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Chapitre 1 lesChaudes, brioches !

L’aurore éclaire à peine le château de Versailles, mais une armée de domestiques parcourt déjà les couloirs du palais. Même quand la cour festoie jusqu’à une heure avancée de la nuit, les serviteurs se lèvent avant l’aube pour que leurs maîtres les trouvent à leur service au réveil.

Une silhouette furtive, chargée d’un plateau d’argent, pénètre dans un appartement richement décoré. Elle contourne avec précaution fauteuils, tentures et meubles en marqueterie. Cette ombre silencieuse se heurte soudain à l’extrémité d’un

Les Demoiselles de Versailles

clavecin. Les cordes de l’instrument laissent aussitôt échapper un vacarme musical, auquel font écho les tintements du plateau chargé de vaisselle en cristal.

L’ombre ouvre des yeux catastrophés ! Par bonheur, rien n’est cassé ni même renversé, mais une porte s’ouvre à la volée :

–Toinette ! s’exclame une voix acerbe. C’est vous qui faites le tintamarre d’un éléphant visitant l’atelier d’un souffleur de verre ?

–Veuillez m’excuser, madame la comtesse, balbutie la servante.

–Il est hors de question que je vous excuse ! Je me suis couchée à quatre heures. Vous êtes un monstre. Que faites-vous ici à cet horaire insensé ?

–J’apportais votre collation matinale…

La comtesse de Noblecœur se penche sur le plateau. Elle y découvre un verre rempli de jus de pêche, et cinq brioches encore chaudes, qui répandent des effluves à se pâmer de gourmandise.

–Vous vous figurez que j’ai faim après le medianoche1 offert par sa Majesté ? demande dédai1. repas servi après minuit à la cour du Roi Soleil

gneusement la comtesse. On a servi une succulente terrine de poularde à la vénitienne… J’en ai repris trois fois. Et les entremets aux asperges étaient exquis. Bref, je n’ai pas faim. Allez au diable avec vos pâtisseries, leur vue m’écœure. Et laissez-moi dormir !

Toinette s’incline et reprend le plateau en dissimulant un sourire. La femme de chambre n’a pas la moindre intention d’aller au diable, et encore moins d’offrir à celui-ci ces brioches croustillantes. Elle connaît des personnes qui les méritent davantage !

Quelques instants plus tard, Toinette traverse la terrasse du parc. Les plans d’eau reflètent un ciel pastel. Le soleil n’a pas émergé mais la chaleur est déjà pénible ; ce mois de juillet est caniculaire. Toinette descend vers le Grand Canal, longe le bassin d’Apollon, poursuit son chemin vers le Trianon. Lorsqu’elle s’arrête enfin devant une chaumière située à l’écart de tout, elle observe les environs déserts avec une attention d’espionne…

Bonjour Toinette ! Entre !

Il y a encore de quoi préparer quelques sorbets pour la Cour !

Quel froid ! C’est normal pour une glacière !

Un chuchotement se glisse à travers la porte :

–Vous pouvez ouvrir ; c’est moi, Jean.

Les occupantes clandestines de la glacière poussent un soupir de soulagement et Apolline entrebâille la porte. Le jeune fontainier pénètre dans les lieux en frissonnant et dépose un sac volumineux sur le sol de pierre.

–Mes pauvres, s’exclame-t-il. Vous devez geler !

–Ne t’inquiète pas, lui répond Gabrielle. Nous avons passé une nuit parfaite. C’était un choix, l’expérience nous tentait ! Et ces robes sont si chaudes que nous n’avons pas souffert du froid.

Toc toc

au château

–Mon père les a cousues l’an dernier pour une princesse particulièrement frileuse, qui craignait les rigueurs de l’hiver. Avec raison, du reste : je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie. Le canal a gelé jusqu’à une profondeur incroyable.

Les trois amies regardent le puits qui plonge à la verticale, rempli de glace prélevée en février dernier dans tous les bassins du parc. Chaque hiver, des cohortes de serviteurs munis de pioches et de pelles s’activent ainsi pour prévoir les rafraîchissements de l’été suivant.

Toinette ouvre sa besace et annonce :

–Je vous ai apporté des brioches chaudes.

Mangez-les vite avant qu’elles ne soient congelées !

Elle déplie un torchon blanc, dévoilant les cinq merveilles refusées par la marquise de Noblecœur.

Gabrielle, Apolline et Sophie se servent avec gratitude, mais Gabrielle déclare qu’elle ne mangera la sienne qu’à condition de voir Jean et Toinette en déguster aussi. Ni l’un ni l’autre ne se fait prier, et c’est dans un silence religieux que les occupants de la glacière savourent ce repas enchanteur ! Mais

bientôt, Jean, qui porte une simple chemise, se met à claquer des dents : –Mes amies, si je reste ici trois minutes de plus, je vais attraper la mort. Je m’en vais me réchauffer au soleil. Vos robes d’aujourd’hui sont dans ce paquet : mon père les a particulièrement réussies. Les trois amies remercient avec effusion le fils du tailleur. Ce dernier leur fournit chaque matin de quoi se vêtir différemment de la veille. Depuis leur fuite du couvent de Mère Marie de Saint-Télesphore, Apolline, Sophie et Gabrielle vivent dans la clandestinité au beau milieu des jardins de Versailles. Elles ne doivent à aucun prix se faire repérer par M. de

La Rochebaucourt, chevau-léger de la maison du roi, qui ne les a pas oubliées depuis le bal où elles ont échappé à sa poursuite. Elles doivent aussi éviter Madame de Noblecœur, et par-dessus tout l’odieuse Henriette, cousine d’Apolline. Que celle-ci découvre leur présence à la Cour, et c’en sera fini de leur tranquillité…

Une fois Jean et Toinette partis, Sophie déploie les robes qui leur ont été livrées. Les Demoiselles de Versailles

Que c’est beau !

un instant plus tard.

