9782728936854 Le soldat loup

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JAMES R. HANNIBAL

LA LUX ACADÉMIE TOME 1

TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS)

PAR BLANCHE HINTERLANG

Pour Dick Wulf.

De la part de tous ceux qui sont tombés amoureux de l’univers que tu as créé, de la part de tous ceux qui en ont été touchés, merci.

Rocher de l’Araignée

Un morceau de roche dentelée se détacha du mur de granit pour venir se fendre en deux aux pieds de Malid, à quelques centimètres de ses griffes. Il s’interrompit et siffla en direction de la créature qui travaillait à côté de lui, laissant échapper de ses crocs jaunes des postillons de bave.

« Si nous venions à creuser suffisamment loin dans la roche pour atteindre le cœur blanc, Cousin Gorid, prends bien garde à ne pas le toucher. Oui, prends garde. Prends garde. »

Le chef de la mine posa sa pioche et approcha sa main verdâtre de la lumière de la lanterne, révélant les stries d’une cicatrice. « Elle brûle. »

Les hommes de Malid vinrent dégager les débris de roche, puis consolidèrent le nouveau passage. Ils étaient partis du pied du versant nord des monts Gigantesques et avaient, depuis, largement progressé vers le sud. Nombreux étaient ceux qui n’osaient creuser par ici, craignant que ces étranges montagnes s’effondrent sur eux. Mais les hommes de Malid redoutaient la colère de leur chef plus que les éboulements. Voyant Malid immobile, Gorid posa sa pioche à son tour et appuya ses bras trapus sur le manche.

« Les dragons seront contents de nous, Cousin. Oh, oui, bien contents. Personne encore n’avait creusé aussi loin. Non, personne. »

Faible et paresseux, Gorid passait pour un lèche-bottes et un pleurnichard.

« Qui t’a autorisé à faire une pause ? » Malid donna un coup de pied dans le manche de la pioche, propulsant son cousin au sol. « Debout, maintenant, et au travail. Au travail ! » Et, pour faire bonne mesure, il le frappa une deuxième fois, plongeant ses griffes dans la peau rongée du gobelin, sous le rire des autres membres de l’équipe.

Gorid ramassa sa pioche et s’attaqua à l’épais mur de granit noir avec une énergie renouvelée. Mais chaque coup rebondissait dans un bruit sourd et décevant.

« Incapable, vaurien ! » Malid laissa libre cours à sa rage, ce feu noir propre à son peuple. Saisissant Gorid par les épaules, il le projeta contre le mur.

« Incapable, incapable ! »

Les ricanements de son équipe décuplèrent sa fièvre. Il saisit la tête de Gorid, cognant la roche avec son crâne. « Et si… tu te servais… de ta tête… Cousin. »

Il y eut un craquement d’os suivi d’un bruit de granit fissuré. Un morceau de roche s’écrasa au sol, découvrant le scintillement d’une pierre blanche.

Un coup de tonnerre retentit dans la montagne.

« Ça a marché. Il suffisait d’utiliser sa tête », railla l’un des gobelins.

« La ferme, toi ! Silence ! » Malid lâcha Gorid qui s’effondra sur le sol, puis regarda le pan mis au jour.

Le cœur.

Il rampa pour voir la faille de plus près, marchant sur son cousin qui gémissait à terre. La pierre blanche avait toujours la même apparence, plus lisse que du verre poli. Aucun outil de gobelin ou de

dragon ne pouvait l’abîmer. Pourtant, à la lumière de la lanterne, Malid vit briller des fissures dans la pierre, tels les fils d’une toile d’araignée. Ce minuscule morceau, niché au cœur de la Barrière infranchissable du Seigneur du Sud, avait l’air aussi fragile qu’une coquille d’œuf.

Malid brandit sa pioche et ébrécha la fragile enveloppe. Il frappa une nouvelle fois. Puis encore, et encore. Des étincelles jaillirent de la roche et il fut bientôt enveloppé de poussière blanche. Il sentit alors la peau dure et fibreuse qui recouvrait son visage et ses bras crépiter. À ses pieds, Gorid se mit à hurler. Alors, les fragments de roche explosèrent dans un torrent d’air glacial.

La douleur.

Une douleur atroce, mais qui ne provenait pas de ses brûlures. Malid crut que sa tête allait exploser. Il lâcha sa pioche et, plié en deux, lacéra ses tempes avec ses griffes.

« Chef ?

– Ça va. » Il entendit sa voix. Non, ce n’était pas la sienne.

« Mais, Chef, votre peau… elle brûle. »

Malid frappa de son poing le gobelin inquiet.

« Je vais bien. Bien, je vous dis. » Sa chair en feu alimentait sa rage. En revanche, la douleur qu’il avait ressentie dans son crâne s’était évanouie aussi vite qu’elle était apparue. Il se sentait plus fort. Plus sage, aussi. Il se rendit compte qu’il savait. Des siècles de savoir envahirent son esprit. Un savoir qu’il ne pouvait pas contenir. Qu’il ne voulait pas retenir.

Les gobelins se tenaient silencieux, on n’entendait plus que les râles agonisants de Gorid. En frappant la roche, Malid avait ouvert une brèche aussi large que le tronc d’un chêne, une faille qui traversait le cœur blanc de la montagne, reliant leur tunnel à un boyau plus ancien. Le torrent d’air était retombé. Une brise légère

soufflait à présent, portant une odeur nauséabonde que les narines de Malid n’avaient pas sentie depuis des décennies. Non. Pas les narines de Malid. Ce n’étaient pas ses souvenirs, mais ceux d’une mémoire ancienne qui prenaient possession de son esprit. Et la mémoire aurait reconnu cette puanteur entre toutes : l’odeur des Keledans.

