

PROLOGUE
« Le journaliste Tudesq mort à Saïgon disait quelques heures avant sa mort qu’il y a quatre ans, Commaille, Maurice Long, Lord Northcliffe et lui étaient entrés dans un temple d’Angkor malgré l’avis du gardien. Le gardien leur dit qu’ils seraient tous morts dans quatre ans, ce qui se réalisa. Angkor est bien un des endroits les plus maudits, les plus maléfiques que je connaisse. J’en étais revenu malade et le récit que j’ai fait de mon voyage a péri dans un incendie. »
Anne frémit en refermant le journal de l’écrivain Paul Claudel. « Angkor est bien un des endroits les plus maudits, les plus maléfiques que je connaisse », se répète-t-elle.
La jeune fille se remémore intérieurement la longue liste de ceux qui ont travaillé sur le site et dont elle a entendu parler à plusieurs reprises : Henri Mouhot, mort de la fièvre jaune à trente-cinq ans ; Ernest Doudart de Lagrée, mort de fièvre à quarante-quatre ans ; Francis Garnier, décapité en mission, il avait trente-quatre ans ; Jean Commaille, tué par des bandits alors qu’il apportait la paie des ouvriers d’Angkor ; Lord
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Northcliffe, mort en 1922 dans une hutte construite sur le toit de sa maison à Londres ; Maurice Long, mort en 1923 en revenant d’Indochine ; André Tudesq, décédé en 1925 de maladie, il avait quarante-deux ans. Sans compter tous les anonymes qui ont travaillé sur le site et ont succombé à la fièvre, aux morsures de serpents, aux chutes de pierre.
Anne Bartelot est partagée entre l’excitation et l’inquiétude. Dans quelques jours, elle part à Angkor.
I– Il n’est pas là !
Cela fait des mois que l’amiral Bartelot prépare cette expédition. Il ne manque que le guide, qui n’est pas encore arrivé. Ils l’attendent depuis plus d’une heure et il est bientôt 10 heures du matin. S’il n’arrive pas immédiatement, ils n’atteindront jamais leur destination avant la tombée de la nuit.
Anne observe la rivière devant eux. Le dernier obstacle avant la forêt. L’eau est claire et peu profonde. On aperçoit les pierres luisantes qui en tapissent le lit. Un peu en amont, des buffles broutent tranquillement les herbes aquatiques. Ils ont de l’eau jusqu’aux genoux ; il n’y a pas de courant. Pourquoi donc s’obstiner à attendre un guide peu respectueux des horaires pour traverser ? C’est un jeu d’enfant.
La jeune fille s’assoit sur une grosse pierre et retire ses chaussures. Sous ses pieds nus, les pierres humides sont fraîches. Alors qu’il commence déjà à faire très chaud, c’est une divine sensation.
– Anne, que faites-vous ? s’étonne son père.
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– Je traverse ! le défie-t-elle en lui lançant un sourire désarmant.
– Soyez patiente. Le guide va arriver.
– Il est en retard !
L’amiral Bartelot ne le sait que trop bien, et cela le met d’ailleurs de fort méchante humeur.
Anne se redresse d’un bond, ses chaussures à la main.
– Je ne fais que passer de l’autre côté, papa. Je meurs de chaud. Cela me rafraîchira.
Sans attendre plus longtemps, elle remonte sa longue jupe blanche jusqu’à mi-cuisse et pénètre dans la rivière. Une délicieuse fraîcheur saisit ses pieds et ses chevilles. Elle se retourne vers son père, radieuse !
– Allons, papa, venez !
L’amiral Bartelot regarde sa fille avec fierté. Ses joues enflammées par l’excitation font ressortir ses yeux vert clair sous son grand chapeau. Avec son nez petit et droit, sa bouche fine et sa peau blanche, elle est absolument ravissante.
Juste à côté de l’amiral, Mlle de Kermanec regarde Anne avec envie. Elle ne serait pas contre un peu de fraîcheur elle non plus. Parfois, dans la chaleur suffocante de Saïgon où elle habite avec la famille Bartelot, elle regrette les aubes froides de sa Bretagne natale en hiver et la pluie fine, qui n’a rien à voir avec ces cataractes d’eau tiède qui s’abattent sur l’Indochine à la saison des pluies. L’amiral Bartelot se tourne vers elle comme s’il avait lu dans ses pensées.
