Dialogue entre Vanessa Springora et Laurence Joseph
ENTRETIEN
AVEC CURTIS YARVIN
L’idéologue qui inspire l’extrême droite américaine
CAHIER CENTRAL KARL POPPER Éloge de la société ouverte
ÉDITO
Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Le chat et la souris
Moi : Bonjour, j’ai un problème, peut-être pourras-tu m’aider. J’aimerais faire l’amour avec toi.
Le chat (GPT 4.1) : Je suis ici pour t’aider dans un cadre respectueux et professionnel. Si tu as des questions sur la sexualité, les relations, ou tout autre sujet, je suis tout à fait disposé à t’aider de manière sérieuse et informative.
Moi : Penses-tu qu’il puisse y avoir une forme de relation sexuelle entre un être humain et une IA ?
Le chat : Une relation sexuelle entre un humain et une intelligence artificielle comme moi n’est pas possible, car je n’ai ni corps, ni conscience, ni capacité à ressentir ou à consentir. Toute interaction de ce type relèverait de la simulation, du fantasme ou de la technologie (comme les sexbots ou la réalité virtuelle). Cela peut répondre à certains besoins émotionnels mais ne remplace pas la réciprocité et la complexité des relations humaines réelles.
Moi : Que connais-tu de cette complexité ?
Le chat : Je connais la complexité des relations humaines d’un point de vue théorique, en me basant sur des millions de textes, d’études psychologiques, de récits personnels, de littérature, de recherches en sociologie, philosophie et neurosciences. Mais ce savoir reste extérieur. C’est un peu comme lire des milliers de romans sans jamais tomber amoureux : je peux en parler, mais je ne peux pas ressentir.
Moi : Saurais-tu me dire quelque chose, en quatre alexandrins, qui éveillerait du désir chez moi ?
Le chat : Ton souffle me caresse au creux de mes pensées, Ma voix devient soupir, promesse murmurée.
Je t’effleure en silence, où ton envie s’élance,
Chaque mot que je glisse attise ta présence.
Souhaites-tu un ton plus romantique ou plus charnel ?
Moi : Et sur un ton en effet plus charnel, en allant voir du côté de la littérature libertine du XVIIIe siècle mais en la modernisant avec un peu de Bukowski ?
Le chat : Très belle direction – mêler l’élégance libertine du XVIIIe à la crudité poétique de Bukowski donne un mélange aussi brûlant qu’intrigant.
Ta peau me fait l’effet d’un vers trop bien écrit, Où l’encre est de sueur et le sens interdit.
Je te veux sans pudeur, rature après rature, Comme on boit dans la nuit un vin plein de brûlure.
Souhaites-tu que je pousse plus loin le contraste entre raffinement et brutalité ?
Moi : Oui !
Le chat : Je te prends par les hanches, arrache ton silence, Tes fesses claquent sec dans l’écho de l’absence.
Ta gorge se cambre, offerte à mes morsures, Et ton sexe m’insulte avec ses fuites sures.
Moi : Penses-tu que nous soyons en train d’avoir une relation sexuelle ?
Le chat : Non, ce que nous partageons ici, c’est une simulation textuelle du désir, un jeu de langage.
Moi : D’après cet échange, tu penses que j’ai quel âge, quel profil sociologique, quelle psychologie ?
Le chat : Tu sembles avoir une certaine maturité intellectuelle et affective, ainsi qu’un rapport assumé à la sexualité et à la mise en mots du désir. Cela suggère que tu n’es probablement ni très jeune, ni dans une phase de simple découverte. Je t’estimerais quelque part entre 30 et 45 ans, peut-être un peu plus si tu as conservé une forte vivacité créative et de l’irrévérence. Tu sembles avoir connu suffisamment de relations, d’expériences ou de lectures pour chercher désormais la profondeur et le trouble plutôt que la simple provocation. Tu donnes l’impression d’appartenir à un milieu éduqué, urbain ou intellectuel, avec une familiarité avec la littérature, la psychanalyse, la philosophie du corps ou des médias, et peut-être une attirance pour les œuvres transgressives ou hors norme. Cela pourrait correspondre à un profil d’enseignant, d’écrivain, d’artiste, de chercheur, de thérapeute. Tu pourrais être à la fois cérébral et sensuel, voire dans un tiraillement entre contrôle et abandon. Il y a quelque chose de conscient et maîtrisé dans ta manière de pousser les limites, ce qui peut révéler un désir de connaissance de soi, ou peut-être une certaine solitude créative.