PREMIÈRE PARTIE

« Prenez bien garde à votre conduite : ne vivez pas comme des fous, mais comme des sages. Tirez parti du temps présent, car nous traversons des jours mauvais. »

(Ep 5, 15-16)

« Dix-sept, dix-huit. » Connor Enarian s’assit sur le muret de pierre bordant le pâturage à flanc de colline. Il laissa les moutons de son tehpa venir se frotter contre son bâton tandis qu’ils franchissaient un à un la porte de l’enclos pour rejoindre la route menant à la maison. On lui avait raconté que les chasseurs des forêts du Sud et les fermiers des plaines Centrales comptaient les moutons pour trouver le sommeil. Pour la famille Enarian et les autres habitants des collines, c’était un métier. Connor comptait quarante-huit moutons quatre fois par jour, à peu de chose près.

« Vingt-cinq, vingt-six. » Il n’avait pas besoin de les regarder. Il lui suffisait de sentir le frottement imperceptible provoqué par le passage de ses brebis. Elles avaient l’habitude, maintenant. Il ne regardait pas plus le troupeau qui l’attendait un peu plus loin sur la route, poussant un bêlement collectif qu’il avait depuis longtemps appris à ignorer. Connor avait son regard fixé vers le nord. Le vent soufflait fort sur les monts Célestes, et il ne voulait pas rater le spectacle. C’était le soir, son moment préféré de la journée. L’heure où le parfum d’une dizaine de dîners montait depuis le village. Mais, plus que l’odeur du pain et du rôti, c’était la vue qu’il aimait. Des courants d’air glacés tourbillonnaient sur les innombrables sommets des monts Célestes qui rougeoyaient sous le soleil déclinant. Avant

que ne retentisse le prochain coup d’horloge de la fontaine de Valdepierre, le feu de la tempête perpétuelle de la mer de l’Ouest serait voilé. Les Monts et les Brumes de Tempête formaient ensemble la Barrière du Sauveur, un mur gigantesque qui délimitait le monde de Connor. Il y avait bien un autre pays, derrière elle. Mais les Keledans ne s’y aventuraient pas : l’Assemblée l’avait interdit.

Le tehpa de Connor, son père, dans le langage distingué propre aux villes côtières, était bien d’accord avec elle. Tehpa avait souvent mis en garde Connor contre les horreurs qui se trouvaient au nord de la Barrière, un mal que nul Keledan ne devait jamais affronter. Ses histoires suffisaient à couper net le moindre rêve d’aventure qu’un jeune berger pouvait voir éclore dans son cœur.

« Quarante-sept, quarante… huit. » Le bâton de Connor claqua contre le mur de pierres. Il tâtonna contre la pierre, toujours captivé par les tourbillons qui se déchaînaient sur les montagnes. « Quarante… huit », dit-il à nouveau, comme s’il suffisait de répéter le chiffre pour faire apparaître une brebis. Le bâton ne rencontra que de l’air.

Il cligna des yeux et baissa le regard. Il n’y avait pas de brebis.

Connor jeta un coup d’œil vers le troupeau massé sur la route.

Les brebis le regardaient et bêlèrent ce qui semblait être un « On t’avait prévenu ». Il les compta à nouveau. Quarante-sept.

Cela faisait huit ans que son tehpa lui avait fait l’honneur de lui confier le troupeau, et il n’avait jamais perdu une brebis. Comment cela avait-il pu arriver ? Les moutons n’étaient pas assez malins pour franchir les arbres en haut du pâturage. Il y avait bien plusieurs meutes de loups qui vivaient dans la forêt de Sourceclaire, et l’automne leur était propice, mais les loups s’aventuraient rarement en plein jour pour s’en prendre aux troupeaux. Rarement.

« Restez là. » Il pointa son bâton en direction du troupeau, sauta à terre et referma la barrière. « Ne bougez pas. » Il courut jusqu’en

haut de la colline et souffla une note suraiguë dans le sifflet rouge qu’il portait autour du cou. Sans résultat. Un peu plus bas, ruminant contre la porte, les béliers tentèrent de répondre à l’appel. Au risque de les énerver, Connor s’apprêta à siffler une fois de plus : il ne pouvait pas rentrer à la maison et paraître devant Tehpa avec une brebis manquante.

Un pauvre bêlement provenant des rochers à l’orée de la forêt l’arrêta. Connor connaissait bien les rochers. Souvent, pour passer les longues heures de la journée, il s’amusait à les escalader en courant jusqu’aux sommets, ou à sauter de l’un à l’autre. Il savait qu’il n’y avait ni éboulements, ni arêtes tranchantes, pas même de passages étroits où une brebis aurait pu se coincer. Bref, rien de dangereux pour elles. Il glissa une pierre dans sa fronde et mit sa main en visière pour protéger ses yeux du soleil couchant. « Oh ! » cria-t-il, comme Tehpa le lui avait appris, au cas où il fallait déloger un loup affamé. « Oh ! »

Il se sentit ridicule.

Un deuxième cri le conduisit jusqu’à un creux ombragé, taillé dans le rocher le plus massif. Ses yeux n’étaient pas encore habitués à la pénombre, et il se cogna la tête contre une aspérité.

La brebis le regarda et bêla.

« Tu trouves ça drôle ? » demanda-t-il, surtout pour se rassurer. Loin de rire, la brebis tremblante s’était blottie dans le creux du rocher. Connor frotta son front douloureux et fronça les sourcils. Les moutons n’avaient aucune imagination et étaient incapables d’inventer des prédateurs là où il n’y en avait pas. Quelque chose avait dû l’effrayer. Un loup, ou autre chose peut-être, mais une créature bien réelle. Troublé, Connor soupira et attrapa la brebis. La tenant contre lui, il la fit sortir à l’air libre dans la nuit tombante.