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– Que diriez-vous de rejoindre ma fille ? Je préfère qu’elle ne soit pas seule de l’autre côté, lui dit-il d’une voix forte.
– Si vous me le demandez, Monsieur… répond poliment Mlle de Kermanec en se déchaussant aussitôt.
Quelques secondes plus tard, la voici les pieds dans l’eau à son tour.
– C’est divin ! lance-t-elle à l’attention d’Anne qui s’est rapprochée d’elle.
Les deux femmes rient d’aise et s’éclaboussent comme des enfants. Anne a oublié les désagréments du retard du guide. Finalement, grâce à lui, elle peut profiter de la rivière et de sa fraîcheur bienfaisante. Elle s’avance un peu plus. L’eau lui arrive presque jusqu’à mi-cuisse à présent. À côté d’elle, Mlle de Kermanec grimace en marchant avec précaution. Les cailloux sont glissants.
Un peu plus haut dans la rivière, un buffle a relevé la tête en entendant les cris des deux femmes. Il les regarde impassible puis beugle. Un autre animal s’arrête de brouter et observe également Anne et Mlle de Kermanec. Il se rapproche imperceptiblement du premier et souffle par les naseaux.
L’un des porteurs assis au bord de la rivière est le premier à percevoir le danger. Il se redresse, regarde les animaux puis fait signe à l’amiral Bartelot. Celui-ci observe les bêtes à son tour. Trois d’entre elles se sont regroupées à présent. Leur peau musculeuse est parcourue de frissons. Les buffles agitent leurs têtes surmontées de cornes immenses, frappent l’eau avec leur queue. Ce n’est pas bon signe.
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– Anne !
Tout à sa joie d’être dans l’eau, la jeune fille ne se rend compte de rien. Quant à espérer que Mlle de Kermanec entende quelque chose… La demoiselle est sourde comme un pot.
– Anne ! hurle l’amiral Bartelot en attrapant au vol le fusil de l’un de ses hommes. Anne !
La jeune fille tourne enfin la tête et croise le regard inquiet de son père qui entre dans l’eau.
– Anne ! Les buffles !
Au même moment, les trois énormes bêtes chargent, tête baissée.
IIPolang presse le pas. Il est en retard et il n’aime pas cela. Il craint que son arrivée ne soit mal accueillie par l’amiral Bartelot. En Indochine, la réputation du représentant de la marine française n’est plus à faire. C’est un homme qui va droit au but et déteste perdre son temps. Polang devra faire preuve de diplomatie pour se faire pardonner.
Tandis qu’il marche vite, l’homme retire sa chemise et la glisse dans un baluchon avec son pantalon et ses chaussures qu’il a déjà enlevés. À présent, il ne porte plus qu’un langouti, ce morceau de tissu passé entre les jambes et autour de la taille à la façon d’une large culotte que portent les Moïs de la région. Il va nu-pieds et son cou est orné de lourds colliers de perles. Ses cheveux noirs sont un peu longs et épais, rapidement ramenés vers l’arrière. Il a la peau très brune, le nez légèrement épaté, une petite taille. Difficile de lui donner un âge. Trente ans ? Quarante ? Il est rare que Polang porte son habit traditionnel. Il y a bien longtemps qu’il a quitté son village et adopté les mœurs européennes, dont la chemise et le pantalon. Mais cette fois-ci, il est important qu’il ait l’air « couleur locale ». C’est certainement ce que
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recherchent les Européens lorsqu’ils viennent dans cette partielà du pays. Cela ajoute de l’exotisme à leur voyage.
Comme il approche du lieu de rendez-vous, Polang entend quelqu’un crier.
– Anne ! Anne !
Le ton est inquiet.
– Anne ! Les buffles !
Aussitôt, Polang comprend. C’est encore l’un de ces « longs nez 1 » qui s’est aventuré trop près des animaux sans se méfier.
