9782728936915 Objectif Grand Nord

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Direction : Guillaume Arnaud

Direction éditoriale : Sophie Cluzel

Édition : Marie Rémond, assistée de Zélie du Peyroux

Direction artistique : Thérèse Jauze

Direction de la fabrication : Thierry Dubus

Fabrication : Marie Dubourg

Composition : Pixellence

© Mame, Paris, 2025 www.mameeditions.com

ISBN : 978-2-7289-3691-5

MDS : MM36915

Tous droits réservés pour tous pays.

« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011. »

objectif grand nord

Sophie de Mullenheim

À ma famille, si précieuse.

New York, 4 juin 1908

Katie parcourt des yeux la petite annonce et relève la tête vers son frère.

– Tu ne vas pas faire ça ? demande-t-elle, inquiète.

Assis à côté d’elle, son autre frère, Thomas, attrape le journal à son tour, curieux.

– C’est de la folie ! lance-t-il après avoir lu l’annonce en détail.

Jack hausse les épaules. Il s’attendait à cette réaction de la part de son aîné. Depuis qu’ils sont tout petits, Thomas veille sur eux comme s’il était leur père. Un père parfois excessivement protecteur.

Jack reprend le journal et le pose sur la table devant lui, solennel.

The Gipsy Book

– Cette annonce est pourtant faite pour moi, dit-il avec calme avant de la lire à haute voix.

Recherchons jeunes gens athlétiques, endurants, résistants et téméraires pour une expédition à la conquête du pôle Nord. Les candidats devront avoir de sérieuses connaissances mathématiques ou mécaniques, une condition physique excellente, un bon contact avec les chiens et l’audace des aventuriers. Merci d’adresser votre candidature à Robert Peary. Entretien le 2 juin à 9 heures au Peary Artic Club.

Thomas s’est redressé en souriant.

– « Le 2 juin », dis-tu ? répète-t-il, plein d’espoir.

Jack hoche la tête.

– Eh bien, je crois que tu as raté ton rendez-vous, lui assène son frère, victorieux. Nous sommes le 4 juin. Ton monsieur Peary a déjà recruté les inconscients qui l’accompagneront !

Thomas est soulagé. Cette fois-ci, il a bien cru que Jack prenait la chose au sérieux et allait faire une bêtise. Son frère est un idéaliste. Il rêve de grands espaces, d’exploits et d’aventures. Tout comme leur père qui n’a jamais été capable de rester en place de toute sa vie.

Éternel absent, Conan Donogan a voyagé à travers tout le globe jusqu’à s’évanouir un jour dans la nature sans plus donner de nouvelles, laissant derrière lui une femme éplorée et trois enfants. Mary Donogan a survécu deux ans à la disparition de

son mari, le temps que Thomas soit assez grand pour prendre en charge les deux plus jeunes. Elle s’est éteinte, lentement, s’asseyant chaque matin devant la porte d’entrée de leur maison dans l’espoir que son époux revienne. Un jour, elle n’est pas sortie s’asseoir. Elle était morte dans son sommeil, la photo de son époux sur le cœur. C’était il y a deux ans. Thomas venait d’avoir dix-neuf ans. Jack en avait dix-sept ; et Katie, quatorze.

– Détrompe-toi, répond alors Jack avec toujours le même calme exaspérant. J’ai passé l’entretien il y a deux jours et j’ai été retenu. Nous partons dans un mois.

Katie pâlit et étouffe un petit cri. Thomas déglutit bruyamment.

– Tu as été retenu…, bredouille-t-il.

Jack hoche lentement la tête. Il s’attend à la colère de son frère, mais il ne la craint pas. Il ne s’est jamais senti aussi sûr de lui ni aussi heureux. Quoi que Thomas en dise, il partira. À dix-neuf ans, il est assez grand pour prendre ses propres décisions.

– Monsieur Robert Peary pense que mes connaissances en mathématiques pourront lui être très utiles pour calculer notre position dans le Nord, explique-t-il sobrement. Quant à mon goût pour l’aventure, mon nom lui a suffi. Je n’ai pas eu besoin d’en rajouter pour qu’il comprenne combien cela m’était cher.

