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CHAPITRE 1

Renouveau

J’avance dans une pénombre rance, gorgée de peur et d’incertitudes.

Victoire ne cesse de parler depuis notre plongée dans la Souricière. Elle murmure des promesses qui flottent autour de moi comme une taie soyeuse. Un linceul bleuté qui m’enveloppe tout entière.

Tout va s’arranger. Tout va s’arranger.

Je me surprends à regretter d’avoir la main de ma sœur enchâssée à la mienne, plutôt que celle de Liam. Je pensais que mes problèmes s’envoleraient si je la retrouvais. Mais j’avais tort, et là, c’est de Liam que j’ai besoin.

C’est ingrat. C’est stupide. Mais c’est la vérité. Quelques semaines plus tôt, j’aurais tué pour rejoindre Victoire. Maintenant qu’elle est là, je ne suis plus sûre de la connaître. Comment… pourquoi a-t-elle rejoint les Parjures ?

Tiamat mène le cortège. De temps à autre, elle se retourne pour s’assurer que je tiens le coup. La lumière des lampes torches me laisse apercevoir son visage. Elle jubile tant que de petites étincelles crépitent au creux de ses mains tatouées. Il n’y a aucune saveur au monde que je haïsse plus que celle de son triomphe. Il lui a suffi d’un choc électrique pour assommer

Liam. D’un ordre pour décharger Fabian et Éloi. J’ignore ce qui me terrifie le plus entre l’efficacité de son atout et l’impuissance du mien.

Je reporte mon regard à gauche. Sur cette minuscule silhouette aux épaules emplumées.

Contrairement à sa cheffe, Céleste évite sciemment de me regarder. J’ignore si sa trahison lui pèse. Au fond, j’espère que oui. Elle nous a vendus, après tout. Elle a laissé les Parjures voler la conscience de trois pensionnaires, et a saboté notre évasion. Je la maudis en silence : pourvu que sa culpabilité soit trop lourde pour ses ailes. Que son rêve de voler lui échappe comme notre liberté.

Au bout du tunnel apparaît une lueur, qui grossit jusqu’à m’absorber. Le soleil m’éblouit, et un vent glacé, charriant une odeur de rocaille, s’engouffre dans mes narines.

Me voilà de retour en prison. Une fois mes yeux habitués à la lumière, je constate que des dizaines de pensionnaires sont alignés à l’entrée de la grotte. Ce sont tous les Virtuoses qui nous ont suivis dans la Souricière, mais dont le jonc de sûreté a été déclenché avant qu’ils n’atteignent la surface. Alice s’affaire auprès d’eux sans même nous remarquer. La responsable de l’équipe Fumeterre semble s’être remise sans peine de notre échauffourée du dédale. Elle dirige d’autres gardiens, quatre Xénos baraqués qui chargent leurs protégés dans des Jeeps à l’orée du bois. Cyrielle est du lot.

– Pourquoi ? je m’étrangle, lorsque j’arrive au niveau d’Alice. Pourquoi les avoir couverts ?

Elle ajuste ses lunettes en demi-lune, puis consent à me regarder. La furie qui bat mes tempes me souffle l’envie de l’étrangler. Fantasme suicidaire. Même si j’étais seule face à elle, ses réflexes surnaturels lui permettraient sans peine de me démolir.

Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes, glisse-t-elle en époussetant sa veste en tweed. Pas maintenant, en tout cas.

Je m’apprête à lui cracher ma colère au visage, mais je croise les yeux tristes de Cyrielle. Ils m’incitent au calme. Ma gardienne formule quelque chose, espérant que je parvienne à lire sur ses lèvres. Mais à cause de ses défenses, je n’y parviens pas.

Je devine qu’il s’agit d’une parole rassurante, semblable à celles que me répète Victoire. La Xéno-sanglier tient un Intello entre ses bras. Djibril, celui qui nous a guidés dans la Souricière grâce à son atout de magnétoréception. Il ne bouge pas. Pas plus que ses équipiers, étendus sur la banquette d’un 4 × 4. Le véhicule démarre, et mon regard cloué aux corps inertes le suit jusqu’à ce qu’il s’enfonce dans le sous-bois. Une nausée monte lorsque les uniformes jaunes disparaissent. Il manque aux Cardabelles leur chef, et pour cause : nous l’avons laissé à la merci d’un Antoine en furie. Je revois Raphaël, ensanglanté, empalé sur une façade par un andouiller qui lui embroche l’épaule. Je m’arrête un instant pour rassembler mes esprits. Il a été réduit en charpie.

Nous l’avons abandonné. Tout comme j’ai abandonné Éloi, Fabian et Liam.

– Aulne a besoin d’une pause, annonce Victoire d’un ton ferme.

Ma sœur rive son regard au mien. Elle sait, bien sûr, que mes digues intérieures sont sur le point de céder. Son atout est plus affûté que le mien, et la flambée que je couve doit déjà inonder ses papilles.

La procession s’immobilise et Tiamat approche.

– Ce que tu ressens est normal, me souffle-t-elle. Tu es à l’aube d’un grand changement.

Je n’arrive pas à me confronter à elle. Je fixe plutôt ses mains mortelles, dont les électrocytes palpitent. La cheffe Parjure le camoufle assez bien, mais elle est submergée par son excitation.

