle fait affleurer la vulnérabilité des humains. Dans notre dossier, elle se demande ce que peut nous apprendre le décès d’un proche.

François Ozon

P.

32

Son Meursault sensuel plutôt qu’abstrait, la qualité de l’image et la distribution de choix font de sa mise en scène de L’Étranger, actuellement en salles, une réussite ! Auparavant, le cinéaste s’est précisément renseigné pour saisir les ambiguïtés du roman, notamment auprès de la philosophe Marylin Maeso, avec qui il échange ici.

Rebeka Warrior P. 66

Elle « prie » et « joue pour les fantômes » dans l’un des titres du dernier album de son groupe Krompromat, et convoque la mémoire de sa compagne, morte d’un cancer dans un premier roman, Toutes les vies. Elle dialogue dans notre dossier avec Maxime Rovere de l’apport de la philosophie face à un tel drame.

Marylin Maeso

P.

32

Comme Camus dont elle est spécialiste, elle est attentive à « l’ambivalence constitutive du monde ». Professeure de philosophie, elle a consacré un Abécédaire au penseur de l’absurde. Elle expose une lecture originale de L’Étranger face à François Ozon, qu’elle a conseillé pour la réalisation de son adaptation au cinéma.

Brigitte Giraud P. 62

« Vivre vite, mourir jeune », aurait chanté Lou Reed. Ce sont ces paroles, cet esprit rock star, cette incandescence qui ont inspiré à cette romancière le titre de son roman, récompensé par le prix Goncourt, sur un deuil survenu trop tôt. Elle revient sur cette expérience fondatrice dans notre dossier.

philosophie

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com

POUR NOUS JOINDRE

Rédaction : redaction@philomag.com, 0143804610

Service abonnement : abo@philomag.com, 0143804611

Publicité et partenariats : apilaire@philomag.com

Comptabilité, administration : contact@ philomag.com, 0143804610

Pour les diffuseurs de presse : j.tessier@opper.io, 0488151242

RÉDACTION

Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff, Cédric Enjalbert, Sven Ortoli (hors-séries)

Rédaction du mensuel : Victorine de Oliveira (cheffe de rubrique), Clara Degiovanni, Octave Larmagnac-Matheron

Chroniqueurs : Arthur Dreyfus (roman), Michel Eltchaninoff, Étienne Klein, Anne-Sophie Moreau, Chiara Pastorini (enfants), Charles Pépin, Anouk Ricard (bande dessinée)

Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Vincent Boudgourd, Paul Coulbois, Yves Cusset, Julien De Sanctis, Martin Duru, Philippe Garnier, Marie Genel, Jennifer Kerner, Frédéric Manzini, Charles Perragin, Serge Picard, Nathalie Sarthou-Lajus, Anaïs Vaugelade

Secrétaire général de rédaction : Noël Foiry

Secrétaire de rédaction : Marie-Gabrielle Houriez

Création graphique : William Londiche

Graphiste : Alexandrine Leclère

Responsable photo : Stéphane Ternon

Rédactrice photo : Camille Pillias

Rédaction en chef philomag.com (en alternance) : Martin Legros, Michel Eltchaninoff, Anne-Sophie Moreau, Ariane Nicolas Cheffe de service nouveaux médias : Ariane Nicolas

Secrétaires de rédaction philomag.com : Noël Foiry, Hillel Schlegel

Webmaster : Cyril Druesne

Fondateurs : Fabrice Gerschel, Alexandre Lacroix, Martin Legros, Michel Eltchaninoff, Sven Ortoli

ADMINISTRATION

Directeur de la publication : Fabrice Gerschel

Éditeur délégué : Lucas Laugel

Directeur marketing/abonnement : Charles Falanga

Directeur technique : Steve Chevillard

Responsable administration/finance : Sophie Gamot-Darmon

Assistant : Evan Tlemsani

Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt

Diffusion : MLP

Réglage : Opper (anciennement À Juste Titres), 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@opper.io Conseil abonnement : Azeka, Laurence Doyen Commission paritaire : 0628 D 88041

ISSN : 1951-1787

Dépôt légal : à parution

Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 425 200 euros, RCS Paris

B 483 580 015

Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris

Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel

SERVICE ABONNÉS

Par e-mail : abo@philomag.com

Par téléphone : 0143804611

Par courrier : Service abonnements de Philosophie Magazine

Sciences Humaines

BP 253 89004 Auxerre Cedex

Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an(10 numéros) France métropolitaine : 75 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 85 €. COM et Reste du monde : 91 €. Abonnement au magazine papier + numérique : 113 €. UE et DOM : 123 €. COM et reste du monde : 129 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse

Belgique : 070/233 3041 abonne@edigroup.be

Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

RELATIONS PRESSE

Canetti Conseil, Françoise Canetti, francoise. canetti@canetti.com

PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/ PARTENARIATS

Audrey Pilaire, 0171181608, apilaire@philomag.com

PUBLICITÉ COMMERCIALE

Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 0178901537

MENSUEL N  194 - NOVEMBRE 2025

Couverture : illustration © Nishant Choksi. Photo Albert Camus : © TT News Agency/ akg-images

Chef d’état-major des directives anticipées p. 54

DANS

NOTRE JARDIN DU SOUVENIR, CE MOIS-CI

Spécialiste de la sédation profonde en action p. 60

Patients en quête d’une greffe Cahier central

Budget de la recherche 2026 p. 46

Le coup de mou de Hamlet p. 83

Le charme discret du je-m’en-foutisme p. 32

Arrosage d’une couronne de particules p. 26

Les apprentis fossoyeurs des Millennials p. 85

Ci-gît une poétesse encornée par une vache p. 62

« Ce n’est pas drone » p. 16

Tombe toute fraîche de la Ve République p. 14

Les philosophes du XXe siècle méditant sur la mort p. 59

La meilleure copine de Sénèque p. 66

Quand les pompes funèbres choisissent ta religion p. 30

Arbre d’Orient en chrétienté p. 76

Sommaire

Écouter le monde

p. 12 Signes des temps p. 14 Perspectives

La colère des Français / Le plan Trump à Gaza analysé par Ziad Majed / Un oscar pour une intelligence artificielle ? / Vers un mur antidrones européen ?

p. 18 Entretien

PANKAJ MISHRA

Il vient de faire paraître

Le Monde après Gaza et est l’un des penseurs du Sud global les plus pertinents. Il nous livre son point de vue radical sur le 7-Octobre, la mémoire de la Shoah, la posture d’Israël et l’avenir de la Palestine.

p. 24 Jeux de stratégie

La chronique de Michel Eltchaninoff p. 26 Nouvelles vagues

La chronique d’Anne-Sophie Moreau

Cheminer dans l’existence

Dossier

p. 30 Là est la question

Un dilemme ?

Charles Pépin vous répond

p. 32 Dialogue

FRANÇOIS OZON / MARYLIN MAESO

Le réalisateur François Ozon, qui signe une adaptation de L’Étranger, revient sur la genèse de son film avec la philosophe Marylin

Maeso, elle-même spécialiste d’Albert Camus.

p. 42 Rencontre avec Philippe Serrano, docteur du Stade français p. 46 Vertiges

La chronique d’Étienne Klein

LA MORT, AUTANT S’Y PRÉPARER

p. 50 Les testaments philosophiques d’Edgar Morin, Nathalie Sarthou-Lajus, Julien De Sanctis, Jennifer Kerner, Yves Cusset et Pacôme Thiellement p. 54 Mieux vaut prévoir ! p. 56 Les quatre âges de la mort p. 60 La loi sur la fin de vie analysée par le philosophe et éthicien Guillaume Durand

p. 62 Apprendre de la mort des autres, avec les romancières Brigitte Giraud et Sigrid Nunez

p. 66 Dialogue REBEKA WARRIOR / MAXIME ROVERE Pour cette musicienne et écrivaine, dont le premier roman Toutes les vies raconte la mort de sa compagne, et ce philosophe inspiré par le stoïcisme, la mort est l’exercice de toute une vie.

S’orienter dans les idées

p. 74 Boîte à outils, avec « le match », « l’objet », « la prédiction » et « le jargon décrypté » p. 76 Les clés d’un classique Edward Saïd, déconstruire l’Orient et reconstruire la Palestine

LIVRES

Notre sélection p. 83 Épuisé / Johann Margulies p. 84 Où vont les Millennials ? Réponses en 3 livres p. 87 Qu’est-ce que la philosophie ? / Jean-Baptiste Brenet p. 88 Éloges du dépassement / Étienne Klein et Thomas Pesquet

ARTS

p. 90 Un film, une pièce de théâtre et une exposition à voir ce mois-ci

p. 92 Agenda p. 94 Comme des grands Philosopher avec les enfants P. 96 Bande dessinée par Anouk Ricard p. 98 Questionnaire de Socrate / Michaël Hirsch

