Une jeunesse levantine (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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Michel Santi

Préface de Gilles Kepel

Une jeunesse levantine

Beyrouth, La Mecque, Khomeiny, Jérusalem

Éditions Favre SA

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Dépôt légal : mai 2025

Rang : 01

Imprimé en France par Sepec numérique.

Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Couverture : ribes.design

ISBN : 978-2-8289-2263-4

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse.

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

Table des matières

On peut être témoin d’un crime, sans pour autant l’approuver. On peut serrer une main dont on sait, ou dont on sent, que son propriétaire est un pourri. On peut recevoir des paroles sans vraiment en saisir sur le moment la portée. Il y a 45 ans, ce que ce jeune homme a vu d’atroce ou d’immoral, ce qu’il a vécu de situations et d’évènements dramatiques, ce qu’il a rencontré de personnages parfois immondes ou manipulateurs, l’adulte que je suis tente de le restituer. Je n’étais encore qu’un enfant choyé par ses parents dans un Liban chaleureux lorsque je me suis retrouvé quelques semaines plus tard en compagnie de celui qui sera un illustre personnage, dans le plus impressionnant des lieux sacrés de ce monde. Après toutes ces années, je suis encore ému de ce que j’y ai vu en termes de piété et vécu en termes de solidarité humaine. Une décision cruciale de ma vie, celle de retrouver ma mère, eut pour conséquence de me retrouver – comme par jeu – enrôlé dans une milice extrémiste dont le cahier des charges était simple : éradiquer la présence palestinienne du Liban. Le précoce adolescent que j’étais y fut spectateur d’indicibles sauvageries perpétrées par le clan chrétien, éclairées de rencontres lumineuses et d’amitiés marquantes. Je ne me rendais pas vraiment compte du contraste saisissant auquel était tour à tour soumis ce très jeune militant des Gardiens des Cèdres, quelques mois plus tôt en pèlerinage à La Mecque. Quel augure, néanmoins, pour ma vie et pour ma personnalité qui se forgeaient sur de telles assises, lesquelles en auraient déstabilisé, voire écrasé plus d’un. Cette complexité que j’ai vécue, de maronites1 libanais qui vouent une haine éternelle aux Palestiniens, de sunnites qui méprisent leurs frères chiites, de musulmans libanais persuadés que la cause palestinienne est également la leur au risque de piétiner

1. Les maronites sont des chrétiens d’obédience catholique. Les sunnites et les chiites appartiennent à deux rites bien distincts de l’Islam.

leur propre identité nationale, de factions chrétiennes que s’entretuer et s’entredéchirer fait jouir de plaisir, de juifs négationnistes à l’endroit des Palestiniens ignorant leur droit légitime élémentaire d’avoir une terre, d’Iraniens qui détestent les Arabes, d’Israéliens persuadés que l’Iran est une menace existentielle… Cette complexité extrême démontre en creux un fait d’une simplicité basique, à savoir que ces peuples, que ces croyances, que ces religions et que ces postures politiques ont en réalité une origine et un destin communs. C’est à René Girard que l’on doit d’avoir compris que ce sont leurs similitudes, bien plus que leurs différences, qui sont aux sources des conflits entre les hommes. À l’image du Dieu de ces trois religions qui est unique et qui est la même, ces gens font tous partie intégrante d’un seul et même tricot que réunit leur monothéisme. C’est le personnage le plus emblématique du XXe siècle, Khomeiny, qui m’en fit la révélation, à sa manière, même si toutes ses (ex)actions dès 1979 tendent à prouver le contraire. Mais dans quel état d’esprit peut bien se retrouver un jeune homme qui côtoie un terroriste international, mari de sa cousine, et quelques mois plus tard un vieil homme à l’insoutenable charisme qui le prend sous son aile ? J’ai failli tout quitter pour Khomeiny, qui ne me l’aurait jamais demandé. Je sais, à présent, que c’est un père et un protecteur qui me manquaient, car le mien n’eut jamais de consistance, encore moins de constance. Oui, je pressentais les tourmentes à venir, et espérais inconsciemment que la philosophie de ce sage (Khomeiny) guiderait le Moyen-Orient. Il s’est peut-être fait doubler sur sa droite comme sur sa gauche, mais le fait est que son nom est désormais synonyme d’inhumanité et de cruauté. Que j’aimerais que le monde (notamment l’Iran d’aujourd’hui) s’intéresse à l’autre version de lui qu’il m’a dévoilé. Que j’aimerais – pour la vie de Gilles et du jeune soldat ayant croisé mon chemin – ne jamais être retourné au Liban au moment du massacre des Palestiniens dans les camps de Sabra et de Chatila. Et pourtant, j’ai bien fait d’y aller, car cette décision aura déterminé mon destin. Je n’aurais jamais connu le bonheur, l’amour ni le succès en Suisse, sans le mal que j’ai fait à ces deux garçons qui trouvèrent la mort en partie par ma faute. Lecteur, un peu de clémence. Que celui qui n’a jamais pêché me jette la première pierre.

Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces ou d’échapper à ses pièges.

La vie des hommes infâmes, Michel Foucault

LA PASSION SELON MICHEL SANTI

Préface

Au moment où le Proche-Orient connaît un immense bouleversement – de la razzia pogromiste du 7 octobre 2023 perpétrée par le Hamas de Yahya Sinouar en Israël, suivie par l’hécatombe des Palestiniens à Gaza, puis par la liquidation du Hezbollah au Liban en septembre 2024, jusqu’à la chute du régime d’Assad en Syrie et l’instauration d’un nouveau pouvoir à Damas par des « jihadistes modérés » en décembre – ce récit biographique de Michel Santi fournit des clefs de lecture extraordinaires pour démêler l’inextricable écheveau levantin.

L’évocation des années de formation de l’auteur, dans le dernier quart du vingtième siècle, mêle jusqu’au plus profond de l’intime la multitude des composantes d’une mosaïque de communautés qui, relativement harmonieuse jusqu’au milieu de la décennie 1970, explose soudain en un chaos qui fragmente les territoires et les populations dans une débauche inouïe de violences. On s’y insinue aux premières loges, avec le récit passionnel de cette jeunesse levantine, pour vivre la mise en place de la tragédie qui s’est déroulée avec furie pendant un demi-siècle et dont nous observons, peut-être, le répit sinon l’achèvement aujourd’hui.

C’est dire l’immense intérêt de ce texte, aussi déconcertant à premier abord dans sa facture que les faits qu’il relate, sans que l’on sache toujours où et combien le récit véridique des faits se mêle à la réécriture subjective, voire fictionnelle. Mais l’horreur et la jouissance se sont entrelacées sur un mode shakespearien durant les cinquante années écoulées, les représentations que les acteurs se faisaient du réel étant

nourries par une fantasmatique de soi et de l’autre, où le meurtre et l’orgasme étaient congruents. Au nom d’identités meurtrières – pour reprendre l’expression d’un autre auteur levantin, devenu Secrétaire Perpétuel de l’Académie Française – les individus concernés se sont précipités dans un au-delà du Bien et du Mal. La Grande Histoire, celle des Puissances internationales et de leurs seigneurs de la guerre ou supplétifs locaux ivres de sang, est vue ici au prisme d’une vie quotidienne bouleversée par une violence qui détruit les familles et ravage les corps.

Enfant choyé d’un couple mixte franco-libanais, père diplomate, orientaliste et éminent connaisseur des arts, Compagnon de la Libération, mère issue de la grande bourgeoisie chrétienne, l’auteur héroïque du livre quitte Beyrouth au moment où la cité brille des derniers feux de son glamour pour suivre son père nommé en poste dans une Arabie saoudite encore archaïque. La fêlure qui se met à jour dans le couple parental – la maîtresse remplace la mère à Djeddah – introduit une relativisation de la norme morale intime qui sera prolongée avec une initiation à l’Islam par une sorte d’effraction, puisque le jeune adolescent et éphèbe chrétien accompagne à La Mecque un prince du sang saoudien – lequel montera ensuite sur le trône. La description subjective de cet épisode introduit un premier trouble dans le récit, qui bascule ensuite dans le retour à Beyrouth en pleine guerre civile, auprès de la mère délaissée : elle a troqué sa vie bourgeoise pour participer aux activités de la plus radicale des milices chrétiennes libanaises, les Gardiens du Cèdre, qui guerroient contre les Palestiniens installés dans les camps de réfugiés environnants. Cette épopée sanglante où les valeurs humaines sont bouleversées s’accompagne d’une mue de la figure maternelle en une militante flanquée d’un jeune amant, Sandy, qui deviendra ultérieurement le mentor de Michel, dans des circonstances rocambolesques. Avec lui il vit pour l’heure une autre transgression à la fois intime, religieuse et politique : sa cousine Georgina, reine de beauté libanaise et Miss Univers 1971, s’avère être la femme de Ali Hassan Salamé, issu d’une grande famille palestinienne et qui deviendra le chef de l’organisation terroriste Septembre noir – responsable de la prise d’otage et de la tuerie des athlètes européens à Munich