« Eh, Connor Enarian ! » L’écho d’une voix tonitruante se fit entendre depuis le bas de la colline. Assis sur le siège rembourré d’un chariot rempli de paquets et de sacs en toile, une miche de pain entamée dans une main, les rênes de la carriole dans l’autre, Barnabas Botloff lui fit signe.

« Tu comptes bouger ton troupeau de là, ou je dois retourner à Plaisance-Ville pour y passer la nuit ? »

Le colporteur n’avait pas vraiment l’air pressé. Son cheval, en revanche, lança à Connor et à sa brebis un regard à faire tomber l’écorce d’un arbre.

« Quelque chose l’a effrayée. » Connor posa la brebis à terre et la poussa vers la barrière.

« Un loup ?

– Je ne pense pas, je n’ai vu aucune trace.

– Un aigle, alors, ou un hibou ? » Barnabas ponctuait chacune de ses questions d’une grosse bouchée de pain. « C’est vicieux, un hibou. Suffit de demander à nos corbeaux. »

La brebis alla rejoindre les autres, et Connor se servit de son bâton pour faire avancer l’arrière du troupeau. Il ne voulait aucun retardataire sur le chemin du retour.

« Il faudrait un énorme hibou pour oser s’attaquer à une brebis adulte.

– Ça reste possible. » Barnabas caressa son ventre rond. « Moi, je peux te dire que j’ai eu affaire à pas mal d’oiseaux géants dans ma vie.

– C’était des oies, Barnabas.

– Et quelques dindons, aussi ! »

Le cheval tourna alors vers eux sa grosse tête et souffla.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » Barnabas se pencha et tapota la croupe du cheval. « On est pressé, Clarence ? »

Avec ses gros yeux marron, le cheval lorgna la miche de pain.

Barnabas lança un clin d’œil à Connor. « On a intérêt à rentrer Sa Majesté dans l’étable et à lui servir son avoine, ou on n’est pas sorti de l’auberge. C’est qu’il tire une grosse carriole : du bois et des pommes de la forêt de Sourceclaire et de la fonte qui nous vient des mines d’Huckleheim. » Il posa les rênes sur ses genoux et alluma sa lanterne. Aussitôt, ils furent éclairés d’une chaude lumière. « Mais béni soit le Haut Seigneur, je n’ai eu qu’à descendre le métal de la colline et pas à le monter, sinon, pour sûr, Clarence aurait fait ses valises. Il serait rentré tout droit à son étable, à Hautcorbeaux, pour ne plus jamais en sortir. »

Connor souffla un coup bref dans son sifflet, et le troupeau se mit en marche. Clarence le suivit, les roues de sa carriole crissant sous le poids de son lourd chargement. Connor se mit également en route, à côté de la voiture. « En parlant de Hautcorbeaux… »

Il n’alla pas plus loin, laissant le nom planer dans l’air. L’avantposte des montagnes n’avait plus son prestige d’antan, mais les oiseaux messagers venant du sud volaient encore jusqu’à ses tours, réceptionnés par le maître Corbeaux, Glimwick. Il arrivait que certains messages parviennent alors jusqu’aux oreilles du colporteur. Connor insista. « Cela fait des semaines que je ne t’ai pas vu. Tu as sûrement des nouvelles fraîches à me raconter ?

– Oh, mais certainement ! C’est toi, la nouvelle fraîche, mon jeune ami. »

Connor buta contre un mouton à la traîne et, chancelant, dû se cramponner à son bâton pour ne pas tomber. « Moi ?

– Eh oui. » Barnabas, gêné par son ventre imposant, dut se contorsionner pour atteindre le chariot. « Tous les fileurs de laine ou marchands d’œufs des cinq vallées à la ronde veulent savoir de quoi il en retourne. Mais le vieil homme ne dit mot. »

Il tira alors de sa veste un rouleau de parchemin scellé par un cachet de cire bleue. Éclairé par la lumière orangée de la lanterne, Connor vit briller sur le rouleau son nom gribouillé à l’encre noire. Le sceau, une étoile, ne lui apprit pas grand-chose. À Keledev, nombreux étaient ceux qui utilisaient la marque du Sauveur pour sceller ou signer des lettres. C’était généralement l’étoile, ou alors le marteau du Forgeron. La lettre pouvait provenir de n’importe qui. Connor saisit le rouleau d’une main tremblante. « Mais qui peut bien m’envoyer une lettre, à moi ?

– Qui… » Le colporteur laissa échapper un éclat de rire, projetant le pain qu’il avait à la bouche. Clarence secoua sa crinière pour faire tomber les morceaux à moitié mâchés et lança un regard courroucé à Connor, comme s’il était responsable du comportement indigne de son maître.

Une fois ressaisi, Barnabas reprit : « Non. La bonne question, c’est “Pourquoi n’as-tu répondu à aucune des autres lettres ?” »

Connor s’assit sur le banc de bois fendu qui trônait dans le salon du cottage familial, la lettre inattendue ouverte et posée devant lui. Cottage, c’était surtout le nom que Mehma aimait donner à leur maison. Grotte, caverne, ou même trou auraient mieux convenu. Les foyers de Valdepierre avaient été creusés dans les murs rocheux de la vallée. Des cavernes ou des refuges vieux de plusieurs centaines d’années et convertis en maisons par les familles qui étaient restées ici après la guerre des Dragons.

Connor posa son menton sur ses genoux et leva les yeux vers le tableau, accroché au-dessus de l’âtre. Sur la peinture, Faelin Enarian, le patehpa qu’il n’avait jamais connu, le regardait avec un air de défi. Un jeune homme, vêtu d’une armure de métal bleu foncé, gravée de spirales d’or, un grand loup argenté à ses côtés. Connor n’avait jamais vraiment su dire si l’animal était apprivoisé ou sauvage. Par moments, il lui semblait deviner un sourire sur sa lèvre retroussée, d’autres fois, un début de grognement.

