9782215194217_ext

Page 1


paul vicky

La guerre est finie

paul vicky

La guerre est finie

1

Libération

Reims, le 30 août 1944

Un grondement terrible déchire le silence du matin.

Le facteur Paul-Émile perd à moitié l’équilibre sur sa bicyclette, freine un grand coup et lève les yeux au ciel.

« Une attaque aérienne ! » pense-t-il aussitôt en cherchant un abri du regard.

Il avise l’entrée d’une cave un peu plus loin dans la rue, envoie valser sa bicyclette le long d’un mur et se précipite vers l’ouverture en retenant sa casquette d’une

main et en serrant sa sacoche contre sa poitrine de l’autre.

– Cela ne finira donc jamais, grogne-t-il entre ses dents. Les Alliés ont débarqué en Normandie il y a plus de deux mois maintenant. C’était le 6 juin 1944. Tout le monde a cru alors que la guerre s’arrêterait vite et voici qu’elle s’éternise. La progression des soldats américains et alliés à travers le pays est lente, trop lente au goût des populations qui n’en peuvent plus de vivre les représailles des Allemands. Car l’ennemi redouble de cruauté depuis qu’il sent la défaite proche. Les arrestations ont repris de plus belle, les exécutions et les raids aériens aussi. Un nouveau roulement de tonnerre semble sortir des entrailles de la Terre cette fois-ci, arrêtant net le facteur dans sa course. Il blêmit : la terre tremble sous ses pieds. Le bruit assourdissant et continu se rapproche. Terrifiant.

Lentement, comme hypnotisé, le facteur tourne la tête vers l’extrémité de la rue. Il écarquille les yeux de terreur, ouvre la bouche, étouffe un cri et tout à coup…

– Ils sont là ! hurle-t-il en détalant dans la rue. Ils sont là !

Le facteur agite les bras de façon désordonnée.

Sa casquette roule derrière lui. Sa sacoche bat contre sa cuisse, laissant échapper des lettres qui s’envolent comme des avions de papier.

– Ils sont là ! crie-t-il de plus belle en regardant sans cesse derrière lui.

À mesure que l’homme avance, son ton change.

La panique de sa voix a cédé la place à une sorte de joie animale.

– Les Américains ! Ils arrivent ! Il rit à présent. Incrédule et heureux. Quelques têtes sortent prudemment par les portes et les fenêtres et regardent dans la rue. Toutes se tournent machinalement vers l’extrémité de l’artère d’où provient le grondement sourd.

– Les Américains ! hurle alors un enfant.

– Ils arrivent ! rugit presque une femme sur le point de s’évanouir.

En un éclair, tout le monde est dans la rue. Hommes, femmes, enfants, vieillards. Des drapeaux français, sortis de leur cachette, s’accrochent aux balcons. Un homme jaillit hors de chez lui en riant comme un gamin, une bouteille de champagne1 à la main.

– En voilà une que les Allemands n’ont pas eue ! lance-t-il, fier de son coup.

Les enfants agitent les mains. Les jeunes filles sourient avec coquetterie. Les vieux pleurent de joie. Les garçons courent au-devant des jeeps et des chars qui entrent en une procession bruyante dans la ville de Reims. À l’autre bout de la ville, les Allemands battent en retraite. Encore si sûrs d’eux il y a quelques jours, c’est la débandade à présent. Ils courent de tout côté, brûlent les papiers qui risqueraient de les compromettre, cherchent à sauver ce qui peut encore l’être et chargent 1. La ville de Reims est célèbre pour son champagne.

leurs affaires dans des véhicules qui se tassent sur leurs essieux.

– Schnell ! Schnell ! 2 beuglent des hommes, de la terreur dans la voix.

Un magnifique berger allemand brun et noir court d’un soldat à un autre en jappant plaintivement. Il a la queue entre les pattes et les oreilles tombantes. Il ne comprend pas ce qui se passe. Il a peur. Mais aucun des hommes présents ne s’intéresse à lui. Ils ont mieux à faire que de s’occuper d’un chien : ils doivent sauver leur peau.