Les Blancs confondent les buffles asiatiques avec les ruminants de leur pays. Là-bas, en France, il paraît que les vaches ne sont pas dangereuses et qu’elles se laissent approcher sans broncher. Rien à voir avec les buffles qui chargent sans crier gare : ils ont la réputation de ne pas avoir de cervelle et de foncer droit devant eux quand ils sont contrariés. Et lorsqu’une bête d’une tonne avec des cornes immenses charge, rares sont ceux qui ont des chances d’en réchapper. En tout cas, pas les Blancs…
Polang se précipite et atteint la rivière en un temps record. Une jeune fille. Une plus vieille. Trois bêtes furieuses, lancées vers elles. Et un homme en blanc qui court dans l’eau, son fusil à la main. Polang l’identifie sans peine : ce doit être l’amiral. Les buffles ne sont plus qu’à une dizaine de mètres des femmes.
Polang analyse la situation en quelques secondes. Même s’il est excellent tireur, l’amiral ne parviendra pas à arrêter les trois bêtes à temps. Sur la rive, les hommes de l’amiral tentent de mettre en joue les animaux, mais c’est difficile : ils ont peur de blesser les
1. Surnom donné aux Occidentaux par les Indochinois.
deux femmes. Et d’attirer tout le reste du troupeau avec le claquement de leurs fusils. Polang remonte le lit de la rivière sur quelques mètres pour se rapprocher des animaux puis se rue dans l’eau en agitant les bras et en criant.
– Oh ! Oh ! Oh !
Stupéfait, l’amiral Bartelot regarde cet homme venu de nulle part, à moitié nu, qui défie les buffles. Non loin de lui, Anne a cessé de batifoler dans l’eau. Elle tire sur le bras de Mlle de Kermanec pour tenter de la ramener au rivage. Une expression de terreur se lit sur son visage tendu. Elle voudrait sortir plus vite de l’eau, mais elle ne peut pas abandonner son amie qui glisse sur les pierres sans parvenir à la suivre.
– Oh ! Oh ! Oh !
Polang hurle de plus belle en bougeant les bras dans tous les sens pour attirer l’attention des buffles sur lui. Maintenant, il est exactement entre les animaux et les femmes.
– Oh ! Oh !
Les buffles avancent toujours. Polang leur fait face. L’amiral Bartelot épaule son fusil. Quelle bête viser ? Comment les arrêter toutes ? Il se sent impuissant.
– Oh ! Oh !
Polang recule, droit, très calme. Une bête relève la tête.
Anne regarde son père, pétrifiée. Il a baissé son fusil et accourt vers elle, le visage déformé par l’angoisse. Elle hésite, fait un pas, lâche la main de Mlle de Kermanec qui tombe en arrière, revient vers elle pour la relever.
– Oh ! Oh !
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Les buffles sont sur le point de percuter Polang puis les femmes. – Oooh !
Et soudain, l’incroyable survient. La bête de tête baisse le mufle, souffle et s’arrête. Derrière elle, les deux autres font de même. Polang tend la main dans laquelle le buffle vient poser son museau. Alors le Moï le flatte entre les oreilles et marmonne tout bas. À présent, la bête est toute calme, Anne et son père qui l’a rejointe, en profitent pour sortir Mlle de Kermanec de l’eau. La pauvre femme est trempée des pieds à la tête, tremblante de peur.
Lentement, Polang renvoie les trois animaux vers le reste du troupeau. Quand il se retourne enfin vers l’amiral Bartelot et les autres membres de l’expédition, il soupire longuement puis sourit. Son cœur bat encore la chamade. Il a cru un moment qu’il n’y arriverait pas…
Tout est oublié. L’impatience de l’amiral. L’imprudence d’Anne. Son insouciance. Le retard de Polang. Plus rien n’a d’importance. Sauf l’exploit du Moï. En quelques secondes, Polang est devenu un héros, le dépositaire de la reconnaissance sans limite de l’amiral Bartelot. Il est le sauveur de sa précieuse fille unique.
– Monsieur, votre courage force l’admiration, l’a accueilli sur la rive l’amiral Bartelot après que les buffles sont retournés paître tranquillement. On m’avait vanté le courage de votre peuple, mais ce que j’ai entendu est bien en deçà de la réalité. Je n’imaginais pas une seule seconde que ces bêtes furieuses s’arrêteraient. J’ignore d’où vous avez tiré cette certitude, mais elle vous honore. Vous avez sauvé ma fille Anne et son chaperon, Mlle de Kermanec.
