NOVO 78

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Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67

Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer

Relecture : Manon Landreau

Direction artistique : Starlight

Ont participé à ce numéro :

RÉDACTEURS

Florence Andoka, Nathalie Bach-Rontchevsky, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Nicolas Comment, Claude De Barros, Alma Decaix-Massiani, Coralie Donas, Emmanuel Dosda, Nikol Dziub, Dominique Falkner, Christophe Fourvel, Clo Jack, Mathieu Jeannette, Bruno Lagabbe, Pierre Lemarchand, Lucas Le Texier, Luc Maechel, Guillaume Malvoisin, Mathieu Marmillot, Stéphanie-Lucie Mathern, Myriam Mechita, Mylène Mistre-Schaal, Martin Möller-Smejkal, Nicolas Querci, Martial Ratel, Öykü Sofuoğlu, Louis Ucciani, Jean Vales, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Gilles Weinzaepflen, Jean-Luc Wertenschlag, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Bearboz, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Mar Castañedo, Nicolas Comment, Caroline Cutaia, Régis Delacote, Richard Dumas, Romain Gamba, Alicia Gardès, Delphine Ghosarossian, Anne Immelé, Joan, Nicolas Leblanc, Olivier Legras, Benoît Linder, Renaud Monfourny, Zélie Noreda, Arno Paul, Laetitia Piccarreta, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Jean Vales, Henri Walliser, Nicolas Waltefaugle.

COUVERTURE

François (Michel Tarrazon) dans L’Enfance nue de Maurice Pialat (1969). Image Claude Beausoleil.

IMPRIMEUR

Estimprim – PubliVal Conseils

Dépôt légal : octobre 2025

ISSN : 1969-9514 – © Novo 2025

Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

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MÉDIAPOP

12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1 380 € – Siret 507 961 001 00017

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Commercialisation : Bruno Chibane bruno.chibane@plaisirdesmarges.com – 06 08 07 99 45 www.mediapop.fr

FONDATEURS

Emmanuel Abela, Bruno Chibane, Philippe Schweyer et Lionel Shili.

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PROLOGUE

5

FOCUS 7-28

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

SCÈNES 31-46

Maud Le Pladec 32-35, La Cie Roland Furieux 36-37 , Marine Bachelot Nguyen 38-40, Carolina Bianchi 41 , Romain Gneouchev 42-44, Héloïse Desrivières 45 , Momix & le Créa 46

ÉCRITURES

47-54

Nicolas Moog & Arnaud Le Gouëfflec 48-51, Célestin de Meeûs 52-54

SONS 55-74

Rodolphe Burger 56-61, Eve Adams 62-65 , Aude Juncker & Marcello Giuliani 66-68 , The Molotovs & Fcukers 69, After Dark 70-71 , Paula Sanchez 72-73, The Ocean Within Us 74

ÉCRANS

75-80

Hubert Charuel & Claude Le Pape 76-77, Entrevues 78-80

ARTS 81-95

Nathalie Charvet 82-85 , Michel Bedez & Christophe Urbain 86-90 , La Konschthal 91-93, Olga Osadtschy 94-95

IN SITU 96-104

Les expositions de l’automne

CHRONIQUES

105-122

Zadig Robin 106-107, Stéphanie-Lucie Mathern 108-109 , Myriam Mechita 110, Nikol Dziub 112, Caroline Châtelet 114 , Jean-Luc Wertenschlag 116, Nathalie Bach-Rontchevsky 118 , Claude De Barros 120, Bruno Lagabbe 122

SÉLECTA

Disques 124

Livres 126

ÉPILOGUE

128

UNE EXPÉRIENCE DE LA VIE MODERNE

EXPOSITION

MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE NANCY

5 NOV 2025

1 e r MARS 2026

PROLOGUE

Je suis descendu chercher le courrier pile au moment où la manifestation passait devant chez moi. Je n’étais pas à l’aise dans la rue derrière un drapeau quel qu’il soit, mais je suis tombé sur un ami que je n’avais pas vu depuis au moins vingt ans. Il avait pris un sacré coup de vieux et ça me faisait d’autant plus chaud au cœur de le revoir. J’ai commencé à marcher à ses côtés pour prendre des nouvelles. L’ambiance était bon enfant.

— Tu fais toutes les manifs ?

— Oui. Ça ne sert à rien, mais c’est sympa.

— Tu bosses dans quoi ?

— Je suis prof de français dans un lycée technologique.

Il avait pris du poids et son visage était marqué, comme recouvert d’un voile de tristesse. Il n’avait pas vraiment une tête de prof, on aurait dit un rugbyman dépressif.

— Ce n’est pas trop dur ?

— Pourquoi tu crois que je manifeste. L’Éducation nationale me pourrit la vie.

— Mais tes élèves ?

— Tu as vu le monde qu’on leur laisse ?

On marchait tranquillement derrière le cortège de la CGT. À part les pétards et quelques klaxons, ce n’était pas la grosse ambiance.

— Tes parents, ça va ?

— Ils sont morts.

— Ah oui, je me souviens pour ta mère. Ton père aussi ?

— Il y a six mois.

— C’est triste.

— Mon père était maltraitant. Maintenant, je peux le dire. Ça castagnait à la maison.

— Oh merde. Tu vois qui de l’époque ?

— Personne. Je suis bien avec mes bouquins. Je ne vois que mes élèves.

— Tu n’es pas marié ?

— Si, ma femme s’est barrée avec le gosse.

J’ai senti que je touchais un point sensible. Un malabar de la CGT nous a interrompus en hurlant « Macron démission » dans son porte-voix. J’ai attendu qu’il s’éloigne pour poursuivre.

— Elle aussi est prof ?

— Non, psy à l’hôpital, mais elle est en arrêt de travail. Ils n’ont plus aucun moyen alors qu’il n’y a jamais eu autant de gens qui souffrent. Tu n’as qu’à regarder autour de toi.

— Merde. Et ton fils, tu le vois ?

— De temps en temps, quand il a besoin de fric.

J’ai regardé autour de moi. Les profs avaient besoin de fric et de considération. Sur leurs pancartes on pouvait lire qu’il suffisait de taxer les ultra-riches pour trouver de l’argent, même si ces salauds menaçaient de quitter le pays. Je me serais bien échappé du troupeau, mais mon ami se cramponnait à moi. Une manifestante parée d’une chasuble FSU orange fluo s’est rapprochée en agitant son drapeau. On aurait dit la Liberté guidant le peuple.

— Tu viens de quel bahut ?

— Je ne suis pas prof.

Elle m’a regardé comme si j’étais un extraterrestre. La sono diffusait un remix de « Bella Ciao ». J’ai senti qu’elle devait être capable de faire des miracles avec ses élèves, même dans le pire bahut du pire quartier de la ville. Des profs comme elle étaient là pour tenir la baraque. Galvanisé par la musique, j’ai proposé qu’on aille boire un verre.

— J’ai des copies à corriger.

— Même pas le temps de boire une bière ?

— Demain j’ai cours à 8 heures.

J’ai eu envie de lui dire qu’il n’y avait pas que le travail dans la vie, surtout un jour de grève, mais une dizaine de jeunes munis de drapeaux palestiniens se sont massés autour de nous en dansant et en chantant à tue-tête. La prof a reconnu une de ses élèves qui est venue la saluer chaleureusement. Je ne savais pas qui avait le plus de chance, l’élève ou la prof. J’étais un peu jaloux, sec comme un vieux morceau de bois. Alors que l’élève rejoignait son groupe en se faufilant vers l’avant du cortège, j’ai repris la conversation.

— Je me demande ce qui a merdé. Qu’est-ce qu’on a fait de travers pour que le monde soit aussi moche ? Pourquoi ce ne sont pas des gens comme vous qui nous gouvernent ?

Elle a rigolé.

— Qu’est-ce que vous savez de moi au juste ?

— Vous n’êtes pas une psychopathe. Vous n’êtes pas complètement dénuée d’empathie. Vous aimez vos élèves et ils vous le rendent bien.

Elle a eu l’air de réaliser subitement que la fraternité n’allait pas de soi, avant de disparaître emportée par la foule. Demain elle avait cours à 8 heures.

Grâce à ma Région ... Je BOUGE !

Pour tous les jeunes du Grand Est, de 15 à 29 ans, + de bons plans, + de réductions sur jeunest.fr

d’Infos +

Brut(es)

Quand une bande d’amis bons vivants et passionnés de vin nature décide de monter un salon pas comme les autres, ça donne Brut(es), événement unique en son genre. Cette nouvelle édition rassemble des vignerons de toute l’Europe dans une ambiance relaxe et festive (la déco vaut le détour à elle seule). Et parce qu’ils ne font rien à moitié, les gentils organisateurs ont participé au financement du documentaire Levures indigènes à voir absolument le 31 octobre à 19 h au cinéma Palace. Projection suivie d’un débat animé par Dominique Hutin, chroniqueur vin très écouté sur France Inter, avec la réalisatrice Justine Saint-Lô et la chouette vigneronne Beatriz Papamija. (P.S.)

Les 1er et 2 novembre à Motoco, à Mulhouse www.salonbrutes.com

Carrefour de la création

Le Prix d’Art Robert Schuman, organisé tous les deux ans dans l’une des quatre villes du réseau Quattropole (Trêves, Luxembourg, Metz et Sarrebruck) se tiendra cette année à Metz. La galerie de L’École supérieure d’art de Lorraine, la galerie de l’Arsenal et la galerie Octave Cowbell accueilleront une exposition collective réunissant des œuvres de seize artistes, désignés par des commissaires artistiques de chaque ville participante. (B.B.)

Du 13 novembre au 11 janvier à Metz www.prix-art-robert-schuman.eu

Allons enfants, jouez !

Photographe performative messine, diplômée de l’ESAL, Véronique L’Hoste explore l’enfance comme laboratoire d’identité. Entre clichés pris sur le vif et mises en scène décalées, elle capte ainsi l’instant fragile où l’on se construit sous le regard des autres. Un projet collectif et introspectif, où le corps et l’image deviennent les langages sensibles d’une énergie brute et libre. (A.V.)

Exposition photo du 9 octobre au 6 décembre À la NOP Galerie au CPN de Nancy-Laxou www.veroniquelhoste.fr

Olivia, Allons enfants, jouez ! © Véronique L’Hoste

Dominique A

Trente ans et des poussières après ses débuts, Dominique A revient enfin en concert dans l’Est pour nous apporter Quelques lumières dont on a bien besoin. Début 2025, il se confiait à Pierre Lemarchand qui lui demandait dans Novo si sa manière de créer des chansons avait changé : « Non, pas tant que ça, je pars souvent des mots, et la musique se greffe dessus. Ce qui a changé, c’est mon rapport au travail collectif. Avant, je considérais les musiciens avec qui je travaillais comme des associés au service de mes idées, maintenant plus comme des compagnons avec lesquels je suis en quête d’un son, avec les chansons comme matière première, prétexte, si j’ose dire, à l’élaboration de ce son commun. » (P.S.)

Concert le 9 décembre à la Coupole, à Saint-Louis (68) lacoupole.fr + https://issuu.com/media.pop/docs/novo_75/68

Marcel Prunier, dessiner les Années folles

Piliers de bar, danseurs en perdition, petites gens et autres cocottes, c’est l’essence des roaring twenties que saisit Marcel Prunier. De son trait souple, il virevolte de l’ombre à la lumière, des salles de bal chic aux bouges parisiens et collecte avec passion « une mine de pittoresque ». D’un dessin à l’autre (le musée du Temps en conserve 2 300) on découvre un artiste prolixe, électrisé par la vie parisienne, au trait franc et d’une grande modernité. Une plongée sans fards dans l’entredeux-guerres, entre excès et fulgurances. (M.M.S.)

Exposition prolongée jusqu’au 1er mars 2026  Au musée du Temps, à Besançon www.mdt.besancon.fr

Venez comme vous êtes

2025. On s’en fourre jusque-là grâce aux esclaves modernes cyclo-motorisés. 2050. Avec son humour extra-large, Claude Grétillat dépeint, tout au long d’un album – forcément – XXL, une dystopie(quante) où l’on assume de malbouffer et de débusquer les rebelles à l’indice de masse corporelle (IMC) inférieure à 30. Fin de la dictature des idoles brindilles, place aux corps Nutella, nouveaux canons flasques d’une société de surveillance régie par les plateformes de livraison à domicile. IMC ? Un drôle de roman-photo orwellien, comics situationniste riche en additifs qui sent le graillon ultracapitaliste, mais se dévore comme un aspic géant de boudin noir. (E.D.)

IMC de Claude Grétillat, édité par Presque Lune www.presquelune.com

Marcel Prunier, Travesti fumant une cigarette © Musée du Temps
© Richard Dumas

Effervescence souterraine

Flâner parmi livres, zines, affiches, disques, soit autant de curiosités imprimées et sonores qui reflètent l’effervescence de la scène souterraine, c’est ce que promet Microsiphon. Pour sa neuvième édition automnale, le festival mulhousien de micro-édition accueillera à Motoco des artistes, illustrateurs, sérigraphes, graphistes en provenance de France et d’ailleurs : Virginie Schmitt, Caroline Sury ou Fleshtone. Divers concerts donneront à l’atmosphère une teinte punk et rebelle : le duo Heimat venu de Strasbourg, Anne-Claude Deschênes venue de Montréal ou les membres de l’Orquesta Experimental de Instrumentos Nativos venus de Bolivie, qui présenteront Contra la Extinción. (C.W.)

Microsiphon, festival de micro-édition, ateliers et concerts, du 3 au 5 octobre à Motoco, à Mulhouse www.microsiphon.net

Fessenheim, mémoire alsacienne

Quel patrimoine laisse la centrale de Fessenheim sur le territoire alsacien ?

C’est la question que pose le musée Electropolis de Mulhouse à travers l’exposition «Mémoires de Fessenheim, un patrimoine alsacien. » Des photos d’archives, des objets, des vidéos retracent l’histoire de la centrale, racontent les métiers des salariés et leur attachement à leur usine. Le parcours raconte aussi les combats antinucléaires qui ont accompagné toute la vie de la centrale, depuis la décision, franco-allemande, de sa construction en 1964, jusqu’à l’arrêt des réacteurs en 2020. Là-dessus, les visiteurs pourront notamment réécouter l’enregistrement de la première émission de Radio Verte Fessenheim, radio pirate créée en 1977 pour protester contre le projet nucléaire. (C.D.)

Mémoires de Fessenheim, un patrimoine alsacien, exposition au musée Electropolis de Mulhouse, jusqu’au 25 mai 2026 musee-electropolis.fr

Musiques utopiques

Décentrement du regard et décentralisation de la culture pourraient être les devises du festival de musique actuelle, de danse et de performance Densités, dont la 31e édition se tiendra du 7 au 9 novembre dans la maison musicale du Grand Verdun. Au long du week-end, on pourra se laisser entraîner par les boucles obscures du duo suisse et allemand Joke Lanz & Ute Wassermann ; ou encore assister à une discussion qui s’annonce très intéressante autour du livre de Bertrand Denzler et Frantz Loriot, Musiques improvisées et questions politiques, paru aux Presses du réel. Autant d’événements qui visent à cultiver ces utopies « indispensables par les temps qui courent », laisse entendre la directrice artistique, Emmanuelle Pellegrini. (C.W.)

Densités, festival de musique danse et performance du 7 au 9 novembre, à la SMAC vudunoeuf.com

Joke Lanz & Ute Wassermann © Lanz & Wassermann
© Caroline Sury

What the fuck

Il n’est pas trop tard pour saluer la parution du premier numéro du magazine (ou revue) WTF was I thinking édité par Schlass Éditions depuis Motoco à Mulhouse. Pour cette première livraison, douze artistes, designers et architectes ont accepté de lever le voile sur leur processus créatif, en ouvrant grand leurs carnets de recherches et en se prêtant au jeu d’une interview sans filtre : Marie Freudenreich, Shohyung Park, Louis Fouilleux, Audrey Pouliquen, Iva Šintić, Vincent Campos, Matthias Knoblauch, Jacques Lopez, Julie Wittich, Nahrae Lee, Emmanuel Henninger, Simon Burkhalter. (P.S.)

schlasseditions.fr

Warning

Warning est un leporello fascinant qui se déplie pour dévoiler quantité de dessins souvent au feutre et de textes torchés avec la même frénésie créative par un Yves Tenret en roue libre. On y retrouve le style fulgurant de l’auteur qui n’a heureusement pas tout à fait délaissé l’écriture depuis qu’il s’est mis à dessiner compulsivement des chats avachis pour amuser la galerie et des autoportraits tout sauf complaisants qui nous le donnent à voir faisant face non sans panache à l’angoisse de vieillir. (P.S.)

« Warning » d’Yves Tenret, Voix éditions. voix editions.com

Le matricule des anges

« Salut, Reine des cieux ! Salut, Reine des anges. » À Strasbourg, dans l’espace rhénan et ailleurs, sur les fresques murales, dans la statuaire (notamment de Notre-Dame) ou les manuscrits du Moyen Âge, les êtres ailés aux mouvements souples jouent et chantent, entre ciel et terre. La Bnu a retrouvé la litanie angélique : grâce à l’histoire de l’art, l’archéo-lutherie ou la musicologie, l’équipe responsable de l’exposition « Le concert des anges » a donné vie et forme aux partitions présentes et à l’instrumentarium représenté dans les œuvres d’art médiéval. Fredonnez angelots, résonnez – pour l’éternité – harpes, flûtes, cymbales et clavicordes. Les ailes du désir liturgique se déploient… (E.D.)

Le concert des anges, exposition À la Bnu de Strasbourg jusqu’au 21 décembre bnu.fr

Ange musicien. Le Mans, chapelle de la Vierge de la cathédrale Saint-Julien, 1370-1378 © Yuko Katsutani

Not dead

Les Slits. Pour bien des amateurs de rock (dont la rédac de Novo), ce groupe londonien est un jalon dans l’histoire. 100 % féminine, cette formation a ouvert la voie au mouvement Riot grrrl, aux Chicks on Speed et autres Femen, fières, seins nus, riffs aiguisés. La comédie musicale Punk.e.s/ ou Comment nous ne sommes pas devenues célèbres rend hommage au parcours éclair du quatuor anglais. Sid Vicious, Mick Jones et Patti Smith sont également de la partie de ce spectacle no future de la compagnie Soy Création. Honey, honey, yeah ! (E.D.)

Punk.e.s, jeudi 8 janvier à l’Espace Rohan, à Saverne espace-rohan.org

Dites 33 !

La musique est un cri qui vient de l’intérieur et se grave sur microsillons. Troisième édition du Festival du disque organisé par Hiéro Colmar avec pour invité d’honneur (après Burgalat l’an passé) le journaliste mélomane et éditeur Adrien Durand (Le Gospel). La prog’ éclatée nous mènera en différents lieux de Colmar et Mulhouse (Grillen, Café Rapp, Le Détour…) et nous plongera dans diverses ambiances musicales : studieuses avec rencontres et conventions ou festives avec DJ sets et concerts de Marie Delta ou Chiens de Faïence. Il s’en passe ici ! (E.D.)

Festival du disque #3, du 16 au 19 octobre À Colmar et Mulhouse hiero.fr

Festival MV

Depuis onze, les Dijonnais de MV font de l’émergence une mission de service publique. Défiant la marge et l’aventure sonore et visuelle, le festival porté par l’association Sabotage se réinvente chaque année, les antennes grandes ouvertes sur une vision artistique pluridisciplinaire et audacieuse. Cette année, du 21 au 26 octobre, à La Vapeur, au Consortium Museum, à l’Atheneum, entre autres, une nouvelle édition secoue les promos locales comme internationales. À l’image du concert attendu de Brìghde Chaimbeul innovant à la cornemuse écossaise pour construire des hypnoses supersoniques. (G.M.)

Festival MV, du 21 au 26 octobre, à Dijon sabotage-dijon.com

© Vladislav Steinbauer
Bertrand Burgalat à Colmar en 2024 © Hervé Kielwasser
© Candide Camera

Un, deux, trois. On recommence.

Fondateur du jazz de la période moderne, le trio a toujours un peu fasciné. Ceux qui le jouaient comme ceux qui l’entendaient. Piano, contrebasse et batterie, notamment. On y a fourbi les codes de l’interplay, grâce à des musiciens comme Bill Evans, Scott Lafaro, ou plus récemment Brad Mehldau. Le trio est une forme monstre du dialogue, chacun doit prendre sa part et devient responsable de l’équilibre de l’édifice musical qui se construit. Dialoguiste et constructeur, le contrebassiste Avishai Cohen l’est, assurément. Le trio, chez cette ex-jeune pousse repérée par Chick Corea, c’est une sorte de crédo, de formule magique qu’il a toujours maîtrisée à merveille. Il y déploie ses aptitudes issues d’une science de la mélodie chevillée au corps, d’une chaleur et d’une authenticité qui lui appartiennent. Voir jouer Avishai Cohen, c’est aussi, un peu, assister à une masterclass d’élégance fédératrice et passionnante, dépassant les goûts et les répertoires de chacun·e d’entre nous. D’abord formé au piano et à la musique classique dans son enfance à Jérusalem, le contrebassiste a nourri sa musique de voyages, de curiosité et de rencontres avec de grandes figures et d’instrumentistes virtuoses issus de la jeune génération, comme les as de la batterie que sont Roni Kaspi ou Mark Guiliana, passé chez feu David Bowie depuis. Avec ce New Trio, clin d’œil au nom du trio mené par Corea, dans lequel il tenait la basse, Cohen se réinvente une fois de plus. Avec une écoute et une musicalité toujours plus tournées vers l’universalisme.

Par Guillaume Malvoisin

— AVISHAI COHEN NEW TRIO, concert le 15 octobre à l’Opéra Dijon www.opera-dijon.fr

Tragique frontal

« Moi, je voulais être écrivaine pour raconter des histoires différentes. Des histoires de femmes puissantes. Pas le manuel de la femme abandonnée ! », entend-on dans Les jours de mon abandon L’empowerment prend d’assaut le plateau Jacques-Fornier fin novembre début décembre, dans la saison actuelle du Théâtre DijonBourgogne. Plateau déconstruit et reconstruit au fil d’une adaptation du livre d’Elena Ferrante, par la metteuse en scène Gaia Saitta. La fable perdure, celle d’une femme, italienne et amoureuse, mise en survie et en concurrence avec une autre femme, de vingt ans sa cadette. Olga s’imaginait écrivaine et révolutionnaire, le quotidien la frappe en secouant les moindres idées et gestes familiers. Qui devient-on dans cette chute vertigineuse où se conformer à ce qu’on imagine d’attentes amicales et sociales, où s’accrocher au rêve de soi, où penser échapper aux ténèbres, ne suffisent plus. Olga devient bestiale, rude et rugueuse. Gaia Saitta, artiste multiple et italienne, fait de la vulnérabilité un espace poétique et du spectateur un être cognitif. Un individu en action pour comprendre le monde. Sa ligne théâtrale, tracée entre fiction et réalité, met au centre du jeu le corps même des interprètes, en prise directe avec les sensations reçues par le public. Tragique frontal. Déconstruit et reconstruit, le plateau Fornier devient chambre d’écho à ce combat, aux battements du cœur de la bête nouvelle, au combat pour l’émancipation d’une individualité rendue au scandale de sa singularité. Tout est ouvert, tout à vue, tout s’entend d’une oreille égale.

Par Guillaume Malvoisin — LES JOURS DE MON ABANDON, théâtre du 26 novembre au 5 décembre au Théâtre Dijon Bourgogne, CDN, à Dijon www.tdb-cdn.com

Avishai Cohen © Andreas Terlaak
© Anna Van Waeg

Orange Hypnotique

Un concert comme une expérience – l’expression a beau être usée jusqu’à la corde, elle résume pourtant assez bien les (trop rares) apparitions scéniques d’Orange Blossom, du moins si l’on revient au sens premier des mots. Car il serait bien difficile de ranger les Nantais dans une boîte quand bien même elle contiendrait le monde… Au cœur du groupe, Carlos Robles Arenas, musicien et activiste mexicain, baroudeur engagé, cultive depuis toujours l’art de marier tradition et modernité sans jamais trahir ni l’une ni l’autre. Puisant dans les racines turques, égyptiennes, maliennes, sénégalaises, cubaines, les compos d’Orange Blossom nous transportent ainsi des déserts du Maghreb aux ruelles d’Amérique latine, de mystérieuses contrées imaginaires aux arrière-salles d’un labo électro berlinois. Rien ne semble coller sur le papier, et pourtant le résultat est organique, intense, presque cinématographique : une fresque en mouvement qui vous happe et fige l’instant. L’année dernière, Maria Hassan devenait la nouvelle figure magnétique du groupe après le départ de Hend Ahmed ; un quatrième album, Spells From the Drunken Sirens, venait alors compléter une discographie clairsemée, mais précieuse. Aujourd’hui, la tournée continue et passe par La Rodia pour un concert qui s’annonce comme une fête planétaire, avec son lot de riffs rageurs et ses incantations attirantes comme des chants de sirènes.

Par Aurélie Vautrin

— ORANGE BLOSSOM, concert le 21 novembre à La Rodia, à Besançon www.larodia.com

À voir également le 22 novembre à L’Arche, à Villerupt

Petites leçons d’écologie

Artiste associé en résidence à Viadanse, Léo Lérus et sa compagnie Zimarèl présenteront début décembre le fruit d’une résidence de recherche, Les paroles sous les feuilles ne se perdent pas, dans le cadre des Openvia, ouvertures publiques et moments privilégiés dont les modalités sont choisies par les chorégraphes en fonction de l’étape de leur processus de création et de leur démarche. L’entrée est gratuite et ouverte à tous. Intimement lié à son cheminement artistique et personnel, le travail de Léo Lérus, danseur et chorégraphe, s’inscrit dans l’histoire d’un retour à une terre et une culture natales. Réminiscences de GwoKa et de Léwoz, danses traditionnelles afro-caribéennes, s’inscrivent dans une écriture chorégraphique singulière mêlant nature et technologie. Passé par le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP) et la Batsheva Dance Company, Léo Lérus a enrichi son écriture chorégraphique au contact de l’artiste Gilbert Nouno (musique, visuels et technologies interactives), rencontré lors d’une résidence à la Fabrique Chaillot. Léo Lérus commence alors à intégrer des éléments de technologie à ses créations afin de donner à sa danse une dimension sensible et anthropologique. Dans un processus de création transdisciplinaire résolument ouvert et innovant, il intègre la notion de feedback de la technologie dans nos actions, gestes et pensées et de leur impact sur notre environnement. Léo Lérus est lauréat de la Villa Albertine à New York pour la 5e saison de ses résidences d’exploration aux États-Unis.

Par Valérie Bisson

— LES PAROLES SOUS LES FEUILLES NE SE PERDENT PAS, danse le 5 décembre à Viadanse, à Belfort www.viadanse.com

Cover de Spells From the Drunken Sirens © Orange Blossom
© Agathe Poupeney

Le serment de Laure

Laure Werckmann a toujours voulu être actrice. Avec un goût certain pour la métamorphose ; quel plus beau métier que celui de comédien pour cela ? En 2019, elle fonde la Compagnie Lucie Warrant et met en scène quatre pièces dédiées aux voix des femmes. Le festival Scènes d’automne met à l’honneur sa tétralogie en invitant les spectateurs à voyager entre les structures partenaires à Mulhouse, Saint-Louis, Illzach, Delémont (Suisse) et Colmar afin de découvrir J’aime, Renaître, Croire aux fauves et L’Amour après, quatre spectacles qui dialoguent dans leur désir de mettre en lumière des récits libres et puissants de métamorphoses. Le travail de mise en scène de Laure Werckmann se définit depuis le cœur de son métier d’actrice dans le but de redonner à l’interprète son pouvoir d’agir, de mettre en mouvement un désir contenu dans les interstices, les espaces de nuance, les échos et les reflets. Pour débusquer cela, elle s’appuie sur des textes qui s’offrent à elle et l’infime déformation qu’elle va y apporter. Grâce à un corpus de textes écrits par des femmes, elle déploie un portrait cubiste d’une héroïne du XXIe siècle : autonome, en conversation, devenant sujet, s’appropriant sa langue, une langue qui nomme et ravaude, une langue éprouvée par le corps, un muscle qui s’entraîne et se transforme. Ces récits inédits, J’aime, texte amoureux et entier de Nane Beauregard, Renaître qui fait entendre la championne de tennis Marion Bartoli, Croire aux fauves, expérience chamanique de l’anthropologue Nastaja Martin, et enfin L’Amour après, histoire sauvée des camps de Marceline Loridan-Ivens, quatrième portrait de la tétralogie, créé pour le festival Scènes d’automne, sont autant d’histoires invisibles ou manquantes qui viennent combler le vide de nos incompréhensions collectives.

Bisson

— FESTIVAL SCÈNES D’AUTOMNE, du 7 au 15 octobre à la Comédie de Colmar, à La Coupole à Saint-Louis, à l’Espace 110 à Illzach, à la Filature à Mulhouse et au Théâtre du Jura à Délémont

Lalalandes

Less Is More, c’est le titre du dixième album de The Inspector Cluzo, matière sonore brute auto-produite, autofinancée, sans machines ni bandes préenregistrées. Un nouveau majeur fièrement dressé contre l’industrie en général et tout le système économique mondial en particulier, une musique organique servie sans emballage ni substances ajoutées – véritable marque de fabrique du duo gascon depuis leur éclosion. Cela fait en effet près de vingt ans que Laurent Lacrouts et Mathieu Jourdain labourent deux sillons parallèles : celui de la scène internationale, du Japon aux États-Unis, et celui de leur ferme Lou Casse, dans les Landes, sorte de labo agroécologique où l’on sème autant de graines anciennes que d’idées neuves. Une double vie a priori antinomique, et pourtant les deux rockfarmers savent depuis toujours allier à merveille production de céréales et prestation iconique à Coachella ; peut-être parce qu’ils sont exactement les mêmes, les pieds dans la boue ou les mains sur leurs instrus. Dans les champs comme les chansons, le message est le même : seule l’insurrection douce fera dévier l’humanité de l’autoroute direction le mur qu’elle emprunte à vitesse grand V. Enregistré en quatre jours à Nashville sous la houlette de Vance Powell (Jack White, Chris Stapleton), Less Is More ne déroge pas à la règle, poursuivant ainsi la tête haute et le poing levé la lutte viscéralement ancrée dans l’ADN du groupe – un rock-blues enraciné, libre, indocile, qui cultive sa terre le matin et brûle le système à la nuit tombée. La bonne parole se fera entendre par deux fois dans le Grand Est à l’automne, allez-y la tête haute et le poing levé !

Vautrin

— THE INSPECTOR CLUZO, concert le 12 novembre au Noumatrouff, à Mulhouse www.noumatrouff.fr

À voir également le 13 novembre à L’Autre Canal, à Nancy

The Inspector Cluzo © Cyrille Vidal
Laure Werckmann par Aurélie Lamachère

Une brèche méditative dans le temps

Cette chose étrange, l’âme, n’est peut-être rien d’autre qu’un miroir où se reflètent les saisons, leurs caresses et leurs turbulences (qui sont plus nombreuses que leurs caresses ces dernières années). C’est ce que suggère Novembre dans l’âme, concert proposé par l’Orchestre du Conservatoire de Colmar au Centre culturel dédié à la musique et aux arts numériques qui réside dans l’ancien couvent des Dominicains de Guebwiller. À travers une déambulation sonore à la mémoire des victimes des guerres qui font rage, il s’agit d’ouvrir une brèche méditative dans le temps, afin de se souvenir et de ressentir les choses plus profondément, tout en s’émancipant de ce que les cérémonies d’hommage officielles peuvent avoir quelquefois de pesant et de creux. La musique est sans doute la meilleure manière pour permettre à la mémoire de suivre son cours avec une fluidité retrouvée. Ainsi des pièces d’une mélancolie sourde comme Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, Fratres d’Arvo Pärt ou Atmosphère d’Elsa Barraine scanderont-elles cette soirée de novembre. Parallèlement, l’artiste et musicien ouïghour Erpan Hesher, qui travaille dans l’univers de la musique électronique et qui est en résidence cette année au Centre de création numérique du couvent, proposera un choix de textes et de témoignages qui s’intégreront à ce montage sonore envoûtant.

— NOVEMBRE DANS L’ÂME, concert le 15 novembre de l’Orchestre du Conservatoire de Colmar, au couvent des Dominicains de Guebwiller www.les-dominicains.com

Traversées

éclatantes

Le cinéma n’entre pas, il surgit. Comme une porte qui claque, il impose sa présence, ses visages, ses fractures, ses éblouissements. Augenblick, le festival germanophone dans le Grand Est, en fait son terrain de jeu : pour sa 21e édition, plus de 1 300 séances, 40 cinémas en vibration, et l’écho d’un cinéma qui déborde de ses frontières pour nous atteindre de plein fouet. Deux figures en incarnent la force. Florence Kasumba, actrice allemande d’origine ougandaise, héroïne de Black Panther et de la série culte Tatort, brouille les lignes de l’identité et de la fiction. Nina Hoss, muse de Christian Petzold (Barbara, Phoenix) et d’Ina Weisse (L’Audition, Zikaden), insuffle à l’écran une intensité qui traverse les générations.

À leurs côtés, Rodolphe Burger déploie une carte blanche où résonnent Werner Herzog, Fatih Akin ou encore Nicolas Humbert et Werner Penzel – et leur magnifique Step Across the Border autour de la figure du guitariste et violoniste avant-gardiste Fred Frith –, avant d’embraser la scène lors d’un concert inédit. Le festival s’aventure aussi du côté des « refus d’obtempérer », avec Christina Tournatzés, Edgar Reitz ou Maria Brendle, et rend hommage au grand Conrad Veidt, figure hantée de Caligari et de L’Homme qui rit. Compétitions, avant-premières, jeunesse : Augenblick n’est pas qu’un festival. C’est un territoire en mouvement, où les images frappent fort et pour longtemps.

— AUGENBLICK, festival du 4 au 21 novembre dans les cinémas indépendants du Grand Est festival-augenblick.fr

Erpan Hesher © Jérôme Tromson
I’m Not Stiller

– déc 2025

VE 19 + SA 20 + DI 21 SEPT

Musique, performance / Allemagne ETERNAL DAWN

Alexander Schubert

JE 25 + VE 26 SEPT

Théâtre, musique, danse / France NEXUS DE L’ADORATION

Joris Lacoste

ME 1er + JE 2 + VE 3 OCT

Musique, danse / France, Argentine ÚLTIMO HELECHO

Nina Laisné, François Chaignaud et Nadia Larcher

ME 15 + JE 16 + VE 17 OCT

Théâtre / France, Portugal LA DISTANCE

Tiago Rodrigues

1 jan – juin 2026 FOCUS

ME 5 + JE 6 + VE 7 NOV

Théâtre / France HERKÜL

Cyril Balny / La Récidive

JE 13 + VE 14 + SA 15 NOV

Théâtre, performance / Brésil THE BROTHERHOOD

TRILOGIE CADELA FORÇA –CHAPITRE II

Carolina Bianchi Y Cara de Cavalo

JE 20 + VE 21 + SA 22 NOV

Danse, performance / Suisse LOVE SCENES

Tabea Martin

PAYSAGE # 5

3 – 13 déc

10 JOURS AVEC

FRANÇOIS GREMAUD

Spectacles, rencontres, ateliers…

ME 3 + VE 5 + SA 6 DÉC

Théâtre / Suisse ALLER SANS SAVOIR OÙ

François Gremaud

JE 4 + VE 5 + SA 6 DÉC

Théâtre / Suisse PHÈDRE !