Philosophie magazine n° 195 paraîtra le 4 décembre 2025

Le numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages constitué d’une préface et d’extraits de L’Intrus de Jean-Luc Nancy

Cahier central À l’occasion de sa réédition et pour prolonger le thème de notre dossier, nous vous proposons des extraits de L'Intrus de Jean-Luc Nancy, préfacés par Claire Marin

N° 194 Novembre 2025
« Nul homme n’a originellement plus de droit qu’un autre à être en un lieu de la Terre »
EMMANUEL KANT

Projet de paix perpétuelle

É couter le monde

GRAVELINES, FRANCE

Le 27 septembre 2025

Des migrants tentent de monter à bord d’un canot pneumatique afin de traverser la Manche pour rejoindre la Grande-Bretagne, depuis la côte nord de la France, près de Calais.

© Abdul Saboor/Reuters

« Comme Guernica, Gaza incarne la nouvelle figure du mal et du refus du mal »

PANKAJ MISHRA

Propos

recueillis et traduits par MARTIN LEGROS

Après avoir diagnostiqué l’âge de la colère, cet écrivain et essayiste, qui vit entre l’Angleterre et l’Inde, propose avec Le Monde après Gaza une analyse aussi pénétrante que troublante de la mobilisation autour de Gaza. Il dénonce « l’éthique de la survie » au nom de laquelle Israël a répondu au 7-Octobre. Il prend aussi acte d’une nouvelle conscience morale mondiale chez les jeunes qui se sont mobilisés pour le droit des Palestiniens.

« Il n’y a pas de soleil sans ombre et il faut connaître la nuit »

p. 35

Cheminer dans l’existence

Photo issue de la série
« California Dreamin’ »
© Darcy Padilla/Agence VU

La tendre indifférence du monde

L’ÉTRANGER

D’ALBERT CAMUS ADAPTÉ AU CINÉMA

Le réalisateur François Ozon a signé une magistrale adaptation de L’Étranger d’Albert Camus, qui vient de sortir en salles. Pour cerner le personnage de Meursault, mais aussi celui de l’Arabe qui est sa victime sans nom, sans tomber dans les nombreux pièges métaphysiques et politiques que pose une telle entreprise, il a eu des échanges avec plusieurs spécialistes, dont la philosophe Marylin Maeso. Celle-ci a pu voir le film en avant-première, et le réalisateur et la philosophe se sont parlé dès le lendemain pour plonger au fond de l’œuvre de Camus, universelle mais aussi très actuelle.

Propos recueillis par ALEXANDRE LACROIX

Dans l’adaptation pour le grand écran de L’Étranger d’Albert Camus par François Ozon, Benjamin Voisin incarne Meursault et Rebecca Marder joue le rôle de Marie.

PHILIPPE SERRANO

Réparer le soignercorps, l’âme

Pour Platon, le bon dialecticien suit les « articulations naturelles » de la pensée, comme il découpe un poulet. Philippe Serrano est un familier de Platon, de la philosophie et des articulations. Expert dans le domaine de la rééducation, il rayonne avec sa barbe blanche de sage antique, comme illuminé par le ciel des idées. Le médecin soigne notamment les rugbymen du Stade français et les danseurs de l’Opéra de Paris. Nous nous sommes rencontrés autrefois grâce à l’un d’eux, autour d’un verre et d’une conversation… sur Plotin, un penseur de l’Antiquité tardive qu’il connaît sur le bout des doigts. En blouse ou en maillot, le praticien s’aventure sur le terrain en métaphysicien. Chez lui s’articulent les muscles et la pensée, qu’il préfère « ensoleillée ». Il le dit : « La plupart du temps, j’ai un grand plaisir de vivre », et il suffit de l’écouter pour s’en convaincre.

L’émerveillement comme mode de vie commence dans son parcours par la

Il accompagne les rugbymen professionnels comme les danseurs étoiles. Spécialiste de la réadaptation fonctionnelle, le docteur Philippe Serrano fréquente les stades, les salles d’opéra… et les penseurs antiques. Chez lui, philosophie et médecine marchent de concert.

découverte de la biologie, de l’anatomie, de la physiologie, et de « tout un tas de choses qui faisaient rêver. Il fallait étudier, cela me convenait bien. Au début, j’étais plutôt neurologue, puis j’ai opté pendant mon clinicat pour une spécialité de rééducation fonctionnelle, qui me paraissait plus dynamique ». Au même moment, il se met à lire des « ouvrages de vulgarisation sur Sénèque et Platon. C’est devenu une vie parallèle, car il faut bien vivre en marchant ! J’ai approfondi mes lectures à la mesure de mes enthousiasmes, en commençant par les Lettres à Lucilius. Une différence avec le développement personnel, qui donnerait des recettes de vie, est que la philosophie aboutit à un monde de pensée. J’ai donc navigué entre les différentes écoles, depuis l’époque axiale jusqu’aux néoplatoniciens. »