durant les Jeux Olympiques de 1972. Dans Beyrouth coupée en deux par la guerre civile, Michel et Sandi se rendent de l’Est chrétien dans l’Ouest « islamo-progressiste » – selon l’expression en vogue alors, dont « l’islamo-gauchisme » d’aujourd’hui est un avatar… Sandi mènera sa carrière à sa façon dans le dédale de ces passions mortifères, se jouant de l’entrelacs des services secrets qui constituent le seul canal de communication entre des adversaires dont les combattants se massacrent au tréfonds de l’horreur. Retrouvant son prénom originel d’Iskandar, il deviendra ultérieurement un important homme de presse et intermédiaire franco-libanais – mais pas seulement. Par son intermédiaire, Michel, rapatrié en France, est mis en contact de l’ayatollah Khomeiny exilé à Neauphlele-Château. Le portrait subjectif de ce dernier, ainsi que du voyage de retour triomphal à Téhéran – pour faire partie de la liberté de l’écrivain – reconstitue avec talent le mélange d’utopies contradictoires et de déchaînements de violence qui ont accouché la Révolution islamique iranienne, puis la dictature militaro-religieuse qui a suivi.

Sevré de ces expériences qui ont imprégné cette adolescence en dehors de l’ordinaire, notre personnage héroïque est envoyé par ses parents finir ses études secondaires au lycée français d’Istanbul, puis faire son université à Paris – où il devient le sujet transgressif de sa propre histoire tandis que le récit prend désormais les accents de Jean Genêt. Amant du frère d’un camarade de faculté juif avec qui il part à Beyrouth, il abandonne celui-ci pour un jeune soldat israélien faisant partie des forces d’occupation du Liban en 1982, et suit ce dernier dans l’État hébreu. Il en finira expulsé – protégé toutefois par un Shimon Pérès rencontré à dîner en compagnie d’Arafat au domicile parisien de sa cousine Georgina…

Il y a du monstre dans le personnage de Michel, dont on ne sait à partir d’où il est création de l’auteur ou un autre luimême. Mais le monstre est un être unique qui par l’exacerbation des passions dont il est la résultante, nous permet de décrypter, en lui plus que lui, la vérité d’une situation sociale, politique, communautaire ou religieuse. Comme la tragédie classique porte au paroxysme l’expression du drame pour en aboutir à la catharsis, la purger afin de remettre la société en

ordre après avoir exhumé les racines du désordre, la lecture de cette singulière Jeunesse levantine contribuera à sa façon à élucider les causes du malheur qui s’est abattu depuis un demi-siècle sur le Proche-Orient au moment où advient le bouleversement du monde qui sera peut-être le facteur de sa renaissance et de sa pacification.

Chapitre 1

Le bus de ma destinée

Je n’avais pas encore 12 ans. Ma mère était en train de me conter l’histoire du Président américain Roosevelt, décédé le même jour 30 ans plus tôt. C’était un dimanche après-midi, elle et moi étions chez ma grand-mère, sa maman issue de la noblesse libanaise que les étrangers appelaient du nom respectueux de « Sheikha », féminin de « Sheikh ». Le domicile de mes grands-parents maternels était situé à Gemmayzé, quartier chrétien traditionnel en plein cœur de Beyrouth. Ils avaient quasiment été ruinés par l’État qui avait fait main basse vingt ans plus tôt sur la quasi-totalité de leurs terres et de leurs immeubles afin d’y construire ce que les Libanais appellent l’« autostrade », qui est en fait une sorte de boulevard périphérique reliant diverses parties de Beyrouth. Ma mère et mes oncles ne cessaient de se souvenir de cette période heureuse de leur jeunesse où ils descendaient depuis la maison de leurs parents des marches les menant directement dans la mer. J’ai retrouvé de vieilles photos et cartes postales en noir et blanc illustrant bien l’insouciance de ce quartier suspendu à même la Méditerranée – aujourd’hui étouffé par le gaz et assourdi par le moteur et par les klaxons ininterrompus des voitures et des camions – qui offrait à l’époque à ses habitants une authentique qualité de vie. Tout basculait à nouveau, toutefois dans une dimension autrement plus lourde, en ce 13 avril 1975. Du jour au lendemain, ma vie s’est retrouvée déviée sur une autre trajectoire, pour toujours, alors que je n’avais rien demandé. Ce n’est absolument pas un déraillement que j’ai subi. Je sais toutefois, avec certitude, qu’un opérateur invisible s’est amusé ce jour-là, quelques jours avant mes 13 ans, à déplacer les lames d’aiguilles où le train de mon existence était censé rouler, car ma voie était plus ou moins toute tracée. Il a donc été décrété en haut lieu que, à compter

de ce jour, mon parcours serait chaotique, déviant, extraordinaire, merveilleux. D’emblée, je remercie cette bonne fée de la destinée nouvelle qu’elle me proposait, et que j’allais croquer à pleines dents et avec gourmandise. Ce Liban où j’étais né, dont je ressentais confusément et même à mon très jeune âge la douceur d’y vivre, disparut lui aussi à jamais. Il devait couler afin que je prenne mon envol, car je n’ai dû mon destin sublime qu’à la faveur de la destruction de ce pays.

Comme tous les Libanais, nous avons enrichi notre vocabulaire et nous nous sommes familiarisés avec de nouveaux noms (kalachnikovs, RPG, orgues de Staline…) et à de nouveaux sons, ceux émis par ces machines dont la seule et unique raison d’être est d’une simplicité enfantine : donner la mort. Il me fallut apprendre qui étaient les « fédayins », terme que nous ne cesserions plus d’entendre à longueur de journées, de mois et d’années, signifiant (en arabe) sacrifice, martyr, glorifiant en somme ceux qui n’hésitent pas à offrir leur vie en offrande pour assurer la victoire de leur cause. J’avais déjà bien sûr vaguement entendu ce mot à la télé. C’est Hoda, cependant, notre femme de ménage qui habitait le camp palestinien de Sabra et dont le fils était un fédayin du Fatah, c’est-à-dire de l’Organisation de Libération de la Palestine, qui m’a aidé à incarner ce mot qui passerait désormais à la postérité. Hoda nous racontait les séances d’entraînement à ciel ouvert de son fils destinées à exacerber la motivation de toujours plus de Palestiniens, jeunes et moins jeunes, qui – faute d’être en mesure de rentrer chez eux – étaient appelés à parasiter leur pays d’accueil pour déloger en finalité les Libanais de leurs terres. C’était un grand remplacement, en bonne et due forme, qui s’était mis en branle progressivement au fil des années à l’image d’une locomotive qui atteint finalement sa vitesse de croisière de la manière la plus éclatante en ce 13 avril 1975. Un bus rôdait autour d’une église, rempli de ces fédayins armés jusqu’aux dents qui ne cessaient de proférer des insultes à l’encontre des habitants chrétiens d’Aïn el Remmané. Soudain, un coup de feu retentit, provoquant alors un échange nourri entre Palestiniens et milices chrétiennes des Kataëb2 en patrouille de routine dans ce quartier à forte densité d’habitants.

2. Milice chrétienne fondée par la famille Gemayel.

Chapitre 2

Rien ne sera plus comme avant ?

Ce désastre n’était que trop prévisible, car la tension était à son paroxysme. Ces dernières années, les Palestiniens circulaient en Jeep dans les rues de Beyrouth, lourdement armés, rackettant certains commerces, érigeant çà et là des barrages comme bon leur semblait pour filtrer les passages, contrôler les identités, passant beaucoup de temps à torturer de leurs questions les Libanais chrétiens. Je me souviens parfaitement d’avoir été plusieurs fois arrêté par l’un de ces barrages palestiniens, en rentrant le soir avec mon père et ma mère chez nous. Assise à l’arrière, ma mère – libanaise – s’abstenait de montrer qu’elle parlait arabe, tandis que mon père montrait nos passeports diplomatiques français. Notre statut réfrénait à peine l’arrogance de ces miliciens qui se comportaient comme en territoire conquis. Le garçon de 10 ou 11 ans que j’étais se faisait régulièrement la réflexion : « Comment traitent-ils les Libanais chrétiens s’ils se comportent déjà de la sorte avec nous ? » En cette journée du 13 avril, nul ne se doutait que cet épisode du bus d’Aïn el Remmané sonnerait le début d’une guerre civile sauvage – d’une boucherie en fait – qui durerait quinze ans. La parenthèse enchantée que vivait ce pays, qui rayonnait dans le monde entier depuis les années 1950, se refermait mécaniquement. À cause d’un vulgaire bus dans un des quartiers les plus populeux de Beyrouth. Peu à peu, la gravité de l’incident devint évidente. Mon frère Alain était précisément dans ce quartier, au 6e étage et au balcon chez sa fiancée. Il raconte avoir vu ce fameux bus arriver. Il entend subitement des tirs avant que la maman de sa copine ne les agrippe par les bras pour les ramener à l’intérieur de l’appartement. Regardant par la porte entrebâillée du balcon, il aperçoit des cadavres