François Gremaud

MA 9 + ME 10 DÉC

Théâtre, installation / Suisse PIÈCE SANS ACTEUR(S)

François Gremaud et Victor Lenoble

VE 12 + SA 13 DÉC

Théâtre / Suisse LA MAGNIFICITÉ

Collectif

GREMAUD/GURTNER/BOVAY

ME 17 + JE 18 + VE 19 + SA 20 DÉC

Cirque / France CIRCUS REMAKE

Maroussia Diaz Verbèke / Le Troisième Cirque

MAILLON

2

maillon.eu +33 (0)3 88 27 61 81 billetterie@maillon.eu

29 jan – 7 fév

PREMIÈRES

FESTIVAL DE L’ÉMERGENCE EUROPÉENNE

Francesco Alberici (Italie), Marah Haj Hussein (Palestine, Belgique), Aleksandr Kapeliush (Russie, Allemagne) Chara Kotsali (Grèce), Davide-Christelle Sanvee (Suisse, Togo)… à suivre !

Découvrez la suite de la saison sur notre site internet à partir de début novembre.

Théâtre de Strasbourg Scène européenne
«

Tonne la guerre et s’abîme le monde »

Si Verdi n’avait pas été poussé par son éditeur milanais Giulio Ricordi et par son fidèle librettiste Arrigo Boito, sans doute ne serait-il jamais revenu à l’opéra, lui qui s’était retiré après le triomphe d’Aïda au début des années 1870 pour se consacrer à une vie spirituelle et à la musique religieuse. Il revint cependant sur le devant de la scène, non sans succès, avec Otello, dont la première eut lieu au Teatro alla Scala de Milan en 1887. C’est cette œuvre d’inspiration shakespearienne, signant la résurrection du grand compositeur romantique, que l’Opéra national du Rhin a choisi de mettre à son programme de l’automne, dans une mise en scène du NewYorkais Ted Huffman et sous la direction musicale de Speranza Scappucci. Général de l’armée vénitienne, Otello (dont le rôle sera tenu par Mikheil Sheshaberidze) semble un homme au cœur pur, profondément amoureux de Desdemona (Adriana González). On ne peut qu’avoir des frissons en écoutant ce duo qu’ils chantent dans le premier acte : « Dans la nuit dense s’éteint toute clameur. Mon cœur frémissant s’apaise en ton étreinte et se calme. Tonne la guerre et s’abîme le monde, si après la colère immense, vient cet immense amour ! » Mais quelque chose se brisera violemment : les mensonges soufflés à l’oreille d’Otello par son perfide conseiller Iago (Daniel Miroslaw) mèneront leur amour sur le chemin de sa perte. Dans le deuxième acte, se retrouvant seul, Iago fredonne : « Je crois en un Dieu cruel. » Dès lors que cette divinité cruelle entre en jeu, la « nuit dense » n’est plus un refuge pour les amants.

Par Clément Willer

— OTELLO, opéra du 29 octobre au 9 novembre à l’Opéra de Strasbourg et les 16 et 18 novembre à La Filature de Mulhouse www.operanationaldurhin.eu

Par musée et merveilles

Parler de mue pour la rénovation d’un musée zoologique, c’est une expression particulièrement bien choisie ! Et c’est peu dire… Après six ans de travaux, l’institution strasbourgeoise a clairement fait peau neuve. Le parcours de visite, remanié, fait voyager ses visiteurs entre le hall de la biodiversité (décloisonné sur trois étages, il raconte toute la diversité du vivant), l’histoire des origines des collections (à chercher du côté du naturaliste Jean Hermann) ou la galerie des oiseaux et ses 600 spécimens, magnifiquement soulignés par la nouvelle scénographie. Que les nostalgiques se rassurent, si la muséographie a clairement été dépoussiérée, le charme des parquets anciens et des vitrines en bois a été conservé. Autre très chouette idée, la création de salles dédiées aux spécimens phares de la collection et à leur histoire. Pour le plaisir de se retrouver en tête à tête avec l’emblématique cœlacanthe du musée ou la série des précieux Blaschka, modèles d’animaux marins en verre d’une beauté fascinante. Aux côtés de ces spécimens inanimés, des « espaces d’oralité » dédiés à la rencontre entre publics et acteurs de la recherche ont été imaginés. Une tentative originale pour faire entrer la science bien « vivante » au cœur de l’institution. Résultat ? Un musée du XIXe siècle, ouvert sur l’actualité, ancré dans le débat public et qui s’assume au croisement entre sciences et société.

Par Mylène Mistre-Schaal — MUSÉE ZOOLOGIQUE, ouverture le 19 septembre au musée zoologique de Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

© Musée zoologique, Strasbourg. Photo : M. Bertola / Musées de Strasbourg
© Sébastien Plassard

Lumières sur le vivant

Regarder l’art et la nature avec Vincent Munier

MUSÉE DES BEAUX-ARTS

7 NOV. 2025 — 27 AVRIL 2026

Loup arctique, Ellesmere Island, Nunavut, Canada, 2013
Photo : Vincent Munier. Graphisme : Rebeka Aginako

focus

Remède à la mélancolie

The Krumple est un collectif franco-norvégien qui rassemble des artistes polymorphes venus de Norvège, du Danemark, des États-Unis, d’Allemagne et de France. Acteurs, metteurs en scène, marionnettistes, musiciens et magiciens, ils imaginent dès 2013 plusieurs pièces : Go to Sleep, Goddamnit !, Do Not Feed the Trolls et enfin YŌKAI. YŌKAI est, dans les croyances populaires transmises par l’intermédiaire de la littérature ou la culture orale au Japon, une créature surnaturelle capable d’apporter chance ou malheur aux êtres vivants et dont l’existence dépasse la compréhension humaine. Sur la base de ces récits fantastiques, le collectif transdisciplinaire et transfrontalier a imaginé une pièce jubilatoire et facétieuse qui réunit théâtre d’objets, mime, danse et magie. Ces yōkai, créatures curieuses de l’invisible, tantôt espiègles tantôt maléfiques, vont profiter d’instants de calme, pour faire leur incursion dans le réel et agir sur lui. Sans un mot, avec des gestes subtils de poésie visuelle et de créativité festive, les artistes du Krumple parviennent à créer une narration pleine de surprises apte à transformer drames et chagrins du quotidien en images surréalistes transportant rire et larmes dans un monde parallèle. Le spectateur est littéralement transporté dans un imaginaire hors du temps où ces fables de l’absurde et du fantastique viennent décentrer notre entêtement à vouloir être heureux ou à s’acharner pour une raison ou une autre. Par l’émergence du fantastique, YŌKAI est une exploration vertueuse qui œuvre à réparer notre monde.

— YŌKAI – REMÈDE AU DÉSESPOIR, théâtre du 3 au 7 décembre au TJP, à Strasbourg tjp-strasbourg.com

Siamese Tweens

Pour leur nouvelle collaboration, Amours aveugles, Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero ont créé en 2024 une pièce revisitant deux chefs-d’œuvre de Claudio Monteverdi : l’opéra L’Orfeo (1607) et le madrigal Il combattimento di Tancredi e Clorinda (1624). De la perte d’Eurydice aux Enfers au déchirement de deux amants qui jamais ne se reconnaissent, ces récits d’amours impossibles, ce thème vieux comme le monde, et tragiques, traversés de passions contradictoires, s’affichent sur scène dans les dialogues croisés de trois couples : deux danseurs, deux musiciens accordéonistes et deux chanteurs lyriques, la soprano Liesbeth Devos et le ténor Ed Lyon. Les différentes étapes d’un amour intense, de l’étonnement aux promesses nombreuses, de la joie à la tragédie, sont portées par la musique de Monteverdi réinterprétée à l’accordéon et procurant une suavité populaire nouvelle et surprenante au répertoire baroque, sans pour autant rien résoudre aux amours tragiques. Entre bal tango et lyrisme, cette réinvention musicale creuse l’espace vibrant du désir et la flamboyante misère des corps guidés par leurs pulsions dans le labyrinthe infranchissable du manque et de l’abondance.

Par Valérie Bisson

— AMOURS AVEUGLES, spectacle les 3 et 4 décembre à Pôle-Sud, à Strasbourg www.pole-sud.fr

YOKAI © James Coote

La culture nous transforme

L’opéra partout, ailleurs

L’Opéra-Théâtre de Metz entame sa première saison hors les murs. Depuis cet été et jusqu’au début de la saison 2027-2028, le bâtiment construit en 1732 accueille des travaux de rénovation destinés à restaurer sa salle de spectacle, à moderniser la scène et à créer des espaces de répétition et de nouveaux ateliers. Cette saison, plusieurs sites sont mobilisés pour diffuser une programmation de huit spectacles lyriques, deux ballets et quatre spectacles jeune public : à Metz, l’Arsenal, Saint-Pierre-aux-Nonnains, la BAM, le Conservatoire, la basilique Saint-Vincent, l’Hôtel de Ville, la cathédrale Saint-Étienne et le NEC à Marly. Cet automne, le Conservatoire accueillera deux spectacles jeune public. Du 9 au 11 octobre, Les Audacieuses ! mettra en lumière, sous la forme d’un conte, des femmes ayant changé l’Histoire (Frida Kahlo, Rosa Parks, Marie Curie…). Du 27 au 29 novembre, les Contes défaits du Duo FrICTIONs remettront en chanson et en musique des contes traditionnels comme Cendrillon, Hänsel et Gretel, Baba Yaga… À l’Arsenal les 7 et 9 novembre, place à l’une des œuvres les plus sombres du répertoire lyrique avec Elektra, l’opéra en version concertante de Richard Strauss, à l’Arsenal ; on retrouvera un peu plus de lumière le 20 novembre avec un Concert de Noël à l’Hôtel de Ville. Et pour achever l’année en beauté, le NEC de Marly accueillera pour quatre dates le ballet Coppélia, une histoire d’amour fantasmagorique d’après le conte d’Hoffmann.

Par Benjamin Bottemer

— SAISON 25/26 HORS-LES-MURS, saison de l’Opéra-Théâtre de Metz, en divers lieux

opera.eurometropolemetz.eu

La grande évasion

Le 29 décembre 2018, le milliardaire Carlos Ghosn, accusé de malversations financières et assigné à résidence au Japon, s’enfuit dissimulé dans une malle destinée à transporter des instruments de musique. Puisque la réalité dépasse la fiction, celle-ci est bien décidée à ne pas se laisser faire, et à en rajouter une couche. La dramaturge Romane Nicolas et le metteur en scène Sacha Vilmar, directeur artistique du festival strasbourgeois Démostratif, qui a invité l’autrice à une création en 2021, vont s’en charger. Tous coupables sauf Thermos Grönn prend la direction de l’absurde et du grotesque pour imaginer la fuite de l’homme d’affaires vers le paradis (fiscal). Comme dans une évasion, tout est ici question de rythme : au fil de dialogues improbables menés tambour battant, l’écriture inventive de Romane Nicolas décale les mots de leur sens. Le décor lui-même, passant d’un appartement à un aéroport, du royaume des morts à un cercueil ou à un plateau de télévision, nous entraîne dans le tourbillon de ce road-trip jubilatoire. Ici rien n’est raisonnable ou réaliste, tout est mensonge et illusion : convoquant l’esprit du cartoon, Tous coupables sauf Thermos Grönn exagère les situations, les émotions des personnages et même leur aspect physique. Le résultat est jubilatoire, mais sert aussi à dénoncer une énormité bien réelle : en n’hésitant à piétiner aucune règle, le capitalisme prédateur s’en sort toujours ; même la mort ne stoppera pas notre étonnant tricheur.

Par Benjamin Bottemer

— TOUS COUPABLES SAUF THERMOS GRÖNN, théâtre du 2 au 5 décembre, au Théâtre de la Manufacture de Nancy theatre-manufacture.fr

Coppélia, 2022 © Luc Bertau
Image issue de répétitions © Valentin Frenot

SOIRÉE Brut(es)

SOIRÉE Brut(es)

SAMEDI 1ER NOVEMBRE Entrée gratuite

SAMEDI 1ER NOVEMBRE Entrée gratuite

Food Court jusqu’à 22 h

Food Court jusqu’à 22 h

Bar ouvert toute la soirée

Bar ouvert toute la soirée

Festival de vins naturels, bières, cidres et sans alcool de l’Est et d’ailleurs

Festival de vins naturels, bières, cidres et sans alcool de l’Est et d’ailleurs

1-2 novembre 2025 Toutes les infos : salonbrutes.com +

17H45 - LA GUGGA RATSCHA pour finir les dégustations en rythme avec 25 musiciens en Fanfare From Mulhouse

17H45 - LA GUGGA RATSCHA pour finir les dégustations en rythme avec 25 musiciens en Fanfare From Mulhouse

18H30 / 20H30 - ULTIMATOM (ETHNIC’ OCEANIK SOUND)

18H30 / 20H30 - ULTIMATOM (ETHNIC’ OCEANIK SOUND)

20H30 / 22H30 - MAMBO JUMBO

20H30 / 22H30 - MAMBO JUMBO (BADASS FUNK & TROPICAL )

(BADASS FUNK & TROPICAL )

22H30 - CONCERT DE « PAT KALLA & LE SUPER MOJO » (AFRO ATLANTIC MUSIC )

22H30 - CONCERT DE « PAT KALLA & LE SUPER MOJO » (AFRO ATLANTIC MUSIC )

DJ’S LEE BEN pour continuer sur le dancefloor

DJ’S LEE BEN pour continuer sur le dancefloor

Mindception

On connaît Maarten Devoldere comme étant la moitié de Balthazar, le fameux groupe belge ayant distillé sa pop élégante et sensuelle sur toutes les scènes européennes depuis plus de quinze ans. Mais quand il se la joue solo, c’est une tout autre histoire – le voilà dandy cabossé, en mode oiseau de nuit émergeant d’un club de jazz au petit matin, silhouette fragile et magnétique dont les chansons dérivent comme des volutes de fumée. Après Ha Ha Heartbreak, salué pour sa mélancolie cinématographique, Warhaus est revenu en 2024 avec Karaoke Moon, un nouvel opus en clair-obscur suintant de lâcher-prise – quitte à abandonner certaines ombres pour chercher d’autres lueurs. Son précédent disque avait été nourri par un chagrin d’amour, celui-ci joue cartes sur table façon plongée en apnée dans son subconscient. On y croise donc des fantômes et des désirs mal assumés, mais également une ironie mordante et un profond surréalisme. Le tout façonne des paysages sonores où l’on se perd sans chercher à résister. Parfois, le spectre de Nick Cave plane sur les mélodies sombres et langoureuses ; ailleurs, ce sont les échos d’une discothèque eighties qui surgissent, inattendus mais irrésistibles. Et c’est sur scène que cette alchimie prend tout son sens : les chœurs se font suaves, les cuivres soufflent chaud, et la voix de Maarten Devoldere enrobe tout. Ça tombe bien, le Belge vient à Nancy au mois de novembre. Il n’y a plus qu’à prendre rendez-vous pour se laisser envouter.

Par Aurélie Vautrin

— WARHAUS, concert le 26 novembre à L’autre canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr

Au nom du père, etc.

Un couvent carmélite métamorphosé en temple de la musique, une église néogothique du XIXe siècle où l’on brûle des cierges pour les dieux de la pop, un caveau voûté pour communier au son des musiques (oc)cultes d’aujourd’hui, un cloître pour admirer les stars sous les étoiles. Les Trinitaires de Metz célèbrent leurs soixante ans avec un programme anniversaire de trois rendez-vous. Deux soirées jazz, les 27 (Francis David) et 28 (Henri Texier, 20syl & Christophe Panzani, Tatiana Paris, Nout) et un final (le 29 novembre) mêlant des figures telles que le chantre de la nouvelle vague electronic body music – Das Kinn –, l’apôtre des messes technoïdes – Ouai Stéphane, on adore ! – ou l’oracle messin Chapelier Fou, l’enfant du pays. « Hallelujah », comme le clame si bien Article15. Ce duo ensorceleur – rencontre entre un rappeur de Kinshasa et un producteur français – est l’une des belles révélations du mini-festival : amateur de déguisements spaghettis dingos, il prône le système D et, toujours avec humour, les bullshit jobs et la rentabilité capitaliste de manière drôlissime : « La souffrance du prêtre, c’est la bénédiction du pape » (Robokop). Ne pas aller aux soixante ans des Trinitaires, c’est pécher !

Par Emmanuel Dosda

— LES 60 ANS DES TRINITAIRES DE METZ, trois jours de fête du 27 au 29 novembre à la Cité Musicale, à Metz citemusicale-metz.fr

Warhaus © DR
Article 15 © DR

18.10.202522.02.2026

Entrée libre

MER 11h - 18h

JEU 11h - 20h

VEN/SAM/DIM 11h - 18h

LUN/MAR fermé

Détails des visites guidées gratuites (DIM à 15h) et du programme-cadre sur konschthal.lu

Konschthal Esch

29, boulevard

Prince Henri L-4280 Esch-sur-Alzette info@konschthal.lu

konschthal.lu

DAVID CLAERBOUT

FIVE HOURS, FIFTY DAYS, FIFTY YEARS

À la croisée de la vidéo, du cinéma et de l’animation numérique, l’œuvre de David Claerbout questionne notre perception même du réel et de l’image. Five Hours, Fifty Days, Fifty Years, sa nouvelle exposition à la Konschthal Esch, invite à vivre une expérience sensorielle inédite. Entre observation, mémoire et hallucination, chaque image devient une énigme à déchiffrer.

Commissaire invité : Ory Dessau / Curateur : Christian Mosar, assisté de Charlotte Masse

Prix du Livre Grand Est Lauréats

Le Lierre et l’Araignée

Grégoire Carle - Éditions Dupuis Prix BD / roman graphique

Cherch & Trouv

CSIL - Éditions Casterman Prix album jeunesse

5ème édition

Petit à petit, quelque chose fond là-bas...

Émilie Vast - Éditions MeMo Prix livre vert

Coups de cœur du jury

Boucle d’or en chemin

Caroline Gamon Éditions Actes Sud / Hélium

Fjord

Willy Wanggen Éditions Hongfei Cultures

Pour plus d’informations sur le Prix du Livre

Le théâtre et son fleuve

Maud Le Pladec se donne corps et âme au Ballet de Lorraine, la Cie Roland Furieux plonge dans le bain révolutionnaire, Marine

Bachelot Nguyen nage dans les eaux tumultueuses de la mémoire, Carolina

Bianchi capture la violence systémique des boys clubs, Romain Gneouchev remonte le courant de la vérité, Héloïse Desrivières s’abîme dans la métamorphose, et Momix, avec le Créa de Kingersheim, navigue en collectif.

MAUD LE PLADEC, CORPS ET ÂME

LA PREMIÈRE FOIS QU’ON LUI A PROPOSÉ DE PRENDRE

LA DIRECTION DU CENTRE CHORÉGRAPHIQUE NATIONAL –BALLET DE LORRAINE, ELLE A REFUSÉ. QUELQUES MOIS ET UN ÉVÉNEMENT PLANÉTAIRE PLUS TARD, MAUD LE PLADEC A FINALEMENT DÉBARQUÉ DANS LA CITÉ DUCALE

COMME UN OURAGAN, AVEC TROIS TONNES ET DEMIE DE PROJETS DANS LE DANCE BAG ET UNE FURIEUSE ENVIE DE

SECOUER LA SCÈNE ET LES CODES. FIGURE MAJEURE DE LA DANSE CONTEMPORAINE FRANÇAISE, CHARGÉE D’UNE

AURA INCONTESTABLE DEPUIS LES CÉRÉMONIES DES JEUX

OLYMPIQUES DE PARIS 2024, ELLE EST AUJOURD’HUI BIEN

DÉCIDÉE À FAIRE ENTRER LE CCN DE NANCY DANS UNE

AUTRE DIMENSION, AVEC AUDACE ET INCLUSION BRANDIES COMME UN ÉTENDARD. PORTRAIT.

Aurélie Vautrin ~ Photo : Félix Ledru

Qu’est-ce qui vous a finalement décidé à venir à Nancy ?

J’ai une histoire artistique et humaine très forte avec le Ballet de Lorraine : j’y ai créé deux de mes pièces, dont Static Shot qui tourne encore beaucoup aujourd’hui. Quand on est venu me chercher, au début de l’été 2023, j’étais engagée au CCN d’Orléans, avec trois ans de mandat devant moi, une équipe dont j’étais très proche et des projets en cours. En parallèle arrivaient les JO. Donc ça me paraissait complètement mission impossible ! Et puis il y a eu cette représentation de Static Shot au Louvre, un moment dingue. C’est venu des danseurs en fait : leur énergie, leur envie m’ont fait réfléchir. J’ai pris l’été pour y penser, et quand l’appel à candidatures est sorti en septembre, j’ai envoyé ma lettre – en pleine préparation des JO. À partir de là, tout s’est aligné : l’envie de retrouver la compagnie, l’attachement à Nancy que je connaissais déjà, les partenaires du territoire… Petit à petit le projet s’est imposé. Je m’étais dit : voyons si ça marche et si ça me plaît. Et finalement, ça a marché – et ça me plaît !

Vous parlez souvent de « changer le CCN de dimension ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

Je crois que j’arrive à un moment de mon parcours où je vois les choses en grand. Avant même l’expérience complètement folle des JO, je menais des projets à l’échelle d’une ville, avec de grandes pièces, des tournées à l’international. Ensuite, il y a eu le plus grand show au monde. Des tableaux avec 600 danseurs, une programmation sur quatre cérémonies, trois années d’implication sur un projet démesuré, carrément dingue et impossible à résumer. Tout cela m’a apporté des réseaux, des partenariats, une grande visibilité. J’arrive donc aujourd’hui avec ce bagage : près de quinze ans de créations, une énergie intacte, et l’envie de faire rayonner ce CCN. C’est un lieu d’excellence, une compagnie extraordinaire, au cœur d’une ville en pleine expansion. Changer de dimension, ça veut dire attirer plus de monde dans les salles – je me souviens d’une époque où elles étaient à moitié vides ; aujourd’hui, elles se remplissent davantage, et je veux continuer dans cette dynamique. Ça veut dire des projets ambitieux, comme jouer à la Philharmonie de Paris, à la Seine musicale, au Grand Palais, ou collaborer avec des artistes et des personnalités connues. Il faut redonner au Ballet ses lettres de noblesse, dans un sens populaire ; que Nancy soit fière de son Ballet, et que je sois fière d’en être la directrice. Mais ça veut dire aussi rester fidèle à la tradition : monter des pièces de répertoire, inscrire le Ballet dans la grande histoire de la danse. Mon objectif, c’est que le Ballet de

Lorraine soit reconnu au même niveau que ceux de Lyon, Paris, Stockholm, Hanovre ou ailleurs. Et je crois qu’avec mon expérience et mes ressources, on peut l’y amener.

C’est important qu’un CCN soit forcément dirigé par un ou une artiste ?

J’ai toujours réussi à m’impliquer à 150 % dans les projets de direction : ressources humaines, administratif, gestion, comptabilité… Tout ça, je le prends en charge ! Bien sûr, je suis très bien accompagnée, je travaille en binôme avec ma directrice déléguée, Raïssa Kim, avec qui j’ai déjà partagé huit ans à Orléans. Sans elle, ça aurait été très compliqué – surtout vu le contexte d’arrivée à Nancy, qui n’était pas simple, sur le plan administratif comme budgétaire. Il a fallu « redresser la baraque », et nous le faisons, avec l’artistique comme moteur. La situation actuelle est très difficile. Les coupes budgétaires, les conditions de plus en plus dures, les troupes qui peinent à produire et diffuser. Le Ballet de Lorraine doit plus que jamais être une maison où les artistes, locaux, nationaux ou internationaux, peuvent venir créer, et, je l’espère bientôt avec notre futur lieu, être diffusés davantage. Aujourd’hui, nous avons la capacité d’accueillir, mais pas encore celle de programmer largement. Par exemple à Orléans, j’avais créé un festival qui permettait aux artistes de venir à la fois pour créer et être vus. Nous travaillons déjà avec les partenaires de la ville pour aller dans ce sens, mais il faudra encore développer les moyens. J’ai été intermittente presque toute ma vie avant de diriger un CCN. J’ai dansé jusqu’à 45 ans, j’ai dirigé une compagnie : je sais ce que représente une carrière d’artiste, tout ce qu’elle demande en sacrifices, en énergie, en travail. Il n’y a pas meilleur profil qu’un ou une artiste pour diriger un CCN. Nous savons ce par quoi passent les artistes, et nous sommes les mieux placés pour leur dire : « Bienvenue, vous aurez ici un espace, des moyens, et nous ferons tout pour vous montrer. » Je suis très engagée dans ce rôle de soutien, que ce soit pour les invités ou la compagnie elle-même.

Justement, il était question d’un changement de locaux depuis des années, mais le projet restait continuellement en stand-by. Dès votre arrivée, on apprend que le déménagement est prévu pour 2030, sur le site de l’ancienne fac de pharma, complètement repensé et réhabilité. Comment avez-vous fait ?

[Rires] Effectivement, c’est enfin concret. Disons que l’ancienne direction n’était pas en accord sur grand-chose, alors que j’ai adhéré au projet tout de suite. J’ai eu le temps de la candidature

— Il va falloir courir un marathon, tenir la distance, être endurants. Car si la compagnie est artistiquement formidable, le lieu, lui, est dans un état compliqué. —

pour comprendre, puis un an de transition pour approfondir, et depuis je fais partie des comités de pilotage. Les collectivités et partenaires ont été heureux de voir en face quelqu’un qui disait simplement « oui, allons-y ». Ils n’attendaient que ça. Je trouve cela génial, parce que symboliquement, c’est très fort : qu’une ville comme Nancy décide de faire de la danse et de la culture un véritable fer de lance de sa dynamique sociale et culturelle. Offrir un lieu incroyable à un ballet qui, aujourd’hui, travaille dans un bâtiment qui s’abime et qui n’est plus du tout à la hauteur de ses ambitions, c’est une avancée majeure. Quand on compare avec les ballets d’autres villes, ce n’est clairement pas le même niveau d’infrastructure. Or nous accueillons des artistes du monde entier, nous tournons partout : il fallait un lieu à la mesure de cette ambition. Je suis donc très reconnaissante que la ville et les partenaires aient porté ce projet, d’autant plus que c’est un espace superbe, pensé de façon très intelligente et qu’on construit ensemble dans un excellent esprit. Oui, je suis très impliquée, même plus que cela : depuis que j’ai dit « faisons comme ça », on ne me lâche plus !

Dans cette implication de la ville, est-ce que vous sentez un avant/après Jeux olympiques ?

Je ne peux pas répondre à leur place, mais je pense que cela joue évidemment. Ils sont fiers d’avoir la directrice de la danse des quatre cérémonies. C’est une reconnaissance qui va capitaliser quelques années. Mais il ne faut pas oublier que si j’ai eu cette responsabilité, c’est grâce

à tout ce que j’avais accompli auparavant. Lors de ma candidature à Nancy, je n’ai pas mis en avant uniquement le mot « JO », j’ai proposé un projet concret, pragmatique, qui a fait l’unanimité. Qui partait d’un constat lucide : ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, et comment progresser. C’est un projet à la fois ambitieux et réaliste, ancré dans le territoire, construit en lien avec les partenaires et collectivités, qui met en avant la diversité. Je ne suis pas arrivée comme « la diva des JO », mais comme la directrice d’un CCN, habituée à travailler avec les politiques, à gérer un lieu, un projet, et à penser conjointement artistique, financier et politique. C’est cette capacité à travailler tout de suite ensemble qui, je crois, a séduit. Bien sûr, le défi est immense. J’ai hérité d’un lieu fragilisé, et je l’ai dit clairement : il va falloir courir un marathon ensemble, tenir la distance, être endurants. Car si la compagnie est artistiquement formidable, le lieu, lui, est dans un état compliqué.

Vous avez dit avoir laissé une moitié de votre âme aux JO. J’ai l’impression que l’intensité n’est pas beaucoup retombée depuis !

J’ai effectivement dit ça à l’époque, et ce n’était pas une image : après trois années non-stop sur un événement aussi intense, j’ai laissé énormément (énormément…) d’énergie sur place… et même une hanche, puisque j’ai été grièvement blessée à cette période. J’ai terminé ma mission fin septembre 2023, pour prendre la direction du Ballet en janvier 2024. Et à mon arrivée, j’ai été immédiatement rattrapée par des problèmes que j’avais identifiés dès la candidature, et qui se sont révélés encore plus lourds qu’anticipé. Il a fallu régler des dossiers hérités de l’ancienne direction pour faire place au nouveau projet. Cette phase a été très exigeante, tant en charge de travail qu’en énergie personnelle. Je ne vous cache pas que les huit premiers mois ont été à la fois victorieux et très difficiles, sur le plan physique comme mental : j’ai eu de gros problèmes de dos, une fatigue accumulée… Mais grâce à certaines ressources et stratégies que j’ai su mettre en place, j’ai pu tenir et relever ce défi. Aujourd’hui, ça va beaucoup mieux.

ballet-de-lorraine.eu

PÉDILUVE

INVITATION AU BAIN

DANS LE CADRE DU FESTIVAL

SCÈNES D’AUTOMNE, LA FILATURE – SCÈNE NATIONALE ACCUEILLE

LA COMPAGNIE ROLAND FURIEUX, POUR DEUX INTÉGRALES

DU FLEUVE

SAUVE QUI PEUT (LA RÉVOLUTION).

Adapté du roman de Thierry Froger (1), l’argument de Sauve qui peut (la révolution) en reprend les trois brins narratifs échevelés : celui de la proposition faite à Jean-Luc Godard par la Mission du bicentenaire de la Révolution française en 1989, d’un film autour de 1789, projet qui ouvre sur un récit parallèle où JLG renoue avec un ancien camarade de lutte, historien pris dans les affres d’une biographie bifurquante de Danton. L’ami des années mégaphone accueille le cinéaste en son refuge, paisible île sur le cours de la Loire qu’il partage avec sa fille Rose. Le magnétisme de Godard en présence de la fraîcheur indomptable de la jeune femme vient sublimement parachever l’écheveau d’une fresque ouverte où se mêlent le possible anhistorique (la non-mort de Danton), Jean-Luc Godard comme figure vastement documentée de la création et la romance sur les bancs de sable du fleuve.

« Ce qui a ouvert mon imaginaire dans le roman de Thierry Froger, c’est la mise en relation du geste de création de Jean-Luc Godard avec le grand mouvement chaotique, créateur lui-même, qu’a été la Révolution française. » (2)

URGENCE ET TEMPS LONGS

Pour d’autres spectacles de la Compagnie Roland Furieux, j’ai eu à parcourir les fichiers, documents de travail, qui se partagent entre Laëtitia Pitz et d’autres membres de l’équipe, souvent connectés par nuage : rarement moins de cent pages, police Avenir ou connexe et sitôt ouverte la sous-fenêtre des commentaires qui viennent enrichir la prose initiale, un vertige s’installe, en dévalant les pages : les bulles de commentaires et annotations pétillent en frénésie, quintuplent le texte amendé.

Sitôt la rencontre avec le roman de Thierry Froger, quelque chose crépite dans l’esprit de Laëtitia Pitz : les figures de Godard et Danton entrent en résonance avec deux acteurs de l’aréopage, Didier Menin et Camille Perrin, argonautes de longue date.

Texte et photo par Jean Vales

Crépitements encore, résonance toujours : tant l’exubérance créatrice de Godard que les causes et l’élan du Soulèvement rassemblés dans le roman participent d’une matière qu’elle aime à fréquenter. Lui apparaît alors la possibilité de « tisser », d’engager une recherche documentaire autour de ces deux pôles, de dresser un atlas, qui sera bien évidemment partagé avec la « chiourme » attablée ou connectée. Temps long, temps d’errance, d’impasses mal fréquentées. Temps aussi d’épiphanies, où la nécessité d’une réflexion sur la forme se dresse, tandis que le temps s’allonge et que le travail se nourrit de lectures, d’écoutes de podcasts, de visionnages d’archives, de conférences, qui étendent le périple au-delà des pôles précités. À titre d’exemple parmi la constellation de sources hétéroclites (Georges Didi-Huberman, Alain Damasio, Bernard Stiegler… vertige encore), teinter le plateau des travaux de Sophie Wahnich, historienne, vient étayer le sens, tant est pertinent son regard sur les conditions de la révolte, et sur l’ordre républicain naissant qui s’empresse d’étouffer l’élan révolutionnaire.

MONTAGE, MON BEAU SOUCI

Un novembre d’il y a quinze ans, je suis entré en Roland Furieux par cette porte : transporté par le verbe de Beckett, par ce Oh les beaux jours monté par la compagnie. Camille Perrin en était, au plateau avec Laëtitia. « Solennellement garantie… véritable pure… » Déjà, de l’espace restreint des didascalies beckettiennes, les Furieux avaient fait surgir une gemme.

Autant que le précieux et protéiforme Camille, chacun des argonautes que Laëtitia Pitz a conviés dans la ronde depuis des lustres dépose en partage à l’ouvroir sa singularité, et contribue à la joyeuse et profonde ampleur des spectacles. En surgit une arithmétique fantaisiste où les talents s’agissent l’un l’autre, se multiplient, se subliment, au-delà de l’addition. Et quand la forme au plateau se déploie, une mécanique cadencée nous emporte.

Faire théâtre. Anaïs Pélaquier, vidéaste, plasticienne, ici chorale au sens antique, parcourt et transforme le plateau, filme et projette, déplace des écrans, induit des perspectives nouvelles, des bifurcations, tandis que Didier Menin et Camille Perrin incarnent, habitent, transpercent, respectivement Godard, Duras, et le temps, Trouville, Cannes, Chalonnes et la princesse de Lamballe à son supplice. Mêmement, les montages vidéos de Morgane Ahrach, vidéaste-cinéaste, s’emploient, au diapason des compositions musicales de Camille Perrin, à restituer, « cut » et brillants, la malice visionnaire de JLG.

Tenus ainsi fièrement en équilibre, les trois flux narratifs s’entremêlent, et tout ce qui a pu nourrir la genèse de Sauve qui peut (la révolution) vient ensemencer le plateau, faire sens et théâtre.

ALLÉGORIE (ÉPILOGUE)

Une photographie, presque fortuite, condense l’idée que je me fais du travail de Laëtitia Pitz, de son théâtre, profond, intense, luxuriant, politique. Une image, hors du jeu, de celles, meurtries, imparfaites, que l’on choisirait de ne pas garder, de celles aussi dont l’écart, et la saveur enivrante des fruits talés, guident mon choix. Dans mon champ de vision, Laëtitia dévale les gradins, fin d’entracte et traverse le plateau, urgence à longues foulées vers Camille-Marguerite-Isabelle-Pénélope-Rose, vers une table dressée de livres, flanquée au mur. Quelque chose se compose dans le champ du viseur, dont je concède volontiers qu’il m’échappe, qui relève d’un envoûtement pyroclastique, entre Gerhard Richter, Roland Furieux, Aby Warburg et Jérôme Bosch. Camera stregata. Le cadre formel de l’image collecte quantité de signifiants : disque lunaire – ce reliquat, à l’entracte, des lumières sublimes de Christian Pinaud, lignes vives angulées, tracées au sol. Court de tennis ? Cunéiformes tracés à la craie ? Tout aussi déroutantes, les lignes qui se prolongent au-dessus de la table aux livres, comme des rayonnages de bibliothèque. Univers ? Non. Le monde marchand a avili le terme. Atlas cosmique.

Dans le lieu, feux publics, la foulée de LP semble engager une ronde avec les quatre autres personnages qui apparaissent à l’image. Laëtitia rejoint Camille Perrin, tandis qu’un autre, torse bombé, s’élance, à la suite de l’ombre à qui l’on prêterait volontiers une même intention de rejoindre l’orbe.

Bon bain !

(1) Actes Sud Ed. 2016

(2) Entretien Laëtitia Pitz/Tony Abdo-Hanna, le 25 mars 2025, à paraître

— SAUVE QUI PEUT (LA RÉVOLUTION), théâtre les 11 et 12 octobre à la Filature, à Mulhouse actes-sud.fr www.lafilature.org www.compagnierolandfurieux.fr

BOAT PEOPLE, LE COÛT DE L’EXIL

AUTRICE ET METTEUSE EN SCÈNE

AU TRAVAIL PASSIONNANT PAR SON

REGARD FÉMINISTE ET POSTCOLONIAL

COMME PAR SON ATTENTION À LA TRANSMISSION D’HISTOIRES ET DE MÉMOIRES INVISIBILISÉES, MARINE BACHELOT NGUYEN CRÉE BOAT PEOPLE.