– Arrrgh ! s’énerve un soldat quand le chien vient se plaquer contre ses jambes.

Il se penche vers lui, détache rageusement le collier de son cou et le dégage d’un coup de botte dans le flanc.

L’animal couine et s’éloigne, terrorisé.

Lorsque les premières voitures démarrent, le berger allemand tente d’en rejoindre une, mais manque de se faire écraser. Il aboie, cherche des yeux un homme qui pourrait avoir pitié de lui, mais ne voit que des visages

2. Vite ! Vite !

fermés et durs. Les caresses, les jeux et les paroles affectueuses n’ont plus lieu d’être. Sauve qui peut !

La foule est de plus en plus nombreuse dans les rues de Reims. La liesse est générale. On s’embrasse. On danse. On rit fort. Plus personne ne marche en rasant les murs. On ose se regarder pour de bon, se parler sans crainte.

– How are you ? baragouinent des jeunes filles en lançant de longs regards aux soldats américains.

À leurs yeux, ils sont tous beaux ces soldats venus des confins du globe pour les délivrer. Leurs sourires sont d’une blancheur éclatante au milieu de leurs visages maculés de boue et de poussière.

Ces mêmes soldats, qui acceptent les bouquets de fleurs et les baisers volés, distribuent des barres de chocolat aux enfants dont les yeux brillent de gourmandise. Il y a si longtemps qu’ils n’ont plus goûté à la moindre sucrerie ! Certains gobent avec surprise une drôle de pâte à mâcher qu’ils n’ont jamais vue : les chewing-gums.

Libération

Près des soldats et de leurs véhicules, des hommes marchent fièrement, le fusil à l’épaule, et forment comme une escorte. On reconnaît sur la manche de leur veste le brassard qu’ils arborent enfin ouvertement.

Les lettres FFI y sont inscrites en gros. Forces Françaises de l’Intérieur. Ils sont les résistants. Ces soldats de l’ombre qui ont contribué à déstabiliser l’ennemi depuis l’intérieur même du pays.

– Vive la France ! crie l’un d’eux.

Et, spontanément, une Marseillaise s’improvise. Les voix sont vibrantes d’émotion. Voici quatre ans que l’on ne l’avait plus entendue3.

– Vicky ! Vicky !

Paul secoue sa sœur qui n’a pas bougé. Il se demande comment elle fait pour dormir encore avec tout ce bruit qui monte depuis la rue. Mais sa sœur jumelle est ainsi : elle a toujours eu un sommeil de plomb et la guerre n’y a rien changé. Ce n’est pas comme lui qui ne dort pratiquement plus depuis la fameuse nuit. En un sens, c’est plutôt une chance. Quand la sirène retentit pour les

3. La ville de Reims est occupée par les Allemands depuis le 11 juin 1940.

envoyer aux abris en cas d’attaque aérienne, il se charge de réveiller sa sœur. Sinon, elle serait capable de rester sous les bombardements.

– Vicky ! Réveille-toi ! s’agace le garçon.

Victoire, que tout le monde appelle Vicky sauf quelques adultes, ouvre péniblement les yeux. Elle a les traits gonflés de sommeil.

– Mmm ! Quoi ? bougonne-t-elle.

– Réveille-toi. Ils sont là !

Aussitôt la jeune fille se redresse. Elle est tout à fait réveillée à présent.

– Ils ? demande-t-elle, pleine d’espoir.

Paul tord la bouche en une grimace désolée. Les yeux bleus de sa sœur jumelle s’assombrissent. Son sourire à peine esquissé s’efface aussitôt. Elle se laisse retomber lourdement en arrière sur son oreiller, ses cheveux blonds étalés autour de son visage. Si leurs parents ne sont pas de retour, à quoi bon se lever. Son frère et elle n’attendent personne.

– Vicky, allez ! Lève-toi, reprend Paul d’une voix suppliante. Les Américains sont là, précise-t-il.