L’époque axiale voit l’émergence de différents systèmes de pensée en Chine, en Inde et bien sûr en Grèce, grâce à Héraclite, Parménide ou Platon. Le néoplatonisme, lui, émerge quelques siècles plus tard, vers

l’an 200. Il tente de concilier la philosophie de Platon avec la mystique orientale, inspirant la naissance du christianisme. « Je me suis arrêté chez Plotin. J’ai lu toutes les Ennéades, dans plusieurs traductions, dont celle du philosophe et historien Pierre Hadot. Ce magnifique vulgarisateur m’a amené beaucoup de bonheur en m’initiant à cette recherche exigeante de la vérité et à cette manière optimiste de vivre. C’est là où la philosophie rejoint la médecine. » Le docteur Serrano s’apprête à relire le sixième traité des Ennéades consacré à la conception de l’« Un » comme principe d’unité de tout, vers quoi l’Âme remonte en passant par l’Intellect. Plotin imagine là une forme d’ascension du corps vers l’esprit. « Chez ces philosophes, poursuit-il, la philosophie spéculative rejoint un art de vivre. Ce qui me passionne dans les écoles néoplatoniciennes, c’est leur côté ensoleillé, en mode ascensionnel, qui va vers une progression personnelle. Ce n’est pas une vision triste de la vie. »

La mort, autant s’y préparer

« Apprendre à mourir » : c’est, selon Socrate, l’une des missions les plus fondamentales de la philosophie. Deux mille quatre cents ans plus tard, il est possible que nous ne soyons toujours pas parvenus au bout d’un si difficile apprentissage. Entre-temps, les circonstances concrètes de la mort, entre progrès de la médecine, possibilité de sédation profonde et directives anticipées, ont changé. Dans ce dossier, nous nous proposons de repenser le projet philosophique de Socrate à la lumière des mœurs actuelles.

Parcours de ce dossier

P. 50 Edgar Morin, Nathalie Sarthou-Lajus, Julien De Sanctis, Jennifer Kerner, Yves Cusset et Pacôme Thiellement : six penseurs actuels évoquent leurs derniers « préparatifs ».

P. 54 À mesure que le poids des institutions religieuses s’allège, le rapport à la mort s’individualise. Au prix de nouveaux vertiges ?

P. 56 De Socrate à Beauvoir, en passant par Montaigne ou Hegel, les philosophes n’ont cessé de renouveler les représentations que nous nous faisons de notre mortalité. Une histoire que nous avons découpée en quatre âges

N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur ce numéro

reaction@philomag.com

P. 60 Philosophe et spécialiste d’éthique travaillant en milieu hospitalier, Guillaume Durand revient sur les enjeux de la loi sur la fin de vie, actuellement en lecture au Sénat.

P. 62 Est-il vrai que, lorsque vient le dernier souffle, nous sommes seuls ? Faut-il faire rimer solitude et finitude ? Pas si vite, nous expliquent les romancières Brigitte Giraud et Sigrid Nunez, qui ont connu des deuils majeurs.

P. 64

Elle a écrit l’un des textes les plus forts de la rentrée littéraire. Dans Toutes les vies, Rebeka Warrior raconte le cancer qui a emporté sa compagne. Elle en parle avec le philosophe Maxime Rovere, qui voit dans le stoïcisme une réponse possible à cette épreuve.

TESTAMENTS philosophiques

Nos six témoins, qu’ils soient philosophe ou archéologue, sociologue ou humoriste, exposent ce que signifie pour eux se « préparer à la mort ». Le premier à nous répondre est aussi le doyen : à 104 ans, Edgar Morin nous a envoyé un message laconique. À méditer comme un aphorisme ?

« Je m’étais attendu à la mort à partir de 90 ans ; comme elle n’est pas encore venue et que j’ai 104 ans, je me suis installé dans cette survie tout en sachant qu’elle viendra inopinément ou inévitablement. »

Philosophe, rédactrice en chef adjointe de la revue Études, elle a notamment signé Sauver nos vies (Albin Michel, 2016) et Vertige de la dépendance (Bayard, 2021), explorant nos fragilités mais aussi ce qui nous relie au monde.

