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Publié par la Société des publications du Daily, une association étudiante de l’Université McGill
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MONTRÉAL
« Ce n’est pas Poly de nous faire payer plus! » Journée de grève historique à Polytechnique.
RÉDACTION
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Vendredi 26 septembre, 9h45. Aux quatre entrées de l’UniversitéPolytechniquesefont entendrelesondesenceintesvrombissantes des étudiants. En approchant de plus près, on aperçoit des dizaines de futurs ingénieurs déjà installés, dans une ambiance solidaire mais festive. Chaises, tables, pancartes, nourriture… tout est prévu, depuis six heures du matin, pour leur permettre de rester la journée entière devant les portes ; il n’y aura pascoursaujourd’hui.
«Jenesuispasunportefeuille»
Cela fait presque un mois que le corps étudiant proteste face à une mesure du conseil d’administration visant au « retrait progressif de la bourse compensatoire liée aux crédits de stages obligatoires ». Polytechniqueimposeeneffetunstageà toussesétudiants, quin’est«pasimposé par le Bureau canadien d'agrément des programmes de génie », comme le rappelle Gabriel Comby, présidentdel’Associationétudiante dePolytechnique(AEP).En2013,ce stage est passé de 3 à 9 crédits, augmentant largement les frais d’étude associés (de 704 $ à 1 275 $ pour les étudiantsquébécois,etde1345$à3 201$pourlescanadiensnon-québécois, français et belges francophones). Pour pallier cette augmentation, l’Université a mis en place une bourse compensatoire, qu’elle prévoit maintenant retirer progressivementsurunepériodede deuxans.
Les polytechniciens craignent que cette réforme ne les mette en forte difficultéfinancière.GabrielComby affirme : « La population étudiante
CAMPUS
Cn’est pas un portefeuille, elle n’a pas des ressources infinies ; il y a beaucoup d’insécurité alimentaire, de difficultés à payer les loyers… Les étudiants en arrachent et ne peuvent pas payer ce frais supplémentaire. » Anaïs, étudiante française en année préparatoire, a confié ses inquiétudes au Délit : « J’avais déjà prévu tout mon budget, avec la bourse. Cette réforme nous metendifficulté,moietmesparents qui m’assurent derrière. »
Retoursurlesnégociations
L’administrationn’apasmanqué deréagiràlamobilisationétudiante. D'après Pierre Langlois, directeur desaffairesacadémiquesetdel’expérience étudiante de Polytechnique, «[l’Université, ndlr] a fait énormément de concessions: rendre la réformegraduelle,maintenirlabourse surlesdeuxièmeettroisièmesstages danslesprogrammesoùilssontobligatoires, ramener le montant payé parlesétudiantsinternationauxàceluidescanadiensnon-québécois…». Langlois explique que la mesure « a pour but de dégager des fonds, et d'améliorer l’expérience étudiante avec des projets structurants. On veutégalementréalignerlesrevenus [de Polytechnique] avec la réalité des coûts de la formation d’ingénieur. Personne n’aime voir sa facture augmenter ; c’est normal et compréhensible.Maisc’estuneaugmentationd’environ4%pourlesétudiants québécois, qui doit être mise en perspective avec les très grands revenus que peuvent apporter les stages, allant parfois jusqu’à vingt milledollarsautotal».
Ladernièretentativedenégociation
date du mercredi 24 septembre. Le conseild’administrationaalorsproposé de repousser le retrait de la bourseauxfutursétudiantsdePolytechnique, à condition que la grève soit annulée. Le soir même, l’AEP a décidéd’annulerlajournéedegrève initialement prévue jeudi sans explications, provoquant la colère de nombreuxétudiantssurlesréseaux sociaux. Gabriel Comby l’explique:«On a obtenu l’autorisation dediffuserlapropositionqu’à13h11 jeudi. On a pris la décision de négocier pour voir ce que l’administration était prête à faire en gardant la menacedefairelagrèvevendredi.On sait que certaines personnes ont pu se sentir abandonnées et on s'en excusesincèrement.»