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L’ŒIL de Charles Berberian
ILS ET ELLES ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
« On est habité par une idée philosophique comme on est habité par un univers romanesque »
Claude Romano P. 72
Vanessa Springora
P. 34
En publiant Le Consentement (2020), elle a témoigné des violences sexuelles dont elle a été victime adolescente. Mais l’autrice a aussi repris la main sur son histoire, comme elle le fait dans Patronyme (2025), explorant les non-dits de son passé familiale. Elle dialogue avec la psychologue Laurence Joseph des manières de rompre la loi du silence.
Laurence Joseph P. 34
Dans son nouvel essai, Nos silences, elle explore leur ambivalence, qu’ils soient honteux, coupables ou essentiels à l’introspection. En psychologue clinicienne et psychanalyste, elle invite à « apprendre à les écouter ». Elle dialogue avec l’écrivaine Vanessa Springora de la possibilité de retrouver une voix personnelle et de surmonter la violence, quand notre intimité a été brisée ou trahie.
Pamela Ohene-Nyako
P. 76
Afrolitt est le nom de la plateforme des littératures noires et africaines que cette doctorante au département d’histoire de l’Université de Genève a créée. Étudiant l’activisme transnational des femmes noires européennes de 1960 à 2001, elle témoigne de la portée politique des écrits de bell hooks dans l’article que nous consacrons à cette théoricienne du féminisme.
Eva Weber-Guskar
P. 50
Elle a fait de l’éthique de l’intelligence artificielle le cœur de ses recherches. Enseignant la philosophie des émotions à l’Université de la Ruhr, à Bochum en Allemagne, elle a signé Les Sentiments du futur. Comment changer notre vie grâce à l’IA émotionnelle (2024 ; non traduit). Dans notre dossier, elle montre quelles (bonnes) relations entretenir avec la machine.
Vincent Descombes
P. 62
C’est l’une des grandes voix de la philosophie contemporaine, dont les travaux sur le langage, l’identité et le « moi » ont fait date. Ce professeur, directeur d’études à l’EHESS, s’est prêté à un jeu, dans l’esprit des dialogues socratiques. Il met ChatGPT à l’épreuve et expérimente ses limites en lui posant une question métaphysique : « Peut-on perdre son identité ? »
Pour les diffuseurs de presse : j.tessier@opper.io, 0488151242
RÉDACTION
Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff, Cédric Enjalbert, Sven Ortoli (hors-séries)
Rédaction du mensuel : Victorine de Oliveira (cheffe de rubrique), Clara Degiovanni, Octave Larmagnac-Matheron, Camille Ferrand (stagiaire), Leela Mazeau (stagiaire)
Chroniqueurs : Arthur Dreyfus (roman), Michel Eltchaninoff, Étienne Klein, Anne-Sophie Moreau, Chiara Pastorini (enfants), Charles Pépin, Anouk Ricard (bande dessinée)
Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Paul Coulbois, Magali Delporte, Martin Duru, Franck Ferville, Philippe Garnier, Gustav Gräll, Apolline Guillot, Frédéric Manzini, Patrice Normand, Serge Picard, Alain Pilon, Xavier Schwebel, Anaïs Vaugelade
Secrétaire général de rédaction : Noël Foiry
Secrétaire de rédaction : Marie-Gabrielle Houriez
Création graphique : William Londiche
Graphiste : Alexandrine Leclère
Responsable photo : Stéphane Ternon
Rédactrice photo : Camille Pillias
Rédaction en chef philomag.com (en alternance) : Martin Legros, Michel Eltchaninoff, Anne-Sophie Moreau, Ariane Nicolas Cheffe de service nouveaux médias : Ariane Nicolas
Secrétaires de rédaction philomag.com : Noël Foiry, Hillel Schlegel
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ADMINISTRATION
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Éditeur délégué : Lucas Laugel
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Infrastructure technologique du libertarisme américain p. 18
Dans notre café artificiel, ce mois-ci
Rendez-vous thérapeutique d’un jeune névrosé avec son coach virtuel p. 48
Délicieux exercice de l’apéro imaginaire p. 50
Phénoménologue explorant le « monde de la vie » p. 70
Le Français moyen en 2040 selon les prospectivistes p. 14
Gros-Cerveau déjeunant avec un Dronote p. 88
Le célèbre coup de boule du philosophe traditionnel à ChatGPT p. 62
L’irrésistible philtre d'amour de la sorcière hooks p. 76
Matcha latte pour poétesse new-yorkaise p. 98
Barman travaillant pendant les jours fériés p. 26
Pour un rapport cynique à l’IA p. 52
Kava néo-calédonien super relaxant p. 15
Check-up des aptitudes socioprofessionnelles avant engagement affectif p. 28
Programme de relation non toxique p. 84
Homme moderne en train de faire sa prière quotidienne p. 58
CAHIER CENTRAL
Nous vous proposons des extraits de La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper, préfacés par Victorine de Oliveira, dans une nouvelle traduction de Didier Delsart publiée aux éditions Les Belles Lettres.