1975 : fin de la guerre du Viêtnam. Qualifiée de libération de Saïgon pour certains et promesse de réunification et de paix, elle fut désignée comme la chute de Saïgon par d’autres, déclenchant la fuite de plusieurs centaines de milliers de personnes des régimes communistes (qui n’en eurent bien vite plus que le nom) et de leurs violentes répressions. Racontant la rencontre entre deux familles, Boat people nous permet d’approcher par une chronique au long cours l’histoire des personnes réfugié�es du Sud-Est asiatique ayant rejoint la France après cette année-là. En suivant l’histoire de l’accueil par une famille française, installée à la campagne dans une petite commune proche de Niort, d’une famille viêtnamo-laotienne, le spectacle recompose par la fiction des mémoires morcelées, tues, effacées. Avec son équipe, l’autrice et metteuse en scène Marine Bachelot Nguyen travaille à partir de l’intime sans occulter la grande histoire et met au jour des récits manquants. C’est une période pas si lointaine que l’on (re)découvre, des ambiguïtés de l’humanitaire au racisme permanent, qu’il soit frontal ou bienveillant. Des enjeux qui résonnent, on l’aura compris, encore sacrément aujourd’hui.

Ce spectacle s’inscrit dans une continuité, puisque votre travail s’attache à rendre visible des mémoires et des histoires. Pour autant, qu’est-ce qui, à ce moment-là dans votre parcours, vous amène à vous intéresser spécifiquement à la question des boat people ?

Effectivement, c’est dans une continuité. En France, on a tendance à considérer les communautés comme homogènes : assimiler tous les Asiatiques à des Chinois et ne pas s’intéresser dans le détail à l’histoire des différents pays. Au vu de leur histoire, les Viêtnamiens ont encore cette blessure de la division Nord-Sud, entre ceux qui ont fui, qui ont vécu le trauma du communisme (avant ou après 1975) et ceux qui ont plutôt soutenu le régime d’Hanoï. Cette division se retrouve en France, avec des associations différentes, des distances, des réconciliations et des rapprochements difficiles. Comprendre que parmi les Viêtnamiens de France, certains sont durablement traumatisés par le communisme est une question qui m’intéresse – n’ayant moi-même pas cet héritage politique. Et puis, mine de rien, plus de 130 000 personnes sont arrivées entre 1975 et le milieu des années 80. C’est une séquence complètement unique de l’histoire de l’immigration en France. Ces Français d’origine asiatique existent dans la société, même si on leur prête la réputation d’être « discrets ». Je souhaite visibiliser qui ils et elles sont, la complexité de leur vécu, ce que ça représente dans l’histoire du Viêtnam, du Cambodge et du Laos, mais aussi dans l’histoire de France. Et quels sont les intérêts géopolitiques à l’œuvre ayant amené la France, les États-Unis et d’autres pays occidentaux à accueillir massivement des réfugiés du Sud-Est asiatique. Comment tout cela s’articule avec l’histoire politique de la France.

Cela résonne, également, avec le racisme des politiques actuelles …

Retraverser cette époque permet de voir à quel point la télévision médiatisait, insistait sur l’importance d’aider – ce qui nous renvoie à l’indifférence par rapport aux boat people de Méditerranée ou de la Manche d’aujourd’hui. Et puis c’est à cette époque qu’émerge l’humanitaire et son « idéologie ». Comme le dit Bernard Kouchner, co-fondateur de Médecins sans frontières, il n’y a pas de morts de gauche et de morts de droite,

toutes les vies sont importantes. C’est vrai, évidemment, sauf que la question des boat people et ce qui se joue à l’époque est éminemment politique et idéologique. Nous sommes en pleine guerre froide, les enjeux pour les pays occidentaux de condamner moralement et politiquement les régimes communistes et le bloc de l’Est sont forts. C’est comme si, aujourd’hui, on évoquait la famine et les Palestiniens qui meurent à Gaza en occultant l’écocide, la destruction des terres, l’occupation et la colonisation par l’État d’Israël, et en s’en tenant juste à une vision dépolitisée rappelant la nécessité de leur apporter des vivres. Le geste de sauvetage des boat people étant aussi intéressé, il est nécessaire d’interroger l’idéologie humanitaire qui, soutenue par la volonté sincère de sauver des vies, est aussi portée par une vision politique. Avec L’Île de lumière, il y a eu cette héroïsation des Français « sauveurs blancs ». Et en même temps, ce bateau est l’ancêtre de l’Aquarius ou de l’Ocean Viking – qui ont, eux, une autre vision des choses. Ils ne prétendent pas sauver le monde, mais faire respecter le droit maritime international.

Le texte s’appuie sur un travail de documentation et une récolte de témoignages. Travailler à partir de ces différentes sources était-il évident dès le départ ?

Beaucoup de documentation existe, notamment sur des sites Internet mémoriels collaboratifs. Lorsque j’ai cherché des témoignages directs, cela n’a pas toujours été facile. Pour les boat people, il y a le temps de la digestion du trauma. Certains, encore aujourd’hui, n’ont pas envie de raviver les blessures du passé en témoignant. Nous avons approché des associations qui après avoir dit oui se sont ravisées, cette histoire étant trop douloureuse. D’autres personnes ont accepté, et cela a donné lieu à des rencontres riches. Mais je savais dès le départ que j’allais construire une fiction. Donc, j’avais à l’esprit que je m’imprégnais et qu’il m’était important de confronter les témoignages à la documentation historique et sociologique, d’inscrire le récit à l’intérieur de tout cela. Et cette histoire concerne aussi les plus jeunes générations qui, elles, ont envie de savoir, de sortir du silence, et qui se sont fait parfois les intermédiaires entre leurs parents et moi. Je me suis parfois retrouvée dépositaire de détails sans doute jamais racontés à leurs enfants.

Que permet la fiction et quels espaces permetelle de travailler : dire l’indicible ? Recomposer les manques ? Creuser certaines béances ?

C’est une tentative, elle vient jouer comme métaphore, puisque j’interroge cette question des générosités, des ambiguïtés et des angles morts de l’aide et de l’humanitaire. À travers l’accueil de la famille française, qui est un acte de générosité indiscutable, j’interroge ce qui se joue pour les deux familles. C’est quoi le don, le contre-don ?

J’ai souhaité que les personnages ne soient pas manichéens, qu’ils soient à la fois sympathiques avec leurs contradictions, leurs points aveugles, le micro-paternalisme ou maternalismes dans leurs comportements. Si le profil sociologique des personnes ayant aidé à accueillir des boat people était majoritairement, je pense, des catholiques de droite, j’ai choisi que mes personnages soient plutôt des cathos de gauche. C’est également plus intéressant pour les mécanismes d’identification et les questionnements qu’ils amènent : la sensibilité du public de théâtre étant plus à gauche, cela lui permettra peut-être de ne pas se sentir trop éloigné et de s’interroger à son endroit. J’espère aussi que les anciens et anciennes boat people , comme les réfugiés de tout ordre, trouveront des résonances, des échos, des zones de reconnaissance. J’ai eu

besoin de créer quelque chose de l’ordre de la chronique, d’installer les espaces de vie entre ces deux familles, et de voir ce qu’il se passe, ce qui joue, ce qui affleure.

Des proverbes viêtnamiens ou laotiens comme des citations de personnes françaises de l’époque jalonnent la pièce. Quel est le statut de ces citations dans le spectacle ?

Elles participent à étoffer des transitions, en donnant des indices prolongeant le travail de réflexion que font les chœurs – des scènes de paroles citoyennes sur les contextes d’accueil, la géopolitique, etc. Et j’ai eu aussi envie d’y mêler des proverbes populaires viêtnamiens ou laotiens pour tisser d’autres liens. Si le contexte géopolitique m’intéresse, il est important de faire exister les questions d’exil. Avec quoi tu restes quand tu quittes ton pays, avec quelle langue, avec quels sons, quels poèmes, proverbes, etc. C’était aussi faire exister cette bulle de souvenirs, l’imaginaire de ces réfugiés.

La pièce porte en son cœur la question de la transmission. Bien que cette histoire ne soit pas celle de votre famille, ce spectacle vous amène-til à cheminer intimement ?

Quand j’ai commencé à écrire, j’ai essayé d’imaginer mes parents en train de regarder la TV à la fin des années 70, me demandant dans ces bribes

d’autofiction ce que ma mère penserait devant ces images. Chose que je ne sais pas du tout, puisque de son vivant je ne l’ai jamais interrogée sur les boat people. En revanche, l’une des personnes avec qui j’ai échangé était l’une de ses amies et par elle, j’ai appris des choses sur ma mère que je ne savais pas. Après, le travail d’écriture me nourrit, me rapproche de certaines façons de penser : travailler avec Yen Linh Tham [assistante à la mise en scène] qui est parfaitement bilingue et connaît beaucoup de la culture viêtnamienne permet d’ajuster des choix. Mais ma préoccupation principale, c’est de pouvoir être la caisse de résonance la plus juste par rapport à ce que je perçois, notamment des jeunes générations asio-descendantes. Si effectivement, je ne suis pas totalement légitime pour raconter cette histoire, je vais au moins le faire depuis un endroit qui m’intéresse, en tentant de ménager des zones de reconnaissance possible pour chacun et chacune. Après, l’une de mes plus grandes inquiétudes serait que les personnes interviewées ne se reconnaissent pas dans le spectacle, qu’elles se sentent heurtées. Cette histoire et ces traumatismes sont encore hyper à vif...

— BOAT PEOPLE théâtre, du 18 au 28 novembre au TNS à Strasbourg tns.fr

© Caroline Ablain

LE BOYS’ CLUB MIS EN PIÈCES

À la question, fréquente, de proches m’interrogeant sur un spectacle à venir – « est-ce que c’est bien ? » –, je réponds souvent : « Le théâtre est un risque à prendre. » Oh, un risque minime et qui plus est limité dans le temps, hein. Risque de la circonspection, de l’embarras, de l’ennui (et encore, l’ennui peut très bien être fertile), voire, de la contrariété face à un spectacle qui pourrait être ou ronronnant, ou erratique, ou uniquement divertissant, ou gênant politiquement, etc. Mais si l’on m’interroge sur un spectacle de Carolina Bianchi, en l’occurrence sur The Brotherhood (la fraternité), deuxième volet de sa trilogie Cadela Força (Trilogie des Chiennes), je répondrai plutôt : le théâtre de la dramaturge, écrivaine et interprète brésilienne est un risque qu’il importe de prendre. Certes, c’est affirmatif. Certes, encore, c’est, qui sait, peut-être péremptoire. Néanmoins, pour avoir assisté au premier chapitre, A Noiva e o Boa Noite Cinderela , dans lequel l’artiste prenait la drogue du violeur et perdait connaissance sur scène, s’en remettant à son équipe comme à nos regards pour retraverser une expérience de soumission chimique (l’ayant amenée à subir un viol), c’est peu de dire à quel point son travail convoque l’écoute, intime l’attention. Pas de façon autoritaire, mais en réactivant l’idée d’urgence et de nécessité d’investir une scène de théâtre, de prendre la

L’ARTISTE BRÉSILIENNE

CAROLINA BIANCHI ET SON ÉQUIPE EXPLORENT DANS THE BROTHERHOOD LES RESSORTS ET LA VIOLENCE DE LA « FRATERNITÉ » MASCULINE.

parole et d’y exposer des questions cruciales. En convoquant, entre autres, des performances et œuvres d’artistes ayant traité des limites du corps et de la violence, en réactivant le trauma psychique et corporel, Carolina Bianchi abordait la question du contrôle du corps des femmes dans une société sexiste et patriarcale, où les VSS sont banales – et trop souvent encore banalisées. Dans son deuxième opus, c’est au concept de « fraternité » entendu comme « solidarité masculine » que Carolina Bianchi s’attelle. Le principe du boys’ club, en somme. Si ce système a été extrêmement cité en France lors de la « ligue du LOL » en 2019, affaire de cyberharcèlement mené par une trentaine de personnes travaillant dans le journalisme, la publicité et la communication à l’encontre de… majoritairement des collègues femmes, les boys’ clubs existent dans tous les champs de la société. C’est à leur présence dans le monde des arts et à ce qu’ils produisent, infiltrent, pourrissent à travers leurs mécanismes de discriminations, d’oppressions, d’écrasement, que l’artiste se coltine. À travers cette démarche, c’est la question de ce qu’on nous donne à voir comme de ce qu’on accepte de regarder qui est aussi posée. Ou comment un écosystème violent entrave le parcours d’artistes femmes, altère la réception de leurs œuvres, façonne inconsciemment les attentes et les créations, soit les personnages féminins et masculins et, donc, les modèles majoritaires alimentant nos imaginaires. Et si, donc, la journaliste n’a pas encore vu ce spectacle, elle sait que le risque ne sera pas dans les éléments précités en introduction, mais bien dans le potentiel de dessillement du regard.

— THE BROTHERHOOD, TRILOGIE CADELA FORÇA CHAPITRE II, théâtre du 13 au 15 novembre au Maillon, à Strasbourg maillon.eu

The Brotherhood, Trilogie Cadela Força – Chapitre II © Mayra Azzi

AMOR FATI

METTEUR EN SCÈNE ET ARTISTE ASSOCIÉ À LA FILATURE, SCÈNE NATIONALE DE MULHOUSE, ROMAIN GNEOUCHEV OFFRE

POUR SA TROISIÈME CRÉATION UNE CHOSE VRAIE, UN RÉCIT

HABITÉ PAR LA COMÉDIENNE YSANIS PADONOU.

Artaud comparait le comédien et l’athlète, dans le sens où, pour qu’un comédien puisse exprimer totalement son art, il doit avoir un contrôle absolu sur son corps et devenir ainsi « un athlète du cœur ».

Précisément, Ysanis était en répétition sur un spectacle à partir de l’œuvre d’Artaud quand elle a appris qu’elle était porteuse du gène de la maladie de Huntington. Pour Une chose vraie, elle a une oreillette dans laquelle est diffusé le texte, soit avec sa voix, soit avec la mienne selon les parties. C’était époustouflant la vitesse et la virtuosité à laquelle elle s’est faite à l’exercice, à tel point que les gens oublient cette oreillette, même si elle la mentionne au début du spectacle de manière volontaire pour donner un peu les règles du jeu. Alors oui, Ysanis est une athlète, totalement. Elle n’a eu de cesse de m’épater, de se dépasser. Mais je crois qu’il y a une confusion dans la façon dont le spectacle est présenté par la presse et je tiens à préciser que, pour l’instant, elle n’a aucun symptôme de la maladie, elle est en pleine forme, c’est hyper important. D’ailleurs, en particulier depuis notre participation au festival off d’Avignon cet été, elle est très sollicitée !

Effectivement, il y a une ambiguïté importante. Mais si cette fausse information a pu être préjudiciable un temps, elle amène d’autres questions qui s’accordent, malgré vous, au spectacle. Qu’est-ce que la réalité, qu’est-ce qui est tangible, à quoi veut-on croire ? Ce n’est pas le théâtre et son double mais, ici, le double qui fait théâtre. Et votre procédé est puissant. Ah ah, je ne sais pas pourquoi, moi, quand je pense à Artaud, je pense plutôt immédiatement à des trucs scatos. Mais oui, et, en plus, un des bouquins qu’on a lus pendant les répétitions, c’est Le réel et son double, de Clément Rosset, c’est magnifique. Il est beaucoup question de ça, de comment les choses s’imposent par rapport à ce qu’est la réalité. L’idée initiale du spectacle est venue d’un Secret Santa qu’on a fait entre copains. On devait faire des cadeaux avec nos propres mains. J’ai offert à Ysanis un bon de commande pour un texte qui n’était pas censé être voué à la scène en lui demandant de choisir un thème et un livre référence que je m’engageais à lire, pour, à partir de ça, lui écrire un petit texte. Ça, c’est le

vrai point de départ pour le coup, le vrai réel, ça se passe au bar de l’Atlantico à Strasbourg à l’époque. Et Ysanis, que je connaissais depuis six ou sept ans puisqu’on a étudié ensemble à l’École du Théâtre national de Strasbourg, choisit comme thème le corps défaillant, et comme livre Je ne suis pas sortie de ma nuit d’Annie Ernaux, qui raconte comment elle s’est occupée de sa mère atteinte d’Alzheimer jusqu’à sa mort. Je suis extrêmement surpris par ce choix parce qu’Ysanis n’apparaît pas du tout comme quelqu’un qui a un corps défaillant ou qui est affecté par un truc proche. Je n’arrive pas du tout à écrire, mais j’imagine une actrice jeune atteinte d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer qui utilise une oreillette pour pallier ce symptôme qu’est la perte de mémoire. Et je trouvais ça très beau, parce que ça mettait l’actrice et le public sur un pied d’égalité, d’un coup, c’est quelqu’un qui se fait passeur d’une mémoire mais dont elle n’est plus vraiment en pleine possession. Et c’est comme si ça créait un cadre qui permettait une espèce de présent total, parce qu’elle redécouvrait les souvenirs qu’elle racontait en même temps que le public. Je réfléchis un peu à ça et je propose à Ysanis de travailler làdessus en juillet 2023. Elle a fondu en larmes, c’est là qu’elle m’a raconté que cette histoire était en fait la sienne. Ça a ouvert la boîte de Pandore sur ce sujet qu’elle avait gardé sous le tapis pendant des années et des années. Parce que le diagnostic présymptomatique était fin 2018, et là, on était déjà cinq ans plus tard et comme c’est une maladie neurodégénérative génétique héréditaire, elle savait qu’elle avait 50 % de chances de l’avoir. Ce dispositif est vraiment une proposition de faux documentaire.

C’est ça qui a ouvert la porte au réel et, après, le réel s’est engouffré dedans et nous, on a suivi. Quand elle m’a raconté qu’elle était touchée par Huntington, on a senti qu’il y avait un truc très fort, un terreau, un truc vraiment costaud qui était prêt à jaillir comme ça. Et après, tout le long de la création, on a eu de cesse de se dire qu’il fallait que le spectacle soit un récit sincère de ce qui a mené à sa création et de ce qui nous a mus au cours de ce travail, et quand je dis qu’elle a fait preuve de courage, c’est parce que c’était quelque chose dont elle ne parlait pas, à part peut-être à quatre ou cinq personnes en disant que c’était vraiment un secret. Je pense que le spectacle bénéficie aussi de la force et du courage d’Ysanis de venir livrer ça. Ce texte est donc la retranscription de cette histoire et aussi de ce qui nous est arrivé à nous, amis.

Une chose vraie met d’emblée en exergue une chose qui dépasse l’autofiction. Il y a bien entendu le courage, la maturité, le fait de choisir de ne pas être une victime et de rompre le silence, mais aussi d’ouvrir une troisième voie qui est, avec tous les aléas, de continuer à construire, même sur les éventuels sables de l’enfer. C’est un théâtre d’anticipation mais aussi d’émancipation. Ça a été un vrai travail tout au long de la création de rester tourné vers la vie. Parce que s’enfoncer dans l’autofiction ou le récit de vie doloriste, c’est un style littéraire, c’est un régime théâtral qui est très en vogue mais qui trouve aussi un moment d’essoufflement. Après, il y a des gens qui ont fait ça à merveille, je pense par exemple à Laurène Marx, ce qu’elle fait est sublime ! Mais je crois qu’il y a quelque chose aussi dans ce théâtre-là, dans ces dramaturgies-là, qui ne me satisfait pas complètement parce que le théâtre a tendance à s’effacer derrière. Il me semble que j’étais un petit peu fâché avec la fiction quand j’ai attaqué Une chose vraie, je n’y croyais plus, en fait. Vraiment, j’y croyais plus, j’arrivais plus à croire à des gens qui arrivent sur un plateau et qui me disent : « Je m’appelle Anna Petrovna, bonsoir machin », j’adhérais très peu à ce discours-là. En fait, tous les événements que j’ai racontés avant concernant l’élaboration d’ Une chose vraie se sont comme imbriqués en devenant une espèce de point de rencontre entre le réel et la fiction. Ce qui crée une dramaturgie très joueuse, parce que : qu’est-ce qui nous intéresse quand on vient voir une pièce de théâtre, que cherche-t-on ? Et ce qui est assez surprenant, c’est qu’au final, la question à l’issue du spectacle de la part du public sur ce qui était vrai ou pas est très peu venue. C’est une victoire parce qu’à la fois on arrive à puiser la puissance ravageuse du réel, ravageuse au sens littéral, et toute la violence

dont Ysanis et le texte sont les porte-paroles. Et, en même temps, on joue vraiment, c’est-à-dire qu’on propose vraiment une expérience de fiction, une expérience de théâtre aux gens qui y prennent part. C’est important de réussir à retrouver le théâtre à travers le réel. Moi j’étais hyper content, enfin, c’est vraiment une petite fierté, quoi. Parce que je suis un immense fan de Ken Loach, de Chris Marker, de Raymond Depardon, de Claude Lanzmann, de cinéma documentaire, de Gianfranco Rosi, que j’adore. Et, en même temps, je suis addict du théâtre ! Et, pour moi, c’est hyper important d’essayer de trouver des formes qui viennent créer un espace pour que les deux cohabitent, mais cohabitent pleinement, c’est-à-dire qu’on arrive à avoir et la puissance du théâtre et celle de la fiction et des gens qui sont dans la salle. C’est quand même ça le plus intéressant au théâtre, ce que tu peux provoquer dans l’instant présent.

Et renverser l’ordre symbolique des choses.

Oui et, en effet, ça a été un espace de réappropriation de ce qu’on avait dit à Ysanis de son parcours, parce qu’elle a été confrontée à la violence du système médical et vraiment à la faute professionnelle de la part des médecins qui l’ont prise en charge. Des phrases que personne n’a envie d’entendre et, chemin faisant, au long de la création, à force de discussions, en faisant ce pas de côté avec le réel, en allant voir du côté de l’Alzheimer précoce, en donnant du temps et de la crédibilité à cet avatar fictif qu’elle s’est créé, elle a commencé, et c’est un travail de tous les jours, de toute une vie, parce que c’est une maladie génétique incurable, à se réapproprier le sujet, à se dire, en fait, non (elle dit ça c’est dans le texte), non, je ne me résoudrai pas à être une définition médicale, morbide et inexacte. Je suis malade, ok, mais je ne suis pas que ça.

Ysanis Padonou a collaboré à l’écriture d’ Une chose vraie , mais le fait que vous l’ayez écrit véritablement pour elle rend le texte particulièrement singulier.

Je pense à Pascal (Rambert), qui est très important pour moi. Dans une de ses pièces, Teatro, il y a une phrase très belle, c’est un vieil acteur qui parle et qui sent qu’il va mourir, et il dit : « Non, laisse-moi, laisse-moi encore un peu sur le théâtre. » Une chose vraie, c’est comme un geste qui repousse la mort, il y a quelque chose de cet ordre-là. La manière de raconter l’histoire d’Ysanis, c’était de passer par les chemins de traverse qu’on emprunte pour trouver une manière qui nous ressemble, parce qu’on l’a vraiment fait à deux dans la mesure où elle est venue apporter une espèce de masse biographique affective, extrêmement généreuse en la partageant. Et après, j’ai travaillé en collaboration avec le dramaturge Hugo Soubise qui est lui aussi quelqu’un d’extrêmement important pour moi. Parce qu’être metteur en scène est un métier très solitaire et, d’ailleurs, sans toute mon équipe que je remercie, je ne serais pas là. On est venu essayer de donner une forme justement pour trouver des manières de raconter son histoire qui ne mettent pas frontalement Ysanis en danger, qui ne l’exposent pas de manière doloriste. Pendant les répétitions, Ysanis me disait : « Moi, je m’assois et je mens. Je floute les pistes avec ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.  » J’adorais quand elle disait ça ! Oui, se réapproprier son histoire, venir la raconter comme on veut et sortir un peu des carcans dans lesquels on a voulu la mettre en tant que femme, en tant qu’actrice. Et continuer.

— UNE CHOSE VRAIE, théâtre du 10 au 13 février à La Filature, à Mulhouse fugues31.com www.lafilature.com

DÉESSES, UNE SALLE DE BAIN À SOI

Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer ©Pauline Laidet

L’un des textes les plus célèbres de Virginia Woolf est connu (car traduit) en français sous l’intitulé Une chambre à soi. Alors que, comme le souligne l’écrivaine et traductrice Marie Darrieussecq dans la préface à la version – parue chez Gallimard en 2020 – qu’elle donne du texte de la femme de lettres britannique : « La room du titre, ce n’est pas une bedroom mais une room of one’s own. Pas une chambre à soi, mais une pièce, un endroit, un lieu à soi. » À cet espace potentiellement restrictif de la chambre, Marie Darrieussecq préfère le « lieu à soi ». Car tout lieu d’une maison, pour peu qu’il

DANS DÉESSES, JE ME MAQUILLE

POUR NE PAS PLEURER, L’AUTRICE ET DRAMATURGE HÉLOÏSE DESRIVIÈRES

SIGNE – ET INCARNE ELLE-MÊME

AU PLATEAU – UN TEXTE SINGULIER SUR LA CAPACITÉ DE MÉTAMORPHOSE.

soit défini, ne contient-il pas une réversibilité, soit une balance entre espace d’aliénation et d’émancipation ? La « cuisine », si chère à Marguerite Duras, qui confine la femme aux fourneaux. La salle de bains, lieu de transformation cosmétique, où le corps passe du nu à une acceptabilité –docilité – sociale via onguents et autres maquillages. Le rapport de tout cela avec Déesses, je me maquille pour ne pas pleurer ? C’est que la pièce d’Héloïse Desrivières dialogue, déplace, réactive sous la forme d’une confession de youtubeuse des enjeux propres au texte de Woolf. Dans cette pièce, que l’autrice associée au Nouveau Théâtre de BesançonCentre Dramatique National crée au plateau, une jeune femme est dans sa salle de bains. Cette jeune mère en plein post-partum ; traumatisée par son corps perclus de douleurs et qui lui échappe ; ultra-connectée ; est également précarisée. Mère célibataire malgré elle, l’influenceuse abreuve sa communauté de vidéos sur sa vie et ses différents tips pour y survivre, le petit pécule récolté lui permettant de tenir et de suivre des études d’infirmière. L’on assiste ainsi à un singulier tuto beauté et minceur, un tuto qui va déraper, prendre des chemins de traverse, fuir le vernis contraignant des réseaux sociaux et exposer la solitude, la précarité, les difficultés. « Je nage dans l’amour incommensurable, l’urine et la gerbe », dit-elle, et cette phrase aussi directe que cocasse, concrète que désabusée synthétise nombre des difficultés et des émotions de la jeune femme ainsi que sa capacité de métamorphose. Toute la pièce est ainsi soutenue par cette langue vivante, percussive, qui va déplier méthodiquement le mouvement à l’œuvre : le craquellement d’une peau qui étouffe sous un vernis et l’accession à un autre soi, une libération, une transformation. Celle-ci se fera avec l’incursion du réalisme magique, soit l’arrivée du merveilleux pour dépasser l’indicible et surmonter les traumas. Dont acte, et en s’éloignant d’un réalisme trop corsetant, le personnage incarné par Héloïse Desrivières s’échappe littéralement. De sa salle de bains, de ses complexes, de ses entraves pour devenir louve et trouver, enfin, une forme de beauté qui la porte. « Il faut réintroduire la louve dans nos forêts… » disait, encore, Marie Darrieussecq…

— DÉESSES, JE ME MAQUILLE POUR NE PAS PLEURER, théâtre du 4 au 14 novembre au Nouveau Théâtre de Besançon www.ntbesancon.fr

DU VERT & DES JEUNES POUSSES

Après le départ de Philippe Schlienger et sa mythique casquette, seconde programmation pour Marie Normand. La jeune directrice artistique du créa et de Momix a mis de côté ses activités au sein de sa compagnie, Rêve général !, mais pas son engagement pour le spectacle vivant : « La pratique artistique a un rôle politique, celui d’émancipation. Nous nous adressons au jeune public – quelles que soient son éducation ou ses origines – car les spectateurs d’aujourd’hui sont les citoyens de demain ! »

Durant la saison, de nombreux shows, donc, mais aussi de répétitions publiques permettant de découvrir les travaux des sept compagnies en résidence : L’Indocile, La Mue/tte, Rodéo Théâtre, Pernette… Pour Marie Normand, en ces temps où les projets d’artistes sont plus que fragilisés, il est nécessaire de créer des histoires de compagnonnage, s’engager auprès des compagnies, « surtout que le public est très friand de ces moments de rencontre ».

Pas de fil rouge pour Momix, mais des spectacles internationaux miroirs de notre époque complexe. Il sera notamment question d’écologie (Le Langage des oiseaux du collectif Maw Maw, Les Autres d’Anton Lachky, Le Poids des fourmis de David Paquet/Philippe Cyr) ou de la notion de « vivre ensemble » ( Ultra saucisse de TMG, Tu es qui toi ? d’Une compagnie, Le Sanctuaire de la compagnie On nous marche sur les fleurs). Plus que jamais il faut rester souder et se la jouer collectif.

— EN ATTENDANT MOMIX, saison 2025/2026 (spectacles et résidences) au Créa et à l’Espace Tival de Kingersheim crea-kingersheim.com

— FESTIVAL MOMIX, festival du 28 janvier au 8 février au Créa et à l’Espace Tival de Kingersheim momix.org

Impulls, Compagnie Farfeloup, Mimesis © Elodie Corradini, Richard Belley

Entre ombres et lumières

Nicolas Moog et Arnaud Le Gouëfflec retrouvent le chemin des bas-fonds, en quête de toujours plus d’étoiles.

Sous le soleil d’un jour de solstice, Célestin de Meeûs quadrille l’espace, trace la perte, conte l’impuissance.

20 000 LIEUES SOUS LES BACS

DANS LE SECOND TOME D’UNDERGROUND, NOUS

POURSUIVONS LE VOYAGE DANS LES BAS-FONDS DE L’INDUSTRIE MUSICALE AUX CÔTÉS DE NICOLAS MOOG ET

D’ARNAUD LE GOUËFFLEC, QUI DRESSENT LES PORTRAITS

DE GÉNIES MAUDITS, DE PIONNIERS OUBLIÉS ET DE STARS ÉMERGEANT DES ABYSSES.

Il y a deux types de mélomanes : ceux qui restent à la surface, et ceux qui creusent. Nicolas Moog et Arnaud Le Gouëfflec creusent. Depuis douze ans, le dessinateur et le scénariste couchent leurs découvertes et leurs obsessions sur le papier, au sein de chroniques publiées dans La Revue Dessinée. En 2021, Glénat leur propose de rassembler cellesci dans un livre, assorties de nombreux inédits, sous le titre Underground . Parue ce printemps, une seconde compilation enrichie laisse entrevoir les parcours de quarante personnalités : l’invisible Jandek, Wesley Willis le possédé, Les Rita Mitsouko, Mike Patton, George Clinton, la chanteuse cambodgienne Ros Serey Sothea, jusqu’à des choix inattendus comme Ennio Morricone ou Anne Sylvestre… Loin de formuler une seule définition de l’underground, les auteurs préfèrent brouiller les pistes pour mieux susciter en nous le désir de creuser ; toujours plus profond.

Entre le début de votre collaboration et la sortie d’Underground 2, vous avez réalisé ensemble plus de 75 chroniques. Qu’est-ce qui caractérise tous les musiciens et musiciennes dont vous dressez le portrait ?

Arnaud Le Gouëfflec : Ce sont tous des personnages remarquables ayant le courage de défendre une vision et de s’y tenir, parfois pendant plusieurs décennies : pour moi, c’est l’absolu artistique ! À partir du moment où j’ai découvert Sun Ra, par exemple, j’ai tout de suite eu envie d’en savoir plus. Ces grands artistes ont toujours eu un effet magnétique.

Nicolas Moog : L’idée était d’aller chercher des artistes qui ont évolué dans l’ombre. Beaucoup d’entre eux ne se sont pas posé la question de savoir s’ils étaient underground ou pas : ce sont les circonstances, l’époque, le marché de la musique qui les ont placés dans cette position.

A. L. G. : L’underground est un concept nébuleux, on a du mal à le figer : dès que l’on croit savoir ce que c’est, il se dérobe et contrarie notre définition.

Dans les deux tomes d’ Underground , on trouve aussi des figures plus populaires, voire des stars, qu’on n’identifie pas d’emblée comme appartenant aux scènes alternatives. Pourquoi ce choix ?

A. L. G. : À la base, La Revue Dessinée nous avait demandé de ne pas choisir d’artistes trop obscurs, on a donc essayé de trouver des gens plus connus, mais ayant un lien avec l’underground. Beck par exemple, avec son disque One Foot in the Grave , ou Ennio Morricone avec son groupe de musique improvisée et ses albums bizarres, des chapitres plutôt méconnus de sa carrière… Quant à Björk, elle a évolué entre ombre et lumière, sachant que la lumière a failli la détruire. Cette approche nous a mieux fait comprendre qu’il existait de nombreuses facettes de l’underground.

N. M. : Le tome 2 est composé pour moitié de chroniques de La Revue Dessinée et pour moitié d’inédits, dans lesquels on a pu se lâcher un peu plus concernant le choix des artistes.

Vous évoquez aussi, au-delà de l’aspect purement musical, des histoires personnelles, des parcours souvent difficiles, une époque, un contexte… il était important d’avoir « une histoire à raconter » ?

N. M. : À chaque fois, nous avons souhaité proposer un récit complet où l’on parle à la fois de musique, d’une carrière et d’une histoire personnelle. On montre aussi que ce sont rarement des trajectoires individuelles, mais plutôt des aventures collectives, comme pour Lydia Lunch et la scène punk new-yorkaise, ou Les Rita Mitsouko au sein des Jeunes Gens Mödernes dans les années 80.

A. L. G. : Si nous avions choisi des personnalités qui ont passé leur vie à travailler seuls sur leur musique de manière monacale, ça aurait été un peu ennuyeux. Même si parfois ça peut être un sujet, comme pour Jandek : il est complètement insaisissable, ça fait vingt ans que je rassemble des infos sur lui en parcourant Internet. L’underground est une mythologie où musique et histoire sont étroitement liées, les deux sont intéressantes. De plus, on n’est pas sociologues, mais dans 98 % des cas, le contexte sociopolitique est lié à la trajectoire de ces artistes, ils y sont connectés tout comme nous.

Vous montrez également que la notion d’underground transcende celle de style musical.

A. L. G. : On a nos préférences, mais on a toujours voulu jouer les explorateurs, en allant aussi bien du côté du rock et du punk que de la musique minimale, de la chanson française, du black metal… et on a consacré des chapitres au grindcore ou aux musiques drone et ambient.

N. M. : Dans le tome 2, on s’est aussi ouverts davantage géographiquement parlant avec Fela Kuti, Ros Serey Sothea au Cambodge ou Jun Togawa au Japon.

Par contre, pas de hip-hop ni de techno… pourquoi ?

A. L. G. : Ça nous intéresse, mais l’occasion ne s’est pas présentée au fil de nos échanges… ce n’était pas délibéré, simplement on progressait comme dans un labyrinthe, sans avoir de plan. Mais pourquoi pas une future chronique sur le rappeur masqué MF Doom, ce serait un bon client !

N. M. : Concernant la techno, on prépare un album sur la scène techno underground en France dans les années 90. Ce sera la suite de  Vivre libre ou mourir , le livre qu’on a publié l’an dernier chez Glénat, sur la scène punk et rock alternatif française des années 80.

On ne trouve pas non plus de portraits de jeunes musiciens : l’underground existe-t-il encore aujourd’hui, selon vous ?

A. L. G. : La raison de cette absence, c’est que nous avons privilégié les artistes avec des carrières longues : on trouvait fascinant cet engagement sur la durée. Pour ce qui est de l’époque actuelle, je dirais que l’on vit un âge d’or de l’underground : si on plonge dans Bandcamp ou sur les platesformes de streaming, il y a des galaxies d’artistes à découvrir…

L’ÉCOLOGISTE

N. M. : Ce n’est plus le même contexte, mais les marges existent encore, elles sont juste différentes, on les retrouve ailleurs. Et elles sont toujours là dans les squats, les petits bars ou sous les ponts.

