
ISaïgon,septembre1932
– Debout Anne !
Madame Bartelot entre dans la chambre de sa fille et tire les rideaux en grand. La lumière du jour entre à flots dans la pièce, aveuglant la jeune fille qui ouvre péniblement les yeux.
– Maman ? Mais que faites-vous ?
Anne s’est redressée sur son lit, ses cheveux roux tout ébouriffés.
– Aujourd’hui, nous déménageons ! annonce joyeusement sa mère.
Anne cligne des yeux plusieurs fois et la regarde sans comprendre.
– Déjà ? bredouille-t-elle.
Elles ne sont arrivées à Saïgon qu’une semaine plus tôt pour suivre l’amiral Bartelot, qui vient d’être nommé représentant de la marine française en Indochine. Son affectation doit durer deux ou trois ans et la famille s’est installée à l’hôtel de la Marine, la splendide maison réservée à l’amiral durant son séjour.
Madame Bartelot sourit.
– Rassurez-vous, ma chérie, dit-elle. Nous ne bougeons pas d’ici mais il est grand temps que nous aménagions cet endroit à notre goût.
Anne sourit à son tour.
– Vous avez raison ! Il me tarde de retirer quelques-unes de ces poteries grimaçantes en haut du grand escalier. J’ai l’impression qu’elles me narguent à chaque fois que je passe.
– Alors debout ! reprend sa mère. Nous n’avons pas de temps à perdre.
Un peu plus tard, Anne et madame Bartelot se retrouvent dans le vaste hall de la maison.
– Par où commençons-nous ? demande Anne à sa mère.
Madame Bartelot a déjà réfléchi à la question.
– Nous ne pouvons toucher aux pièces de réception. C’est là qu’ont lieu toutes les visites officielles, le mobilier présent doit y rester. En revanche les autres pièces…
Anne ne se le fait pas dire deux fois. Elle fonce vers la porte d’entrée et attrape l’énorme plaque ronde émaillée ornée d’un horrible dragon et posée en travers du seuil.
– Depuis notre arrivée, je rêve d’ôter cette chose affreuse de l’entrée, dit-elle en soufflant sous le poids de la plaque. Je ne comprends pas comment on peut penser accueillir quelqu’un convenablement en lui barrant le passage avec…
Anne n’a pas le temps de terminer sa phrase. Une vieille femme au service de l’amiral et de sa famille surgit à côté d’elle et lui retire la plaque des bras. D’ordinaire, l’objet serait sans doute beaucoup
Un ParfUm de comPlot
trop lourd pour elle, mais la domestique semble animée d’une force surhumaine. Elle repose alors la plaque à sa place, devant la porte d’entrée et se met à réciter des prières et à s’incliner plusieurs fois devant l’étrange objet.
– Diêm ! l’appelle madame Bartelot un peu sèchement. Que faites-vous ?
La vieille femme s’incline encore plusieurs fois devant la plaque émaillée et relève enfin la tête ; elle a l’air terrifié.
– Que se passe-t-il ? lui demande la femme de l’amiral d’une voix plus douce cette fois-ci.
La pauvre Diêm a du mal à trouver ses mots. Quand elle parle enfin, Anne comprend qu’elle vient de toucher à l’une des protections de la maison, objet de toutes les attentions du personnel indochinois. Cet énorme disque en émail est un coupe-makoui chargé d’éloigner le makoui, un esprit malfaisant.
– Le makoui ne sait marcher que tout droit, explique Diêm quand elle a recouvré son calme. Le coupe-makoui en travers de la porte l’empêche d’entrer dans la maison car le mauvais esprit ne fera pas de détour pour le contourner.
C’est d’une simplicité et d’une logique déconcertantes. Anne sourit en imaginant l’esprit stupide faire demi-tour en rouspétant.