Soumiseauvotejeudiaprès-midipar l’AEP, la communauté étudiante a décidé, à 70,25 % sur presque 2 500 votants, de soutenir la grève de vendredi. « Le deal proposé ne protège paslesétudiantsdelamesureetdela précarité qui l’accompagne», selon Comby. En effet, la proposition ne couvre ni les futurs étudiants de Polytechnique,nilesactuelsétudiants en classe préparatoire. Camille Monnier, directrice du Comité étudiant à l’année préparatoire, l’ex-
plique:«les“prépas”n’ontpascommencé le baccalauréat. Nous ne serons pas concernés par la bourse et allonsdevoirpayerpleinpotlesfrais destage.»
D’après Comby, le message de la grèveesttrèsclair:«Ilfautplusprotéger les étudiants de la mesure, voiremêmel’annulerentièrement.»
Une ligne tenue depuis le début du mois, et jugée « très dure » par Langlois, encore prêt à la négociation:«Les discussions sont prêtes à être poussées. » « Sans engager personne», il a également précisé que «tout était sur la table», refusant de définitivementcondamnerlaproposition de mercredi, comme initialement prévu. Les étudiants de Polytechnique, de leur côté, restent mobilisés ; suite à la journée de vendredi, ils ont décidé de reconduire la grève le lundi 29 septembre à 64,80% (2 835 votes). « Si les étudiants souhaitent faire la grève lundi, je serai là. Je pense qu’il faut se mobiliser plusieurs fois pour être pris au sérieux», nous expliquait alors Patricia, étudiante en cinquième année. ̸
Valentin pelouzet
Éditeur Actualités
L’art autochtone mis à l’honneur sur le campus Une nouvelle fresque débarque au Centre universitaire.
ommechaqueannée,lacommunautémcgilloiseacélébré du 19 au 30 septembre les semaines de sensibilisation aux culturesautochtones.Pourbeaucoup d’étudiants, cette période offre une opportunité d’en apprendre davantage sur les communautés autochtones,historiquementmarginalisées etpersécutées,etdontlacultureaété passéesoussilence.
L’AÉUMaapportésacontributionà ces semaines de célébrations en dévoilant Entrelacée le mardi 23 septembre dernier, une œuvre murale réaliséeparl'étudiantemcgilloiseet artistechinoise-Mi’kmaq,ZoeGesaset-Gloqowej Lee. La création a été mandatée l’année dernière par l’AÉUM, dans le cadre de son mandatvisantàaccroîtrelavisibilitédes communautés autochtones surle campus. Lors de la cérémonie, l’artiste originaire de la communauté de Listuguj – située dans la région aujourd’hui connue sous le nom de Gaspésie – a pris la parole pour ex-
pliquerlavisionartistiquederrière son projet.
« Réconciliation et résurgence autochtone»
« Cette fresque représente les plantesetlesremèdesutilisésparles communautésautochtonesdel'îlede la Tortue, que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Canada et États-Unis (tdlr) », explique l’étudiante, « En plus de la faune et de la flore, je tenais vraiment à mettre l’herbe douce tressée comme un élémentcentral,liantlesautreséléments del'œuvre».Unélémentquiincarne lapenséeartistiquequel’étudiantea souhaité mettre en avant : promouvoir l’unité et la réconciliation. «L'herbetresséereprésenteunecélébration de la continuité entrelacée avec l'art et l'œuvre commune. Nous sommes tous liés les uns aux autres, mêmesinousnelepensonspas.Lefait que nous partagions cette terre, cet air, cette eau… tout cela nous lie les uns aux autres ». Pour l’étudiante,
l’art autochtone est avant tout « un véhicule pour la réconciliation et la résurgenceautochtone»,permettant desensibiliserlesindividus, touten faisant et de faire vivre une culture parsatransmission.