Dans la préface d’Underground 2, le journaliste Christophe Conte écrit : « Aujourd’hui que toutes les stratosphères musicales sont accessibles au bout des doigts, et sans les noircir de la poussière des cavernes à disques mal entretenues, rien n’est plus tout à fait underground, sinon l’envie de regarder toujours plus loin, plus profond. » C’est susciter cette envie qui compte avant tout ?

A. L. G. : Plus jeune, j’allais à Londres pour trouver des disques d’Yma Sumac. Sur Internet, j’ai tout trouvé en une demi-heure ! Soit tu t’arrêtes là, soit tu vas chercher toutes celles et tous ceux qui se cachent derrière Yma Sumac ; et là, ton exploration peut durer longtemps. On a de nouveaux outils pour chercher, le labyrinthe a changé de forme, mais la curiosité est toujours présente. Il ne faut jamais la mettre de côté, sinon c’est la mort !

Vous tenez toujours votre rubrique dans La Revue Dessinée. Quelles idées avez-vous encore sous le coude ?

A. L. G. : Je pense notamment à une chronique sur la musique noise japonaise, ou sur une salle de reggae du Finistère connue jusqu’en Jamaïque, que les rastas disent hantée, avec plein d’anecdotes sur Max Romeo, Lee Scratch Perry, les Gladiators… ça promet une chronique bien barrée et bien enfumée.

N. M. : On aimerait bien que ça finisse par donner une trilogie chez Glénat…

A. L. G. : Ou une tétralogie !

— UNDERGROUND 2, Nicolas Moog et Arnaud Le Gouëfflec, Glénat Brian Eno

FEMME AUGMENTÉE
LE FANTÔME

LA PEUR DE PERDRE CÉLESTIN DE MEEÛS

Par Clément Willer ~ Photo : Manon Perrola

LES PETITES FUGUES, QUI SE TIENDRONT DU 17 AU 29 NOVEMBRE DANS DIVERSES MÉDIATHÈQUES, LIBRAIRIES OU ÉCOLES BOURGUIGNONNES ET FRANC-COMTOISES, PROPOSERONT NOMBRE DE RENCONTRES LITTÉRAIRES PROMETTEUSES, AVEC MARIE VINGTRAS, ESTELLESARAH BULLE OU CÉLESTIN DE MEEÛS. À CETTE OCCASION, LE JEUNE ÉCRIVAIN BELGE NOUS PARLE DE SON ROMAN PARU AUX ÉDITIONS DU SOUS-SOL, MYTHOLOGIE DU

Dans Mythologie du .12, le docteur Rombouts n’a pas encore eu le temps de faire clôturer la forêt aux abords de sa vaste demeure. Au fil de ma lecture, une phrase de Rousseau m’est revenue en mémoire. Il parle du premier être humain qui voulut « enclore un terrain » et suggère qu’on aurait dû « se garder d’écouter cet imposteur » : « Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » L’attachement tourmenté de Rombouts à sa propriété mènera, en effet, à la perdition, à un « vaste espace de perdition et de douleurs »… Peuton dire de lui que c’est une âme perdue ?

C’est une âme perdue, sans doute. Mais pas plus qu’une autre, pas plus que celles de Théo ou de Max qui vont se retrouver dans cette forêt un soir de juin, pour boire des bières dans une cabane en ruines. Rombouts a plus à défendre, du moins il croit avoir plus à défendre, et donc il croit qu’il a plus à perdre aussi. C’est dans cette logique qu’il se met en tête de clôturer ses propriétés : sa maison, qui abrite son Defender et son break Volvo, son grand jardin, ainsi que la parcelle de forêt qu’il vient d’acheter. Sa femme vient de le quitter, avec ses deux fils : il traverse un moment difficile, il n’a plus de repères. C’est sans doute pourquoi il s’attache à cette idée de grillager ses propriétés… Il a peur de perdre, dans tous les sens du terme.

Dans ce désir du docteur Rombouts de faire clôturer sa parcelle de forêt, on dirait que quelque chose de très ancien se rejoue, quelque chose d’archaïque.

Selon Proudhon, « la propriété, c’est le vol ». Cette usurpation originelle est au cœur des grands récits fondateurs, comme l’histoire d’Abel et Caïn. Ils relatent l’apparition de cette chose étrange qu’on nomme la propriété privée, qui a impliqué la clôture des territoires, et qui a fait naître de nouvelles sortes de comportements, de nouvelles formes de relations entre les gens. Cette question n’est toujours pas réglée d’ailleurs. Loin de là. La notion de propriété privée n’a rien perdu de l’importance qu’elle a depuis plus de deux mille ans, elle est toujours aussi déterminante, toujours aussi ancrée dans notre morale. Mais pour en revenir au personnage de Rombouts, quelque chose est absurde également, dans sa volonté de clôturer une forêt. Une clôture ne sert pas à grand-chose, aux abords d’une forêt.

Cela démontre, par l’absurde, que ce quadrillage de l’espace est à l’œuvre partout, comme s’il était absolument nécessaire aux classes dominantes. Oui, ce processus est au centre de toute notre culture. La propriété privée est la valeur suprême :

c’est la valeur qu’on défendra éternellement, jusqu’au bout, elle est inattaquable. À ce titre, une clôture est faite pour rassurer, et plus encore pour faire peur. Au fond, la clôture que Rombouts veut faire installer renvoie à ce dispositif très important dans notre société. Dans l’imaginaire politique dominant, les clôtures ont un certain prestige. Elles défendent un principe premier. Elles cachent une réussite. Derrière une clôture se trouve le rêve que nous faisons tous, le but ultime de l’existence humaine telle que nous la concevons dans notre société : la propriété privée.

Une formule revient souvent dans les monologues paranoïaques du docteur : il ne cesse pas de mentionner son « havre de paix », image obsédante qui traduit cette idéologie conservatrice dominante dans toute son ambiguïté, il me semble.

Un havre de paix, la demeure de Rombouts l’est sans doute, avec son grand jardin, ses oiseaux, sa forêt, la vue qu’elle offre sur ces couchers de soleil d’été. Quiconque mettrait les pieds là pourrait se dire que c’est, en effet, un havre de paix. Mais c’est là que réside l’imposture dont parlait Rousseau : dans cette décision de s’exiler de la communauté humaine, de se considérer comme meilleur, comme fondamentalement autre.

À bien des égards, Rombouts apparaît détestable. Mais à certains moments, quelque chose d’humain refait surface. À la fin, par exemple, il se demande pendant quelques secondes « d’où lui vient cette haine, cette violence »… On comprend alors que l’emprise de la haine et de la violence n’est peut-être pas absolue, qu’il existe peut-être une faille.

Il est fragile. Si ça avait été un masculiniste dont rien ne pourrait troubler la confiance qu’il aurait en lui, ça aurait probablement été moins intéressant. C’est une âme en perdition, et heureusement, en un sens. Si ce n’était pas une âme en perdition, une âme errante, il ne serait rien d’autre qu’un bourreau sanguinaire et froid. Ce qu’il est. Mais pas entièrement. Il lui reste une forme de sensibilité, selon moi : il est touché par certains sons, par certaines textures, par la vue d’un coucher du soleil. De ce point de vue, il est heureux, dans son havre de paix. Le problème, c’est que c’est dangereux, de vivre au paradis. Après, on ne veut plus le perdre.

Le monologue intérieur de Rombouts paraît ne jamais s’interrompre, mais il n’en exprime rien, il ne dialogue presque pas avec autrui. Entre lui, qui doit avoir une cinquantaine d’années, et Théo et Max, qui n’ont pas encore vingt ans, aucune

communication ne s’établit. Peut-on parler d’une rupture générationnelle ?

Une génération en comprend rarement une autre. Entre les personnages se creuse une indifférence, un fossé, qui engendre des fantasmes, de la peur, et de la haine. Mais là, cette rupture n’implique aucun conflit, aucun conflit direct du moins, seulement une incompréhension. Même le coup de feu n’est pas le signe d’un conflit, car rien ne vient lui répondre. Les personnages voient seulement les ombres les uns des autres. Tout ce que Rombouts voit de Max et de Théo, au loin, ce sont les lumières de leurs téléphones dont ils se servent comme lampe torche en marchant dans la forêt. Il ne sait rien d’autre d’eux. De la même manière, Théo et Max se doutent qu’ils ne devraient pas être là, que ce bois est une propriété privée, mais ils n’ont aucune idée de la personne à qui cela appartient. Les seules paroles qu’ils échangeront seront des ordres, donnés par Rombouts. Il n’existe aucune brèche, aucune zone de communicabilité. Rombouts aurait pu arriver sans son flingue et leur demander ce qu’ils font là, engager le dialogue. Mais ce n’est pas ce qu’il fait.

Dans le cadre des Petites Fugues, comment envisagez-vous le fait d’aller à la rencontre des jeunes générations, qui ont à peu près l’âge du personnage de Théo, notamment au lycée VictorBérard de Morez ?

Ce qui m’intéresse, dans les rencontres avec les classes, est étroitement lié à un souvenir. La première fois que j’ai rencontré un écrivain, c’était à l’école, dans l’équivalent belge de classe de première. Avant cette rencontre, tous les écrivains que je lisais étaient morts : un écrivain vivant, pour moi, ça n’existait pas. Cette rencontre m’avait fait prendre conscience non seulement du fait que les écrivains vivants existaient, mais aussi du fait qu’il était possible de devenir écrivain. C’est pour cette raison que j’aime bien retourner dans les écoles. Cela met un peu de corps et de chair sur un livre, sur une volée de pages, sur une histoire, qui sont les choses les plus éloignées du corps possible. En allant dans des écoles, j’aime faire partie du côté vivant de la littérature.

Diriez-vous qu’il existe un faible espoir d’un rétablissement de la communication qui serait porté, même modestement et indirectement, par la littérature ?

Si ce rétablissement de la communication peut arriver par la littérature, tant mieux, c’est très bien. Mais je ne suis vraiment pas certain que la littérature soit le meilleur terrain pour la communication. Je ne crois pas qu’elle puisse

être une zone neutre où deux générations qui ne se comprennent pas pourraient commencer à se comprendre.

Malgré tout, en nous faisant prendre conscience de cette absence de communication, est-ce que la littérature n’encourage pas à imaginer qu’autre chose serait possible ?

C’est cela qui compte dans la littérature : elle laisse toujours imaginer autre chose. La dure réalité est là, bien sûr. Mais il existe des incursions de la littérature dans la réalité, et inversement. C’est ce qui permet de se lever le matin, cette pensée qu’autre chose est possible, que de vraies formes d’entente sont possibles, et qu’on n’est pas seul avec sa gueule, dans sa chambre, dans une ville de plusieurs millions d’habitants.

À l’arrière-plan du roman, on croise d’ailleurs cette humanité anonyme : ces gens dans un fastfood, qui apparaissent « exténués et insouciants », ou ces gens fumant devant un hôpital, qui sont décrits comme « heureux et malades ». Ces évocations fugitives, qui ne trahissent pas l’ambivalence et l’énigme de ce qu’on peut nommer le peuple, m’ont beaucoup touché.

On est parfois juste exténué, ou juste insouciant, ou juste malade, ou juste heureux. Mais ça me paraît plutôt rare. Ce n’est jamais blanc ou noir. Une faille, une faible lumière guette toujours.

— MYTHOLOGIE DU .12, Célestin de Meeûs, éd. du sous-sol

Un pas de côté

Toujours plus inspiré, C’est dans la Vallée célèbre ce qui nous unit ; Eve Adams revient sur les traces laissées dans la poussière ; Aude Juncker et Marcello Giuliani se révèlent sous l’œil expert de Nicolas Comment ; aux Eurocks, les siblings de The Molotovs côtoient les enfiévrés Fcukers ; la passion du Rock règne à After Dark ; à Météo, Paula Sanchez nous plonge dans des marges paradoxales ; et The Ocean Within Us trace son sillon dans le monde du jazz.

Le chant secret du Rhin

Entre mémoire des luttes transfrontalières et hommage vibrant à Kraftwerk, Rodolphe

Burger revisite l’âme rhénane. Avec C’est dans la Vallée, il célèbre les liens invisibles qui unissent les rives du fleuve, transformant le passé en une promesse d’avenir partagé.

Revenons à l’origine de ton envie, qui n’est pas toute récente, d’ouvrir C’est dans la Vallée à nos voisins suisses et allemands. Cette envie part d’une conviction très ancrée en moi. Avec du recul et au fil des rencontres, j’ai pu constater que cela a beaucoup joué dans ma formation musicale, mais je mesure aussi de plus en plus l’importance de notre situation géographique. Au point que cela a pesé sur mon point de vue à propos de ce que devrait être un véritable festival dans notre région. Je me souviens d’avoir été sollicité il y a longtemps par Adrien Zeller [alors président de la région Alsace de 1996 à 2009]. Il m’interrogeait sur la pertinence de créer l’équivalent des Vieilles Charrues en Alsace. Je lui avais répondu que ça n’avait aucun sens de chercher à reproduire ce type de festival que je connaissais bien. Ce qui me paraissait alors fondamental, c’était l’appartenance de l’Alsace à l’espace rhénan. Il me semblait bien plus intéressant de créer un festival qui accorde son importance à cette identité culturelle : dans un espace géographique historiquement traversé par le Rhin et par tant de choses communes.

Je suppose que ton constat s’appuie sur une expérience vécue.

J’ai le souvenir d’une adolescence qui m’a rendu témoin d’une certaine effervescence : cet état d’esprit bouillonnant, tellement vivant, dans les années 70, qui conduisait les gens à traverser le Rhin. Bien sûr, dans un contexte politique particulier, avec des luttes autour de Fessenheim [l’annonce de la construction des réacteurs de la centrale nucléaire avait suscité la résistance des Alsaciens, Badois et Suisses au début des années 70] ou Marckolsheim [la mobilisation citoyenne transfrontalière a amorcé la sauvegarde des forêts alluviales du Rhin] qui jouaient un grand rôle, mais ça a donné lieu à des échanges intéressants, même si les frontières se sont reconstituées après-coup. Dans cette édition de C’est dans la Vallée, j’ai eu envie notamment de commémorer cette mémoirelà, grâce à une exposition entièrement conçue par les Archives des mouvements sociaux de Freiburgim-Breisgau, qui conservent un fonds dédié à l’histoire des conflits sociaux dans le pays de Bade, en Alsace et dans le nord-ouest de la Suisse après la Seconde Guerre mondiale.

Tu évoques l’exposition « Dreyeckland » que vous organisez à Val Expo sur cette belle utopie d’un monde sans frontières dans l’espace rhénan. Oui exactement ! Il ne s’agissait pas tant d’une utopie, mais plutôt d’une réalité vécue par beaucoup d’habitants de part et d’autre du Rhin. Constituée d’affiches, de tracts, de photos, de films et d’enregistrements, cette exposition fait revivre ces années de lutte, très en avance notamment pour la préservation de l’environnement.

Et c’est justement cette culture commune qui te conduit aujourd’hui à convier des artistes suisses et allemands comme tu l’avais déjà fait par le passé, mais cette fois-ci de manière plus généralisée.

Oui, c’est le cas avec la soirée « Winterreise » où, avec un groupe franco-suisse, nous invitons des artistes allemands ou germanophones pour une création autour d’un répertoire en langue allemande. Parmi eux, Felix Kubin de Hambourg, qui incarne une sorte de postérité « dadaïste » de Kraftwerk. Il est capable de jouer l’intégralité de Radio-Activity avec sa voix seulement. Nous montrerons le film génial qui lui est consacré : Felix in Wonderland de Marie Losier, en leur présence à tous les deux. C’est vraiment quelqu’un que j’aime beaucoup. De même pour Stefan Betke, autrement dit Pole, un artiste iconique de la musique électronique minimale allemande, célèbre notamment pour sa trilogie,

1, 2 et 3 – des albums aux pochettes bleue, rouge et jaune, qu’il a enregistrés entre 1998 et 2000. Je l’ai invité pour notre « Radioaktive Nacht ». Je me souviens d’avoir vu à Berlin des gens danser sur cette musique apparemment abstraite, une sorte de glitch analogique fait de craquements divers, mais extrêmement pulsé et organique. Il a marqué le public. Je me souviens de l’avoir fait écouter à Jean-Luc Nancy qui l’avait beaucoup aimé ; de même, Mehdi Haddab m’a avoué récemment l’avoir écouté en boucle.

Cette « Radioaktive Nacht » te permettra de revisiter Radio-Activity de Kraftwerk, comme tu l’as fait à Bordeaux et Bischheim. Je suppose que cet album qui fête ses 50 ans, tu l’as découvert en temps réel.

Oui, tu as raison de dire que c’était en temps réel car je suis issu de cette génération. En 1975, j’écoutais énormément de musique, et de toutes sortes. En étant alsaciens, nous étions aux premières loges pour les groupes allemands. Nous étions irrigués, littéralement « irradiés ». Ce fut évidemment le cas avec l’album Radio-Activity ,

une musique venue d’Allemagne dont on mesure l’importance aujourd’hui encore plus qu’à l’époque, je crois. Le courant qu’on a appelé d’un assez vilain mot, le krautrock, recouvrait en fait des choses très différentes : entre Tangerine Dream, Amon Düül, Faust, Kraftwerk, Neu!, Can ou Popol Vuh, on constate énormément de différences. Leur point commun véritable, c’est qu’ils étaient tous allemands et qu’ils incarnaient une certaine radicalité. Et l’autre point commun c’est qu’ils faisaient un grand usage de l’électronique. Là aussi, de manière très différente, selon les cas.

En quoi Kraftwerk se distinguait-il, selon toi ? Dans mon souvenir, j’ai été séduit immédiatement par ce groupe et par sa musique dont j’ai perçu l’originalité quasi révolutionnaire. On y trouve une vraie prise de position musicale, avec un usage exclusif de l’électronique à partir de RadioActivity. Dans Autobahn (1974), l’album précédent, on entend encore quelques passages à la guitare ou à la flûte, des petites choses comme ça, mais là ces instruments qu’ils pratiquaient auparavant disparaissent totalement au profit d’une instrumentation exclusivement électronique qu’ils façonnent parfois eux-mêmes.

Les trois premiers albums, qui ont été reniés par le groupe, ont été enregistrés avec des instruments traditionnels. Avec notamment une flûte traversière.

Oui, la flûte traversière de Florian Schneider. En cela, Radio-Activity constitue un instant de césure radicale. Non seulement ils enregistrent un album intégralement électronique, mais en plus l’album parle de cela. C’est l’objet même de ce disque.

Avec pour conséquence une influence considérable sur leur temps. J’ai le souvenir d’un sondage qui classait les artistes les plus influents de l’histoire, excepté les Beatles bien sûr : le Velvet arrivait en bonne position, Bowie aussi, mais Kraftwerk était en tête.

Il a été peut-être le groupe le plus influent par rapport à toute cette musique qui s’est développée par la suite aux États-Unis : la musique dite techno. Kraftwerk est un groupe qui aujourd’hui encore a une influence énorme très au-delà de sa postérité techno. Mais à l’époque, je l’ai perçu au milieu de tout le reste, comme une proposition, au fond, très pop aussi.

C’est un groupe pop.

Oui, c’est assez extraordinaire. Cette chanson, « Radioactivity », est un morceau absolument irrésistible. Ça a été un hit, un immense tube.

Concert au coucher du soleil le 6 septembre 2025 organisé par The Woof

Avec cette particularité – nous l’avons relu toi et moi dans les ouvrages qui leur sont consacrés –, qui fait que l’album avait été descendu en flèche par la critique unanime aussi bien en France qu’en Angleterre.

La comparaison était faite avec l’album précédent, Autobahn, qui avait été un grand succès et avait été particulièrement apprécié aux États-Unis. Mais le public a adhéré totalement à Radio-Activity et le disque a été numéro 1 en France pendant plusieurs semaines à cette époque-là.

En 1975, tu es un grand amateur notamment de free jazz, mais aussi de tous ces groupes avant-gardistes comme le Velvet Underground. Comment situes-tu à ce moment-là ton inclination pour Kraftwerk dans ce contexte très particulier ?

J’ai dû percevoir quelque chose que des artistes anglais, que j’écoutais par ailleurs aussi beaucoup, comme Brian Eno ou David Bowie, ont ressenti eux aussi : un besoin d’aller voir du côté de l’Allemagne. Bien sûr, les Anglais avaient cette relation naturelle, très fortement exprimée, avec les racines américaines et le blues notamment. C’est le cas des Rolling Stones, mais des formations un peu plus arty, en quête de nouveauté et de radicalité, sont allées s’abreuver à la source germanique. Pourquoi les Allemands apparaissaient-ils comme des explorateurs ? Cela s’explique historiquement, ils étaient en rupture avec une tradition que je qualifierais d’impraticable. Celle-ci était devenue obsolète parce que jugée toxique du fait de l’histoire récente. Alors, ils avaient besoin de se réinventer complètement. Dès l’aprèsguerre, les jeunes artistes allemands ont manifesté des postures pleines de radicalité, ce qui valait aussi d’ailleurs pour la musique dite savante. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas allés puiser dans d’autres traditions : c’est le cas par exemple du groupe Can qui s’est inspiré à la fois des musiques ethniques, mais aussi du dub. Les Anglais, au contraire, disposaient d’une tradition musicale assez riche – tout le travail vocal des Beatles s’inscrit dans ce cadre-là. Chez les Allemands, rien de tout cela, du moins du côté du folklore. Ce à quoi ils peuvent se rattacher, ce sont les grands expérimentateurs, les compositeurs de musique électroacoustique, des gens comme Karlheinz Stockhausen, souvent revendiqué comme une influence majeure.

Alors qu’on le sait, ils le disent eux-mêmes : les membres de Kraftwerk aimaient la pop et se rendaient dans des boîtes de nuit pour danser. Oui, ils ne voulaient pas créer une musique austère, réservée à une élite, même s’ils la composaient dans leur studio Kling Klang de Düsseldorf conçu comme un laboratoire.

Parmi leurs influences méconnues, on trouve les Beach Boys. De leur propre aveu, ils s’inspiraient de la structure mélodique des chansons de Brian Wilson et de sa petite famille.

Ils étaient très contents quand on les a appelés les Beach Boys allemands. Avec cet instant de bascule qui s’opère avec Autobahn , puis surtout RadioActivity, qui les conduit à inventer l’electropop.

Outre l’electro et la techno, Kraftwerk a ouvert la voie au post-punk, à la new wave, mais aussi de manière plus inattendue… … Au hip-hop !

Oui, j’allais dire au hip-hop aussi puisque les DJ pionniers, que ce soit Grandmaster Flash ou Afrika Bambaataa mixaient les sons de Kraftwerk.

Dans leur apparente froideur, les membres de Kraftwerk cherchaient quelque chose qui leur permettait d’assumer le groove. Il y a ceci d’étonnant avec Radio-Activity qu’ils confirment cette tendance à emprunter la voie de la pop, tout en maintenant des choses plus conceptuelles. On ne dénombre que quatre véritables chansons sur l’album. C’est peut-être ce qui a déconcerté leur auditoire. C’est sur ce point d’ailleurs qu’ils se sont fait descendre par la presse. Leurs intermèdes ont été qualifiés de remplissages alors qu’ils font partie intégrante de l’œuvre.

Justement, comment vous y êtes-vous pris avec Julien Perraudeau pour adapter ces passages-là très abstraits ?

Je peux simplement dire que nous avons travaillé sur l’album comme des archéologues. À la loupe. C’était la première fois que je m’attaquais à la reprise intégrale d’un album. Pour celui-là, ça valait la peine de s’y pencher d’aussi près. Julien, outre le fait d’être un excellent musicien et un geek incroyable, a cette compétence « archéologique », qui l’a rendu capable d’identifier la provenance de chaque son, non pas en vue de le reproduire, mais pour le réinterpréter en connaissance de cause. Nous nous sommes également attachés à l’écriture : même s’il y a peu de paroles, chaque mot est soigneusement pesé. Et c’est très intéressant. Ça commence bien sûr avec le titre de l’album luimême et son double sens, la radioactivité et les ondes radio.

Effectivement, le texte (« Radioactivity / Is in the air for you and me / Radioactivity / Discovered by Madame Curie / Radioactivity / Tune into the melody / Radioactivity ») reste très ambigu. Qu’est-ce qu’il raconte au juste ?

Oui, il a fait l’objet de pas mal de gloses et d’interrogations. « It’s in the air for you and me », ça sonne presque comme une chanson d’amour. La radioactivité est presque célébrée d’une certaine façon, avec ce ton évidemment toujours très neutre et sans pathos. Ce n’est pas une chanson qui a été reçue à l’époque comme une chanson antinucléaire.

C’est pour ça que quand ils ont fait la version remix, ils ont tenu à mettre les points sur les « i », en ajoutant « stop Radioactivity ». Autrement dit : « Nous sommes anti-nucléaires. »

Oui, c’est cette version qu’ils privilégient sur scène désormais en citant les accidents nucléaires survenus par le passé, Sellafield, Tchernobyl, etc. Mais à l’époque, ils jouaient sur cette ambiguïté. Celle-ci révélait une fascination, en fait.

Tout à fait. Une fascination dans leur relation à la technique, même s’ils l’expriment à leur manière, avec une distance neutre et froide et cette façon très détachée, il se dégage une forme d’affectivité presque romantique.

Ce titre, Radioactivity, vous l’interprétiez avec Kat Onoma dans sa version allemande et anglaise. C’était même le climax de vos concerts dans des versions très électriques au moment des rappels. J’imagine la relation très particulière que vous entreteniez à ce morceau.

Oui, c’était devenu un des morceaux fétiches de Kat Onoma. C’était à chaque fois une expérience sonique nouvelle. A priori nous abordions cette reprise d’une manière totalement blasphématoire puisque nous remettions des guitares électriques au centre d’une proposition qui substituait aux guitares électriques les instruments électroniques. Cela signifiait deux choses : comme je le disais précédemment, la proposition, je la recevais à l’époque en même temps que bien d’autres ; et contrairement à une certaine postérité techno, je ne lui trouvais pas la moindre incompatibilité avec le contexte musical, rock, pop anglo-saxon à l’époque. Je la jugeais bien sûr très originale, mais totalement en phase avec son temps. De le reprendre avec Kat Onoma pouvait sembler un peu provocant, et en même temps, nous le faisions de manière très respectueuse, tout simplement parce que nous adorions ce morceau. Les mélodies de Kraftwerk sont toujours très simples, avec rarement plus de trois accords, mais on sent en revanche qu’elles ont été longuement méditées. La beauté de ces mélodies fait que le moindre changement harmonique devient extrêmement intéressant. Avec Kat Onoma, on se servait de la chanson comme d’une matrice inspirante avec de belles possibilités d’improvisation.

Je suppose que le morceau en lui-même offre bien des espaces.

Oui, il est très difficile de qualifier ce que dégage un groupe comme celui-là. Il y a un minimalisme extraordinaire, mais il y a une complexité. Comme on peut dire d’un vin qu’il a une complexité. On y trouve à l’intérieur des choses contradictoires, ambiguës. Et c’est en partie la qualité de ce groupe, son charme.

Là, le niveau d’appropriation concernant cette reprise était tel qu’on aurait pu vous attribuer le morceau…

Les interprètes que nous étions ont pris toute leur place. Pour nous, ça n’était pas seulement une manière de rendre hommage à ce groupe qui nous avait influencés. C’était aussi une manière de nous définir à travers cette référence. À ce propos, je peux relater une anecdote assez amusante. Évidemment, nous connaissions leur réputation d’intransigeance. Ils étaient intransigeants envers eux-mêmes puisqu’ils ont renié leurs trois premiers albums [jamais réédités depuis leur publication au début des années 70] et refusé toute forme de compilation – pour eux, chaque album était un concept album, donc on n’y touche pas, on ne le mélange pas ! – ; ils étaient également intransigeants concernant l’utilisation d’échantillons de leurs enregistrements

et d’éventuelles reprises. À l’époque où Kat Onoma a repris « Radioactivity », j’étais en lien avec Maxime Schmitt, le directeur artistique de Kraftwerk chez EMI France, un homme qui a joué un grand rôle dans la promotion du groupe dans notre pays. Il était devenu leur ami. C’est lui qui leur organisait des balades à vélo dans le sud de la France – ils ont tout de même fini par faire un album qui s’est appelé Tour de France . Il se trouve que Maxime Schmitt était fan de Kat Onoma. Par son intermédiaire, j’avais appris quelques anecdotes les concernant, et j’espérais bien obtenir un accord tacite sur l’utilisation du morceau. En leur amenant notre version, il leur a dit que nous étions français. Là, Ralf [Hütter] et Florian [Schneider] ont froncé les sourcils. « Des Français qui font une reprise de “Radioactivity” ? » Il leur a précisé : « Oui, des Français, mais de Strasbourg ! » Là, ils ont fait : « Ah, de Strasbourg ! » Et ont souri.

Sachant que vous étiez alsaciens, la chose leur semblait admise !

Exactement !

J’imagine aussi l’importance des paroles que tu prononces en allemand. Pour un public parisien, j’y vois une position assez subversive : ce plaisir de poser quelque chose de cette langue dans un contexte rock, comme avait pu le faire Marquis de Sade par le passé.

Il est vrai qu’avec cette reprise, nous avions l’opportunité de le faire. Il s’avère que j’ai de plus en plus de plaisir à chanter en allemand, même si j’étais loin d’imaginer que j’allais me retrouver à chanter du Schubert par exemple, comme sur mon album Environs. Sur Radio-Activity on trouve de très beaux textes, comme sur « Die Stimme der Energie », ce morceau dans lequel le générateur électrique géant nous parle directement. Pour produire sa voix machinique, Kraftwerk utilise un vocodeur [un appareil qui transforme le son et la voix]. Le texte est très court, mais il a presque une résonance shakespearienne. Et je le traduis en français avec beaucoup de plaisir, parce que je trouve qu’il est important de faire entendre le sens de ce que ce texte raconte.

Avec Kraftwerk, nous ne sommes cependant pas en totale rupture avec ce qui les précède. Non effectivement, ils continuent d’établir ce lien à une certaine culture allemande.

Ce n’est pas un hasard s’ils rendent un hommage à Schubert sur Trans-Europe Express . Cette dimension romantique t’est-elle apparue comme une évidence ?

Oui, bien sûr, et nous cherchons à la faire entendre dans notre réinterprétation.

C’est assez amusant de les situer comme des artistes romantiques, alors que les images d’époque nous montrent des laborantins dans leur studio.

Oui, dans leur fameux studio, Kling Klang, à Düsseldorf. Je suis bien sûr allé le voir de près. Aujourd’hui, ça n’est plus un studio d’enregistrement, mais on y trouve encore la petite enseigne, Kling Klang. Et effectivement, ils allaient au studio comme au labo, à heure fixe, entourés de gens qui avaient cet esprit artisanal, à une époque où la musique électronique était encore en train de s’inventer. Les gens qui les environnaient inventaient des machines pour eux, comme ce système rythmique et photoélectrique qui leur permettait de jouer avec des baguettes électriques et déclencher des sons extraits de boîtes à rythmes. Ce minimalisme était très poétique.

Cette poésie naturelle, l’attribues-tu à cette âme rhénane ?

Oui, cette empreinte rhénane devient de plus en plus claire pour moi. D’où cette envie d’une édition particulière de C’est dans la Vallée. Comme je le disais, il fut un temps, nous accueillions les artistes allemands en Alsace. Ils tournaient beaucoup dans notre région, alors qu’à l’inverse ça n’était pas le cas. Ça reste un regret : Kat Onoma n’a jamais joué en Allemagne. Moi-même, je me suis produit avec Jeanne Balibar à Berlin, sinon j’ai dû attendre l’automne dernier pour me produire une première fois en solo à Freiburg-im-Breisgau. Il en a fallu du temps pour que je traverse cette frontière. Même à l’époque où je vivais à Bâle au début des années 80, j’avais le sentiment que l’Alsace tournait le dos à la Suisse, comme à l’Allemagne d’ailleurs. Je ne parle pas d’un point de vue touristique bien sûr, mais d’un point de vue culturel. C’est bien pour cela que je ressens fortement cette nécessité de nous connecter davantage : il y a tant de choses passionnantes à faire et tant de merveilleux artistes à découvrir…

— C’EST DANS LA VALLÉE, festival du 9 au 12 octobre dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines www.cestdanslavallee.fr

— REPLAY KRAFTWERK

Rodolphe Burger, Dernière Bande, parution le 4 novembre 2025 Et en avant-première à C’est dans la Vallée

EVE ADAMS DEMANDE À LA POUSSIÈRE

À LA FIN DE L’ÉTÉ A PARU AMERICAN DUST,

LE QUATRIÈME ALBUM DE LA CALIFORNIENNE EVE ADAMS.

SUR LES HISTOIRES QUE LA POUSSIÈRE DU DÉSERT

A APPORTÉES AVEC ELLE ET RÉVÈLE, COMME SUR CELLES

QU’ELLE RECOUVRE ET CACHE, L’ARTISTE

SE CONFIE À NOVO.

Par Pierre Lemarchand ~ Photos : Eve Adams

Vous vous êtes installée et avez écrit les chansons de votre dernier album dans le désert californien. Votre label dit que vous vivez « au milieu de nulle part » ; où est-ce exactement ?

À environ trois heures de Los Angeles, vous quittez l’autoroute 10 et commencez à monter dans le Haut-Désert 1. C’est un endroit très sec. Dans une ville proche de la mienne, Pioneertown, des centaines de vieux films et séries télévisées westerns ont été tournés dans les années 1940. L’atmosphère et le souvenir du Far West sont encore très présents. Les journées d’été sont impitoyables et pénibles, avec des températures atteignant souvent les 43 °C. Mais les nuits sont parfaites pour s’asseoir sous un porche. Les hivers, avec leurs moussons et leurs parhélies2 – de petites boules de lumière arc-en-ciel parallèles au soleil, dues à la présence de cristaux de glace en suspension –, sont divins. La nature est devenue une partie intégrante de ma vie. À présent, ce sont les différents types de levers et couchers de soleil, les phases lunaires et les tempêtes qui me permettent de mesurer le passage du temps.

Qu’ont offert ces paysages désertiques à vos chansons ?

Le désert m’a offert le calme et l’espace nécessaires pour enregistrer mes chansons. Je me sentais très éloignée du monde. Quand je travaille à un album, je me plonge dans mes archives personnelles : je remonte à la surface des chansons en chantier et d’anciens poèmes et je les arrange ensemble jusqu’à aboutir à une forme cohérente. Je feuillette mes vieux journaux intimes et j’y puise des thèmes pour mes chansons. Mais pour cet albumlà, c’est le désert qui m’a le plus souvent fourni la toile de fond et l’inspiration : je regardais par la fenêtre cette étendue immense et incroyablement belle et je me mettais à travailler à des chansons. J’ai réuni ainsi une vingtaine de morceaux puis, en prenant du recul, j’en ai éliminé la moitié, ne gardant que ceux qui, rassemblés, dessinaient une « histoire », c’est-à-dire l’arc narratif, le voyage que j’avais en tête depuis le début. Pour American Dust, les chansons que j’ai choisies sont celles qui évoquaient l’attente, la nostalgie, l’intemporalité et la vie domestique, et qui s’orientaient vers un son folk plus traditionnel.

Vous avez su recréer ces grands espaces dans votre musique, dans la manière dont vous l’avez jouée et arrangée. Comment avez-vous procédé ?

Pour toutes les chansons, nous avons enregistré la guitare et les voix en une seule prise sur bande

1 — Le Haut-Désert est une région de l’ouest du désert de Mojave, dans le sud de la Californie.