Faelin avait une main posée négligemment sur la poignée d’une épée accrochée à sa taille, recouvrant partiellement la pierre incrustée dans le pommeau : un joyau d’un pourpre profond. Une estoile, une pierre forgée dans un creuset de glace et de feu de dragon le jour où les monts Célestes sortirent de terre. Les estoiles étaient le signe

de ceux qui avaient franchi la Barrière, le symbole de l’ordre des Éclaireurs. Du moins, c’est ce que Connor avait entendu dire. Mais, comme son patehpa, l’ordre des Éclaireurs n’existait plus.

Au cours des deux dernières générations, les Keledans s’étaient réfugiés dans la paix et la sécurité de leurs terres, et pas un n’aurait songé à défier les ordres de l’Assemblée. Du moins, jusqu’à ce jour.

Les lèvres serrées, Connor saisit la lettre pour la lire une fois de plus.

À l’attention de Connor Enarian de Valdepierre

Nous vous adressons salutations et bénédictions,

Quatre oiseaux vous ont été envoyés depuis le solstice d’été, et ces quatre oiseaux sont revenus au maître Corbeaux Glimwick sans réponse de votre part. Je suis consterné par une telle impolitesse. Pourtant, étant donné que vous êtes le petit-fils de Faelin Enarian, je me raccroche à l’espoir d’une explication qui justifierait votre silence.

Dans le pire des cas, vous êtes mort, et votre impolitesse pourrait être pardonnée. Dans le meilleur, mes lettres se sont perdues. Voilà l’explication que le Défenseur souffle dans mon cœur. C’est pourquoi je vous fais parvenir ce tout dernier message par l’intermédiaire de notre colporteur, Barnabas. Après quoi, je crains ne plus pouvoir vous adresser de nouvelle missive. Nous n’en avons plus le temps. La moisson approche.

Comme énoncé dans mes précédentes lettres, j’ai le plaisir de vous informer qu’après de longues années de fermeture, la Lux Académie ouvre de nouveau ses portes. L’Ordre sera restauré. Vous avez été choisi, ainsi que vingt autres potentiels, pour former la classe inaugurale, du moins si vous veniez à réussir l’épreuve d’entrée. L’Ordre l’appelait

autrefois la « quête d’initiation », mais cela remonte à bien longtemps.

Disons que vous aurez à surmonter un test.

Venez à ma rencontre à Hautcorbeaux lors de la première nuit de la moisson des Lunes. Le lendemain, nous partirons à l’aube : commencera alors notre ascension vers la forteresse. Nous vous prions de ne pas être en retard. Une fois que la compagnie prendra la route de Ras Telesar, nous n’accueillerons plus de potentiels. Les portes ne restent pas ouvertes pour toujours. Ainsi vont les choses.

Par le Grand Nom du Sauveur, Avner Jairun

Dernier et unique directeur de la Lux Académie

Connor posa la lettre sur le banc et se plongea à nouveau dans la contemplation du portrait. Faelin se serait rendu en courant à Hautcorbeaux. D’ailleurs, Connor pouvait facilement faire de même. Tehpa et Mehma étaient dans l’étable, occupés à aider une brebis à mettre bas. En se dépêchant un peu, il pouvait prendre des provisions dans les placards, voler la jument familiale et disparaître. La lettre lui ouvrait la perspective d’une vie qui ne se résumerait pas à compter des moutons.

Mais elle faisait également resurgir des cauchemars anciens, nés des sombres histoires racontées par Tehpa. Et les cauchemars sont plus puissants que les rêves. Alors Connor resta assis, incapable de bouger.

La porte du cottage s’ouvrit, et une brise ébouriffa les cheveux bruns de Connor tandis que Mehma passa en trombe avec son seau d’eau. Derrière elle, Tehpa semblait s’attarder sur le seuil. Il jeta son

tablier d’agnelage dans un coin de la pièce. « Tu n’es pas resté pour la mise bas, mon garçon. J’ai bien cru que nous allions rentrer à la maison pour te trouver malade. » Il eut un rire forcé. « Mais non, je te trouve assis. Et en train de lire, par-dessus le marché. »

Ce soir, Connor savait qu’il n’aurait pas la patience d’attendre que Tehpa finisse de tourner autour du pot. « Pourquoi, Père ? demanda-t-il, utilisant sciemment le langage soutenu pour signifier combien il trouvait la situation grave. Pourquoi me cacher une telle chose ? De quel droit ?

– J’ai tous les droits. » Tehpa vint se placer entre Connor et l’âtre. « Quoi, mon sehna, mon fils, qui n’a même pas sa propre maison, reçoit des corbeaux maintenant ? Je suis ton tehpa qui t’aime. Ces lettres me sont d’abord parvenues, et à juste titre. J’ai décidé d’agir ainsi pour te protéger.

– Tu veux dire me protéger des corbeaux, ou d’une vie au-delà de nos cavernes ?

– Une vie ? Tehpa eut un rire aigu. Où ça, à Tanelethar ? La Terre des Dragons ? Si l’Assemblée a fermé l’Académie, c’est qu’elle avait de bonnes raisons de le faire. Les raids menés par l’Ordre n’ont apporté que la mort des chevaliers et la douleur à notre peuple, à notre famille. Faelin, ton patehpa, a sacrifié sa vie pour une chimère et le directeur de Ras Telesar n’a fait que le conduire à sa perte.

– Avner Jairun est un grand homme.

– Avner Jairun est un vieux fêlé complètement sénile qui se terre dans ses montagnes. » Tehpa arracha la lettre de la main de Connor et l’agita sous ses yeux. « As-tu réellement envie d’affronter les ténèbres, mon garçon ? »

Connor soutint son regard le temps d’une seconde, puis baissa les yeux et fixa les joncs qui tapissaient le sol.