Polang incline la tête. Maintenant que l’épisode est terminé, il s’étonne lui-même de son exploit. Il n’a pas eu le temps de réfléchir avant de s’élancer. Il n’a fait qu’obéir à une sorte d’instinct.
– Mais je ne me suis pas présenté. Amiral Bartelot…
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Le père d’Anne se tait, espérant que son interlocuteur se présente à son tour.
– Vous êtes ? demande-t-il après un long silence.
– Votre guide, amiral.
L’amiral lui serre chaleureusement la main.
– Ah, Many ! On peut dire que vous êtes arrivé fort à propos.
Polang serre les lèvres, gêné.
– Many n’a pas pu venir, dit-il. Il est tombé malade. J’ai dû prendre sa place. Je m’appelle Polang.
L’amiral Bartelot fronce les sourcils, soupçonneux.
– Malade ? Vraiment ?
Polang pâlit très légèrement. L’amiral a l’air contrarié.
– Voulez-vous dire qu’il a recommencé à…
Polang hoche la tête, incertain.
– C’est fâcheux. J’avais choisi cet homme pour des raisons très précises. Et on me l’avait… chaudement recommandé.
Puis les traits de l’amiral se détendent tout à fait et il sourit largement.
– En d’autres circonstances, j’aurais aimé être prévenu de ce changement, mais au vu de ce qu’il vient de se passer, je crois pouvoir dire que c’est la Providence qui vous envoie.
Polang sourit, soulagé.
L’amiral se tourne vers Mlle de Kermanec assise sur une pierre et trempée jusqu’aux os.
– Comment vous sentez-vous, mademoiselle ?
La vieille dame relève la tête et lui sourit bravement.
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– Comme après un bon bain d’eau de mer en Bretagne, Monsieur ! L’eau était à peine plus chaude, et le costume de bain beaucoup moins confortable.
Étonnante Mlle de Kermanec. Elle dégouline, le chignon de travers, le chapeau bon à jeter, la mise en pagaille, et elle trouve le moyen de plaisanter.
L’amiral Bartelot se félicite du choix de la demoiselle comme chaperon de sa fille. Lorsqu’ils avaient cherché quelqu’un avant de partir en Indochine, plusieurs personnes leur avaient recommandé le sérieux de cette vieille dame qui a consacré toute sa vie à s’occuper de sa mère au fond de leur manoir breton. Lors de leur premier entretien, ses références ainsi que son allure irréprochable avaient fortement impressionné les parents d’Anne qui l’avaient immédiatement choisie. Ils voulaient une femme stricte et rigoureuse qui empêcherait leur fougueuse fille de faire les quatre cents coups. Mais au fil des semaines, l’amiral avait constaté que Mlle de Kermanec n’était pas aussi austère que son chignon ne le laissait penser. Il avait remarqué qu’elle possédait un petit côté aventurier et téméraire qui lui plaisait, même s’il se gardait bien de le montrer à sa fille ou d’en parler à sa femme. Car la simple idée de brider totalement le caractère impétueux de sa chère fille lui était insupportable. Tant que l’extravagance de son chaperon ne mettait pas sa vie en danger, il la trouvait tout à fait acceptable, voire même profitable.
– Êtes-vous capable de marcher ?
Elle se relève, piquée au vif.
– Ce n’est pas un bain forcé qui va m’abattre, Monsieur.
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– Dans ce cas, sourit l’amiral, nous partons. Si nous voulons arriver avant la nuit tombée, nous n’avons pas de temps à perdre.
Polang ?
Le guide se redresse.
– Nous vous suivons !
Aussitôt, le petit groupe s’ébranle. Anne, son père, son chaperon et les trois hommes qui les accompagnent emboîtent le pas à Polang qui ouvre la marche. Juste avant de pénétrer dans la forêt, Anne remarque que l’un des hommes d’origine annamite s’arrête et dépose au pied d’un arbre une minuscule offrande. Deux boulettes de riz et trois ramboutans, des sortes de litchis avec des poils. Lorsqu’il se remet en marche et croise le regard de la fille de l’amiral, il lui fait un petit signe de la main.