2 — Un parhélie, également appelé « faux soleil », « soleil double » ou « chiens du soleil », est un phénomène optique atmosphérique, lié à celui du halo solaire, consistant en l’apparition de deux répliques de l’image du soleil, placées horizontalement de part et d’autre de celui-ci.

magnétique. Je pense que ça a contribué à leur offrir un côté brut et conservé le côté imparfait de leur interprétation. Certaines ont même été enregistrées alors que j’étais enceinte : j’étais fatiguée à l’époque, et plutôt essoufflée ! En revanche, les couches d’instruments que nous avons ajoutées à cette base spontanée ont été très réfléchies. Nous souhaitions que la musique fasse fidèlement écho aux hauts et aux bas émotionnels des paroles, leur dramaturgie : chacun de mes disques est comme un film mental. Chaque ajout était pesé car nous voulions, en effet, que la musique respire.

Cette « poussière américaine » qui offre son titre à votre disque est la gardienne du temps qui passe, n’est-ce pas ? Incarne-t-elle cette intemporalité à laquelle vous aspirez ?

Oui. La poussière tourbillonnante qui s’accrochait aux chariots bâchés de mes ancêtres lorsqu’ils traversaient le Grand Désert américain est la même poussière que mon arrière-arrière-grand-mère balayait devant son porche pendant le Dust Bowl 3 de 1936 en Oklahoma, et c’est la même poussière qui s’engouffre à travers les boiseries de mes fenêtres, apportant les histoires d’une époque lointaine et révolue. Mon grand-père est décédé pendant que j’enregistrais cet album, ce qui m’a amené à relire ses recueils de poésie4. Il est né et a grandi à Tulsa, était avocat spécialisé dans le pétrole, agriculteur le week-end et poète en secret. Il a écrit des poèmes extraordinaires sur la vie de ses parents et grands-parents dans l’Oklahoma. Je pense que mon amour de l’écriture me venait de lui et de sa famille. Il était toujours très réservé lorsqu’il s’agissait de parler de ses poèmes, il trouvait cela un peu ridicule, je suppose. Mais il a néanmoins publié deux recueils, Plenty of Gun et The One Monkey Zoo5. Quand je les ai lus, j’ai ressenti une immense gratitude qu’il m’ait laissé de tels trésors : une fenêtre grand ouverte sur les secrets de son esprit, son point de vue sur sa propre famille et sa voix. Je me retrouvais donc là, dans la poussière du Haut-Désert, où le vent souffle comme je ne l’avais jamais vu souffler, soufflant la poussière jusque dans les fissures de ma maison, traînant des objets sur des kilomètres jusque dans mon jardin, exactement comme mon grand-père le décrivait dans ses poèmes. J’ai ressenti cette profonde synchronicité. Mon disque est imprégné de l’héritage des dust bowls et toutes ces histoires qui ont voyagé, à travers les époques, jusqu’à moi avec le vent. Après avoir terminé l’enregistrement, alors que je travaillais sur la pochette de l’album, je suis tombée chez mes parents sur un livre auquel je n’avais jamais prêté attention. Il s’intitule Across the Plains and Over the Divide6 [À travers les plaines et au-delà des Rocheuses] et a été écrit par mon arrière-arrière-arrière-grand-oncle Randall H Hewitt. Il a été publié en 1906. C’est un journal très détaillé qui décrit la vie sur la piste des chariots entre l’Oklahoma et l’Oregon. Lorsque j’ai commencé à le lire, j’ai été frappée par le thème récurrent de la poussière et de la haine que les gens éprouvaient à son égard lorsqu’ils traversaient le « Grand Désert américain ». Il y a également de superbes passages sur les moussons, les serpents à sonnettes, les arcs-en-ciel, les chansons qu’ils chantaient. Ces choses, intemporelles et immuables, m’ont profondément émue.

3 — Le Dust Bowl est une série de tempêtes de poussière qui ont dévasté les cultures dans les années 1930, notamment en Oklahoma, au Kansas et au Texas.

4 — Voici un extrait de son long poème « Bison », qui évoque la Grande Dépression et les Dust Bowls. La fin a commencé en 1928 / Le blé a atteint 0,50 $, le maïs 0,75 $, le coton 0,05 $ / Les agriculteurs ne pouvaient plus payer leurs dettes / Puis vinrent les saisies immobilières / Les tristes ventes aux enchères / Les enfants maigres au lycée / Les mauvaises chaussures / Hoover n’a pas pu l’arrêter / Roosevelt a essayé / Puis la poussière est arrivée / Elle a noirci le ciel / Elle a recouvert les tables de cuisine / A étouffé le bétail / Recouvert le blé / Ce qu’il en restait / Les agriculteurs ont abandonné / Et se sont dirigés vers l’Ouest / Avec à peine assez d’argent pour payer l’essence jusqu’à Bakersfield.

5 — Ces recueils ont été publiés sous le nom de R. Dobie Langenkamp.

6 — L’ouvrage s’intitule exactement Across the plains and over the divide ; a mule train journey from East to West in 1862, and incidents connected therewith.

Envisagez-vous vos chansons comme autant de traces, de manière de « documenter » votre vie ?

Tout à fait. Je me suis dit, au moment de sortir ce disque, que si jamais je n’avais pas la chance de rencontrer mes petits-enfants, je serais heureuse qu’ils puissent me connaître à travers ma musique et mes poèmes.

Revenons à la poussière. Elle est le signe du temps qui passe mais est aussi quelque chose qui recouvre tout. Il faut l’ôter pour découvrir une vérité cachée. C’est ce que vous cherchez à faire avec vos chansons ?

La musique et la poésie sont les domaines vers lesquels je me tourne toujours pour poser des questions. Je ne peux pas dire que j’obtienne des réponses ou la vérité en retour. Souvent, je me surprends à écouter une de mes chansons sans vraiment savoir de quoi elle parle. En général, elle recueille des souvenirs distincts, que je rassemble en une fiction nouvelle. Quelqu’un l’interprétera en disant qu’elle parle d’une rupture. Si vous écrivez : « Dis-moi pourquoi tu es parti comme ça ? » on suppose que cela doit être lié à un amoureux, mais cela en dit plus long sur l’auditeur que sur l’auteur. Si on épouse une autre perspective, la chanson pourrait parler de votre chien qui s’est enfui. Les deux interprétations sont possibles. C’est l’avantage de l’imprécision, et c’est pour ça que je la cultive : elle ouvre la porte à de nombreuses interprétations – à plusieurs vérités.

La poussière garde la mémoire des lieux, des personnes qui y ont vécu ; en diriez-vous autant du son ? Par exemple, le son du souffle du vent sur les pierres ou dans les arbres est le même qu’il y a des centaines d’années ; y avez-vous déjà pensé ?

Oh, cette idée me plaît beaucoup. J’aime réfléchir à toutes choses intemporelles. La nature, les animaux, les visages et les corps humains, les émotions, les sons, les odeurs. Le lever du soleil. Le vent qui souffle sur le sable. Cela semble si simple, mais en vieillissant, je trouve ces choses de plus en plus réconfortantes et profondes, peut-être parce qu’elles sont l’inchangé quand tout change.

Quels sont les sons du désert que vous aimez et qui, peut-être, vous inspirent ?

La nuit peut être si calme. Je n’avais jamais rien vécu de tel auparavant. La seule façon dont je peux décrire cela, c’est que j’ai le sentiment que la nuit est un être à part entière, qui vous entoure et vous écoute. Dans ce vide silencieux, le moindre bruit qui émerge attire votre attention de manière viscérale. Un coup de feu, un chien qui aboie, une voiture qui démarre. Il n’est pas difficile d’imaginer toute une histoire à partir de ces trois sons.

Le désert o ù vous avez écrit vos chansons et o ù vous en situez souvent l’action est le lieu emblématique du Rêve américain. Qu’en est-il, aujourd’hui, de ce Rêve ?

C’est une autre manière d’interpréter le titre du disque, American Dust, car j’ai l’impression que tout ce qui reste du rêve américain, c’est de la poussière. On ne peut plus, aujourd’hui en Amérique, subvenir aux besoins d’une famille avec un seul salaire, un salaire de classe moyenne ; cet espoir est révolu. Mes grands-parents, mes parents ont goûté ce rêve. Ils ont élevé plusieurs enfants avec un seul salaire, ils étaient propriétaires de leur maison, achetaient une voiture neuve, partaient en vacances. Je ne sais pas si je pourrai un jour acheter une maison. L’idée de partir en vacances est inconcevable. Comme la plupart des Américains de mon âge, je vis au mois le mois, à deux doigts de la panique financière : un accident, une grosse facture médicale, une panne de voiture suffiraient. On est bien loin du rêve…

Les chansons parlent de destins de femmes, notamment des femmes au foyer qui ont vécu dans la solitude. Qu’est-ce qui vous a inspiré ce thème ?

Il y a quelque chose de très radical dans la vie domestique. Tant de femmes vivent toute leur vie derrière des portes closes, complètement dans l’ombre. Ce sont des vies faites de sacrifices, de dévouement et d’amour. Je voulais rendre hommage à cela : à la poésie dans le quotidien, au désir dans la monotonie. À la façon dont l’amour parvient à survivre à l’ennui, à la poussière et au temps. Avec le recul, je me rends compte que toutes les chansons que j’ai incluses dans cet album parlent de femmes qui aspirent à quelque chose d’une manière ou d’une autre. Je ne peux expliquer ce choix qu’en constatant que c’était probablement ce que je ressentais à l’époque. J’ai passé beaucoup de temps à regarder par la fenêtre et à rêver. J’étais une toute jeune maman et je me confrontais à la vie domestique d’une nouvelle manière, me sentant à la fois complètement épuisée et merveilleusement euphorique à certains moments de la journée. J’ai pris conscience de la complexité du sacrifice, j’ai réenvisagé l’amour. Je pense que ce que font les mères est incroyablement mystique ; nous donnons parfois l’impression que c’est facile, si bien que le monde a tendance à nous ignorer complètement. Élever des enfants oblige de nombreuses femmes à renoncer à leurs rêves. La création de cet album était peut-être la seule chose qui m’empêchait de me sentir invisible, et qui me permettait de garder un pied dans le monde extérieur lorsque j’avais l’impression que la solitude et le sacrifice pour ma famille pouvaient me consumer.

— AMERICAN DUST, Eve Adams, Basin Rock

Earth Tones

Before the airport was built

Grandma, Mother

Aunt Liz and Uncle Jack lived right under the runway

R-911

About 150 yards from the end

Even today

Between flights

You can lay flat on the concrete

And put your ear to a crack And hear them

Do it in the summer

The concrete is warm And feels good

Listen carefully

You can hear Grandma

Complaining about the worthless warrants

She received from the school board

She was mad most of the time

Like a widowed schoolteacher

With three children, one cow and a dozen scrawny chickens

In the depression had a right to be.

Shhh - that’s Mother beating eggs for a big cake

And singing

That’s the sound of the milk ringing in the pail

Uncle Jack is milking

“Old Pod” the jersey cow

Hear that screen door

That’s Momma slipping out late

To meet up with Dad

Out behind the giant pecan tree

That laughter is Liz and Momma

Talking about the funny little guy with jodhpurs

And a pince-nez

Who came out from town to court Grandma.

Did you hear that gunshot?

That’s Uncle Jack shooting their dog in the head

Out behind the chicken house

Brandy got too old to walk good Grandma sent Jack out

With the rifle and one bullet

He was 8

Well, a 727 is coming in

We need to get moving.

When we come back maybe we’ll be able to hear the  Flutist playing at my parents wedding under that pecan tree

Sons de la Terre

Par R. Dobie Langenkamp

Avant que l’aéroport ne soit construit, Grand-mère, Maman, Tante Liz et Oncle Jack vivaient juste là, sous la piste R-911, À environ 150 mètres du bout.

Même aujourd’hui, Entre deux avions, On peut s’allonger à plat ventre sur le béton, Coller l’oreille contre une fissure Et les entendre.

Faites-le en été — Le béton est chaud, Il fait du bien.

Écoutez bien…

C’est Grand-mère

Qui râle à propos de ces bouts de papier sans valeur

Que l’administration scolaire osait appeler salaire.

Elle était fâchée presque tout le temps

Comme une institutrice veuve

Avec trois enfants, une vache, et une douzaine de poules efflanquées

Avait bien le droit de l’être, Pendant la Dépression.

Chut — c’est Maman qui bat les œufs pour un gros gâteau, Et elle chante.

C’est le lait

Qui résonne dans le seau.

Oncle Jack est en train de traire

« Old Pod », la vache jersey.

Vous entendez la porte à moustiquaire ?

C’est Maman qui sort en douce, tard le soir,

Pour retrouver Papa

Derrière le grand pacanier.

Ce rire,

C’est Liz et Maman

Qui rigolent du petit bonhomme en culottes de cheval

Et avec un pince-nez

Venu de la ville pour courtiser Grand-mère.

Vous avez entendu ce coup de feu ?

C’est Oncle Jack

Qui tue leur chien d’une balle dans la tête

Derrière le poulailler.

Brandy était trop vieux pour marcher droit.

Grand-mère a envoyé Jack Avec le fusil et une seule balle.

Il avait huit ans.

Bon, un 727 approche.

On doit bouger.

Quand on reviendra, peut-être qu’on pourra entendre

Le flûtiste qui jouait au mariage de mes parents, sous ce même pacanier.

LE SENS ET LE SON

CONVERSATION ENTRE DEUX CLICS

AVEC AUDE JUNCKER ET MARCELLO GIULIANI.

Figure évanescente des nuits parisiennes se sentant elle-même « très terre à terre », poétesse ès mannequin 1 à la voix flûtée – comme si vibrait encore en elle quelque accent du spleen baudelairien plaqué sur la folk souterraine d’une Karen Dalton de la Rive droite – Aude Juncker arbore toujours au front la brune frange des années soixante. En (bonne) compagnie du bassiste Marcello Giuliani, elle a récemment fait paraître chez Kwaidan Records une série de cinq chansons vaporeuses : L’infaillible. Sous une pluie fine, tout aussi vaporeuse, je me suis donc rendu la semaine dernière rue Beaurepaire, pour la photographier dans le salon studio de « Cello », qui aura vu et permis la naissance de ces morceaux, après une dizaine d’années de gestation.

Nicolas Comment  : Marcello, comment définirais-tu la voix d’Aude ?

Marcello Giuliani  : Je ne poserais pas la question en ces termes… Mais sa voix me touchait, ses chansons me touchaient. Et surtout, Aude a amené des démos qu’elle définissait comme pas très abouties, avec peu d’éléments, mais pour un gars comme moi cela laisse plein de choses à penser. Car si tu viens avec des démos où il y a déjà des batteries, des guitares, le truc est un peu fermé. Là, c’était très ouvert…

Aude Juncker : On a retravaillé les chansons, il y a même eu co-composition. Marcello m’a aussi aidée sur le texte parfois. Le refrain de Corps épine était différent. Il m’a dit : « C’est peut-être un peu long… » Et j’ai répondu : « D’accord, je vais le retravailler tranquillement, plus tard. » Mais il a insisté : « Mais non, travaille-le là ! » J’ai dit que je ne

1 — Aude Juncker a notamment posé devant l’objectif du regretté Olivier Metzger, en couverture du magazine Polystyles, un des ancêtres de Novo, en 2005.

pouvais pas le faire, là, tout de suite, maintenant… Et il a ajouté : « Mais si tu peux ! »

N. C. : Tes textes sont des formes-poèmes à la base ?

A. J. : Non, ce sont des chansons, je fais la part entre poésie et chansons. C’est parce que je fais de la poésie par ailleurs que je n’en mets pas dans mes chansons. Cela me permet d’avoir un espace distinct pour chaque chose.

N. C. : Peut-on caractériser ce disque de « folk » ? Je dirais même : un folk tinté d’italianneries… Avec la présence des mandolines, etc.

A. J. : Oui, folk.

M. G. : J’aime beaucoup l’acoustique. Disons la musique jouée avec une vraie batterie, des guitares (même électriques), du Wurlitzer, etc. La mandoline se perd dans la nuit des temps, mais est associée à Naples et l’Italie. Et il y a aussi cette chose venue des orchestres des pays de l’Est, réalisée avec plein de mandolines, de balalaïka qui rejoue des pièces classiques avec des petits coups de médiators répétitifs très, très rapides…

N. C. : L’ostinato ?

M. G.  : Oui, et comme je ne dispose pas d’orchestre à cordes et que je me refuse à mettre du synthé, je fais avec une superbe vieille mandoline que je possède.

N. C . : Votre musique mêle donc les origines italiennes de Marcello avec un soupçon d’Est, pour revenir aux origines strasbourgeoises d’Aude…

A. J. : Oui… Je suis Lorraine et Alsacienne… Mais cela reste surtout des chansons. Qui sont comme de vieilles chansons des années 60, pour moi.

N. C. : Dans tes paroles, il y a une sorte de flou, de sfumato. As-tu conscience de leur abstraction ? J’ai lu les textes que tu m’as envoyés et me suis rendu compte que parfois j’entendais autre chose. Par exemple, j’entendais : « C’est pas de l’art, c’est mon amour. »

Texte et photos par Nicolas Comment

A. J. : « C’est pas de l’or, c’est non amour ! »

M. G. : Et moi je comprenais : « C’est pas de l’or, c’est Mon amour ! »  C’est ça la poésie…

N. C. : C’est ce que je nomme « flou »…

A. J.  : C’est peut-être juste un problème d’articulation…

M. G. : Je rebondis. Si tu demandes à des Anglais s’ils comprennent les textes de, par exemple, Radiohead, la moitié répond non… Et ce n’est pas un problème pour les Anglo-Saxons. Les voix sont mixées beaucoup plus en « dedans ». Alors qu’en France, le texte est primordial.

N. C.  : « L’absence de sens dans la musique populaire est sacrée », disait Dylan à propos des vieilles chansons populaires qui sont comme des palimpsestes à force d’être reprises, remodifiées, réécrites, etc. Je trouve que c’est très bien qu’on puisse « rêver » les chansons d’Aude en les écoutant…

A. J.  : Pourtant, pour moi, le sens est hyper précis !

M. G. : Je pense comme toi, Nicolas. Aude pense avoir écrit quelque chose de très précis, mais – et c’est aussi ce qui me plait ! – je ne comprends pas tout.

A. J . : En fait, il y a beaucoup de pudeur. Soit par rapport à moi, soit vis-à-vis des autres. Les chansons parlent de gens que j’aime ou bien que je n’aime pas. Mais que j’ai envie de protéger : je n’ai pas envie qu’ils se sentent visés, qu’ils sachent que je parle d’eux… Donc il y a de la pudeur…

N. C. : Tu as estompé tes textes ?

A. J. : Avant, c’était encore pire. Et Marc Collin [ directeur de Kwaidan Records et membre fondateur de Nouvelle Vague] m’a justement aidée là-dessus. J’arrivais avec mes textes et l’intention que les gens captent ce que je voulais dire… Et Marc me disait : « Tout dépend de ce que tu veux, mais si tu veux qu’on te comprenne, alors sache que moi je ne comprends rien… » J’ai donc retravaillé. Il y a dix ans, j’étais encore plus éthérée… Je n’osais pas dire les choses.

N. C. : Combien de temps a duré l’écriture de ces chansons ?

A. J. : Dix ans ! Cela s’est étalé sur dix ans…

N. C. : Et la rencontre avec Marcello ?

M. G. : C’était au café à côté, chez Prune.

A. J. : C’était drôle, parce que je partais dans des explications un peu théoriques et Cello a dit : « On s’en fout. Ce qui compte c’est ce qu’on va faire ! »  Il m’a coupé net dans mon truc [rire] !

N. C. : Il faut dire que Aude est assez rêveuse…

A. J. : Mais pas du tout ! Pourquoi tu dis ça ?!

M. G. : Pareil ! Je lui ai déjà dit deux trois fois et elle aime pas ça ! Elle se sent comme quelqu’un de très terre-à-terre. Et effectivement elle a tort et raison, quand tu la connais bien…

A. J. : Je n’ai pas tort et raison. J’ai raison : je suis très terre-à-terre !

M. G. : Non, Aude. C’est toi par rapport à toi… C’est comme tes paroles : parfois, tu peux écrire un truc que tu es la seule à comprendre… Moi, je trouve cela super. Si on ose te dire que tu es dans les nuages, tu le prends mal, mais c’est ça qui donne tout son charme !

A. J. : Je ne le prends pas comme une critique… Mais c’est énergétique. C’est ma voix, ma façon de parler, je pense. Mais ce sont des apparences, en fait. Ce n’est pas le réel. C’est l’apparence.

N. C. : En tout cas, quand on entend tes chansons, on te retrouve. En les écoutant, je me suis dit que Marcello avait su respecter ton « spirit ».

M. G. : Oui, respecter le timbre d’une voix. J’aime qu’on entende la personne qui chante. Avec tous les plug-ins, les synthés sur les ordis : il n’y a plus d’air, plus une place de libre… Là, il y a de l’espace ; un critique a même parlé de « musique éthérée ».

Aude Juncker, rue Beaurepaire, Paris © Nicolas Comment, 2025

En fait, chaque chose que je rajoute quand je fais de la musique, c’est presque une défaite. Quand je travaille sur un arrangement, je me dis « hum… estce qu’on pourrait faire un peu moins ? »

A. J. : Il m’a donné confiance. En me demandant de simplement chanter. Sans minauder, sans ajouter de fausse émotion.

M. G. : Je n’aime pas les chanteuses qui minaudent. Les paroles en disent bien assez. « L’oubli », par exemple : « Bien trop longtemps quand je vais en avant je marche en arrière… » C’est comme pour les tableaux. J’aime bien les choses qui me laissent le choix. Je viens d’un milieu ouvrier, je ne comprenais pas la peinture contemporaine, je ne voyais pas où ça voulait en venir. Mais quand tu as la force, l’équilibre. Tu vois ce que tu veux. Est-ce que tu as cette émotion, ou pas ?! Même dans les paroles, cela te laisse le choix de penser ce que tu as envie de penser.

N. C. : Je connais Aude depuis assez longtemps… Il a des années que Marc Collin suivait Aude, mais il ne faisait pas le pas de « produire » ses chansons.

M. G.  : C’est la chanson « Corps épine » qui a tout déclenché. Et je sais pourquoi : en fait je suis un grand fan de Ravel et j’ai découvert que Marc Collin également.

A. J. : Satie est son préféré…

M. G. : Marc aime beaucoup la musique française de cette époque-là… Et j’aime beaucoup utiliser les harmonies de cette époque-là également. Je sais où elles sont, je sais où je les ai mises chez Aude, dans les arrangements…

N. C.  : « Corps épine » passe-t-elle un peu en radio ?

A. J. : Oui, « Corps épine » passe sur quelques radios Campus, et ma chanson « L’Infaillible » est un peu diffusée sur FIP.

M. G. : J’écoutais tout à l’heure une émission en podcast. En fait, tous ces gros tubes radiophoniques américains genre Taylor Swift, je sais plus quoi, c’est quinze mecs, toujours les mêmes, qui font les mêmes trucs, les mêmes refrains, les mêmes mix, les mêmes paroles… C’est une espèce d’industrie… Et bientôt cette industrie va partir dans l’IA… De toute façon ce sont toujours les mêmes chansons, c’est une recette, calculée… Nous, on est pas làdedans. Et quand je dis « nous », c’est vraiment nous tous : toi, moi, Aude, etc. Nous, on fait autre chose. C’est moins propre, il y a des erreurs… Nous sommes des artisans avec des petites mandolines, on gratte des allumettes pour faire un son qu’on enregistre et qu’on mixe nous-mêmes dans un ordinateur parce qu’on a aucun moyen…

Cet artisanat s’entend, et il fait du bien à nos oreilles dans le brouhaha actuel. Car si les chansons d’Aude Juncker semblent si fragiles, c’est aussi parce qu’elles sont infaillibles. Le roseau plie, mais ne rompt pas ; il est comme la langue : le poisson rouge dans le bocal d’une voix 2 … Sans douter une seule seconde, mais en humbles troubadours3, Aude et Marcello auront su distiller dans leurs chansons le parfum vaporeux de ce qu’il convient de nommer poésie : « Une hésitation prolongée entre le sens et le son » comme l’écrivait si justement, le bon maître, Paul Valéry.

— L’INFAILLIBLE,

Aude Juncker, Kwaidan Records

2 — Fusée-signal, Guillaume Apollinaire (1917)

3 — Georges Brassens

Marcello Giuliani, chez lui à Paris © Nicolas Comment, 2025

THE FUCKING EUROCKS

DEUX CLICHÉS. DEUX GROUPES. STYLISTIQUEMENT ET MUSICALEMENT

TRÈS DIFFÉRENTES,

LES DEUX FORMATIONS SONT LES RÉVÉLATIONS

DE LA 35e ÉDITION DES EUROCKÉENNES DE BELFORT 2025.

THE MOLOTOVS

Le trio londonien, remarqué pour ses concerts sauvages dans les rues de la capitale anglaise, s’est fait connaitre sur les réseaux sociaux. Le chanteur et guitariste Mathew Cartlidge n’a que 16 ans, soit deux années de moins qu’Issey, sa sœur bassiste, cela ne l’empêche pas de connaitre ses classiques et les sapes version Carnaby Street 1967 sur le bout de son manche de guitare Rickenbacker. Musicalement, The Molotovs n’ont rien inventé, mais offrent une version actualisée des groupes mods 60s (The Who, The Kinks ou les Small Faces), dotée de fulgurances punk rock 1977 (Clash,

Generation X) ou revival mods 80s (The Jam, The Lambrettas). Coté fringues, on frôle la perfection copiste avec les pantalons Sta-Prest et Badgers aux pieds pour lui, robe Emma Peel et cuissardes pour elle. À leurs dépens, The Molotovs incarnent une tradition anglaise quelque peu désuète, mais sans doute moins anxiogène que le futur qui les attend.

FCUKERS

Un maxi EP sur le prestigieux label anglais Ninja Tune. C’est ce qu’il aura fallu aux Fcukers pour attirer à leurs concerts des célébrités comme Julian Casablancas (The Strokes), James Murphy (LCD Soundsystem) ou Beck. La chanteuse sucrée Shannon Wise et son acolyte Jackson Walker Lewis, producteur-bassiste au bob vissé sur la tête, revisitent la house et le discopunk avec une fièvre acide digne des clubs moites de Downtown New York. Les sons des années 90 et 2000 y sont célébrés dans un hédonisme qui n’est pas sans rappeler la vague Madchester où se télescopaient le rock psyché et le groove big beat. Accoutrés de pantalons baggy, de hoodies Stüssy, de t-shirts amples et de baskets aux trois bandes, le duo se transforme en quatuor sur scène pour mieux célébrer les rythmiques et breaks hallucinées, pour le plaisir coupable des raveurs et autres rockclubbers qui n’en demandaient pas tant.

www.eurockeennes.fr

AFTER DARK

OUTRE UN HOMMAGE AU KING, LA PHOTO FUT PRISE LE

JOUR ANNIVERSAIRE DU CONCERT DES CRAMPS

Le calendrier s’était bien débrouillé. Rencontrer Sandy et Nico le 16 août, le jour de la mort du King, le destin avait parlé. Ce papier m’était obligé. Devant un Tiki, une nappe panthère, des assiettes et la robe panthère de Sandy, Elvis trône en costard blanc, grandeur nature. Pas si grand finalement. Après deux apéros, devant un burger frites d’une rare délicatesse, la verve du couple ouvre l’histoire d’After Dark. Chez eux, visiblement, tout est affaire de cœur et de générosité. Penchée, les bras sur la table avec sa voix de pinçon innocent, Sandy laisse Nico finir ses propos. « Tout commence quand ma mère m’offre un disque de Claude François qui gondole pour mes six ans. Le stock de Cloclo étant épuisé au rayon disque de Télé-Robot, elle choisit un vinyle d’Elvis en remplacement. Le choc, la révélation. »

La frange de Betty Page de la présidente et la mèche de James Dean de son compagnon s’égayent dans la brise rafraîchissante de ce samedi caniculaire. Quelques chiffres s’imposent, suggère Nico, qui a rejoint l’asso en 2009, profitant du même coup pour ouvrir la programmation au punk : « La

CETTE PITTORESQUE

passion s’exprime, parfois, aussi par les chiffres : 44 concerts des Cramps et 30 périples aux Etats-Unis à l’actif de Sandy ainsi que 150 groupes en 25 ans d’existence d’After Dark. »

Suite à un concert des Cramps en 93, là où les échanges de lettres, d’une robe panthère, de bouteilles et de lettres passionnées commencèrent avec Lux et Poison Ivy, l’idée d’une association colmarienne devint évidente après quelques soirées privées. Pour faire jouer qui ? Ben les Cramps pardi, en 2003 à la demande du groupe sous le nom de Creature From the Black Leather Lagoon, probablement pour éviter l’émeute lors d’un concert hors tournée officielle… Suivront les légendaires Comets, Slim Jim Phantom, les Trashmen ou encore Marky Ramone (le batteur) ainsi que Guitar Wolf, A-Bones et leurs chers Peacocks qu’on retrouvera le 31 octobre pour une nouvelle Halloween Party.

En tablant sur une moyenne de quatre concerts par an, soutenue, si on peut dire, par des subventions symboliques, on ne compte plus, on ne

pleurniche pas et on ponctionne plus ses économies pour combler les déficits et faire perdurer la passion. Le propos de l’asso, à l’époque, était de réunir les trois frontières dans une même vision du rock’n’roll. Du rockab’ au psycho au punk, la famille Billy est celle d’After Dark, officiellement depuis 2001. En n’oubliant jamais de convier le garage fougueux de Dick Dale and son (Jimmy) pour la surf music, leur dernier concert frétillant en date. Un de ces rassemblements pittoresques où chemises à fleurs et Vans le disputent une fois encore aux bananes, favoris, Creepers et jeans retroussés, toujours la main sur un larfeuille à chaîne. Un aréopage de gueules véhiculé parfois en hot road, Cadillac et pick-up Buick d’époque, exposés lors des concerts en plein air du Grillen, tous animés d’un huit-cylindres Ford à faire vomir Sandrine Rousseau.

C’est aussi toute une scène colmarienne, une ribambelle de furieux locaux qui hurlèrent leur fougue punk garage ou 60s dans le sillon tracé par Sandy et Fil au début des années 2000 : Les Too Bad You’re Gonna Die, les Space Pigs, les Wild Mammoths, et les 3 Zomics… Dont quelques membres constituent encore le noyau dur de l’association aujourd’hui : Buddy et Nico tiennent la caisse et monnaient les billets et affiches faits maison, Fil sert les knacks, Hollyfood la soupe au potiron faite maison, quand David et Laurent tirent des bières à petit prix, la politique de la maison. Une histoire d’amitié indéfectible.

2024 s’était terminé dans un bordel furieux avec un concert d’une fougue inattendue des punks australiens de Private Function. Célébration du King encore pour commencer l’année, alors qu’Elvis aurait fêté ses 90 ans, l’association projeta le 18 janvier dernier le documentaire That’s the Way It Is, retraçant son concert mythique de 70 à Vegas. Et c’est en juin que Jimmy Dale, le fils de Dick, est venu soulever le dance floor du Grillen d’une houle cyclonique en surf music. Mais rien n’arrête After Dark aux poches vides. Il convie tous les Frankensteins, zombies, vampires et gueules fendues des trois frontières le 31 octobre prochain pour leur prochaine Halloween Party.

On finira cette adorable rencontre par un banana and peanut butter sandwich , le dessert fétiche du King. Une attention en gentillesse et détails portée à tous les groupes reçus à Colmar, qui se souviennent des bouteilles de blanc d’Alsace, posters et stickers vintages trônant dans leur chambre d’hôtel. Comme je me souviendrai de ce déjeuner de quatre heures laissant juste le temps à Sandy de préparer un gâteau pour un autre dîner hommage au King entre amis. J’hésite maintenant entre un déguisement de koala et de monstre lacustre pour mon déguisement du 31.

— HALLOWEEN PARTY, soirée le 31 octobre au Grillen de Colmar grillen.colmar.fr www.instagram.com/after_dark_colmar_rocknroll

MÉTÉO À LA LIMITE

MUSIQUES

Paradoxal. Ce mot revient régulièrement dans les chroniques qu’on peut écrire sur les concerts des récentes éditions du festival Météo. En le lustrant, le polissant et lui dorant les entournures. C’est joli, un paradoxe maîtrisé comme un Tom Pidcock maîtrise les virages de la descente de l’Alpe d’Huez. C’est rapide, casse-gueule et férocement jouissif. Ainsi en va-t-il des concerts, à Météo. Avec ceci en plus. Le paradoxe qui lit l’œil à l’oreille. C’est une série d’audaces sonores qu’il convient de voir pour en apprécier la puissance totale. Et ce n’est pas faire acte de validisme, tant l’offre de la médiation est abondante aujourd’hui. Non, c’est rendre hommage au travail fabuleux des musicien·nes invité·es pour le raout du mois d’août à Mulhouse. Exemple très classe avec le solo de cello de Paula Sanchez, surfeuse de limites. Lineup étrange : un violoncelle et une large feuille de cellophane, paradoxal. Le bois et le pétrole, l’ancien et l’industriel, le riche et le pauvre. Etc.

C’est dérangeant, certes un peu. L’asphyxie, c’est cool, disait feu David Carradine, avant de perdre le contrôle again. Rien de tel, tout est plus sournois et délicat chez l’artiste portugaise. Il faudrait compiler l’imaginaire lié au cellophane pour chacun·e d’entre nous. Emballage consommateur, septième continent plastique, étouffement sensuel ou psychopathe. Ici, la feuille de plastique, ultrarésistance, pénible obstacle, altère et étouffe autant qu’elle génère d’hypothèses : continuum sonore, distorsion naturelle, manipulation à vue ou encore vision plastique. On est dans mais on se tient heureusement loin de la performance facile, et tout proche de l’impro de combat. Faire musique sur l’instant avec un élément exogène. De la musique faite de grincements, de tensions et de motifs rapides. Paula Sanchez resserre son solo comme un ristretto italien. Sa musique physique, radicale, est prompte à décocher ses flèches contre l’académie comme à offrir à qui voudra de puissantes petites épiphanies sonores. Alors l’imaginaire peut flotter sans cesse : bruits marins, saccades de vents, robe de mariée bien involontaire. Tendu sur le fil qui sépare musique expérimentale, improvisation et body-performance, ce solo de cello versus cello(phane) extériorise la psyché musicale de Paula Sanchez. C’est dense, grinçant, noir profond et profondément vulnérable. Mais, malgré cela, le concert a une force libératoire. L’espace sonore joue parfaitement avec les dynamiques de volumes, s’amuse d’une matière contre nature et de l’harmonie musicale qui en découle. Et ceci, il faut le voir. Dans son urgence, comme dans sa durée. « Jouer en live est une partie importante de mon travail, et ce que j’aime dans cela, c’est que lorsque l’on joue de la musique improvisée, des choses radicales et merveilleuses se produisent, lorsque tout à coup nous sommes touchés par le son et que nous partageons une expérience sonore commune. »* Expérience éprouvée par tous · tes, présent · e · s dans le hall de la Kunsthalle. « Il y a certaines idées fondamentales dans mon travail qui sont liées à l’utilisation de mon corps comme une sorte de guide et de filtre pour produire des sons, et au fait de me détacher de mes intentions de contrôle et de m’abandonner à ce qu’est le son. »* Reste à prendre œil et gorge avec cet abandon splendide.

* extraits d’un entretien accordé au site web icareifyoulisten.com

Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Alicia Gardes

FLOW ET FLEUVES

The Ocean Within Us  : « L’océan qui se trouve en nous. » Cette métaphore d’une rencontre entre l’infini et l’intime donne son nom à la nouvelle production Jazzdor qui est née à Berlin en juin dernier autour du contrebassiste Pascal Niggenkemper, rassemblant Gerald Cleaver à la batterie, Sakina Abdou au saxophone et Liz Kosack aux claviers. « L’océan, c’est la plus grande part de nous-mêmes », confie Pascal Niggenkemper. Pour trouver le flow et le groove propres à The Ocean Within Us , il dit s’être inspiré de l’océan, mais aussi des fleuves qu’il a connus en traçant son sillon dans la musique à travers le monde, comme le Mississippi ou le Rhin. Dans le cadre de sa résidence franco-allemande au cœur de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau portée par la Scène des musiques actuelles en 2024 et 2025, Pascal Niggenkemper a pu partager sa passion pour le jazz au sein du centre culturel de l’Elsau à Strasbourg, ainsi qu’en échangeant avec un big band composé de jeunes élèves à Offenburg. Au cours de ses virées transfrontalières, il aura eu plusieurs fois l’occasion de contempler le fleuve qui passe entre Kehl et Strasbourg, fleuve qui donne, chaque fois qu’on le franchit, un inexplicable sentiment d’élargissement. Les fleuves, comme la musique, sont des forces secrètes qui circulent entre nous et nous relient. Elles sont sans cesse en fuite, n’appartiennent à personne, appartiennent à tout le monde.