Pour Le Délit, Zoe Lee a également exprimésonopinionvis-à-visdessemaines de sensibilisation aux cultures autochtones à McGill : « Je pense que ces moments sont importants, car cela rend les questions autochtones et les thèmes liés aux Autochtonesplusaccessiblesauxétudiants de McGill. Les différents événements ont lieu sur le campus et en visioconférence,doncilssonttrèsaccessibles aux étudiants. [... ] Les étudiantsnonautochtonesnedevraient jamais avoir l'impression qu'ils ne sontpaslepubliccibledelaSemaine de sensibilisation aux questions autochtones.Vouspouvezvenir,rencontrer différentes personnes, entendre différents points de vue, apprendre une chose ou deux. Il ne s'agit pas de créer une culpabilité ou de se sentir
David Choi , Andrei Li, Vincent Maraval, Letty Matteo, Raphael Miro, Sena Ho, Layla Lamrani
Les opinions exprimées dans les pages du Délit sont celles de leurs auteur·e·s et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de l’Université McGill. Le Délit est indépendant de l’Université McGill. Le Délit est
Toscane ralaimongo I le délit
ONU : la reconnaissance de l'État de Palestine divise
La décision du Canada suscite de vives réactions au pays et à l'international.
Dans une lettre livrée au président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, Emmanuel Macron annonçait le 24 juillet son intention de reconnaître l’État de Palestine à l’Assemblée générale de l’ONU à New York. Ce geste, avant tout symbolique, a ensuite été imité par neuf États occidentaux – dont le Canada, l’Australie et le Royaume-Uni – à la suite de la conférence sur la question palestinienne, initiative conjointement présidée par la
INTERNATIONAL
DFrance et l’Arabie saoudite à l’ONU les 28 et 29 juillet 2025.
Lesofficialisationsdecesmultiples reconnaissances de l'État de Palestine ont eu lieu les 21 et 22 septembre, à l’occasion du sommet sur la question palestinienne lors de la 80e session de l’Assemblée générale de l’ONU. Emmanuel Macron a ouvert la session en procédant à la reconnaissance de l’État de Palestine, devant les délégations du mondeentierquicomptaitdeuxab-
sences notables : Israël et les ÉtatsUnis. S’en est suivi le discours du premier ministre du Canada, Mark Carney, qui a à son tour reconnu l’État de Palestine : « Le Canada reconnaît l'État de Palestine et offre de travailler en partenariat afin de porterlapromessed'unavenirpacifique pour l'État de Palestine et l'État d'Israël (tdlr). »
Les réactions de la communauté internationale
Le tonnerre d'applaudissementsquiarésonnédanslasalle,en réponseauxdiversdiscoursdesoutien envers la Palestine, n’a pourtant pas effacé les tensions marquant cette session de l'Assemblée générale. Celles-ci ont atteint leur sommet à l’apparition de Benjamin Netanyahu à la tribune de l’assemblée, lorsqu’une foule de 77 délégations quittent la salle en guise de protestation.
Le discours du premier ministre d’Israël a vivement condamné les multiplesreconnaissancesdel'État de Palestine. « C’est une marque de honte », a-t-il déclaré, « Vous savez quel message ceux qui ont reconnu l'État palestinien cette semaine ont envoyé aux Palestiniens? Tuez des Juifsetvousenserezrécompensés ».
Interrogé à ce sujet, Rex Brynen, professeur de science politique à McGill spécialisé dans les conflits du Moyen-Orient, réfute cette conclusion. Il précise que « le Canadaaexplicitementidentifiél'Autorité palestinienne dans sa reconnaissance. Alors à bien des égards, la réaction d'Israël a en quelque sorte donné raison au gouvernement canadien ». Pourtant, cette interprétation n’est pas partagée par tous au Canada.
À la maison, une réaction pas moins clivante
Si une majorité de la population canadienne est favorable à la reconnaissance de l’État de Palestine, plusieurs la déplorent. Interrogé à ce sujet, le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) a communiquéque«cettedécisionencourage le Hamas, sape les efforts de paix, prolongelessouffrancesdesPalestinienssouslerégimeduHamaset alimente l'incitation mondiale à la haine contre le peuple juif ». