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2 ROMANS POUR LES FANS DE DANSE

LES PERSONNAGES

M A D ELEINE

JA D E

ANNA-LÉA

THÉO

M A R YAM

M M E

JOUBERT

BAHR A M

UN CADEAU MYSTÉRIEUX

Il fait une chaleur estivale en cette première journée de septembre. Jade s’est mise à l’ombre d’un arbre pour attendre. Elle regarde sa montre : 15h56.

Sa « protégée » ne devrait pas tarder. C’est ainsi que Jade considère Leïla, qui a un an de moins qu’elle. Au printemps dernier, elle l’a aidée à préparer le concours d’entrée à l’académie du Val-Doré. Cette audition a été un succès et Leïla a été admise en première année. Aujourd’hui, à la veille de la rentrée, les deux danseuses se sont donné rendez-vous devant la boutique où les

élèves se procurent leur uniforme et leurs chaussons.

– Bonjour Jade !

Leïla est arrivée par derrière. Les filles s’embrassent, heureuses de se retrouver.

– Tu as passé de bonnes vacances ?

– Oui, répond Leïla. J’arrive tout juste du Maroc.

– Waouh ! J’aurais pu m’en douter, à ta mine.

– Et toi ?

– J’étais en Bretagne, répond Jade. On a eu un temps magnifique et presque 20° c au soleil !

Leïla éclate de rire, mais reprend aussitôt son sérieux :

– Tu as pu danser cet été ?

Jade se rembrunit à son tour.

– Non. Je me sens rouillée. La rentrée va être difficile.

Elle se dirige vers la devanture où un mannequin de plastique, dressé sur pointes et vêtu d’un tutu rose pâle, invite gracieusement les clients à entrer.

– Bonjour mesdemoiselles, dit une voix joyeuse.

La femme à qui appartient cette voix se trouve

cachée derrière de hautes étagères où s’alignent, par centaines, des paires de chaussons de danse. Demipointes à gauche, pointes à droite.

– Bonjour madame, répond Jade. On vient acheter un uniforme complet pour Leïla, qui est en première année au Val-Doré.

– Eh, oui, bravo Leïla, dit la vendeuse, Mme Berthaud, en émergeant de derrière les casiers. Viens par ici. J’ai tout réorganisé cet été dans le magasin. Maintenant que le Val-Doré a aussi des élèves garçons, j’ai dû élargir le rayon ! Et toi, Jade, il te faut quelque chose ?

– Oui. Mes pointes sont trop petites. Et usées.

– Quelle pointure ?

– 4 1/2.

Il semble à Jade que Mme Berthaud esquisse un sourire énigmatique.

– C’est parfait.

– Pourquoi ?

– Oh, euh… Parce que j’en ai reçues qui devraient t’aller très bien. On commence par Leïla ?

Quelques instants plus tard, Leïla a essayé et acheté le tutu ivoire et le cache-cœur rose qui composent l’uniforme de la prestigieuse académie. Elle a aussi choisi ses demi-pointes et ses premières pointes, trois paires de collants (« tu les fileras vite », l’a prévenue Jade) et un filet destiné à emprisonner son chignon (« tu perdras un quart d’heure par jour à te coiffer si tu n’en as pas »). La vendeuse se tourne vers Jade :

– À toi maintenant.

Jade se dirige déjà vers les casiers des pointes, mais Mme Berthaud l’arrête.

– Attends. Je vais chercher ce qu’il te faut. C’est dans l’arrière-boutique.

Elle disparaît pendant une longue minute.

– Voilà, dit Mme Berthaud en franchissant l’épais rideau qui cache le fond du magasin.

Elle tient à la main une boîte en carton jaunie.

– Écoute, c’est une histoire étonnante. Une femme est passée ici au début de l’été, apportant ces chaussons qu’elle a portés autrefois. Elle t’avait vue danser au gala.

Elle t’a admirée. Elle nous a demandé de te les offrir quand tu repasserais à la boutique.

Mme Berthaud soulève le couvercle de la boîte.