Ce concert qui aura lieu à la Cité de la musique et de la danse de Strasbourg sera l’un des moments forts de cette quarantième édition de Jazzdor, dont la programmation est signée par l’ancien directeur Philippe Ochem, qui vient par ailleurs de passer le relais à Vincent Bessières, dirigeant la scène de musiques actuelles jazz à vocation internationale. La formation qui s’est réunie pour créer The Ocean Within Us a opéré un mélange bouillonnant d’influences. Pascal Niggenkemper est passé par la

scène new-yorkaise, s’abreuvant notamment à la philosophie cosmique du compositeur Sun Ra. Gerald Cleaver est originaire de Detroit : il n’est pas surprenant qu’il se soit nourri autant de jazz que de techno. Liz Kosack, claviériste berlinoise aux multiples masques, est également branchée sur les ondes de la musique électronique. Quant à Sakina Abdou, saxophoniste lilloise, elle puise son énergie à la fois dans le free jazz et dans la musique minimaliste répétitive. Il s’agissait d’accorder les « courants de différents fleuves », note encore Pascal Niggenkemper. Il est probable que ce cocktail nous donne envie de danser. Danser dans le flow de la musique jazz, c’est comme nager dans le flux d’un vaste fleuve (ce qu’on ne peut pas faire dans le Rhin à Strasbourg, mais qu’on peut faire à Bâle) : subitement le corps se libère, s’allège, retrouve son élément mystérieux dont il se dit qu’il le quitte trop souvent dans la vie ordinaire. Danser, ce serait une belle manière de fêter les 40 ans de Jazzdor.

— THE OCEAN WITHIN US, concert le 8 novembre à la Cité de la musique et de la danse de Strasbourg, dans le cadre du festival Jazzdor jazzdor.com

Grandeur nature

C’est sous le signe de l’amitié qu’Hubert Charuel et Claude Le Pape capturent de grands rêves pris dans les tourments de la dure réalité, et que le festival Entrevues célèbre son quarantième anniversaire.

MÉTÉORS

Par Öykü Sofuoğlu

Porté par Paul Kircher, Idir Azougli et Salif Cissé, le film esquisse les trajectoires progressivement divergentes de deux jeunes amis, Mika et Daniel, qui rêvent grand, mais se retrouvent pris dans la réalité sociale et économique de leurs existences. Nous avons rencontré Charuel et Le Pape à la suite de leur première cannoise.

Après votre premier long métrage Petit Paysan, qui se concentrait sur le monde rural, vous avez presque complètement changé d’univers et de registre avec Météors. Qu’est-ce qui vous a conduit vers cette nouvelle direction ?

Hubert Charuel  : Nous n’avons pas changé d’univers ; géographiquement, on s’est seulement déplacés de 25 kilomètres, depuis la ferme. Mais c’est vrai qu’on a eu besoin de s’éloigner du monde rural dans lequel j’ai grandi. Je me souviens qu’on m’avait dit : « Ne fais pas ce qu’on attend de toi » – surtout pour le deuxième film. Après Petit Paysan , j’avais quand même envie de retourner à Saint-Dizier, de parler de ce territoire. S’il y a un point commun entre Météors et Petit Paysan, c’est le travail sur la forme, et sur la manière dont on allait emprunter à différents genres pour créer une histoire.

Météors emprunte à des genres cinématographiques assez variés. Lorsque Daniel et Mika ‒ les jeunes personnages principaux – commencent à travailler dans un site de stockage de déchets nucléaires, l’imagerie devient particulièrement frappante, presque digne d’un film de science-fiction. D’où vient cette vision presque dystopique ?

H. C. : J’ai toujours grandi au milieu des poubelles nucléaires, comme les personnages. C’est seulement plusieurs années après, quand j’ai quitté cet endroit, que je me suis rendu compte de mon propre déni. Quand on sort de l’habitude, une forme d’absurdité nous apparaît. C’est à ce moment-là que ces sites ont commencé à m’intéresser. Je suis allée les visiter – ces grands blocs de béton, le site de Bure. Il y a en effet un côté science-fiction, parce qu’on anticipe l’effet. Le site est toujours en construction. Là, je parle de la dernière partie du film. Sinon, les autres poubelles nucléaires – ces grands cubes – existent depuis les années 90.

Avez-vous rencontré des difficultés lors du tournage dans ces lieux ?

H. C. : Nous savions très bien que nous ne pourrions pas tourner là-bas. L’industrie des déchets nucléaires est si puissante qu’elle n’a pas envie qu’on parle d’elle. Nous n’avons pas dit que le film allait aborder ce sujet. On avait même peur que cela puisse bloquer le financement du film. Donc, on l’a fait discrètement. On avait pensé que les silos céréaliers pourraient y ressembler –mais pas du tout. Donc, on a tout recréé : ce sont quatre centimètres de polystyrène, peints couleur béton, posés sur une vieille piste d’atterrissage, à côté de Reims. Il y avait aussi un fond vert, puis les effets VFX.

Claude Le Pape : On ne voulait pas que l’effet soit trop numérique. On peut accepter de voir du numérique dans certains films, mais Météors avait quand même tout un travail sur la matière. Donc, le choix qui a été fait, c’était la duplication. Parce que c’est ça qui permet de rendre l’image plus crédible. Ils sont quand même devant quelque chose, on voit que la lumière tape sur eux.

À propos des soutiens régionaux, le fait que le Grand Est soit présenté comme « la poubelle de la France » a-t-il posé problème lors de l’écriture du scénario, notamment en ce qui concerne le financement ?

C. L. P. : Effectivement, on s’est posé la question : est-ce que la région Grand Est va accepter ce qu’on dit d’elle ? Mais en même temps, pour moi, ce n’est pas eux qui sont dévalorisés là-dedans. C’est clair que la France la considère comme une poubelle. Donc ce n’est pas à eux d’avoir honte de cette réalité.

H. C. : Mais l’humanité des personnages y joue un rôle important. Ça a toujours été notre axe : dire que, certes, cette ville a des difficultés – c’est une ville blessée, qui survit… et qui vit aujourd’hui, mais d’une vie étrange. C’est-à-dire une vie sous la profusion économique des poubelles nucléaires. C’est comme si on avait été rattrapés par notre

propre histoire, celle qu’on avait écrite. Moi, j’ai quitté une ville déserte à 18 ans. Quand je suis revenu pour tourner, les gens me disaient : « Vous êtes quand même un peu dur avec le portrait de la ville. » Même moi, au bout de deux semaines, j’observais qu’ils avaient rénové des commerces. Mais à un moment, j’ai fini par remarquer que, sur toutes les devantures des commerces rénovés, il y avait un petit panneau : « Soutenu économiquement par le laboratoire Bure-Saudron » – donc, de l’argent des poubelles nucléaires. Il y a certes des paradoxes. Par exemple, les Halles du centre-ville ont été rénovées, elles sont magnifiques, avec de beaux commerces à l’intérieur. Mais il n’y a pas de clients, parce que les clients n’en ont plus les moyens.

Quand Mika arrête l’alcool et la drogue, il entre dans une phase de grande frustration, face à la réalité du monde et à sa difficulté à agir. Comment comprenez-vous cette tension intérieure ?

H. C. : Mika n’est pas quelqu’un de dépendant, contrairement à Daniel, et effectivement, cela l’amène à voir les choses autrement. Une forme de solitude en jaillit, qui crée une distance et écarte Daniel pendant un certain temps. Il y a une scène dans le film où Mika demande au responsable du site : « Je cherche quelqu’un qui peut m’expliquer ce qu’on fait. » Comme je le disais tout à l’heure à propos des déchets nucléaires : dès qu’on prend un peu de distance, tout devient incompréhensible, voire insupportable.

Pensez-vous que le film lui-même est traversé, voire hanté par cette frustration ?

C. L. P  : Le sentiment le plus fort au cœur du projet, c’était l’impuissance – l’impuissance de Mika vis-à-vis de Daniel, mais aussi, dans un sens plus large, une impuissance pragmatique. On leur conseille de se prendre en main, mais en réalité, il y a très peu de choses qu’ils peuvent réellement changer. Quand Mika dit : « Je cherche des solutions, mais il n’y en a pas », je pense que le film, d’une certaine manière, le dit aussi. Il y a effectivement une énergie qui mène vers une forme de désillusion.

— MÉTÉORS,

Hubert Charuel, Claude Le Pape, sortie prévue le 8 octobre 2025

L’AMITIÉ, HAUT ET FORT

AU MOMENT DE SOUFFLER SES

QUARANTE BOUGIES, LE FESTIVAL

INTERNATIONAL DU FILM DE BELFORT, ENTREVUES, PREND DE LA HAUTEUR AVEC LES FRÈRES LARRIEU ET NOUS CONVIE À UNE TRAVERSÉE CINÉMATOGRAPHIQUE

SUR LES EAUX PARFOIS TUMULTUEUSES DE L’AMITIÉ.

La figure dansante de Greta Gerwig incarnant Frances Ha dans le film éponyme de Noah Baumbach : l’image fait résonner une certaine idée – libre, festive, audacieuse – du cinéma contemporain et c’est elle que l’on retrouvera sur l’affiche de cette 40 e  édition conçue par le

graphiste strasbourgeois Mickaël Dard. Quarante années au cours desquelles le festival s’est imposé comme un rendez-vous majeur pour le public curieux de découvrir la diversité et la vitalité de la jeune création indépendante tout en accédant à des rétrospectives d’auteurs confirmés et des programmations thématiques réservant leur lot de surprises et de raretés. En attendant donc de connaître celles et ceux qui présenteront, comme l’ont fait Pedro Costa, Patricia Mazuy, Radu Jude ou Justine Triet en leurs temps, un premier, deuxième ou troisième film à Belfort – la sélection de cette compétition internationale sera annoncée dans quelques semaines –, ce sont les non moins prisées sections parallèles qui se dévoilent.

Premier sommet de cette édition anniversaire et premiers invités de marque avec Arnaud et JeanMarie Larrieu, fratrie emblématique du cinéma français dont les courts métrages du début furent remarqués et programmés par Entrevues au tournant des années 1980 et 1990. Rétrospective intégrale de leurs films, la Fabbrica qui leur est dédiée prendra la mesure d’une œuvre désireuse de ne jamais rester sur ses acquis, mais qui s’amuse à changer de registre, de tonalité ou d’ancrage territorial en entretenant de belles fidélités avec ses interprètes – Mathieu Amalric ou Mireille Herbstmeyer, présente dès 1999 avec Fin d’été et que l’on retrouve au générique du Roman de Jim sorti il y a un an. Fidélité aussi avec un décor immuable bien que sans cesse renouvelé : celui de la montagne. Qu’il s’agisse des Hautes-Pyrénées d’où ils sont originaires, théâtre de nombre de leurs films, des Alpes de Peindre ou faire l’amour et de L’amour est un crime parfait, des montagnes Noires de Vingt et une nuits avec Pattie ou, dernièrement, du Jura du Roman de Jim, les cimes, crêtes et autres combes font plus que servir de toile de fond aux récits subtilement décalés de ses petits-fils de montagnard, elles jettent une ombre étrange et douce sur les destins des personnages ainsi mis en relief.

Frances Ha, Noah Baumbach, 2012

Accompagnés de leurs proches collaborateurs parmi lesquels Mathieu Amalric, la monteuse

Annette Dutertre ou l’écrivain Pierric Bailly, les frères Larrieu pourront découvrir ou redécouvrir les premiers films de Joan Micklin Silver, cinéaste américaine dont on ne cite que trop rarement le nom et qui fera l’objet d’un hommage bien mérité, elle qui lutta pour se faire une place dans le cinéma indépendant des années 1970 largement dominé par les hommes. Une première réalisation en 1975 à l’âge de 40 ans – Hester Street, évocation de l’immigration juive à la fin du XIXe siècle – puis un ambitieux film de groupe chroniquant la survie d’un petit journal indépendant de Boston face aux velléités de rachat d’un géant de la presse. Non content de confirmer l’aptitude de Micklin Silver à brosser des portraits de groupe touchants et énergiques, ce Between the Lines, sorti en 1977, confirme surtout son goût pour des personnages inclassables et s’appuie, comme tous ses films, sur un indéniable génie du casting – un Jeff Goldblum juvénile, mais déjà irrésistible de décontraction dans sa veste rouge façon Michael Jackson dans « Thriller ». Autres pépites méconnues, Chilly Scenes of Winter (1979), comédie romantique virant peu à peu au mélodrame cruel ou Crossing Delancey (1988) qui suit l’itinéraire amoureux d’Isabelle –lumineuse Amy Irving – dans la communauté juive new-yorkaise des années 1980.

Si l’amour mis à l’épreuve reste la grande affaire des longs métrages de Joan Micklin Silver et sans doute du cinéma pris dans son ensemble, l’amitié est évidemment cet autre grand sentiment intemporel qui n’a jamais cessé de s’incarner sur les écrans au fil des époques, inspirant des styles d’écriture inédits ou apportant une couleur originale à la palette d’un auteur. L’équipe en charge de la programmation du festival Entrevues a pour habitude de s’emparer d’un thème fort qu’elle décline sous la forme d’une relecture décomplexée de l’histoire du cinéma. En cette

année de célébration d’un festival reposant luimême sur un socle d’affinités électives et de complicités artistiques consolidé au fil des éditions, cette section intitulée La Transversale ne pouvait que retenir ce motif phare, à l’origine de quelquesuns de nos plus beaux souvenirs de cinéphiles – citons ici et en toute subjectivité le chef-d’œuvre d’Akira Kurosawa Dersou Ouzala (1975), qui relate l’amitié aussi émouvante qu’improbable entre un topographe russe et un trappeur sibérien. Pointant la complexité du lien d’amitié dans ses représentations au cinéma, la Transversale pense également ce sentiment comme prétexte à l’invention d’un genre à part entière, celui du film de bande qui interroge, sous une forme généralement chorale, la place de l’individu au sein d’un groupe amené à se déliter au fil des années. Un thème qui évoque aussi, lorsque sonne l’heure des retrouvailles et du bilan comme dans Nous nous sommes tant aimés (1974) d’Ettore Scola, la nostalgie de ce temps qui a passé, les rêves envolés et les illusions déçues. Programmé à Belfort, ce joyau du cinéma italien aurait pu dialoguer avec Husbands (1970) de John Cassavetes, absent de cette sélection au contraire de Mikey & Nicky (1976), récit d’une

Between the Lines, Joan Micklin Silver, 1977
Le Roman de Jim, les frères Larrieu, 2024
Chilly Scenes of Winter, Joan Micklin Silver, 1979

amitié fraternelle entre deux malfrats interprétés par John Cassavetes et Peter Falk, aussi fortement unis dans cette histoire qu’ils étaient inséparables dans la vie. Contemporain de L’Épouvantail (Jerry Schatzberg, 1973), le film signé Elaine May est une tentative fort louable, car quasi unique, de la part d’une cinéaste-femme en minorité dans l’industrie cinématographique de cette époque, de dresser le portrait d’une amitié masculine, plus de 30 ans avant Kelly Reichardt et son Old Joy. Autant de propositions qui trouveront dans Mirage de la vie (1959) de Douglas Sirk, Céline et Julie vont en bateau (1974) de Jacques Rivette ou L’une chante, l’autre pas (1977) d’Agnès Varda de jolis contrepoints où s’affirment toute la force sororale et la profonde singularité des amitiés féminines. Quand à l’amitié viennent se mêler une attirance charnelle et des sentiments équivoques, de nouveaux enjeux dramaturgiques émergent et une mécanique de la séduction se met en marche, ponctuée de valseshésitations, de tâtonnements et de choix moraux. Autant d’ingrédients qui font tout le charme de la comédie romantique, genre ayant connu son plus haut degré de raffinement avec les films de Ernst Lubitsch, à commencer par le fameux Sérénade à trois (1933) et son triangle amical et amoureux virevoltant. Une triangulation des sentiments dont se délecte le cinéma d’Éric Rohmer, cinéaste qui aime profiter de l’ambiguïté de cette configuration pour précipiter ses personnages d’amis, d’amants et/ ou de séducteurs vers un état de confusion extrême leur faisant souffler le chaud et le froid (L’ami de mon amie, 1987). Mais certains cinéastes ont également abordé la thématique depuis un versant plus sombre et douloureux, évoquant des amitiés malsaines, trahies ou brisées par le

cours tragique de l’histoire – comment ne pas faire mention ici de la scène de la roulette russe entre Christopher Walken et Robert de Niro dans Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino ? Il arrive aussi que le ciment amical en vienne à se fissurer à l’intérieur d’un groupe que l’on pensait uni, laissant entre ses membres se creuser des gouffres d’incompréhension et isolant ceux que l’on pointe alors du doigt pour leur faiblesse, leur différence ou leur anticonformisme. État des choses cruel capté par le Canadien Pierre Perrault lors d’une partie de chasse qui tourne au vinaigre dans son documentaire édifiant La bête lumineuse (1982). Autre réalisateur à s’être distingué par la finesse de son observation du sentiment amical, Gus Van Sant aura su examiner cette face plus inquiète et sans appel de l’amitié dans le cadre très codifié d’une production hollywoodienne – Will Hunting, 1997 –, puis d’une manière tout à fait expérimentale avec Gerry (2002), leçon de cinéma sensoriel et métaphysique à nulle autre pareille.

Le long métrage aurait eu toute sa place dans cette Transversale consacrant l’amitié, il ravira le public de la section Cinéma & Histoire : Passe montagne (1978) de Jean-François Stévenin sera projeté parmi un ensemble de films convoquant les imaginaires du Jura et toutes les petites ou grandes histoires s’y rattachant, des derniers détenteurs de savoir-faire uniques s’organisant depuis leurs vallées pour résister à la mondialisation (Les hommes de la montre de Henry Brandt, 1964) aux ballades sauvages et contrebandes rêveuses mises en scène par Stévenin ou Alain Tanner (No Man’s Land, 1984). Il faut dire que le Jura, avec son paysage minéral, ses gorges et cascades, son climat âpre et ses lumières contrastées est un véritable paysage de western, ce que le photographe Bernard Plossu, qui a longtemps vécu dans l’Ouest américain, a mis en évidence dans son livre Versant d’Est. Une mythologie qui touche également aux gens enracinés dans ces montagnes : point d’Apaches ou de Sioux, mais des « gueules » aux caractères et aux dialectes bien trempés, dont Lucienne Lanaz a fait le portrait dans son court métrage documentaire Feu, fumée, saucisse (1976).

D’une montagne à l’autre et pour terminer sur une note d’émotion, cette 40e édition d’Entrevues restera en altitude avec un ciné-concert événement de Rodolphe Burger. Le samedi 22 novembre, l’enfant de Sainte-Marie-aux-Mines et fondateur du festival C’est dans la Vallée revisitera en solo les douze morceaux de son album Avalanche, sur des extraits de films choisis par son ami l’écrivain et poète Pierre Alferi, disparu il y a deux ans. Manière généreuse de ne rien céder à l’animosité rampante et de porter haut et fort la voix de l’amitié.

— ENTREVUES BELFORT, festival du 17 au 23 novembre au cinéma Kinepolis Belfort, à Belfort www.festival-entrevues.com

Nous nous sommes tant aimés, Ettore Scola, 1974
Passe montagne, Jean-Francois Stévenin, 1978

Peau neuve

Au cœur de l’habitat, Nathalie Charvet déploie les missions de la Maison européenne de l’architecture, Michel Bedez et Christophe Urbain dévoilent la richesse de la vallée, la Konschthal d’Esch-sur-Alzette produit des étincelles, et, à la fondation Fernet-Branca, Olga Osadtschy ouvre le champ des possibles.

TROIS FOIS RHIN

2000. 2025.

2050. FRANCE. ALLEMAGNE. SUISSE. BILAN ET, SURTOUT, PERSPECTIVES POUR LES JOURNÉES DE L’ARCHITECTURE (JA),

FESTIVAL TRINATIONAL QUI FÊTE SA 25e ÉDITION. NATHALIE CHARVET, DIRECTRICE DE LA MAISON EUROPÉENNE DE L’ARCHITECTURE

– RHIN SUPÉRIEUR (MEA), DÉTAILLE UNE PROGRAMMATION DE

150 MANIFESTATIONS QUI QUESTIONNENT LA FAÇON D’« HABITER

LE RHIN SUPÉRIEUR », HIER, AUJOURD’HUI ET DEMAIN.

« L’incertitude » : une notion abordée lors de cette édition anniversaire, notamment à travers la diffusion d’un film sur de jeunes agences. La vision de la nouvelle génération s’oppose-t-elle à celle de Rudy Ricciotti (il a notamment réhabilité la Bibliothèque humaniste de Sélestat) qui se qualifie volontiers d’intrépide ?

Le film de Christian Barani Penser l’incertitude montre cette nouvelle génération d’architectes qui repense la pratique aujourd’hui. Le film dresse un portrait des agences lauréates des AJAP 2023 (Albums des jeunes architectes et paysagistes et Autres voies de l’architecture), un prix décerné par le ministère de la Culture à 24 jeunes pros pour leurs pratiques innovantes et leur engagement face aux crises actuelles. Le film est une rencontre avec ces patriciens et patriciennes qui portent des valeurs fortes, un voyage à travers la France, ses territoires et ses paysages, montrant une diversité d’approches, des façons de faire autrement, plus en lien avec les réalités des territoires et celles et ceux qui les habitent. Nous organisons une tournée de six dates du film : des séances suivies d’un échange avec des agences, lauréates et locales.

Dans ton bureau, tu es entourée d’affiches des 25 éditions des JA : elles retracent les thématiques et préoccupations d’un métier qui a évolué…

Les thématiques abordées dans les 15 premières éditions du festival tournaient beaucoup autour des grands thèmes de l’architecture : la couleur, l’espace, la lumière… Puis, il y a eu un basculement avec la prise en compte collective de l’urgence climatique et des enjeux actuels et futurs : épuisement des ressources, crise du logement…

Des thèmes désormais au cœur de toutes les réflexions ! Comment faire face aux défis de demain à la fois environnementaux, mais aussi sociétaux et économiques ? Comment adapter, construire et habiter la ville et le territoire de demain ? Ces questionnements et les solutions proposées apparaissent clairement dans les dernières éditions des JA où l’on parle de transformation, de ressources, d’alternatives et de « faire ensemble ».

Peut-être grâce à son nom – mais pas seulement – les constructions de Renzo Piano (la Fondation Beyeler à Riehen…) me font songer à des partitions. Il y a un lien entre musique et architecture ?

L’architecture raconte quelque chose : elle résonne en nous, provoque des émotions, influe sur notre façon de bouger, nous déplacer… Elle inspire des mélodies, tout comme le Trio Architectes et son concert d’ouverture du festival : les musiciens proposent des portraits sonores de grandes figures de l’architecture contemporaine. Les compositions

s’accompagnent de projections de photos, d’esquisses, de plans. Le trio fait sonner les créations de Mies van der Rohe ou de Zaha Hadid lors d’un bel hommage musical, poétique et immersif !

De nombreuses agences intègrent des compétences autres que purement architecturales (urbanisme, paysage…) : on privilégie la vision globale à l’objet d’architecture pur…

C’est le cas de l’agence parisienne ChartierDalix invitée pour notre conférence temps fort à Karlsruhe. Elle est réputée pour son travail sur la préservation et l’intégration du vivant dans ses réalisations, un lien fort entre architecture et paysage. À Strasbourg, nous découvrirons les projets innovants de l’agence néerlandaise MVRDV, intervenant à différentes échelles, du bâtiment aux grands projets d’aménagement urbain. MVRDV conduit également le laboratoire de recherche et d’expérimentation The Why Factory pour imaginer la ville de demain. Penser la ville globalement inclut aussi sa dimension sociale. À Freiburg, le projet pilote Stadt & Frau dans le quartier du Rieselfeld, par exemple, est entièrement conçu par des femmes avec l’implication d’habitantes pour une meilleure prise en compte des besoins des femmes dans la vie quotidienne.

Désastres de l’étalement urbain et autres aberrations périphériques… Doit-on miser sur la surélévation et la réhabilitation des bâtisses existantes ? Encourager les réflexions autour de la reconquête rurale ? Comment allons-nous habiter, dans un futur proche ?

Tous ces questionnements sont abordés dans le festival qui permet d’apporter des éléments de réponse. Les manifestations donnent l’opportunité de découvrir, de comprendre et de s’inspirer de solutions innovantes pour construire de manière plus durable et économe, habiter des villes résilientes et respectueuses du vivant. Cette année, les JA présentent de nombreux projets de bâti transformés pour, non

Jardin des songes, jardin de la paix franco-australien, Amiens, 2024 ©Yann Monel
Jérôme Fohrer, Francesco Rees, Erwin Siffer © Christophe Urbain

d’appartenance en proposant des manifestations bilingues sur le territoire du Rhin supérieur ou des excursions dans le pays voisin afin de favoriser les rencontres et les échanges entre les publics des trois pays, la connaissance et la compréhension du pays voisin, l’apprentissage de la langue. Ça passe aussi par la présentation des procédés, des approches, des développements et innovations dans chaque pays : à Karlsruhe est invitée l’agence parisienne ChartierDalix, à Huningue est proposé un parcours vélo pour découvrir le projet de développement urbain 3Land entre Huningue, Weil am Rhein et Bâle… À Mulhouse et Bâle est exposé le premier guide d’architecture de Mulhouse (édité par Médiapop), réalisé par des architectes… espagnols passionnés par cette ville !

plus démolir, mais construire avec l’existant et recycler, réutiliser… Le projet du Franck Areal à Bâle en est un bon exemple, c’est une ancienne usine de chicorée transformée en un lieu vivant à usages multiples associant logement, bureaux, un théâtre contemporain, et la maison de l’économie circulaire. Un partenaire propose un événement franco-allemand sur l’urbanisme circulaire dans la transformation de friches en nouveaux quartiers urbains, un autre une table ronde sur les mobilités de demain au sein d’un territoire en mutation. On pourra découvrir aussi un projet sur l’écorénovation en milieu rural utilisant uniquement des matériaux issus de filières locales. Beaucoup d’exemples concrets et inspirants !

Tu revendiques une identité rhénane. Comment cette appartenance transfrontalière se définit-elle ?

Je suis lilloise d’origine, mais j’ai fait une partie de ma scolarité à Heidelberg en Allemagne, puis je suis arrivée à Strasbourg et j’ai poursuivi un cursus franco-allemand jusqu’à mes études supérieures. Le franco-allemand fait partie de mon identité, je me suis construite dans cet environnement, cette culture transfrontalière. Finalement, Français, Allemands, Suisses sommes très proches dans cette région du Rhin supérieur : nous partageons une culture commune, un territoire, un patrimoine, une histoire. Le Rhin nous relie et non nous sépare. Le festival a à cœur de renforcer ce sentiment

La MEA est foncièrement transfrontalière. « No border » ?

C’est dans notre ADN. Le festival travaille en réseau avec une multitude de partenaires du territoire : des villes et communes, institutions culturelles, agences, universités, associations, entreprises, collectifs, particuliers ! Cet engagement transfrontalier va bien au-delà de la simple coopération : il permet un véritable enrichissement mutuel. Découvrir comment les choses se font de l’autre côté du Rhin, observer des pratiques différentes et dialoguer avec d’autres perspectives montre que d’autres façons de penser et de vivre l’architecture sont possibles. Cela se reflète dans la diversité des manifestations proposées : expositions, visites, séances de cinéma, parcours à vélo ou balades en canoë… La passion pour l’architecture, la transmission et la sensibilisation sont des valeurs très fortes au sein de l’association et du festival. C’est beau de voir cet engagement et cette émulation transfrontalière tous les ans, qui nourrissent à la fois la créativité et le lien humain.

— LES JOURNÉES DE L’ARCHITECTURE

HABITER

LE RHIN

SUPÉRIEUR : 2000-2025-2050, festival du 1er octobre au 26 octobre, à Strasbourg, Mulhouse, Karlsruhe, Freiburg, Bâle et une quarantaine de villes du Rhin supérieur www.m-ea.eu

Valley, Amsterdam, 2022 © Ossip van Duivenbode
Penser l’incertitude © Christian Barani

La grâce des vallées

Rencontre avec Michel Bedez et Christophe Urbain au café Brant à Strasbourg, le

mardi 26 août 2025.

« Dévaler » : aller de l’avant, malgré la mélancolie. Le nom du parcours d’art contemporain à travers le patrimoine de la vallée de SainteMarie-aux-Mines, imaginé par l’artiste Michel Bedez et le photographe Christophe Urbain, est programmatique. À l’occasion de sa deuxième édition, qui se tiendra du 3 au 12 octobre, on pourra déambuler dans les rues de Sainte-Marie-auxMines et de Sainte-Croix-aux-Mines pour découvrir des œuvres d’Arthur Metz, Lisa Mouchet, Émilie Vialet ou Marius Pons de Vincent dans l’ancien lycée, des photographies de Stéphane Spach dans l’église Saint-Louis, des peintures de l’écrivain Pierre Pelot dans une usine désaffectée. Autant de rencontres entre des œuvres contemporaines et des lieux historiques, qui nouent une alliance prometteuse entre art et patrimoine.

Est-ce que vous pourriez nous raconter l’histoire de la naissance de « Dévaler », qui en est à sa deuxième édition, et qui prend place à SainteMarie-aux-Mines aux côtés de l’aventure « C’est dans la vallée » initiée par Rodolphe Burger ?

Michel Bedez : Je suis originaire de la vallée, et j’ai fréquenté le même lycée que Rodolphe à SainteMarie-aux-Mines. Je m’étais dit que ce serait amusant d’imaginer un événement autour de l’art contemporain. J’avais envie que les gens viennent aussi pour découvrir la richesse patrimoniale et artistique de la vallée. Sainte-Marie-aux-Mines

semble une ville oubliée mais elle est en fait d’une richesse magnifique. Son histoire est composée de différentes strates, celle de l’exploitation minière, puis celle de l’industrie textile. Au départ, il s’agissait de rendre hommage au passé de la vallée, mais aussi à son présent, aux artistes et aux gens qui travaillent là, vivent là. De nombreux artistes

sont issus du Val d’Argent et des vallées en général, chose que l’on ne sait pas forcément, et que « Dévaler » veut mettre en lumière.

Christophe Urbain  : Notre amitié avec Michel repose sur le fait qu’on aime bien ce qui gratte un peu. On ne cherche pas à exposer de l’art

contemporain dans un endroit très lissé. On cherche à donner forme à notre amour pour les habitants des vallées, ces personnages un peu oubliés de l’histoire contemporaine. Ces fonds de vallée sont souvent pris de haut, mais ils sont pleins de talents, d’énergie, de potentiel, de parcours de vie insoupçonnés.

Christophe Urbain et Michel Bedez

M. B.  : Oui, c’est cela qui nous touche : cette mélancolie, cette richesse, cette vie, tout simplement, qu’on trouve dans les vallées, et qui sont rarement prises en compte. Notre idée, c’est d’éclairer ces lieux qui sont un peu restés dans l’obscurité. C’est ce que fait déjà Rodolphe avec son festival, et nous voulons donner un rayonnement supplémentaire à ce geste.

C. U. : Le plus important, c’est ça. Rodolphe, c’est un ami de longue date maintenant, et j’ai toujours aimé l’idée du festival qu’il organise, qui consiste à faire venir des Strasbourgeois, des Mulhousiens, des Parisiens dans la vallée, à se battre pour faire quelque chose là où l’on est né. C’est une espèce de décentralisation culturelle. Et d’une certaine

manière, on vient de là. Pour ma part, je viens d’une banlieue plutôt populaire dans le Jura, et quant à Michel, il est originaire de Lièpvre. On se sent bien, dans la vallée. Je retrouve cette forme simple de contact humain, qui m’est beaucoup plus naturelle que les interactions parfois un peu ampoulées que j’ai dans mon domaine, celui de la photographie et de l’art contemporain.

Ce qui me semble particulièrement intéressant, dans cette démarche de décentralisation et de démocratisation qui est la vôtre, c’est qu’il ne s’agit pas d’apporter le grand art contemporain dans des lieux considérés comme délaissés, mais plutôt de faire émerger ce qui se fait comme différentes formes d’art dans ces lieux-mêmes.

C. U. : Beaucoup d’artistes reconnus viennent des vallées, ce dont on n’a pas forcément conscience au premier abord. Ici, on peut citer Rachid Taha, le plasticien Gérard Collin-Thiébaut, et tout proche l’écrivain Pierre Pelot, sans compter la nouvelle génération fraîchement installée, composée d’Émilie Vialet, Éric Antoine ou Arthur Metz.

M. B. : Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer l’impact des paysages, dans une démarche artistique. Les gens qui sont touchés par la grâce des vallées ou qui sont nés là ont une manière de voir le monde légèrement différente. Ils sont touchés par la nature d’une autre manière. Mais ils sont touchés également par les friches industrielles qui les entourent. Dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines, on trouve également une vingtaine d’édifices sacrés, des églises, des temples, qui ne sont pas sans lien avec cette atmosphère singulièrement propice à la création. À Lièpvre, par exemple, Charlemagne a fondé l’une des plus grandes abbayes de son empire, même s’il n’en reste plus rien. On raconte aussi qu’au Chalmont serait enterrée sa fille, avec le trésor des Francs. Au Taennchel, un pont fantastique aurait été construit par des géants, qui reliait ce lieu reculé à la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines. Il y a des histoires et des mystères partout. C’est une terre qui porte en elle des sortes de forces telluriques. Quelque chose s’est passé et continue de se passer là, dans ce territoire tour à tour florissant et déflorissant.

Vous évoquez souvent cette tension entre mélancolie et optimisme, qui semble centrale concernant « Dévaler ». Ce nom, pour moi, a d’ailleurs quelque chose de beckettien. Il me rappelle les dernières lignes de L’Innommable : « Je ne peux pas continuer, je vais continuer. » D’une certaine manière, on pourrait dire : « On ne peut pas dévaler, on va dévaler. » C’est comme un élan de vie malgré tout, malgré le déclin économique de cette vallée minière et industrielle. Quelle est la signification, pour vous, de ce verbe programmatique : dévaler ?

C. U. : C’est exactement ça, c’est un verbe qui recèle une grande ambivalence. D’un côté, « dévaler » renvoie l’image d’une course joyeuse à travers champs et vallons, un peu comme dans La Petite Maison dans la prairie. D’un autre côté, dévaler peut aussi signifier chuter. On se situe sur un fil entre les deux, entre cette joie d’aller de l’avant et cette peur de la chute.

M. B. : Aujourd’hui, la vallée se bat vraiment pour renaître de ses cendres. On n’est pas les seuls à

participer à ce mouvement vers l’avant, on s’inscrit dans une tendance plus large. Tous les ans a lieu, par exemple, le salon de minéralogie Mineral & Gem, l’un des plus grands du monde, ainsi qu’un salon de patchwork, lié à la culture amish qui est née à Sainte-Marie-aux-Mines. On fait partie des gens qui veulent faire émerger, sans trop trébucher, la vallée. Ça nous ravive, ça nous ressource. Mais il faut garder à l’esprit que cette volonté est nécessairement ambiguë, tissée d’optimisme et de pessimisme, car l’ambiguïté est nourricière. Cette tension, ça crée des choses.

C. U. : Il ne s’agit pas de dire que tout est merveilleux, loin de là. D’une certaine manière, c’est comme en art : il ne s’agit pas de faire que du beau, il faut rester fidèle à la complexité de ce qui est.