Thomas pince les lèvres, amer. Il imagine sans peine la scène : le regard bleu clair de son frère qui s’allume à l’évocation des vastes horizons, le rouge sur ses joues, tout son corps

The

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qui paraît s’enflammer comme sa chevelure rousse. Dès qu’il parle de voyage ou d’aventure, le garçon timide se métamorphose. Il devient fougueux et ardent comme la braise.

– Si Maman était encore là, elle en mourrait, attaque-t-il.

– Mais elle n’est plus là, Tommy, répond Jack tristement en maîtrisant le tremblement de sa voix.

– Tu sais parfaitement que c’est pure folie, insiste Thomas en essayant de mettre toute la menace dont il est capable dans sa voix. Je ne t’apprends rien en te rappelant combien c’est dangereux.

– Ça ne l’est pas plus que de grimper dans un train1, rétorque Jack.

– Épargne-moi tes traits d’esprit, veux-tu, grogne Thomas.

Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Ces terres sont parfaitement inhospitalières. Que fais-tu des ours, du froid, des indigènes, de l’obscurité, des crevasses… ?

À mesure qu’il énumère les dangers qui guettent son frère dans le Grand Nord, Katie pâlit. À présent, elle a la peau presque translucide et les lèvres blanches.

– Katie, ne t’inquiète pas, la rassure Jack en lui prenant la main par-dessus la table. Thomas en rajoute pour me faire renoncer. Mais Robert Peary est un homme sûr, crois-moi.

Il sait ce qu’il fait et n’en est pas à sa première expédition.

– Peary…, reprend Thomas. N’est-ce pas lui qui a échoué deux fois déjà dans sa tentative de rejoindre le pôle Nord ?

1. Jack fait ici référence à la catastrophe ferroviaire de Topeka, dans le Kansas, qui a fait 32 morts en 1907.

– Effectivement, admet son frère.

– Et tu lui fais confiance ?

– S’il a échoué, c’est justement parce qu’il n’a pas pris de risques inconsidérés.

– Certes, mais il n’a pas un profil de vainqueur, se moque Thomas. Il a certainement la guigne.

– Non. Sinon il ne serait pas revenu.

La phrase de Jack est lourde de sens. Thomas le toise un court instant, tenté de répliquer, puis il baisse les yeux. À quoi bon batailler ? Il sent Jack plus résolu que jamais. Il fallait s’y attendre, de toute façon. Le démon du voyage devait bien rattraper son frère un jour ou l’autre. Il est comme leur père. D’ailleurs, d’eux trois, c’est lui dont le caractère ressemble le plus à celui de leur père. Sans compter que, physiquement, Jack est sa copie conforme. Même chevelure rousse, mêmes yeux bleu très clair et ronds, même peau constellée de taches de rousseur, même bosse sur le dessus du nez fin, mêmes lèvres minces, même corpulence. Au point que, après la disparition de son époux, Mary Donogan ne regardait jamais son fils cadet sans une immense douleur au fond des yeux.

– Quand pars-tu ? demande soudain Katie d’une toute petite voix.

– Dans un mois, lui répète Jack avec douceur. Le temps de nous préparer un peu et de réunir tout le matériel dont nous aurons besoin.

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– Et quand reviens-tu ? interroge Thomas, plein d’appréhension.

– Je l’ignore, avoue Jack.

Katie ferme les yeux, résignée. Elle connaît ces quelques mots par cœur. Ils sont si souvent revenus dans la bouche de leur père, chaque fois qu’il disparaissait pour une nouvelle mission. Leur mère les accueillait sans jamais rien dire, acceptant la passion dévorante de son époux avec un amour inconditionnel. D’ailleurs, ne l’avait-elle pas épousé en toute connaissance de cause ?

– Dans un an, j’imagine, reprend Jack, imperturbable. Nous ne pourrons monter jusqu’au pôle Nord qu’à la fin de l’hiver, quand la glace sera encore suffisamment solide, mais le temps plus clément et les heures d’ensoleillement plus nombreuses.

– Tu nous écriras ? demande Katie.

Thomas lâche un petit grognement désabusé.

– Comment veux-tu que Jack nous écrive ? dit-il. Tu crois qu’il y a un service postal là-haut ?

Les yeux de Katie s’embuent de larmes.