– Ne souriez pas, mademoiselle Anne, lui dit Diêm sur un ton de reproche. Toucher au coupe-makoui porte malheur…
Saïgon,quatremoisplustard
LA DÉPÊCHE DE SAÏGON
Mardi24janvier1933
Échauffourées autour d’une fumerie à Saïgon
LA
LUTTE CONTRE LA DROGUE
S’INTENSIFIE. LES AUTORITÉS
FRANÇAISES ONT DÉCIDÉ DE LA FERMETURE D’UNE NOUVELLE
FUMERIE D’OPIUM À CHOLON, LE QUARTIER CHINOIS DE SAÏGON.
LES RÉACTIONS À CETTE
ANNONCE ONT ÉTÉ IMMÉDIATES ET VIOLENTES. UN PETIT GROUPE
D’OPIOMANES A TENTÉ D’ENTRER DE FORCE DANS L’ÉTABLISSE
MENT GARDÉ PAR LES MILITAIRES, QUI EN INTERDISAIENT L’ACCÈS.
CERTAINS ÉTANT ARMÉS, QUELQUES COUPS DE FEU ONT ÉTÉ ÉCHANGÉS ET PLUSIEURS PERSONNES ARRÊTÉES TARD DANS LA SOIRÉE.
LES AUTORITÉS FRANÇAISES
SOUPÇONNENT LES REVENDEURS
D’OPIUM D’ENTRETENIR CE CLIMAT DE TENSION EN FOURNISSANT
DE LA DROGUE – ET DES ARMES
SANS DOUTE AUSSI – AUX
CONSOMMATEURS EN ÉCHANGE
DE LEUR COLLABORATION. LE TON
MONTE DU CÔTÉ DES TRAFI
QUANTS MAIS LES AUTORITÉS
COLONIALES REFUSENT DE SE
LAISSER INTIMIDER ET RESTENT
TRÈS MOBILISÉES.
Philippe Couturier
L’amiral Bartelot pose le journal à côté de sa tasse de petit déjeuner. Il retire ses lunettes en écaille et se frotte les yeux.
– Quelque chose ne va pas, papa ? lui demande Anne assise en face de lui.
La jeune fille observe le visage soucieux de son père, les rides profondes qui se sont creusées sur son front.
L’amiral se redresse et rechausse ses lunettes avec un sourire rassurant ; il n’aime pas afficher ses états d’âme.
– Non, Anne. Ce n’est rien.
– De mauvaises nouvelles ? insiste-t-elle en montrant le journal du regard.
– Pas vraiment, soupire son père. Enfin, pas plus que de coutume.
– Les trafiquants ? interroge la jeune fille, qui sait combien le sujet préoccupe la communauté française en ce moment.
L’amiral Bartelot hoche la tête. Il hésite puis se lance dans un compte-rendu détaillé de la situation. Anne sourit : elle raffole de ces petits déjeuners avec son père qui lui parle de la colonie, des affaires, de la France et des nouvelles du monde. Il est six heures et demie du matin. Le père et la fille sont seuls. Madame Bartelot dort encore. Si elle s’écoutait, Anne dormirait elle aussi, mais depuis leur arrivée à Saïgon, elle a pris l’habitude de se réveiller tôt
deux ou trois fois par semaine pour le seul plaisir d’un court tête-àtête avec son père. L’amiral est souvent parti ou retenu par ses obligations. Sans ces petits déjeuners, Anne ne le verrait presque jamais.
À dire vrai, la situation n’est pas brillante. Après avoir longtemps profité du trafic d’opium dont elle gérait la fabrication et la vente, la France a accepté de lutter contre la propagation de cette drogue comme la plupart des autres pays dans le monde. Seulement, son changement d’attitude ne plaît pas à tout le monde et les trafiquants de drogue, que la situation aidait à s’enrichir, se montrent de plus en plus nerveux et agressifs. Plusieurs fumeries ont été reprises de force, des hommes ont été enlevés et ont fait l’objet d’odieux chantages, et le gouvernement de la colonie reçoit chaque jour des menaces plus explicites.