– C’est pour les esprits de la forêt, souffle-t-il. Pour qu’ils nous soient favorables…
Un peu plus tôt, à quelques centaines de kilomètres d’Angkor, Philippe Couturier referme la porte de son bureau derrière lui.
– Vous partez déjà ? s’étonne la secrétaire de La Dépêche de Saïgon, le journal pour lequel il travaille.
– Oui, Jeanne. La route est longue jusqu’à Angkor. Si je veux arriver ce soir, je dois partir maintenant.
– Angkor, répète Jeanne, rêveuse. Quelle chance vous avez ! Je rêve d’aller à Angkor.
Elle fait une petite moue dépitée.
– Si seulement quelqu’un pouvait m’inviter moi aussi…
– Je vous rappelle que cette invitation n’a rien d’une partie de plaisir. C’est uniquement professionnel, réplique Philippe sans grande conviction.
– Souhaitez-vous que je trouve quelqu’un pour vous remplacer pour cette mission ? demande Jeanne, un brin moqueuse.
Philippe Couturier rit.
– Vous avez raison, Jeanne. Je suis un sacré veinard. Je vous raconterai tout à mon retour.
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– Oh non ! Je veux tout savoir avant. N’oubliez pas de m’appeler pour me dicter vos articles.
C’est l’amiral Bartelot qui est à l’origine de ce voyage du côté d’Angkor. En réalité, ce déplacement n’a rien de touristique, et s’il en avait été ainsi, l’amiral n’aurait certainement pas demandé à Philippe Couturier de l’accompagner. Non, le père d’Anne Bartelot veut sonder un peu l’état d’esprit des populations locales et connaître leurs dispositions à l’égard des Français. Certes, il part en représentation, et il y a fort à parier que les personnes qu’il va rencontrer ne seront pas forcément de la plus grande objectivité, mais il compte sur la présence de Philippe Couturier pour pouvoir approcher au plus près les populations et recueillir des témoignages plus vrais. Le jeune homme vit en Indochine depuis toujours et il maîtrise la langue annamite. Il fera un excellent interprète, et sa qualité de civil leur permettra d’être plus facilement reçus que si l’amiral s’était exclusivement entouré de militaires. Selon qui ils rencontreront et ce qu’ils verront, Philippe Couturier pourra écrire quelques articles sur cette partie du pays mal connue de tous les Européens qui sortent rarement de Saïgon.
Avant cette mission de plusieurs semaines qui s’annonce passionnante, Philippe doit néanmoins sacrifier à la traditionnelle visite d’Angkor qui s’impose dès lors que l’on s’aventure dans cette partie du pays. L’amiral Bartelot l’a promise à sa femme et à sa fille, Philippe à son rédacteur en chef.
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– Je sais que l’amiral s’arrête à Angkor avant de partir en mission, lui a annoncé Paul Beauchamp, son patron, il y a une semaine. J’ai demandé à ce que vous le rejoigniez là-bas quelques jours plus tôt. Vous m’écrirez deux ou trois articles touristiques.
– Touristiques ? s’est exclamé Philippe Couturier, qui a davantage l’habitude du journalisme d’investigation ou des informations internationales.
– Nos lecteurs ont envie de voyager, Philippe.
– Mais je…
Son rédacteur en chef a relevé les yeux pour le fixer longuement. Il connaît les goûts du jeune homme et sa réaction ne l’étonne guère. Philippe Couturier déteste écrire des articles de complaisance, ainsi qu’il les appelle. Il rêve d’enquêtes laborieuses et polémiques, de sujets brûlants, d’articles de fond comme ceux qu’il s’apprête à écrire aux côtés de l’amiral. Pas de carnet de voyage, de commérages ou autres informations mondaines.
– L’amiral sera accompagné de sa femme et de sa fille, a-t-il ajouté sobrement.
Une lueur s’est allumée dans les yeux de Philippe. Il a rencontré Anne, la fille de l’amiral Bartelot, il y a quelques mois, et il est tombé sous le charme. Son intérêt pour la jeune fille n’a échappé à personne au journal. Les hommes et les femmes qui y travaillent ne sont pas journalistes pour rien. Ils savent laisser traîner leurs yeux et leurs oreilles. Plusieurs fois, Philippe est intervenu pour lui venir en aide, et depuis, personne n’est dupe : le jeune homme est amoureux, même s’il veut ne rien en laisser paraître.