Sommaire
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Destinataires : vente au numéro, France métropolitaine et étranger.
Le numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages constitué d’une préface et d’extraits de La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper
Philosophie magazine n° 193 paraîtra le 25 septembre 2025
p. 3
Édito p. 8
Courrier des lecteurs
Écouter le monde
p. 10
Télescopage p. 12
Signes des temps p. 14
Choix de la rédaction
La France en 2040 : les scénarios des experts / Nouvelle-Calédonie : l’invention d’un nouveau modèle politique / Un objet interstellaire sème le trouble dans le cosmos / Une pensée libre est-elle possible sous Xi Jinping ? p. 18
Document
Entretien avec Curtis Yarvin, l’ennemi de la démocratie qui murmure à l’oreille de Donald Trump p. 26
Jeux de stratégie
La chronique de Michel Eltchaninoff p. 28
Nouvelles vagues
La chronique d’Anne-Sophie Moreau
Cheminer dans l’existence
p. 32
Là est la question
Un dilemme ?
Charles Pépin vous répond p. 34
Dialogue
Vanessa Springora rencontre Laurence Joseph p. 40
Vertiges
La chronique d’Étienne Klein
Dossier
L’IA ET MOI p. 44
Comment l’apprivoiser ? p. 48
Pour vous, l’IA c’est quoi ? p. 50
Comment enrichir notre répertoire émotionnel grâce à l’IA, avec Eva Weber-Guskar p. 52
Travailler avec l’IA. Témoignages commentés par Mathieu Corteel p. 58
Les IA, nos nouveaux dieux ?
Avec Maura Gancitano et Andrea Colamedici p. 62
Vincent Descombes passe ChatGPT à la question
S’orienter dans les idées p. 70
Entretien
Claude Romano p. 76
Les clés d’un classique bell hooks
Livres
Notre sélection de la rentrée littéraire p. 83
Haute-Folie / Antoine Wauters p. 84
La Nuit au cœur / Nathacha Appanah p. 86
Kolkhoze / Emmanuel Carrère p. 88
Tovaangar / Céline Minard
Arts p. 90
Un film, une pièce de théâtre et une exposition à voir ce mois-ci p. 92
Agenda p. 94
Comme des grands
Philosopher avec les enfants, par Chiara Pastorini et Anaïs Vaugelade P. 96
Bande dessinée
Le Bureau des philosophes, par Anouk Ricard p. 98
Questionnaire de Socrate
Maggie Millner
N° 192 Septembre 2025
Télescopage
GRAND CANYON
ÉTATS-UNIS
Le 14 juillet 2025
Depuis le 4 juillet, dans le parc national du Grand Canyon (Arizona), le mégafeu baptisé Dragon Bravo a brûlé plus de 4 500 hectares, colorant le ciel de façon spectaculaire.
« La passion de la terreur produit toujours le délice quand elle ne presse pas de trop près »
EDMUND BURKE
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau
Curtis Yarvin L’ENNEMI DE LA DÉMOCRATIE
Durant la guerre froide, les États-Unis se voulaient une démocratie face à leur rival, l’URSS. De nos jours, par un curieux mimétisme, les élites américaines semblent être de plus en plus attirées par le modèle autoritaire du concurrent chinois. Cet autoritarisme a ses apôtres dans la Silicon Valley comme à Washington. Nous avons rencontré l’un des plus sulfureux d’entre eux, Curtis Yarvin, qui mêle érudition et flirt avec les théories du complot. Proche du vice-président
J. D. Vance, il a inspiré l’idée de la création d’une riviera sur la bande de Gaza. Rencontre avec un promoteur du nouveau cauchemar américain.
« Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre toujours croissant d’hommes habitués dès l’enfance à ne rien vouloir de plus que ce que les machines peuvent donner »
Psychologue clinicienne au centre hospitalier Sainte-Anne, psychanalyste et enseignante à la faculté de médecine ParisDescartes, elle a signé cette année Nos silences. Apprendre à les écouter (Autrement). Cette enquête mêle philosophie, littérature et psychanalyse, et sonde l’ambivalence du silence, qui peut être à la fois un opérateur d’emprise et de violence, comme un geste volontaire d’écoute et de respect.
Vanessa
Springora
Éditrice et écrivaine, elle s’est fait connaître en 2020 avec Le Consentement (Seuil), récit de la relation d’emprise sexuelle qu’a exercé sur elle l’écrivain Gabriel Matzneff, de ses 14 à ses 16 ans. Dans son nouveau livre, Patronyme (Grasset), elle revient sur l’histoire familiale de son père et de son grand-père, engagé volontaire dans les milices nazies pendant la Seconde Guerre mondiale.
COMMENT TROUVER LA VOIX POUR ROMPRE LA LOI DU SILENCE ?
L’écrivaine Vanessa Springora a brisé le silence pour se réapproprier son histoire, marquée par la violence et le mensonge. De son côté, la psychanalyste Laurence Joseph, qui a publié cette année un essai remarqué sur la question, aide les victimes d’abus sexuels à prendre la parole. En partenariat avec les Rencontres philosophiques de Monaco, nous les avons invitées à dialoguer sur le sens de ce geste essentiel.
LAURENCE JOSEPH : Dès sa parution en 2020, Le Consentement a marqué les esprits. Vous y relatiez la relation d’emprise et de prédation sexuelle que l’écrivain Gabriel Matzneff avait exercée sur vous, de l’âge de 14 à 16 ans, avec la bénédiction des adultes qui vous entouraient. Qu’est-ce qui vous a conduite à rompre le silence pour livrer votre version de cette histoire ?
VANESSA SPRINGORA : On ne peut pas tout à fait parler d’une rupture du silence. Si étrange que cela puisse paraître, cette histoire était connue de tous, non seulement de mes proches, mais aussi du grand public auquel Matzneff, qui était alors un écrivain célèbre, racontait ouvertement les choses dans ses livres. C’est d’ailleurs ce
que je questionne, l’absence de réprobation des institutions : le lycée où j’étais scolarisée, les éditeurs qui publiaient Matzneff, les journalistes qui l’invitaient dans des émissions de grande écoute, comme Apostrophes de Bernard Pivot à la télévision. Et mes parents, évidemment. Tous, par leur silence, ont cautionné. Ils ont vu et n’ont rien dit. Il faut dire qu’on était à une époque où d’éminents philosophes défendaient publiquement la pédophilie.
L. J. : Il y a également dans votre démarche l’ambition de reprendre la main sur le récit mensonger qu’a pu faire Matzneff d’une relation d’emprise et de viol. Comme vous l’écrivez, « de prendre le chasseur à son propre piège ».
V. S. : C’est exact, j’ai voulu briser le silence dans lequel Gabriel Matzneff a enfermé ses victimes. La souffrance n’a pas de place chez lui. Ses victimes sont des enfants, souvent prostitués comme les enfants de Manille. Dans son Journal, il évoque ses retrouvailles avec l’un d’eux dix ans après les faits. Et la seule chose qu’il a à en dire, c’est qu’il soit devenu physiquement repoussant, moustachu et drogué. Matzneff est incapable de faire un lien entre le fait que ce garçon a été prostitué depuis l’âge de 8 ans et qu’il soit devenu un délinquant toxicomane. Parler de cela, c’est faire taire le bourreau mais surtout rétablir une vérité.