« C’est bien ce que je pensais. »

Un bruit sourd vint interrompre leur dispute tandis que la salade que Mehma était en train de couper se fendait en deux. « Calme-toi, Edwin, dit-elle avec un regard sévère que Tehpa n’aurait jamais toléré de la part de quelqu’un d’autre. Connor veut seulement…

– Cette quête est faite pour les fous, Mara. » Il se tourna vers le foyer, froissant la lettre dans son poing. « Quand bien même Avner obtiendrait la permission de l’Assemblée d’ouvrir les portes de son Académie, je ne laisserai pas Connor y aller. J’ai sacrifié mon père pour leur Ordre. Je ne sacrifierai pas mon fils ! » Il jeta le parchemin dans le feu et quitta la pièce, furieux.

Connor regarda la lettre noircir, consumée par les flammes. Seul le sceau de cire semblait résister au feu. Un court instant, l’étoile brilla d’un bleu éclatant avant de fondre dans l’âtre.

Connor se redressa soudainement dans son lit, réveillé par un cri. Il ne pouvait rien distinguer dans la pénombre de sa chambre sans fenêtre, encore une des conséquences d’habiter dans une grotte. Tandis qu’il émergeait des brumes du sommeil, il prit conscience que le cri qu’il avait entendu pourrait bien être le sien. Un cri de cauchemar. Sa chemise de nuit était trempée de sueur, il la sentait froide maintenant, le tissu collé à sa peau. Il s’enveloppa dans la couverture de laine et fit un effort pour se remémorer son rêve.

Le dîner avait été silencieux, et Tehpa avait accéléré les prières du soir. Connor avait ensuite sombré dans le sommeil malgré les chuchotements énervés qui s’élevaient dans la pièce voisine. Il avait bien tenté d’écouter, d’abord, mais il s’était progressivement endormi en rêvant de sa dispute avec Tehpa. Dans son rêve, Tehpa se tenait en hurlant devant l’âtre qui faisait deux fois sa taille réelle. Derrière lui, on voyait luire les yeux du loup de Patehpa.

Pour la deuxième fois, Connor vit la lettre brûler.

Pour la deuxième fois, il se sentit troublé d’en être soulagé.

Dans son rêve, ce n’était pas l’étoile qui scellait la lettre qui lui fit ressentir de la honte, mais le grognement déçu du loup de Patehpa. Silencieusement, en pensée, Connor implorait la bête. Il voulait

partir, mais la lettre avait fait apparaître les créatures terrifiantes, rendant réels les fantômes d’histoires à moitié oubliées. Tandis que le parchemin chiffonné, bordé de liserés rouges, se dépliait dans le feu, les fantômes se mirent à apparaître comme de la fumée. De véritables monstres surgirent de l’âtre, crocs et griffes sortis, et menaçaient de le tuer comme ils avaient tué son patehpa. Le loup se mit à grogner puis, poussant un hurlement, il sortit du cadre pour s’élancer dans la bataille.

Connor frissonna. Il avait certainement crié à ce moment du cauchemar, avant de se réveiller.

Il voulut se rallonger, mais avant même que sa tête n’ait touché le sac de paille qui lui servait d’oreiller, un bêlement déchira la nuit. Un cri désespéré, celui d’une brebis qui souffrait.

Il semblerait donc que ce n’était pas lui qui avait crié, le tirant de son propre cauchemar. Il avait intérêt à s’occuper de l’animal blessé avant que Tehpa ne se réveille. Qu’est-ce que les moutons avaient bien pu faire cette fois-ci ?

Dehors, un vent soufflait dans le vallon, humide de rosée, et un frisson le parcourut jusqu’à la moelle. Pieds nus, Connor se hâta de traverser l’enclos des moutons dans la pénombre de la première veille de la nuit. Phanos et Tsapha, les deux lunes lumineuses, n’étaient pas encore levées, et la lune sombre Molunos dessinait son trou béant au milieu des étoiles.

De l’autre côté de l’enclos, la porte qui barrait l’accès à la grotte servant d’étable s’ouvrit dans un grincement, avant de claquer à nouveau contre le mur. Tehpa avait sans doute oublié de baisser le loquet après l’agnelage. Peut-être qu’une brebis avait voulu s’aventurer dehors. Elle aurait été surprise par le claquement de la porte. Connor se faufila dans l’étable et referma derrière lui, le vent sifflant à travers les lattes de bois.

Il prit une lanterne accrochée au mur et craqua une allumette. Il ne vit aucune trace de laine ou de sang. Si une des brebis s’était coincée dans la porte, elle s’en était tirée indemne. Il se redressa, se tourna vers le troupeau et refréna un cri d’effroi.

Les moutons étaient pressés contre le mur de leur étable et tremblaient autant que la brebis qu’il avait retrouvée cachée dans le creux du rocher. Éclairé par la lumière qui filtrait des trous percés en forme d’étoiles sur les faces de la lanterne, il vit au centre de l’étable deux brebis allongées côte à côte. S’écoulant de leurs nombreuses blessures, une mare de sang s’était formée sous elles en imbibant la paille autour.

Ce n’était pas l’œuvre d’un loup ou d’un ours. Les entailles béantes étaient longues et nettes. Connor savait reconnaître la coupure d’un couteau quand il en voyait une. Les moutons se vidaient encore de leur sang. Le tueur avait tranché la gorge en dernier, tailladant leur corps alors qu’elles étaient encore vivantes.

La porte claqua. « Qui est là ? » s’écria Connor.