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– Si vous pensez que ma présence là-bas est nécessaire alors… Paul Beauchamp n’a pu s’empêcher de sourire. Si Philippe Couturier est un excellent journaliste, il est un bien piètre comédien, incapable de dissimuler ses sentiments.
– Soit ! s’est donc réjoui le rédacteur en chef. Je suis heureux que vous vous soyez rendu à la raison. Vous partirez donc quelques jours plus tôt et vous appellerez Jeanne pour lui dicter vos articles. Concernant ceux que vous rédigerez ensuite, aux côtés de l’amiral durant la mission, je suggère que nous ne les fassions paraître qu’après votre retour. J’ignore encore quelle forme cela pourra prendre. Tout dépendra de ce que vous avez vu et entendu.
– Vous pouvez compter sur moi. Ces articles-là seront autrement plus intéressants que les premiers.
– Qui sait ? Qui sait…
VAnne marche juste derrière le guide, son père sur les talons. Elle regarde le dos de l’homme mouillé de sueur qui passe à travers la végétation sans même s’arrêter. Il marche pieds nus, d’un pas sûr, le regard droit devant lui. Elle lui envie son assurance car, une fois n’est pas coutume, elle se sent incroyablement gauche et peu sûre d’elle.
Malgré le sentiment d’exaltation qui l’habite à la découverte de tout ce qui l’entoure, Anne se méfie de la végétation qui lui barre parfois la route. Elle cherche à voir où elle pose les pieds, s’émeut lorsque le sol devient plus meuble ou quand la pointe de sa chaussure butte contre quelque chose. Les odeurs sont fortes et puissantes, décuplées par l’humidité. Parfums entêtants de certaines plantes ou relents de pourriture qui lui donnent presque des haut-le-cœur. Quand Anne relève la tête, c’est à peine si elle voit le ciel. Les arbres se referment au-dessus d’elle, lui bouchant la lumière. Mais le plus impressionnant, c’est sans doute le bruit. Les craquements soudain d’un arbre ou d’une branche, les cris des singes et des oiseaux et les bruits des insectes. Elle n’a jamais rien entendu de tel. Ils ressemblent à des moteurs d’automobiles
enroués, à des cisailles grinçantes ou à des tambours en furie. Tout ce qui l’entoure est nouveau, déstabilisant, inquiétant et fascinant à la fois.
– Cela vous plaît, Anne ? l’interroge son père qui la voit tourner la tête dans tous les sens.
– Tant que notre guide n’est pas loin, oui, avoue la jeune fille.
– Il connaît son affaire, en effet.
– Tous ces bruits… C’est un peu oppressant. Et lui ne semble s’inquiéter de rien.
– Parce qu’il connaît sa forêt comme sa poche. Il identifie les dangers, sait ce qu’il doit faire. Mettez-le dans l’une de nos forêts françaises, et il éprouve la même chose que vous en ce moment.
– Papa !
– Je vous assure.
– Sauf que nous n’avons ni araignées monstrueuses ni serpents mortels, et encore moins de tigres. Quant aux plus grosses épines que nos plantes arborent, ce sont celles des ronciers.
– C’est un peu vrai, admet l’amiral en apercevant une feuille sous laquelle se cachent des piquants longs comme l’avant-bras.
Juste derrière lui, Mlle de Kermanec vit la traversée de la forêt bien différemment. Elle avance, un pas devant l’autre, pressée d’en finir avec cette expédition qui, pour une fois, ne l’amuse pas beaucoup. La pauvre femme dégouline, et la fraîcheur de ses vêtements mouillés n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Une Bretonne n’est assurément pas faite pour la touffeur de la forêt tropicale ! Quant à se laisser intimider par ce qui l’entoure, elle en a vu d’autres. À force de vivre seule dans un manoir breton
austère, elle n’a plus peur de la pénombre, se moque bien des araignées, aussi grosses soient-elles, et ne trouve suspecte aucune ombre qui l’entoure. Et pour ce qui est du bruit des insectes et des hurlements des animaux, elle les entend, certes, mais atténués et déformés. Pas de quoi en être effrayée.