– Tu as toutes les raisons du monde de me détester. Et je te le donne en mille : rien de ce que je fais n’a pour but de me faire aimer. Une fois que tu auras compris ce que tu peux espérer à mes côtés, tu parviendras à écarter ton ressentiment.

– Épargnez-moi ces conneries.

Elle évacue mon hostilité d’un haussement d’épaules puis hèle Céleste, qui se plante à ses côtés.

– J’aimerais que tu conduises Aulne et Victoire à l’infirmerie, lui intime Tiamat. Célian s’occupera de vous, puis vous nous rejoindrez au point de rendez-vous.

– Je… Tu es sûre ?

Son visage est frappé d’une peur que je trouve savoureuse. Elle craint qu’une fois isolées du groupe, je me déchaîne contre elle. J’avoue que ce n’est pas l’envie de la cogner qui manque.

– J’ai toute confiance en Aulne pour ne rien tenter de stupide, affirme Tiamat. Ce serait dommage qu’on doive la faire décharger avant qu’elle ne découvre sa surprise… Je vais te donner un émetteur pour contacter le bureau si les esprits s’échauffent. Ça vous donnera l’occasion de discuter, pas vrai ?

Entre équipières !

Elle s’empare du talkie-walkie d’un de ses sbires, puis le tend à Céleste qui l’accroche à sa ceinture. Mon équipière soupire, et m’invite à la suivre sur un chemin tangent, qui rejoint le village par l’ouest. Je ne lui emboîte le pas que sur l’impulsion de Victoire :

– Tu as décidé de revenir, glisse-t-elle. Tu n’as pas d’autre choix que de jouer le jeu.

Un nœud impossible à déglutir se forme dans ma gorge. Céleste ouvre la voie, me jetant des regards en coin. Elle suinte un stress au goût de beurre. Au fond, je sais que lui envoyer mon poing dans la figure ne changera rien. Mais j’aime qu’elle me craigne, ne serait-ce que pour quelques minutes. Nous plongeons dans la forêt. Les troncs givrés scintillent et les feuilles mortes crissent sous nos chaussures. Des bouts de ciel ouaté paraissent entre les branches nues. Pourquoi nous conduire à l’infirmerie ? Je ne suis pas blessée. Si Tiamat se préoccupe de mon sort, elle devrait plutôt me laisser rejoindre mes équipiers. Liam, Éloi et Fabian ne se réveilleront pas avant plusieurs heures. Ils ont été transportés avant moi dans la Souricière et j’ignore où les Parjures les ont conduits. Une seule chose est sûre, ils sont quelque part dans la Floraison. Liam m’inquiète plus encore que les deux autres. Lui n’a pas été déchargé, mais assommé par un puissant choc électrique. Où qu’il soit, pourvu qu’il revienne vite à lui. Je ne me le pardonnerais jamais s’il avait des séquelles.

– J’ai fait tout ça pour une bonne raison, déclare alors Céleste sans se retourner.

– Ça n’a aucune importance, je réponds dans un souffle.

– Si tu me laisses t’expliquer, je suis sûre que…

– Je m’en fous, Céleste.

Elle rentre un peu la tête entre ses épaules. Elle balance ses bras-ailes d’avant en arrière, laissant ses plus longues rémiges effleurer la terre. Ses états d’âme m’indiffèrent. Un tas de questions se bousculent dans ma bouche, mais toutes sont pour Victoire :

– Pourquoi les avoir rejoints ? je m’étrangle. Tu menais la vie de tes rêves, sur les circuits ! Piloter, c’était ton obsession depuis l’enfance !

– J’essayais de m’en persuader en tout cas. Aujourd’hui, j’ignore si ce rêve est entièrement le mien. La Chrysalide l’a tellement entretenu qu’il est devenu indissociable de mon identité.

– Peu importe, non ? Tout n’était peut-être pas parfait, mais ça te plaisait. Ça crevait les yeux. Je ne comprends pas que tu aies pu orchestrer ta propre disparition…

– J’ai pensé au monde que je voulais pour Norma et toi. Un monde qui ne fonde plus sa hiérarchie sur nos talents. J’ai compris que je pouvais contribuer à le créer.

– Depuis quand tu les as rejoints ?

– Ils m’ont contactée peu après ta flambée de l’automne dernier. À la base, j’ignorais à quel point leurs méthodes pouvaient s’avérer extrêmes.

– Si tu as participé à l’assaut du centre, c’est que ces méthodes ne t’ont finalement pas tant dérangée que ça.

Elle s’interrompt un instant pour masser ses joues. C’est un tic que je lui connais bien, celui qui la pousse à cacher son visage pour me soustraire ses émotions. Mais elle n’est pas la seule à avoir grandi : je n’ai plus besoin de scruter ses traits pour mesurer l’étendue de ses doutes. Je décolle doucement ses doigts pour lui enjoindre de poursuivre.

– Bien sûr que ça me dérange, souffle-t-elle. Mais les Parjures m’offraient deux choses inestimables : une chance de bousculer la Chrysalide et la perspective de te retrouver. Elle s’inquiète de mon absence de réaction.

– Tiamat avait un plan. Je n’en voyais pas de meilleur.

– Ils ont bousillé la cervelle de trois ados. La Victoire d’avant n’aurait jamais accepté ça sans broncher.

– Peut-être que tu ne la connaissais pas si bien que ça, la Victoire d’avant.