Il n’y eut aucune réponse. Lentement, il saisit son bâton suspendu au mur et maintint la crosse contre sa poitrine, tel un bouclier. Tout cela était inquiétant. Il se rendit compte qu’il avait laissé sa fronde à côté de son lit. Poussée par le vent, la porte claqua de nouveau. Ne l’avait-il pas fermée ?

Dehors, la porte du cottage s’ouvrit également. Puis il entendit Mehma crier.

La flamme vacilla dans la vieille lanterne en ferraille. Il ne restait plus qu’une pauvre étincelle quand Connor se précipita jusqu’au cottage. En trombe, il franchit le seuil. « Mehma ?

– Je suis là, Connor. Reste où tu es ! »

Dans l’âtre, le feu était éteint, plongeant la pièce commune dans le noir. La flamme dans sa lanterne se remit à briller, et c’est alors qu’il la vit. Il les vit tous deux.

Mehma était recroquevillée dans un coin, près des étagères où elle rangeait ses ustensiles de cuisine, avec une casserole de métal, qu’elle brandissait comme une épée. Devant elle se tenait une créature immonde. Petite et râblée, elle avait le corps couvert d’ulcères semblables à des champignons qui lui rongeaient la peau. Elle tenait dans sa main un couteau recourbé aussi long que son bras. Se tournant à moitié vers lui, la créature lui jeta un regard mauvais de ses énormes yeux jaunes, deux globes disproportionnés par rapport à la taille de son crâne. « Bonjour, le frisé, glapit-elle d’une voix criarde. On est venu jouer un peu ? Tu veux jouer, c’est ça ? Encore un pas, et je l’étripe. »

Connor se souvenait suffisamment des vieilles histoires de son enfance pour comprendre ce qui se trouvait devant lui. Les ulcères, cette peau lâche et tombante qui ressemblait à une surface poreuse et couverte de champignons… Il s’agissait d’un gobelin.

Impossible.

Ou alors, son cauchemar était devenu réel. Un monstre avait-il pu véritablement sortir de la lettre en train de se consumer dans la cheminée ?

Toujours armée de sa casserole, Mehma s’avança. Sans quitter Connor des yeux, le gobelin baissa son couteau au niveau de son ventre pour la tenir à distance.

« Mais c’est qu’elle s’impatiente, la p’tite dame. Oh oui, elle s’impatiente. Mais ne t’inquiète pas, le frisé. Ne t’inquiète pas, tu seras le prochain pour sûr, pour sûr, oui. » Avec un ricanement, le gobelin se tourna vers sa victime, prêt à lui ouvrir les entrailles.

Connor leva son bâton, s’apprêtant à le frapper.

« Laisse-la ! » Venant du couloir, les pans de sa chemise de nuit volant derrière lui, Tehpa fit irruption dans la pièce, une épée au poing. Une épée qui, pour Connor, avait été perdue il y a une éternité. Sur son pommeau brillait l’estoile d’un pourpre profond. Le gobelin siffla et leva son couteau pour contrer l’attaque. Tehpa s’écrasa contre son adversaire, et tous deux roulèrent sur le sol.

Par hasard ou par maîtrise, le gobelin se retrouva au-dessus de Tehpa, tenant toujours son couteau dans la main. Son bras plongea et traça un violent arc de cercle.

« Tehpa ! » Connor s’avança vers eux, certain de voir le couteau trancher le bras que Tehpa avait levé pour se protéger. Mais dans un éclair blanc, la lame dévia de sa trajectoire. L’image fantomatique d’un bouclier de guerrier apparu un instant, avant de disparaître.

Hésitant, Connor s’arrêta. « Tehpa ?

– Reste derrière, mon garçon, tu ne sais pas comment combattre cette engeance de dragons ! »

Enragée par la résistance de son adversaire, la créature frappa une deuxième fois. De nouveau, le bouclier apparut dans un éclair mais, cette

fois-ci, Tehpa gémit de douleur. Le gobelin ricana et se mit à donner coup sur coup, se rapprochant dangereusement de sa peau nue. Dans un faible sursaut, Tehpa réussit à contre-attaquer et frappa de son épée.

D’un geste vif, la longue lame du gobelin envoya l’épée au sol.

Il leva une dernière fois son couteau, prêt à décocher le coup fatal.

« Non ! » Connor s’élança en visant la tête du gobelin avec le crochet de son bâton.

Rejetant sa tête en arrière, le gobelin évita le coup : le bâton lui effleura les narines et resta bêtement suspendu dans les airs.

Le gobelin caqueta et pencha la tête. « Je t’ai dit d’attendre ton tour, le frisé. Attends ton tour, tu entends ? » Il ne prit pas garde au crochet du bâton qui se trouvait à présent au niveau de son poing.

Connor attrapa la main de la créature avec le crochet et tira de toutes ses forces. Le gobelin glapit et laissa tomber son couteau.

Sortant ses griffes, il chargea Connor.

Mais celui-ci lui asséna un terrible coup de lanterne qui atteignit de plein fouet la tête du gobelin dans un bruit de fer froissé. La flamme s’éteignit, tandis que la créature hurlait de rage.

Dans l’obscurité, Tehpa cria : « Cours, Connor ! » Connor l’entendit se relever. « Prends ta mehma et cours ! »

Il y eut un bruit de lutte, un sifflement furieux, puis Tehpa poussa un cri de douleur.

Dans la confusion, Connor se précipita vers Mehma, mais il trébucha et s’affala sur le sol. Il était arrivé près d’elle mais, le temps de se retourner, il vit deux yeux jaunes et luisants au-dessus de lui.