– Tommy ! gronde Jack.

Il se tourne vers sa sœur et sourit pauvrement. Au fond, il s’en veut de lui faire du mal, mais l’appel de l’inconnu est plus fort que lui.

– Tommy a raison, Katie, souffle-t-il. Je ne pourrai pas vous donner de nouvelles.

Un mois plus tard, le 6 juillet 1908

Debout sur le pont du navire, Jack Donogan regarde la ville de New York s’éloigner doucement. À terre, des milliers de femmes et d’hommes sont agglutinés sur les quais et acclament le Roosevelt, le trois-mâts qui vient de larguer les amarres. Autour du bateau, des embarcations de toutes tailles l’accompagnent jusqu’à l’embouchure de l’Hudson2. Elles actionnent leurs sifflets, provoquant une joyeuse cacophonie.

Le cœur du jeune homme se serre en voyant la mince silhouette de sa sœur disparaître peu à peu. Derrière elle, Thomas a posé les mains sur ses épaules, protecteur, comme pour lui signifier que lui reste là pour veiller sur elle.

Les adieux ont été fugaces. Une poignée de main virile entre les deux frères et un rapide baiser sur la joue de sa sœur.

La jeune fille à la sensibilité à fleur de peau prenait sur elle pour ne rien montrer de son inquiétude. Jack aurait aimé la 2. L’Hudson est le fleuve qui borde New York.

serrer dans ses bras, mais n’a pas osé. Il ne voulait pas lui rendre les choses plus difficiles encore. Il ne voulait pas non plus risquer de renoncer à la dernière minute. Car ces derniers jours ont été terribles, ponctués de doutes, de moments d’euphorie ou d’abattement. Malgré son apparente détermination, le jeune homme se demande s’il fait bien de partir. Sous ses airs décidés et fougueux, il a peur : peur de l’inconnu, de la séparation, du temps qui s’étire, de la maladie, de la mort… Jack est partagé entre l’excitation et l’appréhension. Il se demande si son père a connu cette ambivalence, lui aussi.

– Alors, Donogan, vous rêvez ?

Le jeune homme tressaille, secoue la tête et regarde l’homme qui se tient à côté de lui, l’air amusé.

– Pardon, Commandant, souffle-t-il. Je pensais à ma petite sœur.

Robert Peary fixe la foule dont la clameur commence à diminuer et murmure :

– Au moment de partir, je pense toujours à ceux que nous laissons à terre, avoue-t-il. Ce n’est jamais aussi facile que les autres semblent le croire. Mais que voulez-vous, jeune homme…

Le commandant se tourne vers Jack et lui attrape l’épaule avec sympathie.

– On ne réalise pas un exploit sans certains sacrifices !

La voix de Robert Peary est vibrante de passion. À cinquante-deux ans, l’explorateur paraît plus vieux que son

âge. Son visage est buriné, marqué de profondes rides. Ses yeux bleus semblent délavés d’avoir tant regardé les immensités arctiques. Sa moustache et ses cheveux sont déjà presque entièrement gris, et son front haut commence à se dégarnir.

C’est la troisième fois que l’Américain tente d’atteindre le pôle Nord. Il ne l’a dit à personne, mais ce sera aussi sa dernière tentative, même s’il échoue. Chaque voyage est une épreuve physique et psychologique. Il n’est pas certain d’avoir le ressort nécessaire pour continuer. Sans compter que tout cela coûte fort cher et que la concurrence est de plus en plus nombreuse. Les investisseurs se montrent moins enthousiastes et plus regardants. Le médecin américain Frederick Cook, qu’il a rencontré quelques fois, n’a-t-il pas dit lui aussi qu’il voulait tenter l’aventure ? Il est parti plus tôt que Peary, mais sans aucune nouvelle de lui, il y a fort à parier qu’il n’a pas réussi.

Robert Peary sourit, retire le canotier de paille qu’il porte sur la tête et s’éponge le front.

– C’est amusant de penser que nous partons pour la région la plus froide du globe par une journée comme celle-ci, plaisante-t-il.

Certains disent que cela fait des années qu’il n’a pas fait aussi chaud à New York.

Jack opine du chef.