– Avez-vous été menacé ? demande Anne, inquiète.
Son père secoue la tête.
– Pas personnellement, rassurez-vous. Mais je reste très en vue, et vous et votre mère aussi, ajoute-t-il alors que son front se plisse de nouveau.
L’amiral Bartelot n’est pas homme à se laisser intimider et malgré les protestations de son entourage, il continue d’aller avec pour seule escorte son aide de camp, le lieutenant de vaisseau Hubert Le Baratoux. En revanche, il ne prend rien à la légère dès lors qu’il s’agit de sa famille. Désormais madame Bartelot ne se déplace jamais sans être accompagnée d’un jeune officier de marine chargé de veiller à sa sécurité. Quant à Anne, son père l’a confiée aux bons soins du vieux Hô, le meilleur chauffeur de la marine française à Saïgon.
Hô est au service de la marine depuis des années. Tout le monde le surnomme le « vieux » Hô à cause de ses cheveux gris et de sa peau parcheminée mais il a juste quarante ans. Les années semblent avoir pesé deux fois plus sur lui. Sa frêle silhouette entretient elle aussi l’illusion de son grand âge, mais plus d’un marin se souvient encore de la cuisante tannée qu’il a prise à vouloir défier le chauffeur. Hô excelle dans les arts martiaux. L’amiral peut être rassuré au sujet de la sécurité de sa fille : son chauffeur est le plus efficace des gardes du corps.
L’amiral avale la fin de son thé et repose sa tasse sur la table.
– Et vous ? Quel est votre programme aujourd’hui ? demande-til à sa fille. Vous rendez-vous au dispensaire ?
Anne secoue la tête.
– Pas cette fois-ci. Nous attendons un nouvel arrivage de plumes en métal pour vacciner les enfants. Le médecin m’a promis qu’il me montrerait comment les utiliser pour inciser la peau et faire pénétrer le produit, mais il ne pensait pas les recevoir aujourd’hui.
J’irai sans doute un peu plus tard dans la semaine.
Anne s’arrête en pensant aux enfants qui viennent au dispensaire se faire soigner. À son arrivée à Saïgon, elle a très rapidement proposé ses services pour assister les médecins sur place. Elle trouvait là un moyen de s’occuper et de se sentir utile. De plus, cela l’aiderait à préparer un éventuel diplôme d’infirmière. Elle ne s’attendait sûrement pas à voir tant de mauvaises blessures, de plaies dangereusement infectées ou d’enfants si mal nourris. Chacun de ses passages au dispensaire lui fait mesurer à quel point elle est privilégiée.
– Qu’allez-vous faire alors ? l’interroge à nouveau son père.
– Quelque chose de beaucoup plus futile ! répond Anne en plaisantant. Nous allons visiter le marché aux fleurs, au nord de Saïgon. J’en ai entendu tant de bien. Je veux découvrir toutes les richesses de ce beau pays ! ajoute-t-elle avec fougue.
Son père jette un œil à sa montre et se lève. Il est temps de partir.
– Faites attention à vous, dit-il simplement en posant sa main sur la tête de sa fille. Je ne m’en remettrais pas s’il vous arrivait quelque chose.
Unpeuplustard
– Stooop !
Le chauffeur écrase la pédale de frein de toutes ses forces. Les pneus crissent sur le gravier de la route. L’automobile dérape, fait une embardée sur le côté et menace de basculer dans le fossé.
Heureusement, le pilote redresse les roues d’un habile coup de volant. La voiture s’immobilise dans un nuage de poussière.
Les mains crispées sur le volant, le chauffeur baisse la tête en soufflant de soulagement. Il a évité la catastrophe de peu.
La vieille demoiselle de Kermanec assise à l’arrière redresse avec dignité son chapeau bordé de mousseline blanche. Elle somnolait lorsque Anne a hurlé. Son cri puis les écarts de la voiture l’ont tirée de sa rêverie en sursaut.