M. B. : Un des artistes qui participe à cette nouvelle édition, Arthur Metz, parle très bien de ça. Âgé d’une trentaine d’années, il a fait ses études à la Kunstakademie de Stuttgart, puis il est revenu dans la vallée, habiter la ferme de son grand-père, pour s’en servir comme d’un atelier. Ce que l’on dit me rappelle ce qu’il a écrit quelque part pour se présenter, évoquant la rudesse et la beauté de la vallée : « Aujourd’hui j’y vis, dans une vieille ferme au pied d’une montagne, entouré de la beauté de la forêt (de ses rigueurs aussi parfois), et je bénis et maudis tour à tour mon isolement. »

Vous retracez l’histoire de la vall ée de SainteMarie-aux-Mines à travers une constellation d’œuvres qui ont un lien, d’une manière ou d’une autre, avec ces terres. Mais cela semble dessiner une identité de ce territoire qui n’est pas figée, qui est ouverte, à l’inattendu, aux rencontres, aux retrouvailles, comme en témoigne le parcours sinueux d’Arthur Metz, non ?

M. B. : Oui, c’est vrai. Arthur Metz ressemble un peu à Ulysse, qui a fait un long voyage, puis qui est revenu aux sources. On observe une trajectoire non linéaire assez semblable chez l’artiste Christian Pion, qui est né à Dijon, qui fut autrefois marchand de vin, et qui est venu s’installer dans la vallée. La vallée apporte de la matière à utiliser. De la matière dans le sens premier du terme, de la terre, de la pierre, des feuilles. Mais aussi de la matière dans un sens poétique, quasiment sacré.

C. U. : Je crois que cela s’inscrit dans tout un mouvement, que l’on peut repérer en prêtant attention à des livres marquants comme Retour à Reims de Didier Eribon paru 2019, ou Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu et Ceux qui restent :

Faire sa vie dans les campagnes en déclin de Benoît Cocquard, parus à la fin des années 2010. Je trouve qu’on observe de plus en plus ce mouvement-là, de retour à une identité provinciale, à une terre d’origine. Il faudrait aller plus loin, et interroger ce que signifie, politiquement, ce fait de retourner habiter les vallées. Cela paraît témoigner d’une volonté de plus en plus forte de ne pas tout centraliser, de montrer qu’on peut réussir ailleurs qu’à Paris, que d’autres lieux plus méconnus sont favorables à la création et à l’inspiration.

M. B. : Cela demande de se défaire de la honte d’avoir un accent, ou d’être né dans une maison en formica… Ce n’est pas évident, car ce sentiment de honte avait une grande emprise, jusque-là. Cela demande aussi de tisser des relations véritablement humaines, de sincérité et de camaraderie, dans les lieux que l’on investit. C’est ce que l’on cherche à faire, à tous les niveaux. Cela me rappelle une petite histoire. L’année dernière, un agriculteur de la région est venu au festival « Dévaler ». Il est tombé amoureux d’une œuvre, mais il n’avait pas les moyens de l’acquérir. Il l’a finalement échangée avec l’artiste, contre de la viande bio, contre un produit de son savoir-faire à lui. Une forme de noblesse s’observe dans cet échange. Dans les galeries d’art contemporain, ce ne serait certainement pas possible. C’est quelque chose d’assez beau.

Pourriez-vous nous parler un peu plus en détail des œuvres et des artistes qu’on rencontrera dans cette nouvelle édition, de ce qui a compté pour vous dans ces choix ?

C. U. : Ce sont chaque fois de vrais coups de cœur. Ce sont tous des artistes qu’on aime, et qu’on suit. Il règne également un certain esprit de famille, de camaraderie comme disait Michel. Christian Pion, dont nous avions exposé des travaux l’an passé, fait partie du groupe d’organisation : on a passé plusieurs soirées chez lui à discuter, et presque tous les artistes de la nouvelle génération que nous proposions, comme Arthur Metz ou Marius Pons de Vincent, il les connaissait. C’est un signe. C’est la preuve qu’il existe un lien fort, humain et artistique, qui nous réunit autour de « Dévaler ».

M. B.  : On travaille patiemment avec chaque artiste, pour voir la direction qu’on va prendre. Tous les artistes qu’on expose sont très différents. Ce qui compte, c’est de conserver une cohérence dans notre ligne, tout en laissant une marge d’expression à la singularité de chaque artiste. C’est tellement beau de voir quelqu’un qui commence à prendre le projet à cœur.

C. U. : À vrai dire, dans l’œuvre d’un même artiste, on essaie de présenter ce dont on pense que ça va fonctionner au sein de « Dévaler ». Chez JeanChristophe Schieber, par exemple, on a choisi une partie seulement de son œuvre prolifique : non pas la partie la plus ésotérique, qui s’éloigne de notre ligne directrice, mais un ensemble de travaux en noir et blanc, un peu abstraits, très beaux. Avec le photographe Éric Antoine, c’est un peu la même chose. Il travaille essentiellement la technique du collodion sur plaque de verre, et comme c’est un processus extrêmement long, il produit peu : tous ses travaux partent sans attendre dans les musées et les galeries, il ne possède pas de stocks. Mais au fil de nos discussions, il nous a parlé tout de même de quelques peintures qu’il n’avait jamais exposées et qu’il gardait chez lui. Il a accepté de nous les prêter, et nous allons être les premiers à montrer cette série assez fascinante. Ce qu’il peint, comme ce qu’il photographie, donne naissance à des images négatives : ce sont des paysages de petits formats, sur grand papier, c’est très beau. En tant que photographe, j’ai été particulièrement touché par ces œuvres de peinture inspirées des procédés photographiques, qui sont d’une grande délicatesse.

M. B. : Par ailleurs, nos choix cherchent aussi à souligner un lien avec la vallée de Sainte-Marieaux-Mines. Plusieurs artistes exposés vivent et travaillent dans la vallée, comme Jacques Battais, dont on montrera certains travaux cette année, ou comme Christophe Meyer, connu notamment pour son bestiaire, qu’on avait exposé l’année dernière, qui était en classe avec moi à Sainte-Marie-auxMines, avant de partir pour New York, où il a fréquenté dans le métro Jean-Michel Basquiat et Keith Harring… C’est drôle, les gens ne savaient pas qu’il venait de la vallée. Certains artistes travaillent également dans d’autres vallées cousines, comme Stéphane Spach de la vallée de la Bruche ou Pascal Poirot du val de Villé. D’autres artistes, enfin, travaillent avec la matière d’ici, comme Étienne Champion qui va chercher la pierre dont il a besoin pour ses statues, du grès notamment, dans les carrières vosgiennes. Il se sent vosgien, c’est comme s’il était mû par l’énergie des pierres d’ici. Je crois que la situation géographique, les atmosphères des lieux, influencent profondément les êtres humains, et que c’est cela qui nous relie le plus profondément.

LA KONSCHTHAL, TRANSITION DE GENRES

DANS LE SUD DU LUXEMBOURG, ESCH-SURALZETTE EST UNE PETITE VILLE AVEC DE GRANDES AMBITIONS. SON CENTRE D’ART, LA KONSCHTHAL, S’EST INVENTÉ UNE PLACE À PART SUR LA SCÈNE CONTEMPORAINE DU GRANDDUCHÉ. QUATRE ANS APRÈS SA CRÉATION, VISITE DE CE

LIEU HYBRIDE, FAÇONNÉ PAR SES MULTIPLES TRANSFORMATIONS ET GRAND OUVERT SUR LA CRÉATION ACTUELLE.

Claudia Passeri, Conocchia © Konschthal Esch, photo : Christof Weber.

On le sait, les rencontres fortuites font souvent de belles réussites artistiques. Et les frictions entre les univers sont propices aux étincelles. C’est justement dans un ancien magasin d’ameublement, au carrefour de trois frontières et dans le quartier multiculturel d’une ville post-industrielle que la Konschthal a pris ses quartiers. Un positionnement géographique et philosophique qui donne à ce jeune centre d’art toute sa singularité. Né en 2021, en préambule d’Esch Capitale européenne de la culture 2022, il reste à ce jour le seul grand lieu d’exposition du Grand-Duché situé en dehors de la capitale.

DES ESPACES EN DEVENIR

Et c’est vrai que la Konschthal en impose. Véritable paquebot de béton, elle assume une architecture minimale, une vibe un brin berlinoise qui lui donne un véritable cachet brutaliste. Elle déroule 2 400 m² d’espace d’exposition sur quatre niveaux qui accueillent jusqu’à huit accrochages par an. Des mensurations qui permettent de rêver en grand, se prêtent aux expérimentations immersives et aux audaces monumentales. Celle, par exemple, de dédier une salle à un authentique banc de touche ou d’accueillir la verticalité d’un tronc d’arbre de

Julien Hübsch, Loop © Konschthal Esch, photo : Christof Weber.

plusieurs mètres entre le hall d’entrée et le premier. Celle, également, de présenter plusieurs artistes en même temps sans s’essouffler.

Outre ses impressionnants volumes, le bâtiment, résolument protéiforme, continue toujours et encore sa métamorphose : « Nous connaîtrons une nouvelle étape de transformation avec la création d’un espace d’environ 70 m², courant 2026 », nous précise Charlotte Masse, curatrice et responsable des expositions. « Avec une belle hauteur sous plafond, il nous permettra notamment de présenter de grandes séries bidimensionnelles. » Preuve que quatre ans après son lancement, la Konschthal cultive son goût pour l’expérimentation et conserve un petit quelque chose du work in progress que nous avions découvert à ses débuts [voir Novo n°61].

PROJECT ROOMS, AU CŒUR DE LA CRÉATION ACTUELLE

Une philosophie qui trouve son expression la plus aboutie dans les Project Rooms, « une structure flexible et nomade destinée aux expérimentations artistiques », résume Charlotte Masse. Comme autant de satellites gravitant autour de la programmation principale, ces expos carte blanche offrent un espace d’expression à des artistes émergents ou en construction de carrière. Les quatre jeunes plasticiens luxembourgeois que l’on découvre ont été encouragés à présenter des œuvres inédites, pensées pour la Konschthal. « Nous proposons vraiment un soutien à la création, pas seulement par la diffusion mais aussi par l’accompagnement à la production de nouvelles œuvres. »

À la clé, c’est un vrai mix d’univers alternatifs que découvre le visiteur : de la nostalgie du millenial, entre sweat à capuche, banc de touche et culture

rap (Jeremy Palluce) à la résilience du vivant (Letizia Romanini) en passant par la saveur douce-amère des petites mythologies villageoises (Claudia Passeri) ou l’esthétique du chantier (Julien Hübsch). Une sensation renforcée par les volumes complexes des espaces d’exposition, entre volées d’escaliers, mezzanines, lignes courbes et recoins.

QUATRE D’UN COUP

Un coup d’œil suffit pour comprendre que les œuvres ont été pensées à l’échelle du centre d’art. Avec un corpus de cinq nouvelles pièces, Claudia Passeri donne une belle cohérence aux volumes atypiques du premier étage. Inspirée par ses origines italiennes rurales, elle transpose les traditions populaires de son village avec un mélange de tendresse et d’ironie. Panneaux de circulation, bancs de marché et même le rideau de sa boucherie locale ont été détournés en ready-made ultracontemporains qui dialoguent malgré la contrainte spatiale.

Les grands formats, souvent immersifs, ont également la part belle. Éclairée au néon, la salle de classe de Jeremy Palluce s’empare puissamment de l’espace. Animées par un dispositif mécanique, quinze chaises d’école se balancent nonchalamment, dans un rythme quasi hypnotique. Évoquant le cancre du fond de la classe, cette installation cinétique mêle l’anodin et l’iconique. Même sentiment pour le dispositif scénographique de Letizia Romanini, qui en jouant des superpositions tridimensionnelles et des rapports d’échelle, invite littéralement le visiteur à traverser son œuvre.

En s’intéressant aux lignes de désir dans l’espace urbain, Julien Hübsch s’interroge aussi sur nos cheminements et nous met au défi de trouver une voie dans le dédale de la Konschthal. Parmi ses interventions, c’est Loop, grande pièce circulaire composée de goulottes à gravats imbriquées, qui retient notre attention. Une relecture 2.0 du symbole du serpent qui se mord la queue, comme un clin d’œil aux perpétuelles transformations qui font l’ADN du centre d’art eschois.

— FIFTY HOURS, FIFTY YEARS, FIFTY DAYS, exposition de David Claerbout du 18 octobre au 22 février à la Konschthal, à Esch-sur-Alzette www.konschthal.lu

Jeremy Palluce © Konschthal Esch, photo : Christof Weber. © Romain Girtgen-CNA.

CONSTRUIRE UNE NOUVELLE IDENTITÉ

Nommée en mai 2025, la jeune directrice artistique, qui a travaillé huit ans comme conservatrice adjointe au Kunstmuseum de Bâle, a tout de suite mis la main à la pâte. Elle a eu environ un mois pour monter l’exposition photo qui démarre cet automne. « Cette contrainte de temps m’a permis de tout de suite bien connaître mon équipe. C’est aussi intéressant d’un point de vue intellectuel, dans le montage même de l’exposition », s’amuse la directrice. « Structures en dérive » présente le travail de photographes suisses, autrichiens, italiens, dans de nombreux formats et techniques, une « corne d’abondance de ce que propose la photo aujourd’hui », souligne Olga Osadtschy.

Certains symboles s’imposent. Olga Osadtschy prend la direction de la fondation Fernet-Branca, au moment où l’institution elle-même est en train de faire peau neuve. Elle était fermée au public entre octobre 2022 et avril 2024 pour d’importants travaux de réfection. Les prochains chantiers porteront sur la rénovation de la façade historique et la restauration de l’aigle et du globe emblématiques qui surplombent son toit. Pendant que l’édifice se refait une beauté, la nouvelle directrice travaille avec son équipe à l’identité du lieu. « Je ne suis pas arrivée avec un mandat, une exposition que j’aurais préparés seule, prête à démarrer. Pour moi, c’est intéressant d’arriver et d’apprendre à connaître le lieu : qui est notre public, qui peut l’être, que peuton faire ? » résume Olga Osadtschy.

Avec son équipe, « petite et hyper motivée », la directrice réfléchit à la suite. « Les deux prochaines années vont nous permettre d’expérimenter. Nous devons élargir l’espace d’exposition à un espace social. » Avec l’enjeu, le même pour tous les musées, d’attirer les jeunes publics. Olga Osadtschy imagine une bibliothèque d’ouvrages d’art accessible dans le hall, des formats de visites innovants pour appréhender les artistes et l’art contemporain. Les visiteurs pourront pique-niquer dans la cour, qui accueillera aussi des concerts, une boutique de créateurs va de nouveau voir le jour, les workshops s’ouvriront aux très jeunes publics, des cours de yoga seront proposés dans les espaces du musée. « De mon expérience, un musée est un lieu dans lequel on a envie de rester », appuie Olga Osadtschy.

Par Coralie Donas
Olga Osadtschy, mai 2025 © Julian Salinas

Son souhait de toucher de nombreux publics se retrouve aussi dans sa pratique curatoriale. « À Bâle, j’ai toujours proposé des expositions riches en histoires. Je ne crois pas que le public doive comprendre les œuvres seul, beaucoup de gens sont sceptiques face à l’art contemporain ou trouvent son approche difficile. Il faut trouver la possibilité de le rendre palpable, à travers le contexte, l’histoire de l’artiste, de l’œuvre. » En 2026, la fondation exposera Aurora Király, accueillie en résidence à la Kunsthalle de Mulhouse en 2024. Olga Osadtschy souhaite travailler avec les institutions culturelles alsaciennes et du Grand Est. Et coopérer avec les institutions allemandes et suisses voisines. « Être tellement près de la scène mondiale des beaux-arts ne peut que faire du bien à des petites institutions comme la nôtre, cela crée un contexte propice », explique la directrice. Elle qui parle six langues – native d’Ukraine, elle a grandi en Allemagne – vise un équilibre dans la programmation de la fondation entre la scène internationale et la richesse artistique régionale. Olga Osadtschy peut s’appuyer sur son parcours interdisciplinaire et son intérêt pour les domaines qui croisent les sciences et les beaux-arts, pour opérer des choix dans de nombreuses disciplines artistiques. Elle a étudié l’histoire de l’art et des médias à

l’université Bauhaus à Weimar, l’université de Sienne et l’Université Humboldt de Berlin. Membre associée du eikones-Centre pour la théorie et l’histoire de l’image de l’Université de Bâle, elle termine actuellement dans cette même université un doctorat sur la photographie ethnographique. Elle déborde d’idées et de rêves pour les prochaines expositions de l’institution. « J’aimerais montrer des approches historiques, proposer par exemple un point de vue sur l’histoire coloniale de la France, accueillir des artistes qui travaillent l’interdisciplinarité. Je souhaite exposer plus d’artistes femmes, trouver des regards féministes sur l’histoire de l’art, faire venir des artistes régionaux et de l’international. » Elle qui adore son métier « qui donne la possibilité de rêver chaque jour », va s’atteler à ouvrir plus largement la fondation à de nombreux publics. Dans un édifice qui offrira aux visiteurs et aux œuvres un écrin rénové à partir de 2026.

www.fondationfernet-branca.org

Batu dan Banjir, 2024 (detail), Miranda Devita Kistler
Gewächshaus III, (Serre III), 110 × 83cm, Martin Bilinovac
2024, Martin Widmer

Luxembourg Art Week

Après une édition anniversaire qui célébrait ses 10 ans d’existence, la Luxembourg Art Week continue d’élargir ses horizons. Elle franchit même l’Atlantique et met le cap vers Montréal, en invitant quatre galeries canadiennes à rejoindre les 77 exposants participants. Carrefour international pour les artistes et collectionneurs, la LAW continue également de s’affirmer en tant que plateforme pour la scène artistique locale. Une « petite » foire qui monte, qui monte… et qui promet un rendezvous arty d’exception, à la croisée géographique et culturelle de l’Europe ! (M.M.S.)

Du 21 au 23 novembre À Luxembourg ville - Sur le Champ du Glacis luxembourgartweek.lu

€AT – Contemporary Artist Things

Cet automne, le Casino Luxembourg nous attable autour d’un banquet visuel bien alléchant. Inspiré par la plateforme d’art en ligne CAT (pour Contemporary Artist Things) l’institution luxembourgeoise en convoque les créateurs, pour mieux transposer cette initiative à l’échelle du centre d’art. Sur la table, ils ont rassemblé une sélection unique d’œuvres et pièces uniques, pour la plupart inédites, disponibles à l’achat à des prix accessibles. Parmi les artistes à se mettre sous la dent, on retrouve la mystique Vanessa Brown ou Mariechen Danz, amatrice des expérimentations anthropomorphiques. (M.M.S.)

Du 11 octobre au 15 février 2026  Au Casino Luxembourg, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu

Luxembourg Art Week © Sophie Margue

Nancy 1925. Une expérience de la vie moderne

Avec ses lignes géométriques et son sens de l’ornementation, l’Art déco est le mouvement artistique star des années 20 et 30. De l’architecture au mobilier en passant par la mode et le design, il redessine la physionomie de la création et donne de nouveaux contours à la modernité. Pensée en trois chapitres, cette exposition mêle objets, œuvres et témoignages issus des collections des musées nancéiens. Vases gravés de la manufacture Daum, vitraux ou mobilier en palissandre : on y découvre un style unique, qui reflète les changements sociétaux de l’entredeux-guerres. Entre production luxueuse et prémices de l’industrialisation du design, l’Art déco est un merveilleux révélateur des contrastes de son époque. (M.M.S.)

Du 5 novembre au 1er mars 2026 Au musée des Beaux-Arts de Nancy musee-des-beaux-arts.nancy.fr

Lumières sur le vivant, regarder l’art et la nature avec Vincent Munier

Depuis toujours, Vincent Munier entre dans les forêts du monde entier « sur la pointe des pieds ». À l’affût de la vie secrète des grues cendrées, bœufs musqués, ours du Kamtchatka ou de la mystérieuse panthère des neiges, il raconte le vivant, à portée d’objectif. Au musée des Beaux-Arts, ses photographies sont mises en regard avec des œuvres issues des collections strasbourgeoises. D’un médium à l’autre et d’un siècle à l’autre, des accointances visuelles se tissent. Ici, un méandre embrumé de la Moselle résonne avec le paysage classique d’une huile de Claude le Lorrain. Là, c’est la vigoureuse beauté du cerf, qui, de Jacques Callot à Vincent Munier impose sa force tranquille. (M.M.S.)

Du 7 novembre au 27 avril 2026  Au musée des Beaux-arts de Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

Cerf élaphe, Vosges, France © Photo : Vincent Munier

Hope for change. Hackney Flashers, from London to Strasbourg

Poussettes débordantes de gamins, slogans féministes fièrement brandis, collages décapants et mères au bord de la crise de nerfs… Telles des paparazzis du réel, les Hackney Flashers ont fait des inégalités de genre un vrai sujet. Dans le Londres des années 70, ce collectif d’activistes visuelles fait fusionner art, militantisme et vie quotidienne pour mieux défendre leurs droits. Cinquante ans plus tard, « Hope for change » convoque trois artistes chercheuses pour questionner l’héritage de ces pionnières sous un jour contemporain. (M.M.S.)

Du 4 octobre au 8 mars

Au CEAAC, à Strasbourg

www.ceaac.org

Hackney Flashers, extrait de la série/from the series Women and Work, 1975
© The Jo Spence Memorial Archive, The Image Centre, Toronto.

Garden Party

Voluptueuses corolles, natures mortes en série, bulbes passés aux rayons X ou abstractions florales… Après le sport ou le règne animal, le musée Wurth revient avec une exposition thématique consacrée au végétal. Parmi la soixantaine d’artistes présentés, retenons Herman de Vries et son herbier vénitien. Créé pour la Biennale de Venise, cet inventaire poétique de la lagune évoque la beauté et la fragilité d’un écosystème. Coup de projecteur également sur les toiles grand format du Britannique Marc Quinn, qui manie l’hyperréalisme avec exubérance. Sans oublier la relecture pop des Nymphéas de Monet, ensoleillés par le jaune audacieux du pinceau d’Alex Katz. (M.M.S.)

Jusqu’au 4 janvier 2026 Au musée Wurth, à Erstein www.musee-wurth.fr

Alex Katz, Hommage à Monet 6 Collection / Sammlung Würth © Alex Katz / Adagp, Paris, 2025 / Photo: Misha Nawrata

The Basilisk

Yana Kononova

Il y a quelque chose qui pèse dans les photos de Yana Kononova. Quelque chose qui nous saisit dans la densité de ses noirs et blancs, dans sa manière, presque silencieuse, d’invoquer le tragique. Un lustre écrasé au sol, une façade pliée par les bombes, un rivage déserté… Partout sévit l’onde invisible du traumatisme de la guerre. Dans les diverses séries présentées, l’artiste ukrainienne saisit les traces du conflit qui meurtrit son pays et propose une topographie de la violence, sans jamais y céder. Entre réalité d’un paysage dévasté et imaginaire dystopique d’un ailleurs cosmique, ses collages photographiques dégagent une singulière tension… (M.M.S.)

Du 3 octobre au 10 janvier À Stimultania, à Strasbourg www.stimultania.org

et Jérôme Game, Réunis : séparés

C’est à un petit jeu de ping-pong visuel que nous convie « Réunis : séparés ». Avec un titre comme un oxymore, l’exposition s’amuse de la rencontre entre les pratiques du plasticien et du poète, du cinéaste et de l’écrivain. Quand Pierre Coulibeuf nous raconte des histoires argentiques où portraits au miroir et corps en mouvement se croisent, Jérôme Game pratique la Poétique de l’interstice avec ses Photopoèmes. Côte à côte, ils explorent les accointances et les dissonances qui émanent de leurs approches et nous offrent un singulier mélange de mots et d’images. (M.M.S.)

Du 18 septembre au 16 novembre À la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

Radiations of War #51 © Yana Kononova
Pierre Coulibeuf
© Pierre Coulibeuf, Le Démon du passage,1995-2006, photographie no2 ; courtesy Galerie EAST

Un panorama de l’estampe contemporaine à Mulhouse et environs

Entre indiennes et papier-peints, il existe à Mulhouse une tradition des arts graphiques qui prend racine au XvIIIe siècle. En 2025, l’estampe y demeure un terrain d’expression particulièrement fertile, mais plus question pour les graveurs de faire tapisserie ! Sur les cimaises de la bibliothèque municipale, c’est justement la variété des techniques qui saute aux yeux. Entre aquatintes d’une infinie douceur (Mitsuo Shiraishi), gravures aux allures un brin provoc’ (Henri Walliser) ou expérimentations mixtes (Francis Hungler), ils sont plus d’une dizaine d’artistes à présenter leurs dernières réalisations. (M.M.S.)

En partenariat avec Mulhouse Art Contemporain, la Kunsthalle et la HEAR Mulhouse du 21 novembre au 10 janvier à la bibliothèque municipale de Mulhouse www.bibliotheques.mulhouse.fr

© Francis Hungler

Zones de (non-)être

Il est des expositions qui soulèvent plus de questions qu’elles ne donnent de réponses. C’est le cas de « Zones de non-être », qui rassemble 14 artistes autour d’une vision commune. Leurs œuvres, sous la forme d’affiches, d’installations, de documentaires visuels ou de témoignages, inscrivent la mémoire ouvrière et migratoire dans une histoire partagée. Luttes ouvrières passées versus précarité sociale et professionnelle contemporaine, combats engagés et révolution collective face au capitalisme… Ensemble, ils posent les bases d’un nouvel espace de résistance, qui prend tout son sens entre les murs de l’ancienne usine qui abrite le Crac. (M.M.S.)

Du 27 septembre au 4 janvier

Au Crac le 19, à Montbéliard www.le19crac.com

Fragment of a landscape, Ouadane Edition, 2025 © Laila Hida

Abdessamad El Montassir, Une pierre sous la langue

À l’écoute de la mémoire des dunes, Abdessamad El Montassir voyage aux confins des traditions orales. Il glane les souvenirs, moissonne les plantes endémiques et déterre les secrets cachés sous la rocaille du désert. Mêlant photographies et vidéos, « Une pierre sous la langue » propose une cartographie poétique et politique du sud-ouest du Maroc, pays natal de l’artiste. Entre récits collectifs et étendues dénudées, il nous donne à voir une rencontre à fleur de peau avec les habitants du Sahara. (M.M.S.)

Du 17 octobre au 1er mars 2026 Au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

Abdessamad El Montassir, Galb’Echaouf, 2021© Abdessamad El Montassir / ADAGP, Paris

Départs

Cet automne se révèle le lauréat du prix Novo, Zadig Robin, Christian Pion se livre à Stéphanie-Lucie Mathern, Myriam Mechita quitte le nid, Nikol Dziub nous rappelle à l’indicible, Caroline Châtelet visite la dolce vita, Jean-Luc Wertenschlag fait le tour de Bâle, Nathalie Bach-Rontchevsky conte le temps qui passe, Claude De Barros écoute le bel instant, et Bruno Lagabbe déserte.

EN ATTENDANT MON ÉTÉ ZADIG ROBIN

de couleur, 34 × 28 cm, 2025

Lauréat du Prix Novo, remis lors de la Biennale des Commencements de Mulhouse 2025, Zadig Robin développe une pratique articulée autour du dessin et de ses modes de déploiement dans l’espace. Il projette des scènes fantasmées tirées des motifs de son quotidien et de l’esthétique du road-movie. Il nous invite par le dessin à la contemplation de mondes parallèles, éloignés des préoccupations quotidiennes où le temps paraît suspendu.

Imaginant ainsi un univers d’apparence plus simple, Zadig dessine depuis sa chambre un voyage entre réalité alternative où le soleil ne se couche jamais. À la manière de l’auto-hypnose, il nous plonge dans un espace surréaliste, à la fois paradisiaque et teinté de nostalgie.

CHRISTIAN PION POUR BOIRE BON, BUVEZ PION

« Je suis heureux, je ne regrette rien, j’ai eu une belle vie. » Voici les mots de Christian Pion. Je n’avais jamais entendu quelqu’un dire ça. À la question du bonheur, les gens s’effraient et se suicident dans toutes les formes qui soient. Chez Christian, la sérénité n’est pas une posture, joie simple de l’accueil et de la convivialité, loin du factice et des prétentions.

« Je suis quelqu’un de nourricier », rit-il. Tout se dénoue autour d’une table. Les souvenirs ont la noblesse intestinale. On se rappelle les repas pris et ce qu’on n’arrive à se dire que l’estomac plein. Culture du partage et de l’intime, Christian a la générosité pour credo dans son ancien presbytère à Rombach-le-Franc, dans le Val d’Argent.

— Quand un vin entre, le secret sort. —

De l’atelier (il rénove une ancienne usine textile à Sainte-Marie-aux-Mines pour en faire un lieu de culture) au chantier, du potager au fourneau, il agit en permanence, change les jus, rénove une pièce, refait une ligne.

Son idée est oulipienne avec une prédilection pour les séries, variation et contrainte autour d’un même thème. Le dessin y tient une importance capitale – le trait guidé par la musique, le jazz. Il a pour habitude d’aller à tous les concerts de Jazzdor et de les illustrer. « Quand je m’emmerde au concert, mon dessin devient scolaire », dit-il avec ses lunettes cerclées de vert. Il est aussi dessinateur assidu de modèle vivant, il s’y tient tous les jeudis soirs. Il a – entre autres anecdotes – fait un potlatch au cours du festival Dévaler : échanger une œuvre contre une pièce de bœuf.

Les choses doivent rester vivantes, amour de la mise en péril. La rencontre se fait autour de la table de la cuisine : bourgogne aligoté, givry, jura rouge, plat réunionnais, reblochon, et camembert de Normandie.

Bien que bourguignon (il a grandi à Beaune), Christian reste attaché à ses origines normandes maternelles. Bonne bourgeoisie catholique de Saint-Pair-sur-Mer, monde balnéaire où les enfants portent des costumes rayés sur les plages.

De 27 à 29 ans, Christian a fait un diplôme municipal de gravure aux Arts décoratifs de Strasbourg autour d’un livre-objet sur les Ménines de Vélasquez. Après une brève expérience d’opérateur pour le PMU, il a été verrier pendant sept ans chez Ott, cour du Corbeau. Outre le design de vitraux, il a été le premier en France à faire du thermoformage. À 39 ans, il se lance avec son père (qui a été, un temps, la figure de proue de Potalux) dans le négoce de vin pendant 30 ans.

« On était dans le vin, ce qu’un galeriste est pour un artiste ; on a créé une image. » Plus ancien agent du domaine de la Romanée-Conti, la grande famille Pion porte haut sa devise : « Pour boire bon, buvez Pion. »

Le vin est rapport au temps qui passe, au kairos, trouver le bon moment, le bon accord. Le vin s’apprécie dans sa lente oxydation. Nous nous moquons gentiment de la vogue du vin nature

– celui qui est 100 % digeste et moral. De l’art et du vin, il a réussi à faire le mariage en illustrant l’étiquette du domaine Kreydenweiss (2022), une maison qui a travaillé avec les plus grands artistes alsaciens. Sa création est un mandala de matériel naturel et végétal, des fleurs et des sarments cueillis au domaine.

Il trouve ses items au cours de longues promenades dans la nature. Quête du vif où l’on n’arrive à posséder un paysage qu’en marchant. Végétaux qu’il finira par coller sur une série de bouteilles, alliant ainsi ses passions pour la nature, le verre et le vin. « Je suis un spécialiste des colles », plaisante-t-il. Créateur d’encre, petite cuisine de conservation avec des fruits – mûre, cerise, ou sureau – à faire cuire et fixer naturellement avec sel et vinaigre pour dessiner des paysages imaginaires qui passeront du violet au bronze. Matérialiste créatif qui s’intéresse à la germination et à la fragilité du vivant, c’est un père de quatre fils et grand-père de trois petits-fils aux prénoms délicieusement rétro. L’art de vivre à la française.

De retour dans la voiture, à côté du monument aux morts, j’ai cru voir passer un duc de Bourgogne à cheval.

UNE HISTOIRE DE NID ET DE FRICADELLES

La rentrée bat son plein, c’est comme ça qu’on dit. Et moi je n’ai pas eu de coupure.

Pas de fin d’année, pas de rentrée. Logique.

Après 18 ans à Berlin, me voilà repartie pour un nouveau chapitre.

Plutôt que de subir le syndrome du nid vide, je l’ai déserté, je fais toujours comme ça.

Je pars avant.

J’ai décidé que je ne supporterais pas une ville défigurée par la tristesse de l’absence. C’est un peu radical, mais je ne vois pas comment j’aurais pu rentrer dans le même appartement où mon fils a grandi et me dire à chaque fois « ah non, il n’est plus là ».

Même en écrivant, j’ai la gorge qui se serre. Une maman sans bébé ou sans enfant reste une maman. Je n’ai même jamais pu dessiner sur les murs l’évolution de sa taille, parce que je savais déjà que je ne pourrais pas regarder ces petits traits qui se superposent, une fois qu’il serait grand.

Quand on me dit « mais c’est normal qu’il s’en aille, c’est qu’il est bien, que tu as fait le travail », je

souris et fais semblant que tout est ok, alors que non, tout n’est pas ok. Je pars, je fabrique une nouvelle histoire, faite de fricadelles, de briques rouges et de peintures du Nord. Il faut bien ça pour rafistoler un cœur qui déconne. Allez Pieter de Hooch, Claesz Heda, Jan Steen, Bosschaert, faites votre travail. Et que toute la beauté du monde me permette de tenir.

Mais revenons au début, l’été fut un enfer, les véritables Enfers, pas de ceux évidemment qui souffrent sous les bombes, mais de ceux qui fabriquent de la céramique et font de la sculpture en métal… J’ai passé trois mois à vider, ranger, jeter, couper, bricoler. Descendre des tonnes, littéralement des tonnes de chaînes en métal, des bouts d’énormes sculptures, des caisses, du bois, des tonnes de bordel, pour les emmener à la déchetterie. Vingt ans dans un appartement et dans un atelier, et le cumul est tel que tu vois ta vie défiler sous tes yeux. Et c’est ce qui s’est passé, j’ai ouvert des cartons avec des centaines de photos de gens que je ne connais plus, lu des lettres de gens dont je ne me souviens pas. Des « je t’aime » qui ne me disent rien. Une éternité est passée en 30 ans et j’ai tout oublié. Littéralement, j’ai tout oublié.

Je quitte ce nid le cœur en berne, et me tourne vers la lumière du Nord.

La prochaine fois, je vous parlerai d’amour, promis… Je ne désespère pas de le croiser au détour d’une petite rue, une fricadelle à la main, un joli sourire… 3, 2, 1, le nid a pris feu, me voilà partie.