Le village apparaît au loin et laisse place à la colline herbeuse où scintillent les murs vitrés de l’infirmerie. Les températures extérieures contrastent avec l’ambiance de la serre, quasi tropicale. Le verre est couvert d’une couche de buée, à travers de laquelle les plantes apparaissent en gerbes indistinctes. En contournant l’aile ouest pour accéder à l’entrée, j’aperçois la silhouette verte de Célian. Il parle à un pensionnaire assis sur un lit à baldaquin. Je vois dépasser un bout d’uniforme jaune. Celui d’un Cardabelle. Ils étaient pourtant tous inconscients devant la Souricière… tous, sauf un.

– Raphaël ! je m’écrie en doublant Victoire.

J’ouvre la porte de la serre avec force, dépasse le verger exotique, puis traverse le rideau de lianes qui sépare la serre de la salle de soins.

Le chef des Cardabelles est là. Sa laine est couverte de croûtes rouges. Une horreur pure, indélébile, empoisse son visage. Son haut d’uniforme déchiré pend sur le montant du lit.

– Aulne…

Il veut se relever, mais est arrêté par Célian juste avant que le pied à perfusion relié à son bras ne bascule. Ses prunelles bleues sont étriquées par des paupières bouffies, qui clignent plusieurs fois avec hébétude. Son regard s’est fiché au-dessus de mon épaule.

– … Céleste ?

Mon équipière s’est immobilisée au niveau des lianes. Elle a la décence de ne pas approcher davantage. Elle demeure silencieuse et fait signe à Victoire de ne pas franchir le rideau.

– Céleste a… des plumes ? bafouille Raphaël.

Je m’installe à côté de lui, mais ma langue s’emmêle au moment de lui relater ce qui s’est passé de mon côté de la Souricière. J’esquive donc sa question et demande plutôt :

Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Bordel, j’ai cru qu’Antoine t’avait tué !

– Ils… ils…

Il essaie de régurgiter une phrase qui ne vient pas. Ses épaules se soulèvent et ses lèvres s’entrouvrent en quête d’air.

– Peut-être vaudrait-il mieux remettre les explications à plus tard, intervient Célian avec une dureté inédite.

L’infirmier prépare de quoi m’ausculter et m’intime de m’installer sur le lit voisin. Mais la main de Raphaël fuse et broie mon poignet avant que je ne puisse m’exécuter.

– Ils l’ont tué, lui !

Ces mots sont sortis en même temps qu’un bouquet de larmes qui lui dévalent les joues. Un désespoir au goût de charogne me remplit la gorge. Un goût abominable, qui me hurle ce que mon cerveau refuse de comprendre.

Les Parjures ont déclenché le JSL d’Antoine. Plutôt que de laisser périr Raphaël, ils ont assassiné son gardien.

– Il allait m’achever… s’étrangle le Cardabelle. Mais il est tombé… sur moi. J’ai voulu le réanimer mais… mais j’ai pas réussi.

Il se cramponne à moi à m’en faire mal. Mais je ne le repousse pas. Il a besoin de sentir quelqu’un contre son cœur, qui percute ses côtes à un rythme effréné.

– Je ne sais pas comment tu fais, je lui murmure. À ta place, j’aurais déjà flambé.

– J’ai juré que le bélier ne gagnerait plus. Je l’ai juré à Antoine quand j’ai débarqué à la Floraison.

Cette détermination brute, que je goûte sous son chagrin, me touche profondément.

Célian appose une main sur nos épaules, invitation tacite à cesser cette effusion.

Je sais que cette situation est terrible pour tous les deux. Mais je vous veux chacun dans un lit pour que je puisse vous ausculter. Si vous vous laissez emporter par l’émotion et que vous flambez ici, je serai obligé de contacter le bureau pour qu’on vous décharge.

J’obtempère mollement et m’assieds sur le lit voisin.

– C’est Victoire qui t’attend là-bas ? me demande l’infirmier en s’emparant d’un stéthoscope. Je ne l’avais vue qu’à la télé.

Il ne paraît pas surpris. Il savait sûrement que ma sœur avait pris part à l’assaut de la Floraison. Cyrielle m’a expliqué que les gardiens avaient été approchés par les Parjures. Célian a-t-il, comme ma gardienne, décidé de jouer la carte de la neutralité ? Ou a-t-il délibérément choisi le camp de Tiamat ? Le courage que me réclame cette question est trop énorme pour que je la formule. Je me contente de hocher la tête, sans entrain.

– Ta sœur peut venir, si tu veux. Et Céleste aussi.

– Pas Céleste.

– Je vous attends dehors, assure cette dernière en s’éloignant. Mais ne traînez pas, on est censés assister au discours.

– Au discours ? répète Raphaël. Quel genre de discours ? Mais le rideau de lianes s’est déjà refermé dans le sillage de Céleste. Le Cardabelle me considère avec une franche incrédulité tandis que Victoire me rejoint sur le lit. Je consens à me laisser examiner. Célian se rend vite compte que je n’ai rien de cassé et il me propose une infusion à la verveine ainsi qu’un cachet anxiolytique. J’accepte la première, mais refuse le second. La flambée que je sentais poindre en moi n’est plus qu’un écho lointain, qui ne me menace plus. Une fois ma tisane engloutie, je trouve le courage d’expliquer à Raphaël ce qui nous est arrivé après qu’on a été séparés.