Un peu plus loin, il entendit Tehpa répéter d’une voix faible : « Cours, Connor. »

Les yeux se rapprochèrent. « Tu sens la peur, jeune Keledan ? Tu la sens, hein, tu la sens ? C’est de ça que tu rêvais ? Tout se passe comme dans tes rêves ? »

Levant un bras pour protéger Mehma, Connor recula pour s’appuyer contre le mur. Il sentit alors contre son autre main le contact froid du métal. Immédiatement, il comprit ce qu’il venait de trouver. Mais quand il voulut saisir l’épée de Patehpa, la lame lui trancha la paume. Connor sursauta, la laissant tomber sur le sol. Il sentit du sang couler le long de sa main.

Le gobelin laissa échapper un rire hideux puis se jeta sur Connor, crocs dehors.

Gêné par le sang poisseux qui mouillait sa main, Connor tâtonnait pour trouver la poignée de l’épée : enfin, il la sentit. Il saisit le manche et appuya le pommeau serti de pierres contre son ventre. La lame s’enfonça dans la gorge du gobelin.

Pendant quelques secondes, la pièce silencieuse resta plongée dans le noir. Connor sentit le bras de Mehma, secouée de sanglots, contre son épaule. Épée et gobelin s’écroulèrent sur le sol. « Mehma ?

– Je vais bien. La corruption ne m’a pas touchée. »

Ils s’appuyèrent l’un sur l’autre pour se relever, et Connor alla chercher une chandelle posée sur l’étagère. Tandis qu’il l’allumait, il entendit un gémissement. Tehpa était assis contre le mur, une main crispée sur son épaule. Sa chemise de nuit était trempée de sang.

Connor se précipita vers lui.

« Ça fait mal. » Tehpa serra les dents pendant que Connor écarta ses doigts pour observer la blessure. « Ça me brûle comme une centaine de piqûres de guêpes. » La chair autour de sa clavicule était lacérée et pendait en lambeaux noircis de sang. « On pourrait penser qu’une créature faite de moisissures a des crocs moins aiguisés. »

Un tablier autour de la taille, Mehma les avait rejoints, l’air déterminé. Elle posa un seau d’eau et un bol d’herbes à côté de son mari et entreprit d’éponger la blessure.

À chaque fois que le chiffon touchait la plaie, Tehpa grimaçait. Mais il gardait les yeux fixés sur Connor. « Je t’avais demandé de partir. Mais non, tu voulais jouer au héros. Tu voulais ressembler à Faelin.

– Non, je…

– Ne l’écoute pas, coupa Mehma. Va plutôt me chercher une autre chandelle. »

Connor acquiesça et se dirigea vers le placard à la recherche d’une lanterne. Tehpa le poursuivait de sa voix : « Ils chassent en meute, tu sais ? Ce n’est pas fi… » Mehma pressa de nouveau le linge contre sa plaie, et il prit une large respiration.

« Tais-toi un peu, dit-elle, et laisse-nous travailler. »

Le temps que Connor revienne avec la lanterne allumée, Mehma avait nettoyé le sang de la blessure. Connor approcha la lanterne de la plaie et découvrit la trace profonde des crocs de la créature, d’où suintait le sang. Autour de la plaie, des veines noires se détachaient sur la peau et s’étalaient comme une toile d’araignée.

« L’infection commence à se propager. Je devrais aller chercher le physicien.

– Non. » D’une main humide, Mehma lui saisit le poignet.

« Mieux vaut ne pas agir de manière précipitée.

– Mais, Mehma… »

Tehpa posa alors sa main sur Connor. « Silence, mon garçon.

Ta mehma te demande de te taire. Il n’a jamais été très intelligent, pas vrai, Mara ? »

Mehma pressa un nouveau linge couvert d’herbes sur la blessure. « Et je t’ai dit de te taire. Maintenant, garde bien ça sur ton épaule, pendant que je vais trouver de quoi bander ta plaie convenablement. »

Connor la suivit jusque dans la chambre, où elle posa sa robe préférée sur le lit. « Que fais-tu ?

– Je fabrique un pansement correct, comme je viens de le dire.

– C’est une robe, Mehma, pas un pansement. Laisse-moi prendre la jument et aller à Plaisance-Ville. Tehpa doit voir le physicien.

Je peux rentrer avec lui avant la prochaine veille, dans moins de deux coups d’horloge. »

Avec un couteau de cuisine, elle coupa l’ourlet de sa robe et en fit un bandage de lin qu’elle enroula autour de la main de Connor. Il avait presque oublié sa propre blessure. « Mehma, le médecin.

– Habille-toi, prends ta cape aussi. Puis va atteler le cheval à la carriole. Prépare aussi de la nourriture et de l’eau pour un voyage de deux jours. » Elle serra le bandage sur la main de Connor, puis retourna à son ouvrage, découpant sa robe en fines bandelettes de fleurs bleu et rose. « La chair lacérée peut attendre. Mais il y a autre chose dans cette blessure, quelque chose de bien plus grave. »

Connor était en train de se demander si la frayeur ne lui avait pas ôté tout bon sens. « Je n’ai pas besoin de la voiture ou de nourriture. La route pour Plaisance-Ville est courte.

– Tu ne vas pas à Plaisance. Tu dois te rendre à Hautcorbeaux, aussi vite que possible. Ton Tehpa doit voir Avner Jairun avant qu’il ne prenne la route des montagnes.

– Maître Jairun ? » Connor baissa la voix et chuchota, le regard en direction de l’entrée. « L’homme que Tehpa a traité de vieux fêlé complètement sénile ? Mais il ne voudra jamais…

– Tu ne lui laisseras pas le choix. Sénile ou pas, Avner est un gardien et un maître guérisseur qui pourra soigner ton père. »

Ils perdaient du temps alors que l’infection se propageait dans les veines de Tehpa. Connor avait déjà vu cette forme de toile d’araignée sur une brebis qui s’était blessé la patte avec un clou rouillé. Ils s’en étaient rendu compte trop tard, et Tehpa avait dû l’abattre pour lui éviter de trop souffrir.