– J’ai vu quelques femmes s’évanouir à cause de la chaleur dans la foule, confirme-t-il.

Tout à coup, de nouveaux sifflets, plus puissants que ceux des bateaux escorteurs, retentissent.

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Qu’est-ce que c’est ? demande Jack.

Un large sourire illumine le visage de Robert Peary. Il tend la main en direction des immenses bâtiments qui bordent le fleuve.

– Les usines et les centrales électriques nous saluent ! lancet-il, ravi.

Un peu plus loin, les détenus du pénitencier de Blackwell’s Island se sont rassemblés le long du rivage pour applaudir les voyageurs.

– Quel départ ! s’exclame Robert Peary.

L’engouement de la population est évident, et l’aventurier ne peut que s’en féliciter.

Un peu plus tard dans la journée, alors que le bateau a dépassé l’embouchure de l’Hudson et que le bruit et la foule ne sont plus qu’un lointain souvenir, Robert Peary rassemble son équipage sur le pont. Ils sont vingt-trois à le suivre dans cette aventure.

– Messieurs, commence alors l’explorateur, solennel, je vous remercie d’être là. Ce que nous nous apprêtons à vivre sera certainement éprouvant et dangereux, mais je sais que vous vous êtes engagés en toute connaissance de cause. La vigilance de tous et notre cohésion seront les garantes de notre réussite. Car nous réussirons, Messieurs, je vous le promets. Nous serons les premiers à atteindre le pôle Nord !

– Nous réussirons ! lance un homme avec enthousiasme.

– Oui, nous réussirons ! reprennent tous les autres en chœur. Leurs cris joyeux montent et se perdent dans l’immensité du silence qui les entoure.

Robert Peary regarde longuement son équipage et sourit. Avant de se retirer dans sa cabine qui lui sert également de bureau, il se tourne vers Jack et lui fait signe de le rejoindre.

– Donogan, lui dit-il lorsque le jeune homme entre dans la pièce, votre frère m’a laissé quelque chose pour vous avant de partir. Il m’a demandé de ne vous le remettre que lorsque nous serions en mer.

Jack a du mal à cacher sa surprise lorsque son patron lui tend un paquet rapidement emballé dans une feuille de journal.

Mais à peine a-t-il déchiré le papier qu’il reconnaît les volutes de l’ouvrage. Il frissonne, ému, en déchiffrant les grandes lettres dorées de la couverture : Gipsy Book.

Katie erre à travers les pièces du rez-de-chaussée de la maison, la mine sombre. Elle laisse traîner son regard et ses mains sur les choses qui l’entourent, absente. Elle n’a pas dit un mot depuis qu’ils sont rentrés du port. Thomas maudit intérieurement son frère d’être parti. Jack savait pourtant que ce départ anéantirait leur sœur.

Katie et Jack ont toujours été très proches, malgré leurs trois années d’écart. Roux tous les deux, ils se ressemblent beaucoup, pour commencer, tandis que lui tient davantage de leur mère, avec ses cheveux bruns et ses yeux verts. En outre, ils se sont toujours compris à demi-mot, au point que Thomas jalouse un peu cette incroyable complicité. Parfois, il a la désagréable impression d’être exclu de la fratrie, d’être davantage un père qu’un frère pour Jack et Katie. Pourtant, Thomas aimerait plus de légèreté et moins de responsabilités. Il envie l’appétit de vivre de son frère et l’insouciance de sa sœur. Au moins, ces deux-là ne se préoccupent-ils pas de savoir de quoi demain sera fait. Ils s’aiment fraternellement et c’est tout ce qui compte à leurs yeux. Ils sont vivants et qu’importe

le reste. Thomas, dans l’ombre, s’évertue à leur rendre la vie facile et veille à leur avenir. Jack et Katie se rendent-ils compte de ce que leur frère fait pour leur bien, de la quantité d’amour qu’il déploie pour eux sous ses airs trop sévères ? Peut-être.