Je lui raconte notre épopée dans la Souricière. Le guet-apens des Parjures. L’escouade d’Orso, dont je me suis détournée au dernier moment pour rejoindre Victoire. Ces souvenirs me font mal lorsque j’essaie de les habiller de mots.

– Je ne comprends toujours pas pourquoi ils ont éliminé Antoine, souffle Raphaël. Ni pourquoi ils l’ont fait flamber en premier lieu. Il était connu et charismatique. Il aurait été une force médiatique majeure pour le camp Parjure. Le tuer pour me sauver… c’est insensé.

– Il s’était opposé aux plans de Tiamat, intervient Victoire, restée silencieuse depuis son entrée dans la serre.

– On s’y oppose aussi, pourtant ils nous ont épargnés. Aulne disait que tous les pensionnaires étaient sains et saufs, hormis les Viand… enfin, ceux qui ont reçu le sérum.

– J’ignore ce qu’ils comptent faire de vous. Mais ce qui est certain, c’est que vous leur êtes précieux.

– Normal, on leur sert d’otages, je grince.

– Tu ne serais pas là si Tiamat te considérait comme un otage, objecte ma sœur. Tu serais actuellement dans les vapes, comme tous ceux qui ont tenté de s’échapper. C’est valable pour toi aussi, Raphaël. Et pour les autres Orchidées qui auraient évité une décharge s’ils ne s’étaient pas rebiffés.

– Qu’est-ce que tu voulais qu’ils fassent ? je proteste en bondissant au pied du lit. Les Parjures ont condamné Niko à une flambée éternelle !

– Je ne dis pas qu’ils ont eu tort de se rebeller, tempère Victoire. Simplement que ton équipe et toi avez un intérêt tout particulier pour Tiamat et sa clique. Peut-être que les autres pensionnaires sont une monnaie d’échange, mais vous… ils veulent que vous les rejoigniez.

Pourquoi ? D’accord, ils ont besoin de Fabian et d’Éloi pour leur sérum. Mais Liam et moi ? Qu’est-ce qu’on leur apporte ? Victoire fixe le ciel blanc à travers la verrière. Après quelques secondes, elle laisse éclore un sourire triste.

– J’ai fait une grave erreur, quand on était enfant.

– En m’aidant à tricher aux tests des orpailleurs ?

– Non. En oubliant de m’assurer que tu mesurais la portée de ton atout.

– Je la mesure. C’est ma synesthésie qui m’a permis de contacter Norma et…

– Alors comment peux-tu être aussi aveugle ? Les Parjures veulent la mort de la Chrysalide. Ils ne peuvent pas l’affronter uniquement par les armes, alors ils saperont ses appuis par des moyens détournés. En la détruisant de l’intérieur. La guerre que prépare Tiamat est silencieuse, tissée de complots dont je ne mesure même pas encore l’ampleur. Ce que je sais, c’est que cette révolte intestine la rend particulièrement vulnérable à la trahison. Aucun don ne lui est plus précieux que celui qui sait lire un mensonge. Notre atout, comme celui de Liam, lui garantit ce que tout chef factieux rêve de posséder : la loyauté de ses subordonnés.

– Encore faudrait-il qu’on accepte de travailler pour elle.

– Ça te semble inconcevable ?

Je la dévisage, consciente que la colère qui s’empare de moi doit lui brûler les papilles. Ose-t-elle vraiment sous-entendre que je pourrais servir Tiamat ?

– Attendez… intervient Raphaël. Cette histoire d’atout stratégique, ça vaut pour vous. Mais moi ? Pourquoi ne m’ont-ils pas déchargé ? Je doute que mes cornes leur soient d’une quelconque utilité…

Victoire hausse les épaules. D’un geste désinvolte du menton, elle désigne la verrière.

– Ça, je l’ignore. Et je crois que vous n’obtiendrez vos réponses qu’en vous présentant au point de rendez-vous.

À travers la buée, on devine la silhouette de Céleste. Je passe la paume sur la vitre, et comprends qu’elle a déployé ses ailes. Ses yeux sont clos. Sa tête légèrement renversée en arrière. Sentir le vent dans ses plumes semble lui apporter du réconfort. Une sérénité étrange, au goût de pierre… que je lui envie presque.

– Raphaël, appelle alors Célian. Ton épaule ne saigne plus et tes autres blessures ne m’inquiètent pas. Tu as eu une sacrée chance. Si tu te sens capable de marcher, je peux te débarrasser de ta perfusion et te laisser filer. Sous réserve que tu ne sollicites pas trop tes pansements.

Le Cardabelle acquiesce et ne bronche même pas lorsque l’infirmier retire le cathéter.

– Je préférerais qu’on se passe de Céleste, je grince. Tu sais où Tiamat nous attend ?

– Tu devrais tenter de comprendre sa perspective.

– Réponds juste à ma question, s’il te plaît. Où est Tiamat ?

– Au pied de la couronne, soupire Victoire. Là où les policiers ont fait exploser la muraille.

– Vous y retrouverez vos équipiers respectifs, ajoute Célian. Raphaël et moi échangeons un regard entendu. Nous remontons la serre au pas de course et filons vers l’ouest. Nous distançons Victoire, car elle reste auprès de Céleste qui ne peut suivre notre cadence. Tant mieux. Je n’attends que d’être réunie avec mon équipe, et j’en suis désormais certaine : elle n’en fait plus partie.