Vicky tourne la tête vers lui, une lueur interrogative au fond des yeux.

– Les Américains ? répète-t-elle avec intérêt. Son frère hoche la tête et lui sourit.

– Oui. Les Américains. La guerre est finie !

2 Seul

Ils sont partis et dans leur précipitation, ils n’ont même pas daigné l’emmener avec eux. Ils l’ont oublié. Abandonné même. Il leur était pourtant si fidèle et leur avait rendu tant de services. À présent, le berger allemand erre à travers la ville, la truffe au sol, à la recherche d’une odeur familière. Elles sont nombreuses. Les Allemands ont si longuement occupé l’endroit qu’il retrouve des pistes olfactives un peu partout. Mais aucune ne le mène nulle part. Toujours il s’arrête à cette longue route par laquelle les voitures ont fui et disparu au loin.

Alors que ses pas l’amènent non loin de la rue principale, l’animal détecte une animation anormale. L’air est frémissant d’odeurs et de bruits. Il entend des cris, des éclats de voix, de la musique et des grondements de moteurs. Mais rien qui ressemble à l’accent auquel il est habitué depuis sa naissance dans un élevage au sud de Berlin. Aucun mot ne résonne familièrement à son oreille pourtant ultra-sensible.

Dans son dos, des enfants sortent soudain en courant d’une maison.

– Les Américains sont là ! hurlent-ils joyeusement. Le chien se fige au milieu de la route, effrayé par les cris.

Les enfants s’apprêtent à rejoindre la foule et la fête quand ils aperçoivent le berger allemand brun et noir. Ils s’arrêtent aussitôt pour le regarder. Une drôle de moue déforme soudain leur visage. Ils se concertent du regard et se baissent dans un même mouvement pour ramasser quelque chose par terre.

– Fiche le camp, sale boche ! grognent-ils tout à coup en jetant des cailloux.

Les pierres pleuvent sur le chien qui détale en couinant. L’une d’elles l’atteint au-dessus de l’œil.

– Sale boche !

Les injures redoublent. Derrière lui, les pierres continuent de tomber. Une autre le frappe en haut de la queue.

Les cris des enfants attirent l’attention de plusieurs personnes qui veulent savoir ce qui se passe.

– C’est le chien des Allemands ! éructe avec dégoût l’un des enfants. Faisons-lui la peau !

Pauvre animal. À l’heure de la Libération, on cherche aussi ceux qui ont pactisé avec l’ennemi pour les punir et se venger. Alors un chien, pourquoi pas ? C’est toujours mieux que rien.

Le chien accélère, tourne dans une ruelle d’où sortent de nouvelles personnes en route pour la fête, fait demi-tour, hésite puis fonce droit devant lui en glapissant.

Dans son dos, bientôt, les cris haineux cessent. Les enfants ont mieux à faire que de pourchasser un chien. Ils se détournent de leur proie. La fanfare est de sortie.

Il paraît que les Américains acceptent de se faire photographier. Voici qui est bien plus intéressant.

Le berger allemand court encore longuement, totalement désorienté. Lorsqu’il est sûr d’avoir semé ses bourreaux, il s’arrête enfin, regarde longuement autour de lui ce quartier de Reims qu’il ne connaît pas, puis trouve refuge sous un escalier de pierre. Désormais, s’il veut s’en sortir, il va devoir vivre caché.

Paul et Vicky attendent la fin de la guerre. Alors que le débarquement a déjà eu lieu et que les Allemands ont fui la ville de Reims libérée par les Américains, les deux jumeaux, dont les parents ont été arrêtés et ne sont pas revenus, survivent comme ils peuvent grâce à la générosité de tous. Pourtant, ils n’inspirent pas confiance aux habitants : avec leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus, ils ont beau dire qu’ils sont d’origine flamande, personne ne les croit. Et d’autant plus qu’un berger allemand, chien des « Boches » déserteurs, les suit désormais partout. Pourtant, ce chien va d’une certaine façon leur sauver la vie...

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.
9782215194217_ext by Fleurus Editions - Issuu