– Mais… dit Jade.

L’idée de porter de vieux chaussons d’occasion ayant appartenu à quelqu’un d’autre ne lui dit rien qui vaille. Non, rien ! Chacun sait que les pointes s’abîment, deviennent toutes grises, et qu’en plus, on transpire dedans ! Quel cadeau empoisonné !

« Pourvu, pourvu, pourvu qu’ils ne m’aillent pas », pense Jade.

Mme Berthaud vient d’extraire le cadeau de l’emballage protecteur en papier de soie et la réticence de Jade fond comme neige au soleil.

Ce sont les plus beaux chaussons du monde.

Leur tissu de satin rose a gardé tout son éclat, rehaussé par des motifs floraux délicatement brodés à la main. Ce détail, à lui seul, suffit à en faire des chaussons uniques. Jade soulève le droit, l’observe sous tous ses angles : aucune usure, pas même à la pointe.

– C’est incroyable ! souffle Leïla. Ils sont comme neufs !

La vendeuse hoche la tête en signe d’approbation :

– Un seul indice permet de déclarer qu’ils ont déjà eu une propriétaire. Et je crois savoir que cet indice-là va faire plaisir à Jade.

La danseuse sourit. En effet, les rubans et élastiques, systématiquement vendus à part, sont déjà cousus aux pointes. Jade, qui met son point d’honneur à réaliser ce travail elle-même, n’est pas une danseuse étoile de l’aiguille. C’est agréable d’être dispensée de la corvée pour cette fois-ci.

– Tu veux les essayer, Jade ? C’est du 4 1/2, ils devraient t’aller. Mais on ne sait jamais.

En enfilant le mi-bas pour l’essayage, Jade pense : « Pourvu, pourvu, pourvu qu’ils m’aillent. »

Et cela l’amuse elle-même d’avoir radicalement changé d’avis en une minute.

Elle recouvre ses orteils des embouts protecteurs, puis glisse les pieds dans les chaussons en retenant son souffle. Noue les rubans autour de ses chevilles. Se redresse, pose les deux mains sur la barre d’essayage et monte sur pointes.

D’ordinaire, elle éprouve immédiatement la sensation d’avoir les pieds dans un étau. Ça serre, ça broie, surtout quand c’est neuf et pas encore cassé…

– Elles sont très confortables, murmure Jade.

– Peut-être parce qu’elles ont déjà été portées ? suggère Leïla.

– Certainement, approuve la vendeuse. Mais aussi, je pense, parce qu’elles sont d’excellente facture.

– Vous connaissez la marque ?

– Elles n’ont pas de marque. La dame qui te les offre m’a expliqué qu’elles avaient été fabriquées pour elle sur mesure.

– C’est la reine de Saba ?

Mme Berthaud rit.

– Elle parle avec un léger accent. Mais je ne lui ai pas demandé sur quel royaume elle régnait.

– Mais comment elle s’appelle ? Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? Elle habite par ici ?

– Elle n’avait pas l’air d’aimer les questions, répond la vendeuse. Elle n’est restée que trente secondes, le temps de s’assurer que c’était bien ici que tu achetais tes fournitures, et que j’étais d’accord pour faire cette commission.

Jade en reste bouche bée. La clochette vient de tinter, signalant l’entrée d’un client dans la boutique.

– Salut Jade !

C’est Anna-Léa, toute dorée par ses vacances à Hawaï. Elle s’avance vers Jade après avoir salué du bout des lèvres la vendeuse et Leïla. Cette cordialité sélective

LES CHAUSSONS VOLÉS

est tellement typique d’elle ! Jade connaît bien Anna-Léa, ses sautes d’humeur, son caractère changeant comme les giboulées de printemps. Et surtout, sa propension à la jalousie. Une seule pensée lui vient en tête :

– Il vaudrait mieux qu’Anna-Léa ne remarque pas ces pointes…

AMBIANCE, AMBIANCE…

Pour l’instant, Anna-Léa ne regarde que le visage de Jade et elle claironne, toute excitée : – Je viens de passer au collège avec ma mère. On avait rendez-vous avec le principal pour une formalité administrative. Mais du coup, il avait la liste de classe sous les yeux. Toi et moi, on est dans la même sixième ! – Et Madeleine ? demande Jade. Elle n’a pas réfléchi avant de poser sa question. Madeleine est sa meilleure amie depuis qu’elles ont fait connaissance à l’académie, il y a tout juste un an.