CHAPITRE 2

Un message dans les ruines

Je retiens mon souffle quand, au détour d’un fourré, m’apparaît la couronne en ruines. La violence de l’explosion a révélé son armature métallique, et la muraille ressemble à un serpent dont les entrailles auraient été mises à l’air. Le béton pulvérisé s’est abattu en contrebas, provoquant un éboulement qui ne s’est arrêté qu’à la lisière de la forêt. Un monceau de roches, de troncs éventrés et de ciment forme désormais une pente reliant le fond du cirque au monde extérieur.

C’est ici que les Parjures ont choisi d’exposer les Virtuoses déchargés. Ils y sont transportés depuis les Jeeps garées le long d’un sentier épargné par l’éboulis, puis installés sur des draps par les gardiens Xénos que j’ai aperçus à la Souricière. Ils les allongent dans le sens du dévers : leur tête placée en amont de leurs pieds. On les croirait morts et cette pensée me fait frissonner. Théa circule entre les pensionnaires, armée du même stéthoscope que Célian. Elle s’accroupit auprès de chacun d’entre eux pour s’assurer que leur coma reste superficiel. Raphaël inspecte la scène avec une main en visière.

– Pourquoi les rassembler ici, plutôt qu’à l’infirmerie ? demande-t-il, aussi dérouté que moi.

– J’en sais rien…

Au sommet de la butte, entre deux pans de murs encore debout, se tient Tiamat. Elle ne semble pas nous avoir remarqués, et lance des ordres à un Intello aux iris rouges et aux cheveux blancs : Yohan, le gardien des Myosotis. Il tient quelque chose entre ses mains. Je frissonne en reconnaissant la caméra d’Antoine.

Heureusement que Raphaël n’a rien remarqué : cette simple vision le ferait entrer dans une rage folle. Je veux détourner son attention, mais je suis interrompue avant :

– C’est pas vrai, Raphaël ! lance une voix sur notre droite.

On pensait que t’étais mort !

Une adolescente apparaît. Son blouson blanc est ouvert, laissant paraître un polo, brodé de fleurs argentées. Je la reconnais à ses cornes d’antilope et à sa chevelure unique, immaculée à la base et noire aux pointes. Elle s’appelle Lëya, et c’est une Asphodèle. Elle fait partie de la minorité qui a refusé de nous suivre dans la Souricière. Tous ceux-là n’ont pas été déchargés…

– Qu’est-ce que tu fais… qu’est-ce que vous faites là ? se corrige-t-elle en m’apercevant.

Je constate que la trentaine de pensionnaires restée retranchée au village s’est rassemblée autour d’un feu de camp, non loin de l’éboulis. Dans cet amalgame d’uniformes colorés, j’en repère un qui ne devrait pas se trouver là. Non. Céleste est restée avec Victoire, personne ne devrait porter d’indigo…

Je n’écoute pas ce que se disent Lëya et Raphaël. Je cours comme une dératée jusqu’aux bras ouverts de Liam.

– Je comprends pas, je murmure au creux de son cou. Tu t’es évanoui. Tiamat t’a…

Il m’interrompt en posant ses lèvres sur les miennes. Une chaleur immense m’envahit et je sens se desserrer l’étau verrouillé autour de mon cœur. Ma langue se couvre d’un goût de nectarine.

Je n’ai pas reçu de décharge, rappelle-t-il, son menton atterrissant sur mon épaule. C’est le choc électrique de Tiamat qui m’a sonné, alors je me suis réveillé plus tôt que les autres. Cyrielle a eu une belle frayeur lorsqu’elle a voulu m’embarquer dans la voiture. Elle me croyait inconscient !

– Est-ce que tu vas bien ?

J’irai encore mieux quand tu m’auras convaincu que ce qui s’est passé de l’autre côté de la Souricière n’était qu’un rêve…

Je le berce doucement de droite à gauche. Inutile de gaspiller ma salive : il flaire mes émotions à même ma peau. Il sait déjà que je n’ai aucun espoir à lui apporter.

– Et toi, ça va ? finit-il par souffler.

– J’ai l’impression que le monde s’écroule.

– Ne t’en fais pas. Les gardiens nous ont interdit d’approcher les déchargés, mais Fabian et Éloi reviendront bientôt à eux. Ensemble, on peut affronter n’importe quoi.

Il recule en apercevant au loin Céleste, flanquée de Victoire.

Plutôt que de nous rejoindre, elles gravissent la pente et s’installent à mi-hauteur, sur un tronc renversé. Je n’arrive pas à y croire. C’est avec moi que ma sœur devrait rester.

– J’ai du mal à me rappeler ce qui s’est passé avant que l’anguille m’envoie dans le coaltar. Mais je sens la colère qu’on avait contre Céleste. Est-ce qu’elle nous a vraiment…

– Trahis ? Oui.

Intrigués par notre échange, les autres pensionnaires se rassemblent autour de nous et réclament des détails sur la situation.

– Qu’est-ce qu’on va devenir, alors ? s’inquiète un Intello de l’équipe Aconit.

– Sans la Chrysalide, la Floraison n’a aucune raison d’être ! renchérit un Xéno Fumeterre.

Est-ce que le reste du monde sait ce qui se passe ?

– Les Parjures ont récupéré les armes des Mésanges ?

– Est-ce qu’on peut enfin nous dire si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

Liam et moi essayons de répondre à l’avalanche de questions, mais il devient vite clair que nous ne sommes pas beaucoup plus éclairés que les autres.