– Qu’est-ce que… commence-t-elle en se tournant vers sa ravissante voisine.
Anne est ravissante en effet. Des cheveux roux portés court, une peau très blanche, des yeux d’un fascinant vert clair, un nez petit et droit, une bouche fine mais bien dessinée. Une vraie gravure de
mode… qui s’ignore ! Car Anne, à seize ans, n’est pas du genre à jouer les coquettes ou à s’éterniser devant un miroir. D’ailleurs, pour l’heure, elle est à mille lieues de toute considération esthétique. Son joli minois est tendu et les ailes de son nez frémissent de colère. Oui, vraiment, elle est ravissante mais c’est bien là le cadet de ses soucis.
– Vous n’êtes pas mon chauffeur ! lâche-t-elle enfin d’une voix sourde.
L’homme assis à l’avant du véhicule tressaille imperceptiblement.
– Vous n’êtes pas mon chauffeur ! répète Anne en tentant d’analyser au mieux la situation.
L’automobile est arrêtée en rase campagne. Anne n’aperçoit aucune habitation à la ronde et il n’y a pas âme qui vive. L’endroit est désert. Les propos de son père sur les trafiquants de drogue et le climat de plus en plus tendu dans la colonie lui reviennent à l’esprit.
« C’est le lieu idéal pour une agression ou un enlèvement », pense-t-elle aussitôt.
– Que se passe-t-il ? s’impatiente mademoiselle de Kermanec qui ne comprend pas la raison de cet arrêt brutal.
Anne se tourne vers elle et lui répond avec le plus grand calme en désignant l’homme qui conduit.
– Cet homme n’est pas notre chauffeur.
– Vous souffrez de la chaleur ? reprend la vieille dame, qui est sourde comme un pot.
Anne pince les lèvres et se tait. Elle préfère ne pas inquiéter celle qui est devenue son amie et une véritable alliée.
Monsieur et madame Bartelot ont choisi mademoiselle de Kermanec pour être le chaperon de leur fille durant tout leur séjour en Indochine. Elle leur a été recommandée en France par des amis qui leur ont vanté sa respectabilité et sa morale parfaite. Dès leur première rencontre avec la demoiselle, les parents d’Anne ont été persuadés du juste jugement de leurs amis. Mademoiselle de Kermanec a tout de la vieille dame respectable en effet : le chignon bien rangé, la silhouette sèche, les lèvres pincées et l’œil sévère. Elle a fait très grande impression à monsieur et madame Bartelot, qui se sont empressés de lui proposer une coquette somme d’argent en échange de ses précieux services, convaincus que son sérieux et son grand âge viendraient à bout des velléités aventureuses de leur fille. Ils se sont trompés…
Ce que les parents d’Anne ignorent, c’est que la pauvre mademoiselle de Kermanec ne doit son allure si austère qu’à la triste vie qu’elle menait jusqu’alors. Si son chignon est impeccable, c’est qu’elle n’a jamais eu le loisir de se décoiffer en dansant le charleston en vogue à l’époque. Ses lèvres sont pincées de n’avoir eu aucune occasion de sourire à personne, sa seule compagnie étant sa mère malade depuis des années. Sa silhouette n’a pas trouvé le temps de s’épaissir car elle menait une vie frugale. Quant à ses yeux, les parents d’Anne y ont lu de la sévérité quand d’autres y verraient de l’ennui.
C’est donc confiants que monsieur et madame Bartelot ont embauché la vieille dame, qui s’est révélée bien vite être le chaperon idéal… pour leur fille. Très dure d’oreille, elle ne comprend pas toujours ce qu’Anne lui demande et accepte sans se méfier chacune de ses propositions. Ce n’est souvent qu’une fois dans l’action qu’elle réalise ce qui se passe. Mais alors, loin de regimber et de s’offusquer, elle prend part à tout sans hésitation et en éprouve même beaucoup de plaisir. Les situations rocambolesques dans lesquelles elle se retrouve parfois la changent agréablement de ce qui faisait son triste quotidien.
Rien que durant leur voyage depuis Marseille, Anne et elle ont inspecté les cales du bateau qui les conduisait à Saïgon, caché un chiot dans leur cabine malgré les instructions de quarantaine, dîné en cachette dans les cuisines du navire et parcouru le pont de nuit, en pleine tempête. Mademoiselle de Kermanec découvre ce que vivre veut dire et elle ne donnerait sa place pour rien au monde. Quant à Anne, elle apprécie cette grande liberté. Bien entendu, il s’agit là de leur secret, et un secret bien gardé. Anne ne fait pas la moindre critique à l’encontre de la vieille demoiselle, craignant que ses parents ne la renvoient en Bretagne et ne lui trouvent une remplaçante beaucoup moins téméraire. De son côté, mademoiselle de Kermanec continue de faire bonne figure en soignant son apparence de vieille femme revêche. Seule Anne la connaît suffisamment maintenant pour remarquer que sa taille s’épaissit doucement avec la bonne nourriture qu’on leur prépare, que ses yeux pétillent désormais de malice et que ses lèvres sourient plus souvent
qu’elles ne font la grimace. Reste le chignon qui est encore impeccable, mais cela ne saurait durer bien longtemps.
– Pardonnez-moi d’avoir crié, s’excuse finalement Anne. Ce ne sont pas des manières.
La vieille dame sourit et agite sa main devant son visage pour s’éventer un peu.
– Vous avez raison, allons prendre l’air.
Elle tapote sur l’épaule du chauffeur.
– Arrêtez-vous s’il vous plaît !
Puis réalisant que l’auto est déjà immobile depuis un moment, elle rit de son étourderie, ouvre la portière et sort sur le bord de la route.
– Aaah ! soupire-t-elle d’aise en posant son regard sur la campagne environnante. Que j’aime l’Indochine !
Si Anne était moins préoccupée par l’identité de son chauffeur, elle s’extasierait certainement sur la beauté du paysage avec son amie. Tout en Indochine est si magnifique. Mais pour le moment, la jeune fille doit tenter de découvrir qui est son chauffeur et ce qu’il lui veut. Loin de la paralyser, ce sentiment de danger diffus l’électrise. Anne est comme son père, elle se laisse peu facilement impressionner. Seule enfant du couple Bartelot, la jeune fille a été l’objet de toutes les attentions de l’amiral, qui a toujours refusé qu’elle se contente de couture et de musique. Certes, il a veillé scrupuleusement – et il continue de le faire – à ce que sa fille soit élégante et aimable en société, mais il lui a également appris à monter à cheval, à chasser, à dépecer un lapin ou bien à manier la
pelle et la pioche. Et Anne a adoré cela. Cette éducation a développé son goût de l’aventure – un peu trop sans doute diraient ses parents – et son sens de la débrouillardise.
Sur le siège du conducteur, le chauffeur garde la tête obstinément baissée. Il réfléchit sans doute à la meilleure façon de procéder maintenant qu’il est démasqué. Pour Anne, il s’agit de réagir avant lui. Les idées se bousculent dans sa tête. Elle n’a rien dans son sac pour se défendre. Elle avise alors celui que mademoiselle de Kermanec a laissé sur la banquette à côté d’elle. Sans quitter le chauffeur du regard, Anne y glisse la main dans l’espoir de trouver quelque chose. Ses doigts rencontrent un objet long et froid. Elle les replie tout autour et tire du sac un stylo en argent que mademoiselle de Kermanec ne quitte jamais. Anne le serre fort dans sa main puis, retenant son souffle, elle le presse contre la nuque du chauffeur. Ce dernier se raidit instantanément. Il relève la tête et son visage se fige en une expression d’effroi. Anne a du mal à cacher sa surprise alors qu’elle le découvre dans le petit miroir du rétroviseur. Toute à ses affaires d’opium, elle s’est figuré que le chauffeur serait un Chinois, membre de l’une des organisations de trafic de drogue. Or l’homme qu’elle a devant elle ne ressemble pas du tout à un Chinois.
Avant son arrivée en Indochine, Anne n’avait jamais croisé un seul asiatique dans son petit village breton loin de tout. Aussi, durant ses premières semaines à Saïgon, tous les Indochinois qu’elle croisait la fascinaient. Il lui semblait qu’ils se ressemblaient tous : les cheveux noirs et raides, la peau cuivrée, les yeux en
amande. Puis, à force de les côtoyer, elle a découvert une incroyable diversité de traits et appris à reconnaître les caractéristiques des uns et des autres. Le chauffeur par exemple est trop brun de peau pour être chinois, ses traits sont réguliers et plus fins, ses yeux moins étirés. Il est annamite, c’est certain. Curieusement, cette constatation la rassure. Son père lui a dit de se méfier en priorité des Chinois mais pas des Indochinois annamites.
– Qui êtes-vous ? demande-t-elle d’une voix incroyablement calme. Et que me voulez-vous ?
Comme l’homme ne répond pas, Anne presse un peu plus le stylo sur sa nuque.
– Qui êtes-vous ? répète-t-elle.
– Sinh, dit-il enfin dans un souffle.
« C’est bien ma chance, pense Anne. Il ne parle pas le français. »
Mais alors l’homme reprend d’une voix qu’il veut plus ferme.
– Je m’appelle Sinh.
Il s’apprête à ajouter quelque chose quand mademoiselle de Kermanec se penche à la portière.
– Venez vous dérouiller un peu les jambes, Anne. Ces voyages en voiture me paraissent toujours interminables.
Anne escamote d’un geste rapide le stylo en argent qu’elle tient contre la nuque du chauffeur, le glisse dans le sac de son chaperon et se tourne en souriant :
– Non merci, mademoiselle. Je préfère rester à l’intérieur.
– Vous voulez arriver à l’heure ! traduit la vieille avec un air désolé. Mais bien sûr. Vous avez raison. Ne nous attardons pas. Il serait trop bête d’arriver après la fin du marché.
Ce disant, elle se glisse à l’intérieur du véhicule en grimaçant un peu à cause de ses rhumatismes et fait signe au chauffeur.
– Vous pouvez repartir, lui lance-t-elle d’un ton enjoué. Et ne traînez pas en route !
Profitant de ce que cette intrusion détend subitement l’atmosphère, le chauffeur ne se fait pas prier. Il passe une vitesse et l’automobile bondit en avant.
Sinh sent peser sur lui le regard insistant de sa passagère. Elle ne le quitte pas des yeux, deux yeux verts que l’on dirait taillés dans la même pierre que le petit éléphant de jade offert par le père du garçon à sa mère pour leur mariage.
Le jeune homme reste concentré sur la route pour tenter de se faire oublier. S’il amène Anne où il doit sans encombre, peut-être tout se passera-t-il bien.
Sinh savait que prendre la place de son père était dangereux et qu’il risquait à tout moment de se faire démasquer, mais il n’avait pas le choix.
« Ceux que je véhicule à longueur de journée ne s’intéressent presque jamais à moi », lui répète souvent son père.