Très jeune, lorsque leur père s’absentait, Thomas faisait son possible pour le remplacer et alléger le travail de leur mère. Puis, à la mort de Mary Donogan, il a spontanément endossé le rôle de chef de famille. Rien ne l’y obligeait, mais il l’a fait avec courage et sans rechigner. Aujourd’hui, Thomas regrette parfois de ne pas s’être autorisé davantage de choses. Il comprend le désir de son frère de bouger et de voyager. S’il le pouvait, il ferait pareil. Il est un Donogan, lui aussi. Le sang irlandais bouillonnant de leur père coule aussi dans ses veines. Mais son sens du devoir est si ancré en lui qu’il s’interdit toute excentricité.

Soudain, Katie s’arrête devant le mur contre lequel se dresse une immense bibliothèque et se tourne vers Thomas.

– Où est le livre de Papa ? demande-t-elle d’une voix blanche.

Thomas se mord la lèvre. Il espérait que sa sœur ne s’en apercevrait pas. Du moins pas si vite.

– Je… euh… je l’ai donné à Jack, admet-il, penaud. J’ai pensé qu’il aimerait l’avoir avec lui.

Katie se tait un long moment et le regarde intensément. Ses yeux très clairs, les mêmes que ceux de Jack, le transpercent et le mettent mal à l’aise. Mais, tout à coup, elle sourit. En un

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instant, toute la tristesse qui l’habitait disparaît. Katie redevient lumineuse.

– Tu as bien fait, murmure-t-elle, joyeuse. Ce sera un formidable compagnon de route !

De retour dans sa cabine, Jack caresse la couverture usée du Gipsy Book. Il sourit en pensant à son frère Thomas. Avec ce cadeau, c’est un peu comme s’il lui donnait sa bénédiction. Tommy n’est donc pas aussi fâché contre lui qu’il en a l’air, finalement. En lui confiant le livre de leur père, le dernier précieux souvenir qu’ils ont de lui, son frère lui enjoint également de revenir pour le leur rapporter.

Jack ouvre le livre avec émotion. Sur les deux premières pages, des noms s’alignent les uns à la suite des autres, serrés. Il y a là des écritures rondes et féminines, d’autres petites et nerveuses, des prénoms aux tonalités exotiques ; d’autres, très anglais ou aux accents français. Ils sont écrits à la mine de plomb ou à la plume. Autant de noms que de propriétaires différents. Et, en tout dernier, celui de leur père : Conan Donogan.

Les enfants Donogan n’ont jamais très bien compris comment leur père était entré en possession d’un tel ouvrage. Il l’avait trouvé, disait-il, par hasard, au cours de l’une de ses pérégrinations. Quand il ne voyageait pas et restait quelque temps chez eux, il aimait leur lire ses passages préférés, en français dans le texte, afin de les habituer à cette autre langue.

Ce livre m’inspire, disait Conan Donogan. Il me donne une sorte de sagesse que je n’ai pas.

La première des sagesses aurait sans doute été de partir moins souvent et moins longtemps pour être un peu plus auprès des siens. Mais Nanosh Balatta, l’auteur du Gipsy Book, n’était-il pas lui-même un voyageur ? Et Conan Donogan se réfugiait derrière son métier de cartographe pour justifier ses innombrables voyages. Il partait de plus en plus loin à mesure que les années passaient, dans des endroits toujours plus reculés et encore inexplorés. Jamais il ne précisait où il allait exactement, ne voulant pas alarmer les siens et espérant surtout éviter d’être doublé par un autre explorateur. Car ce dont Conan Donogan rêvait, c’était de terres vierges que personne avant lui n’avait cartographiées. Du moins, c’est ce que ses enfants comprenaient de son métier.

Quand il revenait, après de longs mois d’absence, il racontait quelques bribes de ses aventures et déroulait ses précieuses cartes, qu’il vendait à prix d’or aux explorateurs, aux amateurs de voyage, aux chercheurs de trésors ou aux éditeurs. Souvent, il rentrait avec d’authentiques objets artisanaux que les collectionneurs s’arrachaient. Enfin, il négociait les découvertes qu’il avait faites concernant les us et coutumes de ceux qu’il avait rencontrés. Les anthropologues3 étaient friands de toutes ces informations pour leurs études. Ses affaires étaient

3. Les anthropologues étudient les différentes sociétés humaines sous tous les aspects, physiques et culturels.

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florissantes. Sa famille n’avait jamais manqué de rien… sinon de lui.