« Je me désencombre du désir de tout contrôler »

J’ai médité sur la mort chaque heure et cela ne me sert plus à rien ! » L’exclamation de la prieure mourante dans Le Dialogue des carmélites de Georges Bernanos est d’une justesse qui rend à peu près inutile tout projet de se préparer à la mort. Comment se préparer à affronter l’inconnu d’une agonie dont on ne sait dans quelle circonstance elle adviendra, ni si elle sera brève ou longue ? J’ai beau savoir que nous sommes mortels, chaque annonce de la mort d’un être aimé me stupéfait et m’accable, comme, je l’imagine, m’accablera l’annonce de ma mort prochaine. Qu’à tout instant, une vie puisse basculer dans le néant m’effraie et je ne veux pas me guérir de cet effroi, parce qu’il est le revers du miracle d’être vivant et de la stupéfaction qu’il existe quelque chose plutôt que rien. Ma conscience d’être vivante croît avec la conscience que je vais mourir, dans un même étonnement devant le mystère de l’existence. Elle m’appelle à une quête d’intensité et à une plus grande disponibilité devant l’inattendu. Plus j’avance en âge, plus je m’éloigne de mouvements de pensée qui recherchent la maîtrise de la vie et de la mort. Je travaille à me désencombrer de mon désir de tout contrôler, car je sais que non seulement cela ne me sert à rien, mais que je risque de me priver de l’ouverture à l’imprévisible. L’achat d’une maison ancienne avec un bout de jardin en (presque) libre évolution a participé de ce travail. Il y a toujours quelque chose qui va de guingois dans une vieille maison, et rien de tel qu’un jardin pour mettre à mal son désir de tout maîtriser ! En vieillissant, j’ai besoin de voir la vie pousser, d’éprouver les aléas du climat et des récoltes, d’abandonner une part de moi-même avec le passage de chaque saison. Comme Montaigne, je voudrais « que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait ».

Nathalie Sarthou-Lajus
Edgar Morin

APPRENDRE de la mort des autres

Avoir perdu des êtres chers, traversé des deuils, est-ce que cela dédramatise notre propre mort ?

Non, répond le philosophe Martin Heidegger. Mais deux romancières contemporaines, la Française Brigitte Giraud et l’Américaine Sigrid Nunez, proposent une perspective plus nuancée.

C’est dans Être et Temps (1927) que Martin Heidegger a fixé l’une des idées reçues les plus ancrées de la tradition philosophique sur la mort : de notre vivant, nous perdons des êtres proches, nous voyons parfois des cadavres, mais n’en sommes pas plus avancés. « La mort se révèle bien comme perte, écrit-il, mais plutôt comme celle qu’éprouvent ceux qui restent. La perte subie ne leur donne pas pour autant accès à la perte d’être comme telle que le mourant a “subie”. Nous n’éprouvons pas au sens fort de ce verbe le trépas des autres : nous ne faisons jamais, tout au plus, qu’“y assister”. » Ce que cela fait de mourir, la mort d’autrui ne me l’apprend pas. Un cadavre n’est qu’une chose parmi les autres – et ce

qui est saisissant, c’est précisément son caractère inerte, mutique, fermé, non communiquant. « Nul ne peut décharger l’autre de son trépas », précise le philosophe allemand. Et, plus loin, il formule son idée essentielle, qui apparente sa philosophie à un post-romantisme sombre : « Le trépas, c’est à chaque Dasein [autrement dit, à chaque sujet] de le prendre chacun lui-même sur soi. » Ma mort, c’est ma « possibilité la plus propre », le point aveugle vers lequel est dirigée ma vie, et je dois assumer cette pensée, la faire mienne, si insoutenable soit-elle. C’est en la prenant sur moi que je serai en mesure de donner un sens authentique à ma vie. Pour Heidegger, comme du reste selon une opinion répandue, on meurt toujours seul, parce que nul

ne nous accompagnera jusqu’au bout de l’épreuve suprême.

FIN GLAMOUR OU DÉRISOIRE ?