Aussitôt a-t-elle parlé qu’elle le regrette. Comment

Anna-Léa va-t-elle prendre cette question alors que Jade n’a même pas pensé à se réjouir poliment de l’annonce ?

De fait, l’expression d’Anna-Léa se ferme, et elle répond :

– Sais pas. En tout cas, ça fait plaisir. Tu as l’air contente d’être avec moi !

– Excuse-moi. Oui, je suis…

« Le mal est fait », pense Jade. Horrifiée, elle voit le regard d’Anna-Léa la toiser de la tête… aux pieds.

– Qu’est-ce que c’est que ces chaussons ? Tu es en train de les essayer ? Ils sont hyper beaux !

Anna-Léa se tourne vers Mme Berthaud et dit d’une voix impérieuse :

– Je veux les mêmes, s’il vous plaît. Pointure 4 1/2. La vendeuse embarrassée répond :

– Ils ne proviennent pas de mon stock. Jade les essaie ici mais… ils sont à elle.

– Tu les as achetés où ? demande Anne-Léa, surprise, en se penchant pour observer de près les fines broderies qui s’épanouissent sur le satin rose pâle.

– Je… ne les ai pas achetés. C’est un cadeau qu’on m’a fait.

Anna-Léa en reste muette, comme si les idées s’entrechoquaient dans sa tête. Au bout de dix secondes de silence, elle s’apprête à faire un commentaire, mais se ravise et s’adresse à la vendeuse, d’une voix de duchesse contrariée : – Bon. Eh bien dans ce cas, donnez-moi la marque habituelle.

Le lendemain après-midi, à 13h45, le vestiaire des filles au Val-Doré bourdonne comme une ruche. Vingtcinq danseuses se racontent leurs vacances, regrettent en chœur qu’elles aient été si courtes, se disent que la rentrée va être rude. Les élèves de première année se changent à l’écart des « anciennes » et s’emploient à faire connaissance. Mais du coin de l’œil, Leïla couve des yeux l’attroupement qui s’est formé autour de Jade, ou plutôt

de son sac de sport. Des exclamations admiratives s’élèvent.

– Ils sont vraiment beaux !

– Ils viennent d’où ?

– Je n’en ai jamais vus de pareils !

Une voix sèche s’élève :

– Un jour de rentrée, Mme Joubert ne nous fera pas monter sur pointes. Donc ce n’était pas la peine de les sortir du sac. Sauf pour crâner.

Un silence s’installe. Tous les yeux se tournent vers Anna-Léa. Satisfaite d’avoir jeté un froid, celle-ci termine d’enrouler un chignon impeccable devant le miroir.

– Quelle peste, chuchote Madeleine en haussant les épaules. Ne l’écoute pas, Jade.

« Les anciennes ont l’air de s’apprécier », se disent les nouvelles…

– Bonjour à toute la classe. J’espère que les vacances se sont bien passées.

La voix de Mme Joubert s’égrène dans un silence parfait, avec juste assez de résonance à travers l’immense studio pour rehausser son autorité. L’écho brouille certaines voix, mais pas celle de la directrice du Val-Doré. Il la souligne, lui donne plus de poids encore.

– Cela me fait plaisir de vous retrouver.

Jade et Madeleine se regardent, amusées. Elles ont l’impression de n’avoir jamais quitté Mme Joubert. À la seconde même où la directrice est entrée dans la pièce, c’est comme si les vacances n’avaient été qu’un rêve, une parenthèse irréelle.

– Nous allons nous mettre au travail très vite, car le programme de ce début d’année est chargé. À Noël, nous donnerons un grand spectacle : des scènes choisies du ballet Casse-Noisette, bien sûr.