Le Gipsy Book est épais, et Jack se félicite doublement de ce cadeau qui va lui permettre d’occuper les interminables mois d’hivernage qu’ils passeront à bord en attendant de grimper vers le pôle Nord. Leur père ne leur lisait que des extraits de l’ouvrage, il lui reste donc beaucoup à découvrir, à commencer par la préface sur laquelle il s’ouvre.

Préface

Manolo ne bougeait pas. La chaleur du brasier devenait insupportable et, pourtant, il restait là, imperturbable. Ses yeux scrutaient avec une fixité terrifiante les flammes qui léchaient les planches de la roulotte. Elles montaient haut dans la nuit.

Souvent, le bois éclatait et envoyait des gerbes d’étincelles dans le ciel. C’était un spectacle fascinant.

À la tombée du jour, Manolo était toujours debout et la roulotte ne ressemblait plus désormais qu’à un amoncellement de poutres noircies et de cendres grises. Les flammes avaient disparu depuis longtemps. Les derniers tisons refroidissaient déjà. Voilà, il ne restait plus rien… Tout ce qui avait fait la vie de Nanosh, le grand-père de Manolo, avait disparu. Le jeune homme avait brûlé ce qui appartenait au défunt, comme le voulait la tradition tsigane. Sa roulotte, ses vêtements, tous ses effets personnels. Et même son violon. Manolo n’avait eu le droit de choisir pour lui qu’un seul objet, un unique héritage. Un livre. Ou plutôt

une sorte de gros cahier d’écolier qu’il pressait contre son torse comme un trésor. Les mémoires de Nanosh Balatta, son grandpère, sa seule famille depuis la mort de ses parents quand il était enfant.

De tous les objets qui avaient fait le quotidien de son papu 4 , Manolo n’avait gardé que ce livre. Au début, il avait imaginé conserver son violon qui lui était si cher. Ou bien la petite statue de la Vierge, fixée juste au-dessus de la porte d’entrée de la roulotte et que son grand-père baisait du bout des doigts à chaque passage. Finalement, il avait attrapé le gros cahier que Nanosh remplissait chaque jour que Dieu fait. C’était toujours le même rituel : peu avant de se coucher, le vieux gitan attrapait l’épais ouvrage glissé sous le matelas de son lit, l’ouvrait, lissait du plat de la main une nouvelle page vierge puis commençait à écrire.

– Qu’est-ce que tu racontes dans ton livre, Papu ? lui demandait régulièrement Manolo.

– Des choses, mon garçon. Des choses pour quand tu seras grand.

– Quelles choses ?

Nanosh ne répondait jamais. Il se contentait de regarder son petit-fils avec un sourire tendre puis il retournait à ses écritures.

Désormais, Nanosh n’était plus. Il était mort la veille. Il s’était éteint, pareil à une bougie qui a terminé de se consumer. Personne ne savait exactement quel âge il avait.

4. Grand-père.

The Gipsy Book

– Il a vécu sa vie, avait dit pudiquement le chef de camp. Une belle vie.

Nanosh n’était plus et Manolo avait gardé son cahier. Ces choses qu’il écrivait chaque jour, pour lui. Ces choses qui – Manolo ne le savait pas encore – allaient bouleverser sa vie.

Jack relève les yeux et se perd un moment en rêverie. Il aimerait savoir si ce livre a changé la vie de son père et de tous ceux dont les noms s’alignent sur la toute première page. Il se demande aussi s’il aura une influence sur sa propre vie…

Quelques jours plus tard, Jack relève instinctivement les yeux de son registre où il transpose avec soin les mesures de la journée. Le bateau a ralenti. Sur le pont, des hommes s’apostrophent, lancent des ordres et s’agitent.

Depuis qu’il a embarqué sur le Roosevelt, le jeune homme a appris à reconnaître les manœuvres aux seuls bruits et changements qu’il perçoit. Il sourit en pensant qu’il est devenu un véritable nomade des mers, vivant au rythme des sauts de puce qu’effectue le bateau le long de la côte du Groenland. Le navire s’arrête tantôt près d’une île, tantôt dans une anse où il jette l’ancre, et chaque escale est l’occasion de se préparer un peu mieux à l’hiver polaire qui les attend. Les chasseurs vont à terre et se chargent de remplir les cales de viande ou de peaux pour faire des vêtements chauds. Les cartes sont étudiées dans les moindres détails. On prend des nouvelles de la météo auprès des navires marchands qui sillonnent dans le coin, on leur confie du courrier quand c’est possible. Peary et l’un de ses hommes prennent de nombreuses photos pour documenter leur journal de bord. Le commandant

prépare soigneusement son expédition. Il ne veut rien laisser au hasard.