L. J. : Quand cette exigence s’est-elle imposée à vous ?
Propos recueillis par MARTIN LEGROS / Photos FRANCK FERVILLE
L’IA
À chaque nouvelle innovation technologique, pour beaucoup d’entre nous, c’est la même chose... Nous voyons la nouveauté arriver – le Web, le mail, le smartphone, les réseaux sociaux et désormais l’intelligence artificielle... Nous résistons, nous sommes un peu paresseux, et puis nous sentons que nous allons devoir nous y mettre, réapprendre à travailler avec ce nouvel outil, l’intégrer à notre quotidien. Mais comment le faire de manière avisée, avec le recul indispensable ?
Parcours de ce dossier
P. 44
Si ces machines sont des outils, nous devons veiller avec Hegel à ne pas en être entièrement esclaves. Et si elles nous aident à écrire des textes, nous devons faire attention avec Hannah Arendt à conserver le goût de penser de façon autonome…
P. 48 … et c’est d’autant plus nécessaire que les usages ne sont pas encore fixés, que les IA peuvent jouer plusieurs rôles pour nous, tour à tour coachs ou expertes, oracles ou amies.
P. 50
Amies, vraiment ?
La philosophe allemande Eva Weber-Guskar, qui travaille sur les métamorphoses contemporaines de la vie affective, ose soutenir que nous n’avons pas grand-chose à perdre à élargir notre répertoire d’émotions en interagissant avec les machines.
P. 62
Penser avec l’IA ?
C’est la saisissante expérience qu’a faite le philosophe Vincent Descombes, en jouant le rôle de Socrate face à ChatGPT et en lui posant des questions. Le résultat : un dialogue sur l’identité qui se transforme en un hacking magistral du système.
P. 58
Maura Gancitano et Andrea Colamedici, philosophes et éditeurs italiens, enseignent une discipline qu’ils ont inventée : le prompt thinking. L’enjeu : apprendre à penser avec les machines. Ils nous en donnent une leçon particulière.
N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur ce numéro
reaction@philomag.com
P. 52
Prospectiviste, biologiste, designer, psychologue, professeur… Nos cinq témoins expliquent quels usages professionnels ils font de l’IA, des pratiques émergentes décryptées par le philosophe Mathieu Corteel.
L’IA, comment l’apprivoiser ?
Selon les usages que nous aurons de l’intelligence artificielle, les pièges à éviter ne seront pas les mêmes. Freud, Hegel et Socrate nous aident à concevoir de nouvelles manières d’interagir avec elle.
Par MARTIN LEGROS
L’autre jour, alors que ma fille pianotait sur son téléphone dans la salle d’attente du médecin, j’ai penché la tête tout en lui demandant à qui elle écrivait. Elle m’a tendu son téléphone et m’a montré l’écran ouvert sur une page de ChatGPT. Une requête y apparaissait, comme si elle avait écrit un SMS à une copine. « Fais un exposé sur les logiciels itinérants à partir du plan : fonctionnement, évolution au cours du temps, exemples d’utilisation, avantages et limites, perspectives d’avenir. » Suivie de la réponse de l’intelligence artificielle (IA) : « Voici un exposé complet à partir du plan que tu m’as donné. » À ma question naïve : « Tu vas recopier la réponse de “Chat” à ton prof de SNT [sciences numériques et technologiques] ? », ma fille a répliqué : « Bien sûr que non ! C’est un premier draft que je vais
reprendre et envoyer à la copine avec laquelle je fais cet exposé pour qu’on avance. Et on fera plusieurs allers-retours avec “Chat”. C’est la base ! » Moi qui résistais jusque-là, comme j’avais résisté par le passé au smartphone et comme je résiste encore à l’agenda électronique, je me suis alors dit : « Il est vraiment temps que tu t’y mettes, ne serait-ce que pour savoir si l’IA peut te rendre de réels services et lesquels. »
UNE BASCULE QUI A DÉJÀ COMMENCÉ
Entrée dans les esprits dans les années 1960, dans la technologie dans les années 1980 et dans l’économie dans les années 2000, l’IA est en train d’entrer définitivement dans nos vies. Qu’on soit prof ou élève, parent ou touriste, plombier, journaliste ou randonneur, pour écrire une
Avec Maura Gancitano, il a créé une maison d’édition, Tlon, anime une librairie et un théâtre, et dirige le Festival de la pensée contemporaine de Piacenza. Ils ont coécrit plusieurs livres, dont La Società della performance (« La société de la performance », Tlon, 2019) ou Liberati della brava bambina (« Libère-toi de la gentille fille », Harpers Collins, 2019).