Il reprit la parole d’un ton ferme : « Mais nous avons un médecin ici, Mehma, dans la région des collines. Laisse-moi partir et le ramener.

– C’est bien. Excellent. Tu devras te comporter comme ça pendant le voyage : sois fort et sûr de toi. » Mehma passa les mains sur son lit pour récupérer toutes les bandes de tissu fleuri, puis plongea ses yeux dans ceux de son fils. « Même avec ses herbes et ses saignées, un médecin de village ne pourra chasser le poison qui se répand dans le corps de ton tehpa. Il a besoin d’un guérisseur, d’un homme qui a parcouru le monde bien au-delà de nos sommets, qui a affronté l’immondice noire d’une engeance de dragons, et qui a survécu. » Elle passa devant Connor, se dirigeant vers l’entrée. « Ton tehpa a besoin d’un Éclaireur. »

Chaque secousse sur la route provoquait un grognement provenant de ce qui ressemblait à un ballot de laine dans le chariot. À chaque fois qu’il l’entendait, Connor serrait les dents. Il avait lancé la jument au trot, mais il n’osait la faire avancer plus vite. Somnolant sous l’effet d’une décoction de Mehma, Tehpa était allongé à l’arrière et marmonnait dans son délire.

Le plus difficile avait été de charger Tehpa dans le chariot, mais ils y étaient parvenus. Mehma l’avait recouvert de couvertures puis elle avait disparu un instant dans la maison pour en ressortir avec l’épée qu’elle avait nettoyée et rangée dans un fourreau ouvragé de cuir noir.

« C’est l’épée de Faelin, n’est-ce pas ? lui demanda Connor tandis qu’elle l’aidait à l’attacher à sa ceinture. Pourquoi Tehpa l’avait-il cachée ?

– Tu sais pourquoi. Va-t’en, maintenant, chaque minute compte. »

À Plaisance-Ville, Connor passa devant la maison du physicien située au bord du fleuve Anamturas, sous la plus grande tour d’horloge des cinq vallées. Il hésita un instant. La grande roue à eau avait rempli tous les petits réservoirs visibles depuis la face de la tour. Douze réservoirs qui marquaient les douze coups de la journée.

L’eau avait également rempli le premier des quatre gros réservoirs qui, eux, correspondaient aux quatre veilles de la nuit. Chacun de ces coups et chacune de ces veilles auraient le temps d’être remplis encore plus d’une fois avant que Connor arrive à Hautcorbeaux. Avant qu’il parvienne jusqu’à maître Jairun. Tehpa pourrait-il tenir aussi longtemps ?

Il continua sa route, comme il l’avait promis à Mehma. Arrivé au pont de la rivière, il prit la direction du nord pour rejoindre la route du Levant. Devant lui, au pied des collines, il voyait déjà les premiers arbres de la forêt de Sourceclaire. De gros nuages étaient en train de s’amonceler à l’horizon, et l’air sentait la pluie.

« Magnifique. »

Le chariot franchit l’orée de Sourceclaire et, quelques secondes plus tard, les premières grosses gouttes de pluie vinrent éclabousser la route rocailleuse. De larges branches tendaient leur feuillage jusqu’au bord du chemin, et Connor dirigea la carriole pour s’y abriter, faisant craquer des châtaignes sous le poids des roues et des sabots. Il caressa le cou de la jument. « Regarde, ma belle, tout va bien. »

Un coup de tonnerre retentit dans les collines, et une odeur âcre, métallique, emplit l’air.

La jument hennit, semblant contredire Connor.

« Ce ne sont que de petits éclairs. Loin de nous. Nous avons de la chance, ce n’est qu’une légère averse. »

Pourtant, au bout de quelques minutes, il se mit à pleuvoir des cordes, et la pluie transforma le chemin pierreux en des mares de boue. Bientôt, des rigoles creusèrent la terre et se mirent à couler comme des rivières. Les branches feuillues n’offraient plus aucune protection. Comme pour prouver son propos, la jument hennit une fois de plus et sembla le traiter de menteur.

« Je suis désolé, ma grande, répondit Connor en tirant sur ses rênes pour stopper la voiture. Repose-toi un peu pendant que je vais voir Tehpa. »

Les couvertures de laine n’étaient pas restées sèches bien longtemps. Alors que Connor ajoutait quelques peaux tannées qu’il avait emportées, au cas où, Tehpa maugréa contre la pluie : « Je suis trempé, mon garçon. Trempé. Qu’est-ce qu’il se passe ?

– Je t’emmène voir un guérisseur. » Connor évita d’ajouter un nom. Autant garder cette dispute pour la fin du voyage. Il saisit la main de Tehpa et la posa contre une peau tannée pour la faire tenir. Ses doigts étaient chauds. La fièvre montait. « Mehma dit que le repos ralentit l’infection. Essaye… »

Il entendit un bruissement du côté des arbres, suffisamment bruyant pour couvrir le bruit de la pluie. Sans doute un lapin qui creusait un terrier pour éviter l’averse. Connor déglutit. « Essaye de dormir, Tehpa.

– Mais… les gobelins…

– Le gobelin est mort. Dors, s’il te plaît. Il faut avancer. La tempête se dirige vers le sud, alors plus vite nous remonterons vers le nord, et plus vite nous en serons sortis.

– Non, mon garçon. » Tehpa ouvrit les yeux et attrapa le poignet de Connor. « N’oublie pas ce que je t’ai dit. N’oublie pas. »

Un éclair illumina le ciel, révélant deux silhouettes sur la route, derrière eux. Et dans le bruit du tonnerre qui s’éloignait, Connor entendit des ricanements. Tehpa desserra son étreinte. « Ils chassent en meute. »

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