Sans perdre une minute, Jack repose son stylo pour rejoindre le pont et aider à la manœuvre. Comme il referme la porte de sa cabine, il pense à l’extrait du Gipsy Book qu’il a lu hier avant de s’endormir. Il sourit et se demande ce qui l’attend audehors, et ce dont sera fait le reste de la journée, peut-être même les quelques jours à venir.

« Il me semble que depuis que je suis né, je ne me suis jamais réveillé dans le même décor. Certes, nous bougeons sans cesse, et ces déplacements successifs sont autant de paysages à découvrir et devant lesquels nous émerveiller. Mais même lorsque nous restons un moment au même endroit, le décor change. Installés au cœur de la nature, nous percevons la saison qui avance, la lumière qui n’est pas la même, le temps non plus, les animaux qui diffèrent… Rien n’est jamais pareil. Voici la richesse de ma vie de nomade ! »

– Jack ! Viens voir ça !

À peine sur le pont, Elias lui saute dessus, excité comme un gosse. Il a les joues rouges et ses yeux bleus brillent intensément.

– Viens voir ça ! répète-t-il en entraînant son camarade vers le bastingage.

Devant eux, la côte rocheuse et ses nombreux fjords5 défilent lentement.

– Regarde ! lance Elias. Regarde !

Jack a beau scruter le paysage, il ne voit rien de très remarquable qui puisse justifier l’excitation de son ami.

– De la neige ! s’écrie Elias. Regarde ! De la neige.

Au loin, en effet, quelques plaques de neige semblent avoir résisté aux chaleurs de l’été.

Elias glousse et applaudit. Avec ses cheveux blonds, fins, légèrement longs, et qui tressautent autour de son visage, il ressemble à un petit garçon.

– De la neige, répète-t-il sans y croire.

– Tu n’en as jamais vu ? s’étonne Jack.

Son ami secoue vigoureusement la tête.

– Jamais ! Je viens de Caroline du Sud, rappelle-toi.

Jack n’en revient pas. À New York, où il habite avec son frère et sa sœur, il neige régulièrement, et les températures peuvent chuter très en dessous de zéro durant l’hiver.

– Tu as conscience qu’il va faire très froid d’ici quelques jours ? demande-t-il à son ami, inquiet.

– Bien sûr. Qu’est-ce que tu crois ? Je ne me suis pas engagé à la légère. Deux fois, je me suis plongé dans une baignoire de glace pour m’habituer.

– Une baignoire de glace, rien que ça ! s’amuse Jack.

5. Un fjord est un bras de mer qui s’enfonce dans les terres, entre des montagnes ou des falaises, autrefois une vallée glaciaire.

The Gipsy Book

J’ai lu que de grands explorateurs faisaient cela pour habituer leur corps aux très basses températures. Comme ceux qui partent dans le désert doivent certainement rester près du feu longuement pour apprivoiser la chaleur. Enfin, j’imagine…

Jack plisse la bouche. Son père a parcouru le globe, et il n’a aucun souvenir de l’avoir vu faire ce genre de chose. Il n’empêche qu’il partage l’enthousiasme de son ami. Ces premières neiges sont le signe qu’ils approchent de plus en plus de leur objectif. L’aventure, la vraie, va bientôt commencer.

Soudain, en haut de la falaise qu’ils longent lentement, une silhouette apparaît. Puis une deuxième et une autre encore.

Jack écarquille les yeux. Est-ce bien ce qu’il croit ?

– Des Eskimos ! tonne alors Peary qui lève le bras pour saluer les trois hommes. Enfin !

Le commandant étudie rapidement la configuration de la côte devant lui et se tourne alors vers l’homme qui tient la barre.

– Barre à bâbord, ordonne-t-il. Nous allons accoster ici.