– En tout cas, restez sur vos gardes, conclut froidement Raphaël. Ils sont capables de s’en prendre à nous.

– Je crois qu’on s’apprête à avoir nos réponses, annonce alors Lëya en tendant un index vers le sommet de la pente.

Tiamat effectue de grands gestes pour disperser les gardiens de chaque côté de l’éboulis. Seuls Alice et Yohan restent dans les parages. La première branche un rétroprojecteur à un groupe électrogène, sur lequel est posé un ordinateur portable. Le second manipule sa caméra pour ajuster le cadre dans laquelle viendra s’inscrire la cheffe des Parjures.

Je comprends alors pourquoi nous sommes réunis ici. La raison est simple. Aussi pragmatique qu’écœurante.

Ce dévers chaotique, cette muraille effondrée et ces dizaines de Virtuoses inertes offrent une imagerie cinématographique. Tiamat nous a rassemblés ici par souci de communication.

– Attendez… bêle Raphaël. La caméra que tient Yohan… c’est celle d’Antoine ?

Il me cherche du regard, mais je n’ose pas confirmer. Ses narines se dilatent. Liam approche pour tenter de l’apaiser, mais le Cardabelle le repousse. Faisant fi de son épaule blessée, il gravit la pente. Complètement sourd à nos hurlements.

– Lâche sa caméra ! vocifère-t-il en fondant sur Yohan. Lâche-la immédiatement !

Le gardien des Myosotis se retourne, et une peur soudaine rancit ses traits. Il dépose l’appareil sans discuter.

– Je te pensais déchargé, toi aussi… fait-il. Je ne veux pas d’embrouille.

Raphaël ne ralentit pas. Il continue d’avancer, sa rage lui pèse, fait ployer son cou jusqu’à ce que ses cornes soient braquées en avant.

– Tu as aidé ces tarés, pas vrai ?

Le gardien s’empare d’une pierre acérée et arme le bras. Son atout de balistique lui permettrait de frapper l’œil du Cardabelle avec une précision parfaite. Un éborgnement net et sans bavure. Mais plutôt que de tirer, il tente d’endiguer le conflit :

– Tous les gardiens savaient que les Parjures infiltraient la Floraison, Raph’. Ils ont cherché à nous rallier à leur cause.

– Je suis au courant ! Mais s’ils t’ont refilé la caméra d’Antoine après l’avoir mis à mort comme une bête, c’est qu’ils te font confiance. Là où d’autres sont restés neutres, tu as préféré les rejoindre, pas vrai ? Et si tu les as ralliés, ils t’ont mis au parfum pour Léonie, Marie et Nikola. T’étais parfaitement conscient de la torture qu’ils leur réservaient !

– C’est plus compliqué que ça. Tu n’as aucune idée de ce qu’on a vécu avant d’arriver ici et…

– Ce que vous avez vécu n’a aucune importance ! Ils ont volé la conscience de mes amis !

L’épaule de Yohan s’ouvre un peu. Le message est clair ; si Raphaël continue, il y laissera un œil.

– Ce qu’on fait, on le fait pour vous.

– Qui d’autre était dans le coup ? enrage le Cardabelle. Quels gardiens étaient assez pourris pour soutenir ces salauds ?

– Raphaël.

Le Xéno se fige en entendant la voix puissante et affirmée de Tiamat. La cheffe Parjure se tient à son aplomb, mains posées sur les hanches.

– Ne prononcez pas mon nom.

– Tu ne t’en offusquais pas lorsque nous marchandions sur le pont-aux-cincles.

Les oreilles de Raphaël s’écrasent en arrière. Il carre les épaules, poings crispés.

– Yohan nous soutenait, en effet, poursuit Tiamat. Il a rallié notre cause avant même de vous rencontrer à la Floraison. Il n’est pas le seul, vos gardiens comptaient plusieurs Parjures dans leurs rangs. À vrai dire, Antoine est le seul qui a activement tenté de contrecarrer nos plans. Je suis navrée que nous ayons eu à actionner son jonc de sûreté.

– Vous ne regrettez rien. Vous l’avez fait flamber et lâché sur nous pour empêcher qu’on approche la couronne de trop près. Et pour ça, je compte vous faire regretter d’être née.

Un geste désinvolte de la main convoque Tibère, qui émerge du bois pour s’interposer. Le dogue courbe le dos, prêt à attaquer. Trois Parjures en uniforme de miliciens suivent et encerclent Raphaël, tasers prêts à l’emploi.

– Vous êtes lâche, écume Raphaël. Vous refusez d’assumer les conséquences de vos actes. Battez-vous ! Voyons si vous savez aussi tuer quelqu’un qui vous regarde dans les yeux ! Tiamat secoue la tête, et le plus massif des Parjures – sûrement un Xéno – saisit Raphaël pour l’entraîner vers nous.

– C’est bien ce que je pensais ! Vous n’avez aucun cran, et vous espérez vous en prendre à la Chrysalide ?

– Maintenant que la Floraison nous est acquise, je n’ai aucun intérêt à m’opposer à toi, ou à n’importe quel autre

pensionnaire. Je n’ai pas besoin de plus d’ennemis, mais d’alliés éclairés.

– Il fallait y réfléchir avant d’assassiner mon gardien. Je me fous des autres pensionnaires : c’est moi qui veux fracasser votre sale tête. Je me passerai de vos éclaircissements.

Les sourcils de Tiamat basculent. Ses lèvres s’affinent, laissant étinceler ses dents pointues.

– Je te pensais du genre à préférer la cervelle aux muscles mais… très bien. Si tu y tiens, je suis prête à te donner ta chance. Je t’affronterai publiquement, dans les règles de l’art. Peut-être que ça te démontrera, ainsi qu’à tes amis, pourquoi les Parjures m’acceptent comme leur cheffe.

Elle savoure le désarroi qui contamine Raphaël. J’ignore à quoi il s’attendait, mais certainement pas à ce que Tiamat accepte de se mesurer à lui.

– Cependant, je te demande de patienter un peu. L’heure n’est pas aux règlements de compte. Rejoins les autres, et regardez l’Histoire s’écrire.

Les sbires aux masques d’escrimeurs refoulent le Cardabelle à notre niveau. Le plus costaud se positionne derrière lui pour éviter qu’il ne se rebiffe.

– J’ai cru qu’elle allait te griller sur place, confie Liam. À l’avenir, évite les coups de sang de ce genre.

– Si c’était Cyrielle qui avait été assassinée, tu aurais fait la même chose.

Les Parjures ordonnent à tous les pensionnaires de se taire. Nous ne pouvons qu’observer, impuissants, le sinistre spectacle que Tiamat s’apprête à donner. Yohan récupère la caméra, et la connecte à l’ordinateur. Une page web est projetée sur la toile blanche. Je reconnais l’interface de Bubbles. Dans la case

centrale brille le logo de la Floraison, avec sa fleur aux pétales stylisés de façon à représenter des ailes de moro-sphynx. « Le stream va commencer ! Diffusion dans 3 minutes… »

– Ils utilisent le compte Bubbles de la Floraison pour diffuser un discours… je siffle entre mes dents.

Liam acquiesce discrètement et mêle ses doigts aux miens. Les secondes défilent. Je les ressens comme des siècles. 2 minutes.

Au sommet de la pente, Tiamat finalise la scénographie. Elle vérifie la luminosité ainsi que le fonctionnement du micro. Elle déplace les corps de quelques Virtuoses. Derrière Yohan, Théa observe le retour d’image. Improvisée cheffe opératrice, elle valide la composition par des signes de pouce. 1 minute.

Mon regard glisse sur Victoire. Ses traits sont tendus, mais pas crispés. Je goûte de l’espoir en elle. Un foutu espoir à la camomille qui m’écœure autant que celui de Céleste, dont les mains sont jointes d’une façon presque religieuse. Un vertige s’empare de moi en même temps qu’une pensée amère. J’aurais dû saisir le bras d’Orso, dans cette gorge. J’aurais dû laisser ma sœur aux mains des Parjures.

Le visage de Tiamat apparaît sur la toile, comme sur l’écran de milliers de viewers. La bataille qu’elle s’apprête à livrer n’a rien à voir avec celle de la Souricière.

– Bonjour à toutes et à tous. Je suis au regret de vous annoncer que la diffusion de « Prodiges en Péril » est suspendue pour une durée indéterminée.

Sous la vidéo, l’espace des commentaires s’emballe. Les questions et les indignations déferlent comme un tsunami. Le compteur de vues enfle de façon exponentielle.

– Je m’adresse à tous les Virtuoses de France et du monde, en tant que représentante du mouvement Parjure. Mon imago est Tiamat. Contrairement à la plupart d’entre nous, il ne m’a pas été imposé par la Chrysalide. Je l’ai choisi moi-même. Ce choix, c’est l’univers qui sépare les miens du reste de la population héroïque.

Elle pose ses doigts en V sur le cœur, puis les éloigne en les rabattant comme des lames de ciseaux. D’emblée, avec ce salut profane, elle provoque la société tout entière.

– Par la présente annonce, je proclame le centre de la Floraison territoire conquis par les Parjures.

Elle considère un instant les chiffres d’audimat, puis reporte son attention sur l’objectif sans masquer sa satisfaction. Yohan recule et, sur l’écran géant, le plan se desserre pour révéler les Virtuoses inconscients. Ils ressemblent à des victimes de guerre. Sur Bubbles, l’espace des commentaires s’affole.

– Les pensionnaires que vous voyez autour de moi ont été lâchement déchargés par la Chrysalide avant que nous leur offrions l’opportunité de nous rejoindre et de quitter cette prison dans laquelle ils vivaient un calvaire.

– Quelle ordure ! s’emporte Liam à voix basse.

Il a devancé ma pensée. Je ne porte pas la Chrysalide dans mon cœur, mais c’est bien Tiamat qui a ordonné d’actionner soixante-dix joncs de sûreté, pour empêcher quiconque de s’enfuir. Elle mène désormais une guerre d’opinion publique, et en matière de propagande, le mensonge est une arme éprouvée.

– Dès qu’ils reviendront à eux, ces jeunes gens seront placés sous notre protection. Ils pourront, s’ils le souhaitent, intégrer nos rangs.

Comme si elle allait nous laisser le choix.

– Quelques courageux ont réussi à échapper à cette sédation collective. Ils m’ont raconté en détail ce qui se tramait dans cette fauverie. Nul doute que nous traiterons mieux ces adolescents que les Mésanges qui les malmenaient à coups de taser. Elle bascule la tête en arrière et fixe le ciel avec une mine faussement pensive. J’avise le Parjure posté derrière Raphaël, qui le menace précisément d’un taser.