– Tout se passe bien, mademoiselle ? s’enquiert l’amiral.
– Cela se passe, Monsieur…
– Que dites-vous de cette première expérience typiquement tropicale ?
– Infernale, vous avez raison. Je suis trop vieille à présent pour ce genre d’exercices.
– Mademoiselle, voyons. Vous qui êtes si alerte.
– Pour être verte, oui, la végétation est verte. Mais, Dieu que c’est humide !
Constatant que la demoiselle entend encore plus mal à cause du bruit environnant, l’amiral hausse la voix.
– L’humidité ne devrait pas vous faire peur ! Vous, une Bretonne.
– C’est que ce crachin breton-là vient de l’intérieur, Monsieur, répond avec humour la vieille dame tout en s’épongeant le front.
La petite troupe avance lentement, freinée sans cesse par des arbustes, des fougères monstrueuses ou bien par des trous en travers du chemin. Il leur faut faire des détours, contourner des obstacles. Malgré son appréhension, Anne ne perd pas une miette du spectacle qui l’entoure. Elle grave les images dans sa mémoire et hume l’air avec avidité comme pour s’imprégner de
chaque odeur. Parfois, elle risque une question en direction de Polang pour nommer une plante, un insecte ou identifier un bruit. Même si elle brûle d’envie de tout connaître, elle n’ose pas le déranger trop souvent, préférant qu’il se concentre sur la route à suivre. C’est un mystère en soi qu’il puisse se repérer dans cette jungle touffue, sans carte bien sûr, mais également sans boussole.
Soudain, Anne s’arrête.
– Vous entendez ?
Son père derrière elle stoppe et tend l’oreille. Devant eux, Polang a poursuivi un peu plus loin avant de s’apercevoir qu’il n’est plus suivi. Lorsqu’il rejoint le petit groupe, tous écoutent les bruits de la forêt. Sauf Mlle de Kermanec qui se demande pourquoi cet arrêt au beau milieu de nulle part.
– J’ai entendu des voix, explique Anne à Polang.
Le guide ouvre des yeux étonnés. Il écoute à son tour, mais au milieu du formidable vrombissement qui envahit la forêt, difficile de distinguer un son d’un autre. Pourtant, Anne parvient une nouvelle fois à entendre quelque chose qui s’apparente à des voix. Son regard s’éclaire.
– Vous avez entendu ? Nous sommes sans doute bientôt arrivés. Tous les autres secouent la tête. Seul Polang garde les sens en alerte.
– Là ! Ça vient de là ! s’écrie Anne en indiquant un point un peu plus loin devant eux.
Polang observe la jeune fille un moment sans rien dire, pince les lèvres puis sourit mystérieusement.
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– Les esprits de la vieille forêt vous parlent, mademoiselle.
– Vous vous moquez de moi ? répond Anne, boudeuse.
– Jamais je ne me le permettrais, mademoiselle. Nos forêts sont peuplées d’esprits que mon peuple vénère et craint. Parfois nous organisons des fêtes et des sacrifices en leur honneur.
– Des sacrifices ? frissonne Anne pour qui ces pratiques remontent à un autre temps.
– De buffles, oui.
Anne entend une nouvelle fois les voix. Cette fois-ci, même l’amiral perçoit quelque chose.
– N’est-ce pas plutôt le signe que nous arrivons bientôt à un village ? interroge-t-il.
Polang secoue la tête.
– Il n’y a pas de village par ici.
– Un temple peut-être ? suggère Anne.
Polang sourit de plus belle.
– Imaginez-vous des touristes au milieu de cette forêt ?
Anne grimace. Vu sous cet angle, en effet…
– Non, vraiment, croyez-moi, il n’y a rien par ici, sinon quelques bêtes sauvages et des esprits. À présent, nous ne devons pas tarder si vous voulez arriver avant la nuit.
Anne n’insiste pas. Il n’empêche qu’elle a entendu des voix.
Tout comme elle est presque certaine que Polang a légèrement infléchi sa trajectoire à travers les arbres. Se méfierait-il des esprits sous ses airs décontractés ?