Près d’une heure plus tard, la périlleuse manœuvre est terminée. L’ancre a été jetée là où l’eau n’est pas trop profonde. Le bateau est relativement stable, à l’abri du vent et des vagues, derrière une avancée rocheuse.

Du haut de la falaise, les trois hommes ont suivi l’opération sans broncher, aussi immobiles que des statues. Mais à peine

le Roosevelt a-t-il coupé ses moteurs qu’ils s’agitent et se précipitent vers le pied de la falaise où se cache une minuscule plage de cailloux. En quelques minutes à peine, ils ont tiré à l’eau une longue barque qui était posée sur la plage et que Jack n’avait pas vue. À présent, ils se dirigent vers le bateau où Peary se tient prêt à les accueillir, Matthew Henson à ses côtés. Depuis leur départ, c’est la première fois qu’ils rencontrent des Eskimos. Jusqu’à maintenant, les personnes qu’ils croisaient étaient toutes des Américains ou des Européens, pêcheurs ou marins de commerce.

Jack regarde venir la fragile embarcation avec fascination. Elle avance, légère et rapide sur la mer, propulsée par les coups de rame précis de ses trois occupants. Quand, après quelques minutes seulement, l’esquif est enfin bord à bord avec le Roosevelt, Peary fait envoyer une échelle de corde par-dessus le parapet.

Les trois hommes grimpent à l’échelle en un clin d’œil, enjambent le bastingage et se retrouvent sur le pont du bateau face à tout l’équipage. Ils n’ont pas l’air impressionnés le moins du monde et se contentent de sourire largement. Jack les observe, fasciné.

Ils sont petits, plus petits que la plupart des hommes du Roosevelt. Plutôt trapus, les cheveux sombres et raides, les yeux petits, en amandes, très noirs. Imberbes et la peau cuivrée. Les traits plutôt fins pour l’un tandis que les deux autres ont le nez large, les pommettes hautes et la tête ronde. Leurs vêtements

de peau sont brodés par endroits, et ils portent des chaussures cousues dans des peaux également.

Le plus âgé des trois s’adresse directement à Peary, sans même chercher à savoir si ce dernier est en mesure de le comprendre.

Malgré plusieurs voyages en Arctique, Robert Peary est bien incapable de parler l’inuktitut6. Au mieux connaît-il quelques formules de politesse. Matthew Henson, son bras droit, en revanche, est tout à fait à l’aise. Il sert spontanément d’interprète et la conversation s’engage sans difficulté.

Les Eskimos rient facilement, semblent plaisanter pour un rien et ont les yeux qui pétillent de malice. Peary leur propose des aiguilles de couture et des munitions contre des pots de graisse de phoque, des peaux de renne et de longs couteaux pour découper la neige et fabriquer des igloos. Néanmoins, les Eskimos se montrent rudes en affaires : le commandant doit ajouter trois cartons de biscuits secs à la transaction. Enfin, l’accord est scellé avec force rires et gloussements.

Jack est fasciné. Il imaginait des hommes austères à force de vivre dans des contrées hostiles et froides. Il découvre un peuple avenant, prompt à la plaisanterie. Quelle frustration de ne pas comprendre ce qu’ils disent !

6. L’inuktitut est la langue des Inuits, les habitants du Grand Nord. À l’époque de notre histoire, on les appelait les « Eskimos », et c’est pourquoi nous les désignons ainsi dans le roman. Mais, depuis les années 1970, ce nom, considéré comme péjoratif, a été abandonné au profit du mot « Inuits ».

– Donogan !

Jack sursaute.

– Donogan, appelle le commandant. Vous rêvez ?

Le jeune homme rougit malgré lui, déclenchant l’hilarité des trois Eskimos.

– Donogan, reprend Peary, vous accompagnerez ces hommes à terre avec la marchandise. Et vous récupérerez ce qu’ils nous doivent en retour.

– Bien, mon commandant, répond Jack, enthousiaste.

Elias lui attrape violemment le bras. Sa bonne humeur de tout à l’heure a totalement disparu. Son regard est sombre et inquiet.

– N’y va pas, marmonne-t-il. Qui te dit que nous pouvons leur faire confiance ?

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