Pourtant il a fallu que Sinh tombe sur l’exception qui confirme la règle. Non seulement Anne s’est intéressée à son chauffeur mais, pire encore, elle l’a confondu. D’ailleurs le garçon ne comprend toujours pas comment la jeune fille qu’il conduit a deviné qu’il n’était pas son chauffeur habituel. Ne lui répète-t-on pas sans cesse qu’il est tout le portrait de son père ? La même taille, la même
silhouette musclée et anguleuse, les mêmes traits malgré la différence d’âge. Et pour parfaire cette ressemblance, Sinh s’est aspergé la tête de farine de riz, ce matin en s’habillant. Ses cheveux trop noirs ont immédiatement pris la même teinte grise que ceux de son père. Il a veillé aux moindres détails, enfilé des gants blancs pour dissimuler ses mains à la peau trop lisse, pris soin de ne jamais redresser la tête, ni même de parler. En vain. Sinh ignore ce qui l’a trahi…
Tout avait pourtant bien commencé. Un bon chauffeur sait rester de marbre en toute circonstance. Il se contente de conduire et de se faire parfaitement oublier au point d’être considéré comme l’un des éléments du véhicule. Sinh a fait siennes ces règles de discrétion. Il s’est si bien glissé dans le rôle du volant ou du siège avant qu’il a vraiment l’impression d’être devenu l’un d’eux pour ses passagères. Il se sent transparent. Enfin, il se sentait… Car jusqu’à il y a quelques minutes, il ne s’en sortait pas trop mal.
Pourtant ce n’est pas l’envie qui lui manque de s’intéresser à ses deux voyageuses. C’est la première fois que Sinh approche d’aussi près la communauté française et sa curiosité est dévorante. Bien sûr il y a Bà Joséphine, son ancienne maîtresse d’école, qui est française, mais elle vit depuis si longtemps parmi les Indochinois qu’elle a adopté leurs coutumes et est devenue une des leurs. Rien à voir avec tous ces Occidentaux habillés de blanc qui circulent en automobile et ne se déplacent presque jamais seuls. Les plus jeunes en particulier sont toujours accompagnés d’un adulte qui les surveille de près.
– On appelle ces adultes des « chaperons », lui a expliqué son père un jour.
– Cela signifie-t-il que les jeunes Français font tant de bêtises qu’il faut toujours les garder à l’œil ? a rétorqué le jeune homme.
Quelle étrange habitude ! Depuis qu’il est en âge de marcher tout seul, Sinh court partout sans la surveillance de quiconque. Il est libre comme l’air et c’est ce qui lui plaît.
Tout en conduisant, Sinh a pu étudier un peu ses passagères à la dérobée. Il y a une jeune fille et une dame âgée. Sinh sait par son père que mademoiselle Anne, la plus jeune, est la fille du nouvel amiral et qu’elle a seize ans, presque comme lui. Le garçon est très intrigué par son physique, si éloigné des canons de beauté asiatique. Ses cheveux roux lui rappellent une assiette de nouilles au paprika ! Quant à sa peau si blanche, Sinh se demande s’il n’est pas possible de voir à travers. Il lui trouve les yeux trop ronds malgré leur couleur extraordinaire, le nez trop pointu – petit certes mais vraiment trop pointu – et les lèvres inexistantes. Sa voix, en revanche, lui plaît : elle est vive et on y entend toujours une pointe d’amusement. Il faut dire qu’il y a de quoi rire. Depuis leur départ de l’hôtel de la Marine, Sinh écoute la jeune fille parler avec mademoiselle de Kermanec et il a dû prendre sur lui plus d’une fois pour ne rien laisser paraître. La vieille demoiselle ne semble entendre que la fin des phrases qu’on lui adresse. Elle y répond au petit bonheur la chance, avec l’espoir sans doute que cela tombe à propos. C’est très rare que sa réponse soit adéquate mais cela ne semble pas déranger le moins du monde la fille de l’amiral. Sinh la soupçonne même d’en jouer un peu.
Mais à présent, le silence dans la voiture est glacial. Sinh sent que mademoiselle Anne scrute le moindre de ses mouvements et cela le rend terriblement nerveux. Quand mademoiselle de Kermanec est intervenue, il a eu le temps de voir que la jeune fille n’avait pas d’arme en réalité, mais il sait à présent qu’elle ne manque pas de courage. Il ignore quelle sera sa réaction à l’arrivée et il craint déjà de devoir annoncer une mauvaise nouvelle à son père. Pour ne pas y penser maintenant, Sinh se concentre sur la route. Il ne faudrait pas, en plus, qu’ils aient un accident !