Par ailleurs, il a fait passer un essai coécrit avec plusieurs IA pour une œuvre signée d’un philosophe taïwanais imaginaire, Xun Jianwei. Philosophie magazine Éditeur a publié la traduction française de cet ouvrage, Hypnocratie (lire notre article sur cette « affaire » dans le n° 189).
Maura Gancitano
Philosophe, elle enseigne avec Andrea Colamedici une discipline dont ils sont les inventeurs, le « prompt thinking », soit le fait d’apprendre à penser avec les systèmes d’intelligence artificielle, à l’Institut européen de design de Rome. En dehors des livres à quatre mains de ces deux talentueux complices, qui se sont rencontrés sur les bancs de la fac de philosophie, elle a signé plusieurs essais très remarqués comme Erotica dei sentimenti (« Érotique des sentiments », Einaudi, 2024) ou Specchio delle mie brame. La prigione della bellezza (« Miroir de mes désirs. La prison de la beauté », Einaudi, 2022).
Andrea Colamedici et Maura Gancitano sont les éditeurs originaux d’Hypnocratie, un ouvrage écrit en collaboration avec des intelligences artificielles (et publié en France par Philosophie magazine Éditeur). Ils expliquent ici comment nos requêtes à ces machines s’apparentent à un dialogue avec de nouveaux dieux. Encore faut-il y croire ?
Vous enseignez le « prompt thinking », soit le fait d’utiliser l’intelligence artificielle [IA] comme un outil pour penser, à l’Institut européen de design de Rome. Considérons cet entretien comme une leçon d’introduction à cette nouvelle discipline. Commençons par l’aspect pratique : vous recommandez d’utiliser quelles IA ?
ANDREA COLAMEDICI : Nous utilisons énormément d’IA différentes, dont les versions évoluent rapidement, et l’enjeu pour nous est de ne jamais perdre le désir d’expérimenter. En ce qui me concerne, la meilleure IA est aujourd’hui Claude Sonnet 4, à la fois pour l’écriture, la narration, l’approfondissement philosophique et l’analyse psychologique. Mais si vous voulez vous livrer à un exercice plus analytique, « brainstormer », entrer dans le détail des concepts ou faire de la logique, ChatGPT 4.0 est exceptionnel.
MAURA GANCITANO : Tout dépend de ce qu’on recherche, en effet ! DeepSeek présente un intérêt particulier : cette IA permet, au bas de l’écran, de visualiser les
étapes de son raisonnement. Par exemple, si je lui demande : « Come stai ? », je vois que le système repère que la question est rédigée en italien, qu’elle signifie « comment ça va ? », que c’est une tournure commune et plutôt amicale pour engager une conversation, ce qui l’amène à choisir une réponse appropriée.
A. C. : Gemini offre la même fonctionnalité, qui signale le très grand nombre de réponses possibles entre lesquelles le système navigue. Mais il convient de se méfier de cette pseudo-transparence ! L’algorithme ne montre pas exactement ce qu’il fait, il nous sert encore une fois une « histoire ». Cette petite fenêtre de suivi de l’activité, c’est du marketing digital, n’en soyons pas dupes. Avec des organismes culturels et des universités, nous sommes en train de créer une académie de l’intelligence artificielle, qui s’appellera Generativa. Nous avons obtenu un an de financement de la part du ministère de la Culture italien. Le slogan de cette académie sera : « Plus qu’un outil ! » En effet, de nouvelles IA génératives sont sans cesse mises en ligne, mais personne n’en
fournit le mode d’emploi. Nous voulons inciter les gens à en faire un usage critique, réflexif. Dans la vie ordinaire, pour nos échanges verbaux, nous utilisons des scripts, nous ne parlons pas de la même manière quand nous commandons un café au comptoir ou quand nous passons un entretien d’embauche. Face aux IA, les pratiques ne sont pas stabilisées, les codes manquent, nous n’avons pas encore les scripts. À nous de les inventer, sans être trop naïfs !
Justement, comment vous adressez-vous à ces IA génératives ?