– D’après vous, chers spectateurs… la Chrysalide, piquée dans son orgueil, exigera-t-elle notre anéantissement ? Mettra-telle en jeu la vie des cent prodiges qu’elle prétendait faire fleurir ?

– On n’est pas des otages… relève Liam d’un ton morne. On est un outil médiatique.

– Rien n’exclut qu’elle nous utilise comme otages dans un deuxième temps, je rétorque. Si les choses tournent mal.

– Voici nos revendications ! tonne alors Tiamat. Nous réclamons la dissolution de la Chrysalide et la destruction de chaque gâchette en fonctionnement sur le territoire français. Nous demandons un droit à l’objection de conscience pour les Virtuoses sommés de mettre leur atout au service de la société. Un rire collectif et fébrile s’empare de notre groupe. C’est une réaction épidermique, presque réflexe : ce qu’elle exige relève du fantasme. Un fantasme qui nous berce tous depuis l’enfance, mais un fantasme quand même. Le plus choquant, c’est que Tiamat semble y croire.

– J’invite le gouvernement à étudier nos doléances sans tenir compte du lobbyisme de la Chrysalide. De votre décision dépend l’avenir de la nation.

Une férocité nouvelle, péremptoire, s’invite dans sa voix :

Soyez prévenus que nous réagirons avec la plus grande fermeté si notre muraille est menacée ou si le jonc de sûreté létal d’un gardien de Floraison vient à être déclenché depuis la gâchette centrale de la clinique des braises. Car oui : chacun d’entre eux est équipé d’un dispositif capable de l’exécuter à distance.

La… gâchette centrale ? Je pensais que la seule gâchette capable d’actionner nos joncs se trouvait au bureau ! Cette information m’accable. Je cherche Cyrielle parmi les silhouettes d’adultes alignées hors-champ. L’idée que la Chrysalide puisse la décharger à tout moment m’effraie.

– Elle a actionné le jonc d’Antoine ! s’étrangle Raphaël.

Il se tait lorsque l’armoire à glace lui décoche un coup derrière les rotules. Il tombe à genoux, exhalant une colère telle que Liam se pince le nez.

– Puisse la Floraison devenir une terre d’accueil pour les réfractaires de la France entière. Puisse notre œuvre apporter à cette société le courage de regarder ses tares en face. Que vos flammes brûlent fièrement, que vos talents soient loués.

Tiamat tranche l’air avec la main et Yohan abaisse la caméra.

La retransmission est coupée. La cheffe Parjure approche et lance, face à notre appréhension :

– Voyons si la Chrysalide tient vraiment à ses petits fauves.

Théa, flanquée de Tibère, la rejoint et s’immobilise à mi-hauteur. Elle affiche le même air autoritaire que lorsqu’elle nous présente une aventure.

– Les choses vont changer à la Floraison. Je vous convoquerai ultérieurement, lorsque vos camarades seront remis d’aplomb.

Il est temps que vous appreniez à vous servir de vos atouts.

– Ce qui était le principe de base de la Floraison ! raille Lëya, qui ne bronche pas lorsqu’un Parjure s’avance pour l’intimider.

Pourquoi avoir conquis ce centre, si c’est pour y faire la même chose que ceux d’avant ?

– Tu te trompes. La Chrysalide voulait que nous vous apprenions à aimer vos dons. Maintenant que nous nous sommes défaits de son influence, nous pouvons vous apprendre à les affûter. Si vous le souhaitez, vous apprendrez désormais à combattre. À fuir. À mentir.

Son regard se plante sur moi lorsqu’elle prononce ce dernier mot.

– Mais avant toute chose, voyons comment les instances gouvernementales réagiront à nos revendications. Que chacun regagne son dortoir : les cours sont annulés jusqu’à nouvel ordre.

Elle rejoint Tiamat dans une Jeep qui disparaît au bout de la route menant au palais de gloire. Le nouveau quartier général des Parjures, je songe avec un pincement au cœur. S’ensuivent quelques minutes de flottement, durant lesquelles les gardiens retrouvent leurs protégés parmi les pensionnaires éveillés.

– Je vais installer Éloi et Fabian dans la voiture, annonce Cyrielle , avant de dresser un doigt dans ma direction, puis sur Liam. Vous deux, aidez Raphaël à rassembler ses équipiers au bour de la route. Je vais faire plusieurs voyages pour ramener tout le monde à la maison.

– À la maison ? répète Raphaël.

– Chaque équipe sera reconduite à son dortoir. Antoine n’est plus là et, si je ne peux pas le remplacer, je compte bien accueillir les Cardabelles dans notre famille.

Le centre de la Floraison, qui retenait prisonniers Aulne et ses amis, est désormais aux mains des Parjures. Ce mouvement de rebelles veut libérer les Virtuoses du culte de la flamme. Si Aulne partage leurs convictions, elle est loin d’adhérer à leurs procédés inhumains. Pour elle, le constat est sans appel : même prison, différent geôlier.

Aulne, ses sœurs et ses équipiers vont devoir choisir leur camp et se confronter aux plus sombres secrets de la Chrysalide. Ces atouts, qu’ils détestent tant, deviennent leur seule chance de survie. La révolte révèle ses vraies couleurs. Et rien ne sera plus jamais comme avant.

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