Myriam Mechita, I dream of a golden dream, 40 x 18 x 15 cm, porcelaine émaillée de Sèvres. Production de la Manufacture royale de Sèvres, photo : Gerard Jonca

CAT

CONTEMPORARY ARTIST THINGS

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D’APRÈS L’ART DE LA CHUTE DE ♥ SARA STRIDSBERG

ADAPTATION ET MISE EN SCÈNE ♥ PIERRE MAILLET

ROCK, LIBERTÉ ET POÉSIE, FAÇON UKRAINE (2)

LE SANG CHAUD DES POÈMES SUR LA NEIGE DE LA KOLYMA

« J’aime : Quand tu reviens de la guerre trempé, affamé, fatigué, que tu t’assois dans une voiture et que tu écoutes la musique de quelqu’un d’autre », écrivait Maksym Kryvtsov, jamais revenu de la guerre, dans son recueil Poèmes de la brèche (à paraître en octobre 2025 aux éditions Bleu et Jaune). Si, comme tout poète, il a eu du mal à s’imposer dans le monde de l’édition, sa mort (« pour l’Ukraine ») en janvier 2024 a fait de lui l’un des auteurs les plus vendus du pays. Nombre d’écrivains se sont engagés pour la défense de notre liberté. Ils ont su mesurer la défaillance humaine face à la violence inouïe des armes. Comment les mots peuvent-ils aider, défendre, résister ? Engagés dans la guerre en tant que citoyens, nos poètes s’adressent aux esprits (et à eux seuls) pour préserver l’espoir et la vie par leur poésie. Artur Dron rappelle que la littérature ukrainienne est faite de poètes qui n’ont pas pu écrire leurs œuvres, faute d’avoir (suffisamment) vécu, comme s’il y avait toute une bibliothèque de la littérature avortée. Certains poètes-soldats, cependant, ne sont que blessés (Dron lui-même, à 25 ans, a déjà le statut de vétéran), et pour eux l’écriture est une lumière fine qui jaillit du néant, même si on se demande parfois à quoi bon la poésie quand la guerre fait tant de victimes. Alors il faut réapprendre à lire et à écrire. La littérature n’est pas anodine, un livre prêté à un ami peut guider, orienter, guérir, faire rire, rappeler que l’on n’est jamais seul – c’est Dron toujours qui le dit, dans Nous étions là (à paraître en même

temps et aux mêmes éditions que les poèmes de Kryvtsov) –, mais à condition de ne pas oublier que « s’il vaut la peine d’écrire sur quelque chose pendant la guerre, ce n’est pas sur la guerre, mais sur les gens ». Loin de prendre la guerre comme un jeu de forces, nos poètes-soldats écrivent dans les tranchées, pour témoigner que la vie continue malgré le déferlement des shahed. Et si certains partent à la guerre avec les livres d’Hemingway dans le cœur ou la poche, ils ne tardent pas à comprendre que – c’est le titre du dernier livre de Dron – Hemingway n’a rien compris. Dans les tranchées, le soldat est sans cesse entre la vie et la mort, et cet état-limite le force à se demander à quoi il croit vraiment. Qu’estce qui nous sauve, nous retient dans ce monde, nous protège, nous porte ? Mais il ne s’agit pas que de réfléchir sur la vie et ces états-limites, sur la destruction latente tapie dans toute création, sur ce silence étrange qui se mêle aux cris de la guerre. Il faut aussi agir, soutenir. Sinon, à qui s’adresset-on, pour qui écrit-on ? Ainsi, tous les bénéfices des ventes de Nous étions là sont versés au fonds caritatif « Voix d’enfants » (voices.org.ua/en/donat), pour aider les petits touchés par la guerre. Une raison de plus de lire. Et puis lire, c’est aussi ne pas oublier ceux qui ont sacrifié leur vie pour la liberté de création. Tel Vassyl Stous, mort au Goulag en 1985, à qui Dron consacre un poème, parce que la littérature nous rappelle que nous ne sommes jamais seuls, ni dans l’espace ni dans le temps. Ne pouvant, en prison, écrire les poèmes qu’il voulait, Stous traduisit la poésie étrangère – son seul oxygène spirituel. Hélas, les gardiens étaient, sont toujours très soupçonneux. Les régimes totalitaires ont peur des poètes, des musiciens, des artistes. « J’ai mal à l’âme pour les poèmes qui ont été confisqués pour inspection et n’ont pas encore été restitués. Et il y en a beaucoup. Y renoncer, ce serait comme abandonner un animal blessé en train de répandre son sang chaud sur la neige de la Kolyma », écrit Stous dans une lettre adressée à sa femme. Ivan Svitlychnyi, lui, faisait sortir ses poèmes de la prison en les faisant passer pour des traductions de Béranger. Et Ihor Kalynets vit sa famille arrêtée pour avoir fait l’acquisition du recueil de Stous, Les Arbres en hiver, publié sous le régime clandestin du samizdat. Il y a des pays, des empires, où lire la poésie est déjà, en soi, un geste d’engagement. Alors réjouissons-nous d’avoir, dans nos salons, dans nos bureaux, des bibliothèques qu’aucune censure ne visite.

— POÈMES DE LA BRÈCHE, Maksym Kryvtsov, éditions Bleu et Jaune

Nikol Dziub, Dans la voiture, Odessa, 2009.

— OLIVIER BLEYS

— ESTELLE-SARAH BULLE

— CÉLESTIN DE MEEÛS

— MARILYNE DESBIOLLES

— CAROLINE DEYNS — SÉBASTIEN GENDRON — SIMON GRANGEAT — CAROLINE HINAULT — SÉBASTIEN JOANNIEZ — EVA KAVIAN — CATHERINE LOVEY — GILLES MARCHAND — RAPHAËL MELTZ — HÉLÈNE VIGNAL — MARIE VINGTRAS

Abdessamad El Montassir, Al Amakine, 2020 © Adagp, Paris, 2025.

CINÉ-ROMA

Il paraît que, quel que soit le lieu où l’on se trouve à Rome, l’on verra dominer la villa Médicis. Ce qui est certain, c’est que depuis le siège de l’Académie de France à Rome, la vue sur la ville est imprenable. Mais pendant un peu plus de quatre jours, l’institution culturelle invitait à délaisser la fascination pour ce panorama pour regarder vers d’autres horizons, pour se projeter dans d’autres paysages. Au mitan de septembre s’est tenue la cinquième édition du festival de films, manifestation comptant parmi son comité d’organisation et son comité de sélection la programmatrice et directrice artistique Lili Hinstin – dont certain�es connaissent certainement le travail mené au festival Entrevues de Belfort, de 2013 à 2018. Je ne détaillerai pas ici la trentaine de films, courts comme longs métrages, fictions comme documentaires projetés. Je ne commenterai pas non plus le palmarès, décerné par un jury réunissant le réalisateur, photographe et auteur Alain Guiraudie, l’actrice et curatrice Guslagie Malanda, le plasticien Anri Sala. Je m’arrêterai, plutôt, sur deux films, qui chacun à leur façon déploient un univers riche par sa cohérence tout en embrassant des enjeux éminemment stimulants.

Long métrage de fiction du cinéaste new-yorkais Mtume Gant, The Hand That Feeds retrace l’itinéraire d’un musicien de hip-hop (Ghost, interprété par le réalisateur lui-même) travaillant à distance du système. Tourné en noir et blanc, le film suit sa relation avec sa petite amie

Fatima – relation pour le moins erratique – et celle avec son ami Trip, qui est lui devenu autant son manager que sa « couverture » : comprenez qu’à refuser les interactions sociales et les rapports marchands nécessaires pour vendre sa musique, Ghost pourvoie des sons à Trip qui lui se fait passer pour celui qu’il n’est pas. Filmé en noir et blanc et porté par une rigueur et une maîtrise des plans – il faut relever également la capacité (rare) du cinéaste à filmer la musique en transmettant toute sa force, The Hand That Feeds suit les trois personnages à un moment de bascule. Le système établi dans les relations entre Ghost et Trip comme entre Ghost et Fatima ne tient plus. La croyance de Ghost à s’absoudre d’un système (marchant, d’entertainment) n’est que factice et toutes et tous se révèlent bien pris dans le monde tel qu’il va – des enjeux dont on se dit que le cinéaste les adresse autant à nous qu’à lui-même…

Réalisé par Igor Bezinovic, cinéaste croate, Fiume o morte! se balade entre la fiction et le documentaire. Dans ce long métrage, le cinéaste croate embarque des habitant�es de la ville de Rijeka, en Croatie, pour reconstituer un épisode méconnu de la cité : en 1919, l’écrivain et militaire italien Gabriele D’Annunzio, au nationalisme farouche – qualifié de protofasciste – occupe avec ses troupes la ville de Fiume. L’homme refuse le passage de la ville sous le contrôle de la Yougoslavie – c’est pourtant ce qui adviendra, Fiume devenant Rijeka. En jouant avec les codes classiques et souvent ultra-formatés du docu-fiction, en distribuant le rôle d’Annunzio à plusieurs hommes, en passant sans cesse des images d’archives au jeu de la reconstitution, Igor Bezinovic déplie une pertinente réflexion sur les images. Qu’est-ce que je regarde ? Quelque chose qui a eu lieu, quelque chose qui a lieu, quelque chose qui pourrait avoir lieu ? Outre les effets de mise à distance par l’humour, le film porte une interpellation forte sur les mécanismes nationalistes et sur la transmission de l’histoire.

www.villamedici.it

Réenchantée © Daniele Molajoli, Giardino del Parterre

Saison 25 /26

Hors les murs

LES AUDACIEUSES !

SOLÈNE CORNU et CAMILLE PELLEGRINUZZI

SPECTACLE JEUNE PUBLIC

9 - 10 - 11 octobre

Conservatoire à Rayonnement

Régional Gabriel Pierné - Metz

ELEKTRA

RICHARD STRAUSS

OPÉRA EN VERSION

CONCERTANTE

7 - 9 novembre

Arsenal Jean-Marie RauschMetz

CONCERT DE NOËL

21 novembre

Hôtel de Ville - Metz

CONTES DÉFAITS

DUO FRICTIONS

SPECTACLE MUSICAL

JEUNE PUBLIC

27 - 28 - 29 novembre

Conservatoire à Rayonnement

Régional Gabriel Pierné - Metz

COPPÉLIA

LÉO DELIBES

BALLET

28 - 29 - 30 décembre1er janvier

NEC - Marly

MARÍA DE BUENOS

AIRES

ASTOR PIAZZOLLA

OPERITA EN DOS PARTES

16 - 17 - 18 janvier

BAM - Metz

MISATANGO

MARTÍN PALMERI

MESSE

24 - 25 janvier

Saint-Pierre-aux-NonnainsMetz

THE MOZART SHOW

LUCIEN HÉBRANT

D’après la musique de W.A. MOZART

SPECTACLE DE THÉÂTRE

MUSICAL JEUNE PUBLIC

29 - 30 - 31 janvier

Conservatoire à Rayonnement

Régional Gabriel Pierné - Metz

L’ÉTRANGER

ALBERT CAMUS

SPECTACLE THÉÂTRAL

JEUNE PUBLIC

5 - 6 - 7 mars

Conservatoire à Rayonnement

Régional Gabriel Pierné - Metz

NORMA

VINCENZO BELLINI

OPÉRA EN VERSION

SEMI-SCÉNIQUE

6 - 8 mars

Arsenal Jean-Marie RauschMetz

LES BÉATITUDES

CÉSAR FRANCK

ORATORIO (concert de Pâques) 10 avril

Cathédrale Saint-Étienne - Metz

LES SEPT DERNIÈRES

PAROLES DU CHRIST EN CROIX

JOSEPH HAYDN

ORATORIO (version pour piano) 15 - 16 - 17 - 18 - 19 avril

Basilique Saint-Vincent - Metz

SYNC / PURCELL PIECES

Musique de LUDOVICO

EINAUDI (Salgari) / Musiques d’HENRY PURCELL

BALLET 24 - 25 - 26 avril

NEC - Marly

MESSA DA REQUIEM

GIUSEPPE VERDI

2 - 3 mai

Arsenal Jean-Marie RauschMetz

BILLETTERIE ET ABONNEMENTS À PARTIR DU 17 SEPTEMBRE AU MUSÉE DE LA COUR D’OR 2 RUE DU HAUT POIRIER - 57000 METZ

TA VOISINE CETTE INCONNUE

BÂLE, NOTRE

RICHE

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SUISSE, MÉRITE BIEN UN PETIT TOUR. AVEC

ZÉRO

EURO EN POCHE, UNE EXPÉRIENCE AU-DELÀ DU RAISONNABLE. À TENTER

POUR LA PARTAGER AVEC TOUS LES

PAUVRES ET LES PINGRES DU MONDE… ENFIN CELLES ET CEUX QUI LISENT NOVO PLUTÔT !

TOUR DE BÂLE POUR LES PAUVRES

Un tour à vélo pour zéro euro ? Ou plutôt en TER avec un vélo à l’intérieur ? Sans oublier son maillot, s’il fait beau, on ira dans l’eau ! La ligne ferroviaire Strasbourg – Bâle est sans doute la plus vivante de la région, aux heures de pointe, c’est un train par demi-heure, difficile d’attendre longtemps sur le quai. Et comme le contrôleur qui contrôle est devenu une légende urbaine, on est tenté de ne pas payer son billet…

Bâle est-elle la capitale suisse de la culture et de l’architecture ? Ou de la chimie et de la pharmacie ? En tout cas, niveau culturel, la troisième ville la plus peuplée de la Confédération helvétique joue en champions league avec ses 40 musées, plus d’un musée par km² et une université du Xve siècle. Art Basel est la plus grosse foire d’art contemporain de la planète, ou au moins la plus riche, la preuve, elle a racheté Miami et Paris. Quant au carnaval programmé le 23 février 2026 à 4 heures du matin, c’est une institution que même l’UNESCO vénère… Ajoutez le côté rock electro punk graff avec quelques lieux emblématiques comme la cave à concerts du Hirscheneck ou la Kaserne, centre culturel qui fête ses 45 ans en 2025.

Le Kunstmuseum, le plus grand musée d’art du pays, est historiquement la première collection d’art accessible au public dans le monde, depuis 1671 s’il vous plaît. Et même si les Français sont souvent les plus pénibles des étrangers dans la cité rhénane, le « Kunst » reste gratuit pour eux et pour tous les autres quatre jours par semaine à partir de 17 h, du mardi au vendredi jusqu’à 18 h, et même jusqu’à 20 h le mercredi. Et toute la journée le premier dimanche du mois ! Au lieu de 30 francs suisses, encore plus en euros. Une belle excuse pour une promenade Renaissance garantie sans Macron, avec Jésus superstar gore qui meurt souvent, et des œuvres XIXe et XXe siècle de Claude Monet, Camille Pissarro, Vincent Van Gogh, Pablo Picasso, Georges Braque, Fernand Léger ou Andy Warhol. Bien sûr, en une heure impossible de faire le tour des deux bâtiments.

PISSER DANS UNE ÉGLISE

Si vous sortez de la gare SBB, celle qui va en France, vous pouvez vous offrir une halte sur le chemin à l’Offene Kirche Elisabethen, dans la rue du même nom, une église qui sert de toilettes au bistro installé autour. Un moment magique pour celles et ceux qui n’ont encore jamais déféqué dans une église ! Deux pas plus loin, les touristes ne ratent pas la fameuse fontaine Tinguely, de la ferraille qui bouge toute seule, les enfants adorent, les adultes font semblant, tout le monde est content.

Après la visite du Kunstmuseum, on traverse la Münsterplatz et sa cathédrale gothique direction le Rhin. Ici, les locaux se jettent dans le fleuve avec leurs sacs étanches comme si c’était un parc aquatique gratuit sponsorisé par UBS. Toi, tu restes sur la berge, parce que ton slip de bain Décathlon fait tache entre deux banquiers en short Armani. Mais flâner le long du fleuve est un véritable plaisir. Pourquoi ne pas pousser jusqu’au Gannet, bateau-phare rouge à terrasse et à concerts amarré Uferstrasse 40 depuis 2019 ? En plus, si vous y allez en journée avant 17 h, c’est fermé donc aucun risque de dépenser 8 euros pour la première bière venue.

D.J. Holbein s’amuse avec le Christ mort au tombeau vers 1521-1522

luxembourgartweek.lu

[Fouerplaatz]

Strasbourg (Opéra) 29 oct. - 9 nov. 2025

Mulhouse (La Filature) 16 & 18 nov. 2025

Direction musicale Speranza Scappucci

Mise en scène et décors Ted Huffman

Chœurs de l’Opéra national du Rhin et de l’Opéra national de Lorraine

Orchestre philharmonique de Strasbourg

REGARD N°28

Dans les rues jamais désertes

Courait un parfum de haute solitude

Celui des nuits ouvertes

À chasser les heures à coup de salud

Puis le ciel a ouvert sa guerre

Sous le soleil tordu du matin

Des gouttes arides pleines de terre

Frappaient l’air d’un vent malin

Il pleuvait sur Madrid

Balayant l’amour dans les hôtels

Les secrets, les rires limpides

Et le monde est redevenu tel quel

Avec le visage blanc des braises

Du creux du temps sans fin

De l’espoir que rien n’apaise

Ni les fleurs ni le vin

Dans la foule et sa fureur

Un homme seul scandait sa foi

Comme un cri sans couleur

Dans les flammes de Guernica

Théâtre LA COUPOLE

L’Amour après

De Marceline Loridan-Ivens

Cie Lucie Warrant Théâtre

Amandine

Lourdel Humour

Hugh Coltman Blues, jazz

Dominique A Chanson française

Parler pointu

Benjamin Tholozan

Théâtre

Sans regrets ?

Cie The RatPack Cirque

Cion

Requiem du Boléro de Ravel

Vuyani Dance Theatre

Gregory Maqoma

Danse

Saint-Louis … et plein d’autres spectacles !

MAUVAIS ESPRIT

« ÇA NE VOUS DIT RIEN ? ÇA NE VOUS RAPPELLE RIEN ? »

KAT ONOMA, REALITY SHOW/FAR FROM THE PICTURES, 1995

« Une image… Une image… Une photo . » Je ne suis pas sûr de ma référence. Mes citations sont approximatives. Ce n’est pas grave. Elles sont ajustées à ma pensée. C’est un petit peu de « moi » dans une idée méritante (c’est le principe de la citation). Celle-ci, je l’associe à un documentaire consacré à William Klein. Je l’entends égrener son jugement alors qu’à l’écran se succèdent les tirages d’une planche contact. Il inspecte, il sanctionne, il trouve. C’est limpide et pourtant cela n’explique pas

le mystère de l’art photographique. Comme le bourreau, il faut avoir l’œil qui ne tremble pas. L’artiste coupe des têtes pour ne garder que celles qui méritent d’être montrées au peuple. Ça en vaut la peine.

Dans le train pour Bakhtchissaraï (photo de couverture du NOVO n°77) vaut la peine. Son titre enlève un peu de magie à la scène photographiée. L’indication du lieu et la date du cliché brident les inspirations spontanées. C’est dommage. Heureusement, on ne découvre le titre qu’après avoir vu la photo. Banquette en bois dans un train que l’on imagine très vieux, coups de soleil prononcés sur des jambes encore trop blanches, bouteille de bière d’une grande contenance, robe d’été légère et lunettes de soleil. On peut s’en raconter des histoires. Son visage n’a aucune importance. Qui elle est n’a aucune importance. Où elle est n’a aucune importance. Cela ne montre pas : c’est peut-être une photo. Cela ne dit pas : c’est sans doute une photo. C’est beau à voir, c’est beau à rêver : c’est une photo. Je rêve dans la beauté.

“In beauty I walk / With beauty before me I walk / With beauty behind me I walk / With beauty above me I walk / With beauty above and about me I walk.” Album Billy the Kid, 1992. Mon premier CD acheté. Un si bel objet. Ce sont les paroles de « Night way », inspiré d’un chant traditionnel navajo. Je pense souvent à ces mots. Voir la beauté et la reconnaître, c’est difficile. Être conscient du bel instant, c’est un art. “Lady of Guadalupe / Make my sight clear / Make my breath pure / Make my strong arm stronger and my fingers tight.” La prière de Jack Spicer, mise en musique par Kat Onoma dans cet album, fait écho au psaume de Klein, dont le regard, aussi froid que la main du hors-la-loi, ne présume pas du succès de son prochain duel artistique. J’écoute régulièrement Billy the Kid. Je me laisse « enrêver » par Kat Onoma. Il y a quelques jours, en écoutant « Le Chant des pistes » de Rodolphe Burger (Environs, 2020) sur FIP, j’ai pensé que « marcher » dans « La beauté autour de nous, nous marchons », c’était aussi l’idée d’accepter un regard pour avancer (« Ok, je marche ! »). Accepter de marcher dans le beau, c’est une belle idée. Sans pour autant être certain de son destin. C’est un clin d’œil à l’épilogue du NOVO n°77. Autre clin d’œil du destin, la couleur du NOVO n°77 : jaune comme celle du pochoir de l’album Billy the Kid

JE 13 + VE 14 NOV 20:30

BRIGITTE SETH & ROSER MONTLLÓ GUBERNA

Señora Tentación

VEN 7 NOV 20H30

Puccino Oxmo +

Juste Shani

SAM 15 NOV 20H30

MA 18 + ME 19 NOV 20:30

ROBYN ORLIN, GARAGE DANCE

ENSEMBLE & UKHOIKHOI

How in salts desert is it possible to blossom cite musical erf.ztem

LE PALÉOPHONE DU COLONEL

DÉCONNECTION

(SUITE ET FIN)

Enfermé dans une pièce avec quatre autres mecs, on est censés attendre une éventuelle libération. Une semaine ? Deux ou trois ? Les avis sont contradictoires.

À vue de nez, ils sont ici depuis une quinzaine. Personnellement, je suis arrivé nu dans mon survêtement bleu et mes tennis réglementaires. On est tributaires des trois visites pour les repas avec la possibilité de se rendre aux lavabos sans affaires de toilettes. Une journée à regarder par la fenêtre des toits, des murs et des bouts de rues désertes avec, en fond, les rares échanges prosaïques de mes colocataires, ça suffit !

Je profite de l’arrivée de la roulante du matin pour obtenir qu’on me laisse récupérer mes affaires dans ma chambrée. C’est d’accord, je dois aller chercher une autorisation de circuler au bureau.

Ouf, je respire, une petite promenade me fera du bien. Il fait super beau et je retrouve le soleil et l’usage de mes deux jambes. Mon ombre m’accompagne. Je croise un groupe bruyant, rires et grandes gueules, je chope des bribes sans le vouloir : « sanction disciplinaire », « enculé avec un balai », « oh oh ho », « perforation de l’intestin », « ah ah ah ». Apparemment, j’ai rien raté.

Le gradé que je dois voir est une femme, c’est plus que certain au vu de sa poitrine. Le chemisier blanc fait des efforts incroyables et ça tient. Autour d’elle, comme des mouches, des gars en uniforme virevoltent tour à tour souriants ou sérieux à l’extrême. Y a du monde au balcon, ça se presse au portillon. Au coup de tampon, j’ai cru que les boutons allaient lâcher… j’ai mon laissez-passer !

Je prends mon sac et sur le retour, en regardant mon papier tamponné, je vois qu’il y a la date, mais aucun horaire… Voilà une journée qui s’annonce bien. Je sors de la caserne et trouve une placette et un banc d’où je vois les autochtones aller à leurs occupations favorites, les courses. Ils ont tous des sacs en plastique brillants avec le logo de leur magasin, c’est fou, par chez moi, on utilise les filets à commissions ou les paniers en osier. Je rentre pour le repas du soir.

Prétextant un oubli, je réitère l’aventure le lendemain.

Il parait qu’on va bientôt sortir ! Y a une liste, me dit un collègue. Je ne serai pas dessus… « Tu viens d’arriver. » Mouais… On dirait que ça lui fait plaisir. Je vais au lavabo, le sol est tout le temps plein de flotte, faut faire attention. Mais là, elle est rouge. Merde, y a un mec allongé dans son sang. Les secours arrivent. On l’emmène. Il survivra. C’est un de mes colocs, Lagache, c’est son nom. Il n’en pouvait plus d’attendre sa libération. Le lendemain à l’aube, c’est l’appel pour le départ, Lagache est à l’hosto, mais il est sur la liste, lui. Je saute sur l’occasion :

— Et moi ?

— C’est quoi ton nom ?

— Lagabche, je bredouille.

— Ok, c’est bon. Prends tes affaires. Emballé, c’est pesé ! J’aurai fait douze jours de service au lieu de douze mois.

— ASPHALT JUNGLE : DÉCONNECTION,

(Patrick Eudeline - Ricky Darling) EP - Sezame COBRA - 1977

The Making of Five Leaves Left / Island

On pensait avoir épuisé jusqu’au bout l’édition des inédits – cette manière de nous revendre indéfiniment le même album. Rien de tel ici. Ce coffret redonne vie à un homme, l’éternel Nick Drake, et à son œuvre : son premier enregistrement qui, sous la houlette du producteur Joe Boyd (Pink Floyd, Fairport Convention, Incredible String Band), posa pour toujours les bases de l’album folk ultime. La surprise vient de la lumière inattendue de certaines ballades, que l’on croyait à jamais figées dans le désespoir. De la mélancolie familière jaillit soudain une vitalité presque juvénile. Pas d’insouciance, certes, mais un éclat, une fraîcheur, un sourire oublié. (E.A.)

BUCKINGHAM NICKS

Rhino

Longtemps relégué au rang de curiosité pour collectionneurs, cet unique album du duo Lindsey Buckingham-Stevie Nicks ressort enfin de l’ombre. Avant Fleetwood Mac et la gloire planétaire, il y a cette esquisse, déjà pleine de promesses : des harmonies d’une douceur solaire, une écriture pop-folk qui cherche encore sa forme mais séduit déjà. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est la vitalité intacte de ces chansons : derrière la patine seventies affleure un élan candide et un charme désarmant, quelque part entre le classicisme West Coast et la grâce fragile d’un Big Star d’Alex Chilton. On entend deux voix qui s’inventent un avenir, encore loin des drames et des triomphes, mais déjà irrésistibles. (E.A.)

GREG FREEMAN

Burnover / Transgressive

Originaire du Maryland et désormais basé dans le Vermont, Greg Freeman s’est fait remarquer avec I Looked Out (2022), un premier album autoproduit devenu un secret bien gardé des amateurs d’indie folk. Avec Burnover, il taille un disque brut et incandescent : des guitares qui griffent, des cuivres qui éclatent, des récits précis comme des éclats de mémoire. Freeman y sème des souvenirs éclatés, des paysages poussiéreux, des nuits au bord du vide. Entre la lumière blessée de Big Star, la ferveur d’un Springsteen en clair-obscur et la fièvre d’un Jason Molina, il forge sa propre braise. Rugueux mais vibrant, ce folk-rock incandescent pulse comme un cœur en plein incendie. (E.A.)

EARL SWEATSHIRT

Live Laugh Love / Tan Cressida

Un souffle bref, vingt-quatre minutes suspendues. Earl s’avance en clair-obscur : amour, paternité, souvenirs cabossés. Les beats de Theravada et Navy Blue grincent puis s’effacent, laissant ses mots flotter, hachés, parfois en apnée. On croit entendre le rire, puis une faille. Entre un piano soul et une basse bancale, un silence pèse plus qu’un couplet. Live Laugh Love n’est ni éclatant ni lisse : un carnet froissé où l’intime vacille, un pont fragile entre la rage juvénile d’hier et une tendresse inquiète. Earl transforme le manque en matière, le quotidien en fragments d’éternité. (E.A.)

FAVÉ VENDREDI SUR MER BEKAR

THK DEAD CHIC SUZANE YAMÊ

ALCEST FEU! CHATTERTON BRUIT≤

HORROR PARTY ORANGE BLOSSOM

FRANKIE AND THE WITCH FINGERS

MATHIS AKENGIN MIDSUMMER BLAZE

SUPERNOVA #1 avec YOA + POLIGONE

LES SHERIFF LESSWINTER BRÍZIDA

FESTIVAL D'AUTRES FORMES DIRTY FONZY

LES INSOLITES DE LA RODIA #7 avec BOUCAN THE BRADLEY'S GUILLAUME CHARRET UN DIMANCHE EN FAMILLE : Le Mystère du Colibri

LES FEMMES S'EN MÊLENT avec GILDAA + UTO

BIG MAD TING avec BLAIZ FAYAH + ... VOLCAN HOLY FALLOUT BASSLIME THÉ CHAUD...

4, avenue de Chardonnet 25000 Besançon www.larodia.com

Scène de musiques actuelles de Besançon

Rendez-vous enfance

LES FORCES

De Laura Vazquez — Éditions du Sous-Sol

J’aurais aimé parler de la casquette de Laura Vazquez, de ce couvre-chef, point de repère, point sur le i, signature scopique de l’auteur. Mais je n’en ai ni le temps ni la place. Je parlerai seulement du livre, histoire d’une femme qui est lasse des mensonges, lasse du jeu social et lasse d’une langue vidée de son sens. Alors, cette narratrice se saisit à bras le corps de la langue qui est la sienne, sèche, douce, taiseuse et volubile, parfois bravache, et qui déploie un style implacable et jubilatoire. Telle une antomologiste observant le vivant et ses réseaux, elle décortique et classe. Une langue bien pendue, juste et loyale, citant ses sources, une mode disparue depuis belle lurette, nous transmettant de sa force pour lire le monde. Les Forces, c’est l’ultime littérature contemporaine d’une société qui se désagrège et se reconquiert à la fois. (V.B.)

LES CINQUANTIÈMES HURLANTS

De Tom Buron — Gallimard

Dans Les cinquantièmes hurlants, Tom Buron taille un voyage aux confins de la mer et du langage. Ce long poème en vers libres mêle mémoire individuelle et souffle collectif, épopée métaphysique autant que traversée spectaculaire. Buron sait faire bruisser le monde : ses mots hurlent les vents, la houle, la trace de l’écume, jusque dans les replis du langage. Ce n’est pas seulement la mer qu’il affronte, c’est l’abîme – intérieur, réel, symbolique – où l’on perd pied, mais où l’on peut toucher l’essentiel. Les cinquantièmes hurlants est une invitation à l’aventure, au risque, et à ce qui, en poésie, résiste encore : la fureur, le vertige, la voix qui se dresse. Un livre puissant, rare, irréductible. (E.A.)

LES TROIS CŒURS DU POULPE

De Raluca Antonescu — La Baconnière

Lorsque son frère Evan, dont elle est sans nouvelles depuis des années, lui propose un travail dans un endroit hors du monde, Vicki y voit la possibilité d’échapper à une vie monotone. L’endroit est un hôtel de luxe qu’Evan s’apprête à ouvrir aux Açores ; le travail consistera à s’occuper de sa nièce, Anël, dont elle découvre l’existence. Le livre raconte deux histoires : celle de ces personnages qui tentent de surmonter un passé douloureux et d’avancer (ce ne sera pas évident) ; celle de cet hôtel battu par le vent et la pluie, où la clientèle fortunée ne viendra jamais. Tout est réussi dans ce merveilleux roman : le cheminement des personnages, l’atmosphère pesante du lieu, l’évocation de la nature, l’observation des rapports sociaux… On aime tout particulièrement l’art avec lequel les souvenirs affleurent dans le récit ; et puis, les personnages secondaires, dont le détestable directeur général qui propose de mettre des requins dans le lac en contrebas de l’hôtel pour attirer les clients… (N.Q.)

METTRE AU MONDE

De

Cloé

Korman – Flammarion

Trois ans après Les Presques Sœurs, Cloé Korman nous offre un magnifique cinquième roman, peut-être le plus puissant. À travers l’histoire parallèle de deux femmes, Marguerite qui étudie l’histoire des avortements et Jill sage-femme dans un hôpital de banlieue, elle nous raconte aussi, alternant avec virtuosité les points de vue, ce qui entre les années 1970 et les années 2020 a changé dans le rapport des femmes à leur corps de fille, d’amante ou de mère et comment leur désir ou non de mettre au monde a lui aussi profondément évolué. (P.S.)

EXPOSITION

17 artistes de Mulhouse et environs présentent leurs dernières réalisations.

21.11.25 > 10.01.26 - Bibliothèque Grand’rue

bibliotheques.mulhouse.fr

ENTRÉE LIBRE

bibliotheques.mulhouse.fr

en attendant

2025

2026

DES spectacles pour tous saison et des résidences d’artistes à Kingersheim

ÉPILOGUE

Pour finir en beauté, une photo torride de Claudia Cardinale sur le tournage d’ Il était une fois dans l’Ouest. J’aurais pu choisir une photo de Claudia Cardinale dans 8 ½ de Fellini ou dans Le Guépard de Visconti, mais le film de Sergio Leone correspond assez bien à l’ambiance qui règne dans le Grand Est avant le départ à l’impression de Novo . Il y a quelques jours, alors que je lui expliquais que c’était vraiment de la haute voltige d’arriver à boucler dans l’urgence en étant à la tête d’une armée mexicaine composée de mercenaires de l’écriture et de la photographie dispersée aux quatre coins du Grand Est, Jean-Hubert Gailliot des éditions Tristram m’envoya un SMS rassurant : « Cela ne se sent jamais quand on a la revue entre les mains. Au contraire, tout semble harmonieux et tranquillement élaboré. » Lancé dans la dernière ligne droite, je n’ai pas eu le temps de lui raconter que Nicolas B. venait de se faire piquer par une guêpe et que sa main avait tellement enflé qu’il était dans l’incapacité de rendre son texte sur « l’amitié au cinéma » dans les temps. Il fallait vraiment que Nicolas soit un ami pour que je ne pète pas un

plomb, réduit à une attente interminable et guettant le moindre mouvement dans ma boîte mail. Au même moment, par un concours de circonstances tellement dingue qu’aucun scénariste hollywoodien n’aurait pu l’imaginer, Emmanuel A., le Henri Fonda de l’interview, toujours prêt à dégainer son dictaphone, se rendait compte que Clément W., un jeune rédacteur hyper talentueux encore tendre, s’était servi par étourderie d’un dossier de presse périmé pour rendre un papier très attendu. On était à deux doigts de l’incident diplomatique. Pendant ce temps, Bruno C., le Charles Bronson de la presse alsacienne, n’en finissait pas de vendre des pubs contre quelques pièces d’or, bien décidé à remonter la pente en préparant patiemment sa revanche. Sans oublier Aude C., la Claudia Cardinale de la mise en page, planquée dans son ranch de la Cité des Images d’où elle faisait face avec sang-froid aux plantages de sa bécane hypersensible aux orages. Bref, chère Claudia Cardinale, je regrette de n’avoir pas pensé à vous interviewer pour Novo. Nous aurions parlé de Federico Fellini et de tout le reste. Ça aurait eu de la gueule.

MÉDIAPOP 2025

L’AMITIÉ N’A PAS DE PRIX

ABONNEMENT À NOVO = 30 €

ADHÉSION AU CLUB MÉDIAPOP

100 €

Un grand merci à tous les amis du Club Médiapop… Nicole Marchand-Zañartu, Angélique Miranda, Thierry Kuhn, Christophe Perih, Olivier Gimalac, Anne-Sophie Tschiegg, Martine Zussy, Pascal Neuschwanger, Laurence Mouillet, Maurice Bruppacher, Étienne Rohmer, Jean Wollenschneider, Martine Lombard, Juliette Tomasetti, Joëlle & Philip Anstett, Sylvie Gabriel, Mathieu Marmillot, Bruno Ringenbach, Gautier Perrin, Emmanuelle Telega, Emmanuel Abela, Valérie Lesage, Fabien Simon, Mathieu Jeannette, Frédérique Costantini, Odile Diserens-Borgeaud, Elisabeth Lecq, Sandro Weltin, Vincent Vanoli, Caroline Châtelet, Pierre Lemarchand, Yves Chaudouët, Peggy Morel, Jean HansMaennel, Frédéric Marquet, Tatiana Termacic, Sandrine Delaune, Pascal Minazzi, Christiane & Marcello Bagnolini, Rosy & Patrice Touvet, Karine Ollagnier, Anna Marcuzzi, Valérie Maïo, Daniel Toussaint, Jean-Jacques Delattre, Hélène & Philippe Lutz, Marie-Claude Grosheny-Wasmer, Monique & Joël Elbisser, Sébastien Arnaud, Pierre-Olivier Bobo, Franck Oudille, Dominique Falkner, Valérie Schlée, Frédéric Martineau, Pascale Richter, Philippe Berteaux, Nicolas Jeanniard, Hélène Baumann, Céline Couget Caporossi, Jeff Hurth, Nicolas Simonin, Aubierge Appolinaire, Arlette Ligey, Claude De Barros, Alice Marquaille, Elisabeth Itti, Stéphanie Radenac, Guillaume Lenys, Didier Guéniat, Pierre Kayser, Hadi Remita, Eve Wicky, Carmen Iglesias, Jean-Claude Figenwald, Frédéric Martineau, Hélène Sturm, Christian Schmidt, Jean-Louis Kuntzel, Alain Fillinger, Laurent-Marie Joubert, Bibi et Thierry Cladé, Guillaume Mougel, Pierre Soignon, Etienne Ayçoberry, Isabelle Bozorg Grayeli, Dominique Werner…

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Vous pouvez également adhérer au Club Médiapop en envoyant un chèque à Médiapop, 12 quai d’Isly, 68100 Mulhouse

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