qui pendent aux fenêtres du bus, et des miliciens, fusil au bras, qui courent dans tous les sens. De manière tout à fait inhabituelle, mon père, quant à lui, prend sa voiture pour récupérer ma sœur qui se trouve avec des amis au cinéma Commodore à Hamra, les Champs Élysées beyrouthins de l’époque, situés au cœur de la zone musulmane. Il les attend à la sortie de la séance de 18 h 30 pour les ramener à la maison. Du jamais vu de la part de mon père qui ne s’impliquait pas du tout dans la vie de ma sœur, alors âgée de près de 30 ans. « Ça va très mal en ville », lui dit-il d’un air grave. Beyrouth avait jusque-là été une ville sûre, où les femmes pouvaient marcher en toute sécurité, même légèrement vêtues et jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans le courant de la soirée, notre famille se dirige vers « la maison de Marie ». Beit-Meri, en arabe, où se trouvait notre maison de montagne, dans ce village libanais dont l’authenticité et la quiétude demeurent intactes jusqu’à ce jour. Je me souviens de l’ambiance extraordinairement pesante dans les rues de Beyrouth. À mesure que nous traversions en voiture la mosaïque de quartiers chrétiens, musulmans, chiites, druzes, je me souviens de l’ambiance pesante qui régnait dans Beyrouth, jusque-là capitale des plaisirs. Au volant, d’une voix grave et sans se tourner vers elle, mon père dit simplement à ma mère que « rien ne sera plus comme avant ». J’ignore s’il parlait du Liban ou de leur couple.

Ce dimanche 13 avril 1975 est donc bien répertorié dans ma mémoire de gamin. Un dimanche que tout enfant des années 1970 aurait tranquillement passé à rendre visite à sa grand-mère et à ses cousins avec qui je jouais souvent. Un dimanche que les adultes auraient naturellement passé à boire du café turc, à fumer des cigarettes, après le long déjeuner familial, rituel qui ne démarrait que vers 13 heures. Un dimanche où tout semblait suave, intouchable, complice, éternel. Une promesse – non : une certitude – que je retournerais demain à l’école, ce beau Collège des Jésuites où j’étais si heureux, bien identifié comme le petit Français. En fin de journée, je taillerais mes crayons, m’assurerais que l’encre ne manque pas à mes stylos. Le lendemain matin, je ferais comme d’habitude un passage éclair à la messe matinale, pour la forme, le temps d’un signe de croix, d’un sourire au prêtre qui y officierait, pour marquer ma présence… Dès la fin

de mes 11 ans, ma vie entre pourtant en collision frontale avec un bus qui avait oublié – ou qui n’avait pas voulu – freiner. Ses passagers proviennent d’un peuple qui se cherche une terre de remplacement et qui, ne pouvant rentrer chez lui, met donc le feu, en ce 13 avril, à ce beau mais ô combien vulnérable Liban. Accessoirement, je vais subir ce jour-là une double peine, car cet évènement précipite la séparation de mes parents, à tout jamais.

Chapitre 3

Le chemin de Damas

Je suis né Rue de Damas à Beyrouth, quelque part le long de la ligne de démarcation tracée durant la guerre civile libanaise qui a séparé pendant une quinzaine d’années les zones chrétiennes et musulmanes de la capitale. Cette guerre, tour à tour froide puis sanglante, n’est pas entrée par effraction dans ma vie. C’est depuis que je suis en âge de comprendre que j’en suis spectateur, que j’en suis témoin, de ce corps à corps de religions, de civilisations, qui se déroule sur un territoire grand comme un mouchoir de poche, qui a absorbé tant de sang au fil des décennies, comme un buvard. En 1967, dès l’âge de 3 ou 4 ans, je suis intrigué par les volets de notre maison et les phares des voitures peints en bleu afin, me dit-on, de ne pas être repérés par les avions israéliens. Un an plus tard, les avions stationnés sur le tarmac de l’aéroport de Beyrouth sont détruits par l’aviation israélienne, dans une sorte de vacarme infernal (notre résidence n’en est pas loin), nous contraignant de nuit à nous cacher dans nos caves. Je suis marqué par l’odeur de kérosène enivrante qui plane le lendemain dans notre quartier, jusque dans ma chambre à coucher. En 1973, à 10 ans, comme nous habitons dans la zone jouxtant le camp palestinien de Sabra, mon père me montre avec fierté les Mirages français de l’armée libanaise bombarder les réfugiés palestiniens, accusés de se comporter en terrain conquis au Liban. En plein quartier musulman, notre pâté de maisons s’appelait « Mar Elias », soit Saint-Élie, du fait de l’Église consacrée à ce saint libanais faisant face à notre domicile. Tout le condensé du Liban d’hier pouvait se retrouver dans cette coexistence bon enfant en chrétiens et musulmans libanais.

Tous droits réservés pour tous pays.

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