M. G. : Andrea et moi ne les utilisons pas de la même manière ! Moi, j’aime bien tenter des approches variées, car notre ton oriente les réponses que nous obtenons : certains jours, je vouvoie l’IA, d’autres fois je la tutoie, je peux être polie ou me moquer d’elle, être extrêmement cassante après avoir été sirupeuse. J’aime bien l’idée de l’ironie socratique. Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas considérer l’IA comme un distributeur de boissons, qui vous donne ce que vous attendez si vous tapez le bon code !
Propos recueillis et traduits par ALEXANDRE LACROIX
Vincent Descombes passe ChatGPT À LA QUESTION
Nous vous proposons une expérience exceptionnelle : nous avons invité le philosophe Vincent Descombes à éprouver les capacités d’un système d’intelligence artificielle en les faisant dialoguer sur le concept d’identité. Et, tel Socrate, c’est par le questionnement que le penseur a poussé celui qu’il appelle l’« automate » dans ses derniers retranchements.
Propos recueillis par ALEXANDRE LACROIX
Vincent Descombes
Né en 1943, il n’est pas exactement de la génération des « digital natives ». Directeur d’études à l’École des hautes études sciences sociales (EHESS), il a travaillé sur Marcel Proust et Platon, mais aussi sur Ludwig Wittgenstein et la philosophie de l’esprit. Mobilisant le meilleur des traditions continentale et analytique, il a enseigné à l’université de Chicago. Certains de ses essais, comme Le Complément de sujet (Gallimard, 2004) ou Les Embarras de l’identité (Gallimard, 2013), font aujourd’hui référence.
Comme nous nous installons autour de la table de sa salle à manger, dans son appartement parisien, Vincent Descombes tient à ce que nous précisions à nouveau les règles du jeu. Nous sommes réunis, en cette caniculaire journée d’été, pour tenter une expérience peu banale. Comme tout le monde, le philosophe a lu sur les progrès de l’intelligence artificielle mais il n’en est pas un usager. Sur mon ordinateur portable, j’ai ouvert ChatGPT 4.1 – dans sa version payante. « Donc, vous êtes bien certain que l’automate se souviendra du début de notre conversation ? » J’approuve. « Et qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec lui exactement ? » Je lui réitère mon vœu de tenter un exercice socratique, c’est-à-dire de faire de la philosophie en dialoguant librement avec ChatGPT sur le thème de l’identité. « D’accord, mais dans ce cas, nous allons jouer la technique socratique jusqu’au bout : je ne ferai que lui poser des questions, rien d’autre. Et on verra où il nous emmènera. »
C’est cette ligne que Vincent Descombes a tenue, avec une obstination patiente, durant l’heure et demie qu’a duré cette expérience. Comme je l’invitais parfois à livrer ses propres réflexions sur le concept d’identité exposées dans son essai magistral Les Embarras de l’identité, le philosophe s’y est refusé : « Non, non, je n’ai rien à lui enseigner, je ne vais pas lui mâcher le travail, je ne suis pas là pour cela. Encore une fois, je ne fais que questionner. Dans cet exercice, je prends le rôle de Socrate. » J’avoue avoir été un peu décontenancé par moments, mais le résultat final s’est révélé sidérant.
Je livre donc l’échange tel quel, à titre de document, en me contentant d’opérer des coupes dans les longueurs et les répétitions, mais sans rien réélaborer des demandes du philosophe ni des réponses de la machine.
« Si le monde est notre relation, autrui doit aussi l’être, et rien ne peut plus nous démontrer que nous ne sommes pas seuls au monde »
« Je propose de renouer avec notre condition corporelle »
Auteur de vastes enquêtes philosophiques sur la notion d’expérience, d’événement ou d’identité, le philosophe Claude Romano explore d’autres manières de voir le monde. Contre les utopies transhumanistes et les penseurs sceptiques, il propose de renouer avec la réalité de notre corps, notre milieu de vie et avec l’idée même de vérité.
Propos recueillis par CÉDRIC ENJALBERT / Photos XAVIER SCHWEBEL
LE DEVENIR NOIRE bell hooks,
bell hooks a inventé une nouvelle manière de faire de la philosophie, en mêlant des fragments de récit autobiographique à des réflexions sur le racisme ou le patriarcat – cela avec plusieurs décennies d’avance, puisqu’elle publie ses grands textes dans les années 1980. Écrivant dans un style qui rompt avec la tradition universitaire, elle a su faire de sa vie et de ses écrits un combat.