– Pourquoi « bien sûr » ? s’étonne à haute voix Lucas, l’un des nouveaux admis.

Mme Joubert fronce les sourcils.

– Lucas, ta question m’ennuie à double titre. Premièrement, il est interdit de m’interrompre quand je parle. C’est une règle qui ne souffre aucune exception. Deuxièmement, quelle ignorance étonnante de la part d’un danseur ! Casse-Noisette est un ballet qui se passe la nuit de Noël. Et tu ne me feras pas l’injure de me demander qui en est le compositeur ?

– Euh… Non, madame.

– Mozart ? Nous sommes d’accord ?

– Euh… Oui, madame.

– Dans ce cas, nous ne sommes pas d’accord. C’est Tchaïkovski.

Les pommettes de Lucas prennent la couleur pourpre d’un rideau de scène. Mme Joubert tapote des doigts le couvercle de son piano à queue, et ajoute :

– Décidément nous aurons beaucoup, beaucoup de travail cette année. Bien. À la barre. Aujourd’hui nous allons reprendre les positions, jambes et bras. Demain, mesdemoiselles, veillez à avoir vos pointes, nous commencerons d’emblée.

Tout en parlant, la directrice joue les premières notes d’un de ses exercices de prédilection.

– Face à la barre. Première position, un, deux et trois et quatre…

Une heure s’écoule à enchaîner les exercices. Puis Mme Joubert fait travailler les grands écarts, les pirouettes, les jetés. Souvent elle s’interrompt, redressant un dos, attirant l’attention générale sur des jambes trop pliées, un mouvement raide.

– Eh bien, Jade, qu’as-tu fait pendant l’été ? Tu viens de passer deux mois assise, sans bouger ? C’est ankylosé, tout cela, c’est pataud !

Jade sent un nœud familier se former dans sa gorge.

Mme Joubert n’a rien perdu de sa sévérité parfois blessante. Bien sûr, la jeune danseuse est consciente de ne pas donner le meilleur d’elle-même ; mais pour un jour de rentrée, c’est déjà bien, non ? À droite et à gauche, elle ne voit pas franchement d’élèves plus souples.

– Et toi, Madeleine, sais-tu à qui je pense, devant cette position que tu m’exécutes-là ? À Charlie Chaplin

qui aurait avalé sa canne !

– Trois remarques partout. On est ex-aequo, souffle

Madeleine à Jade tandis que Mme Joubert poursuit son inspection le long de la barre.

– Pas de commentaires, je vous prie, tance la directrice en faisant volte-face.

« C’est vrai qu’elle a des oreilles dans le dos », pense

Jade en réprimant un soupir.

Eh oui. Aujourd’hui, la vraie vie reprend !

– Ça va saigner cette année, les filles, déclare

Cassandre dans les vestiaires à la fin de l’après-midi.

Vingt sourires fleurissent sur les lèvres.

– Ça nous manquait presque de te l’entendre dire, fait remarquer Madeleine.

Jade se tourne vers Leïla :

– C’est la phrase culte de Cassandre. Elle la prononce souvent.

LES CHAUSSONS VOLÉS

– Je comprends pourquoi, dit Leïla d’une voix morose. Je me suis demandé pendant tout le cours ce que je fabriquais dans cette académie.

– Elle nous presse comme des citrons… commence Sarah. Mais vous le savez que c’est « pour tirer de nous le meilleur ».

– Oui, eh bien moi, du coup, je me sens comme un citron. Amère, rétorque Jade. Quand je pense qu’Ophélie n’est même plus là pour assurer les premiers rôles…

Être une danseuse à l’académie du Val-Doré n’est pas de tout repos, et ce n’est pas Jade qui affirmera le contraire ! Entre la jalousie de son amie Anna-Léa, l’accusation de vol de chaussons et la disparition du diadème de la première danseuse pendant son audition à l’Opéra de Paris, Jade s’apprête à vivre une année mouvementée…

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