Attendez, il nous faut des miroirs !

Quelle chaleur !

La vue de l’eau nous rafraîchira

Une vraie galerie des glaces !

Les

Demoiselles de Versailles

Les trois amies arpentent longuement les allées ombragées du parc, en contournant les éclaboussures du soleil : mieux vaut profiter de la fraîcheur des frondaisons. La lumière matinale fait scintiller les eaux du grand canal. Des courtisans croisent les promeneuses, les saluent avec admiration, se retournent sur leur passage. Chaque jour, le miracle se reproduit : on les dévisage avec bienveillance, on les complimente sur leurs tenues princières. On leur demande souvent leurs noms. Elles s’en inventent un nouveau chaque matin, changeant d’identité comme de robe… C’est follement amusant, surtout lorsqu’elles songent au pensionnat parisien où leurs camarades poursuivent leurs progrès en broderie et en grammaire latine. Par contraste avec les murs austères d’où elles se sont échappées, Versailles est un paradis !

–J’aperçois Jean, annonce Gabrielle en grimpant les dernières marches qui mènent au bassin de Latone.

À côté du plan d’eau, leur ami manie sa clé lyre pour faire fonctionner les fontaines. Des jets

limpides ruissellent sur les grenouilles en or. Le spectacle est somptueux ! Les filles s’approchent avec l’intention de s’asperger pour se rafraîchir ; mais sitôt qu’il les aperçoit, Jean vient à leur rencontre, un doigt sur ses lèvres, et leur désigne deux hommes vêtus avec élégance. Ces personnages observent les jets d’eau en discutant à voix basse.

–Ne les dérangeons pas, chuchote Jean. L’homme de gauche est M. Vauban, architecte des citadelles de Sa Majesté. Il s’entretient avec M. de Louvois, ministre de la Guerre et surintendant des bâtiments…

–Oh, murmure Sophie, intimidée.

–Que disent-ils ? chuchote Gabrielle, inquiète.

Une guerre se prépare ?

Ayant perdu son père sur l’un des nombreux champs de bataille du règne de Louis XIV, la jeune fille connaît le prix de la paix qui règne en France depuis moins d’un an.

–Non, répond Jean. Ces messieurs entreprennent de détourner les flots de l’Eure pour les acheminer jusqu’ici par des canaux et aqueducs, afin d’ali-

Les Demoiselles de Versailles

menter les bassins de Versailles. Comme cette rivière se trouve à plus de quinze lieues1, ils mettent

vingt-deux mille soldats au travail pour creuser et bâtir tout cela.

–Vingt-deux mille soldats, tout cela pour augmenter le débit de quelques jets d’eau ? s’écrie

Apolline, les yeux exorbités.

Les deux messieurs tournent la tête vers elle.

Louvois fronce les sourcils, mais s’adoucit à la vue des jeunes filles, presque des enfants encore.

–La beauté des jardins et le plaisir de Sa Majesté méritent tous nos efforts, Mademoiselle. Vous en conviendrez ? demande-t-il.

–Euh… Bien sûr, Monsieur le marquis, bredouille

Apolline avec une impeccable révérence de cour.

Le surintendant des bâtiments hoche la tête. L’impertinenteestpardonnée!Penaude,Apollineentraîne ses amies vers les escaliers qu’elle dégringole à toute allure, sa robe bouffant avec grâce dans la brise d’été.

–Qu’est-ce que tu fais ? proteste Sophie. Nous revenons sur nos pas ! 1. plus de soixante kilomètres

Complot

–Je veux seulement disparaître, murmure Apolline. J’ai honte de moi : tu as vu comment il m’a regardée ?

Gabrielle l’arrête brusquement d’un geste du bras :

–Quelqu’un va nous regarder encore plus mal si nous continuons dans la direction que tu as choisie, murmure-t-elle.

Elle désigne deux jeunes filles assises sur un banc de pierre. Celle de gauche est Henriette.

–Oh ! chuchote Sophie. Quels jolis singes ! Non, je ne parle pas des filles ! Regardez à leurs pieds…

Sophie, Gabrielle et Apolline ont fui leur austère couvent et vivent désormais dans la clandestinité au beau milieu des jardins de Versailles. Mais elles ne doivent à aucun prix se faire repérer, alors qu’un avis de recherche à leur encontre est lancé.

Il leur reste une ressource : se déguiser en garçons, ramoneurs ! Au cours de leurs déambulations dans le château,elles surprennent une intrigue : un vol de bijoux. Heureusement, les demoiselles sont là pour déjouer le complot !

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