Mais cette conception de notre mortalité est-elle si incontestable ? Ceux qui ont vécu un grand deuil, comme une longue épreuve existentielle, ne sontils pas devenus plus familiers de la mort ? Ne pourrais-je pas objecter qu’il m’est possible d’apprendre à mourir au contact des autres, parce que je me suis tenu à leurs côtés lors du processus de la fin de vie, ou que j’ai veillé leur corps, médité sur leur tombe ? C’est avec ces questions que j’ai contacté la romancière Brigitte Giraud, lauréate en 2022 du prix Goncourt pour

Maxime Rovere

Philosophe, il a enseigné à l’École normale supérieure, a été chercheur invité à la Netherlands Institute for Advanced Study à Amsterdam, puis à l’École française de Rome. Spécialiste de Spinoza, il lui a consacré Le Clan Spinoza. L’invention de la liberté (2017), ainsi qu’une nouvelle édition de l’Éthique retraduite par ses soins et publiée en 2021. En 2025, il fait paraître Parler avec sa mère, Le Mal en face et Vivre debout et mourir libre (tous ses ouvrages sont parus chez Flammarion).

L’exercice DE TOUTE UNE VIE

Dans un premier roman déchirant, Toutes les vies, Rebeka Warrior, qui anime les duos electro Sexy Sushi et Kompromat, raconte la mort de sa compagne et comment la lecture des stoïciens ainsi que celle des pensées bouddhiste et zen l’a aidée à supporter cette épreuve. Alors que le philosophe Maxime Rovere signe un essai consacré à Sénèque, Vivre debout et mourir libre, ils dialoguent et mettent au jour les armes philosophiques et artistiques pour affronter l’idée de la mort.

recueillis par VICTORINE DE OLIVEIRA

© Serge Picard pour PM
Propos

Rebeka Warrior

De son vrai nom Julia Lanoë, elle est la moitié des duos Sexy Sushi et Kompromat. Elle vient de faire paraître l’album Playing/ Praying sur le label qu’elle a elle-même fondé, Warrior Records, ainsi qu’un premier roman remarqué, Toutes les vies (Stock).

REBEKA WARRIOR : Je ne sais pas si la perte de ma compagne a été une épreuve, mais c’est indéniablement la chose la plus difficile à laquelle j’ai été confrontée de toute ma vie. L’écriture a donc été pour moi un acte de consolation. Je ne suis pas du tout une philosophe de formation, mais plutôt une philosophe forcée par l’expérience. La maladie et le décès de ma compagne ont été mon point de départ pour rechercher et réfléchir à des sagesses qui puissent m’aider. J’ai appris dans le chaos, donc ma méthode a été complètement anarchique – à vrai dire, je n’ai eu aucune méthodologie. Le zazen, par exemple, m’a été d’une grande aide, puisqu’il invite à laisser l’expérience traverser notre corps pour ensuite essayer de comprendre ce qu’il nous arrive. Je me suis aussi appuyée sur le bouddhisme, Spinoza et le stoïcisme, notamment celui de Sénèque : alors que j’étais dans une situation d’aidante, je me suis servi de ces philosophes comme des aidants.

MAXIME ROVERE  : Il n’y a pas de philosophie autre que contrainte. Si Sénèque peut être un aidant particulièrement efficace, c’est parce qu’il n’y a pas de déploration de la tristesse chez lui. Il vous dit plutôt : « Tu es triste, tu pleures, et tu as raison de le faire. Il y a un moment pour ça. » Or, dans la consolation, il y a l’idée que la tristesse n’est pas une bonne chose, qu’il faut la surmonter. Je sais bien que la tristesse n’a rien de confortable, mais il me semble important de saisir l’émotion dans ce qu’elle a de vrai, d’authentique, d’incontournable. Voilà ce que le destin t’a donné, maintenant tu le prends, tu t’en saisis. Parmi les stoïciens, Sénèque est vraiment le plus doux. Il rejette notamment la notion d’impassibilité ou, du moins, il la redéfinit. Selon lui, être impassible, ce n’est pas du tout être imperméable aux émotions,

S’orienter dans les idées

« L’Orient ne jouit jamais de sa propre autonomie de regard »

p. 79

Farah Karaki, skateuse, Snoubar Skate Park, Beyrouth (Liban) © Fatima Elie

Edward Saïd

DÉCONSTRUIRE L’ORIENT,

RECONSTRUIRE LA PALESTINE

Edward Saïd est l’auteur en 1978 d’un livre fondateur, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, considéré comme étant à l’origine du postcolonialisme. Son concept d’orientalisme alimente sa pensée sur le conflit israélo-palestinien, dont les derniers événements rendent la lecture de cet intellectuel palestinoaméricain incontournable.

Préface par Claire Marin

Ne peut être vendu séparément. Photo : Vincent Muller/Opale photo.

CAHIER CENTRAL

JEAN-LUC NANCY

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.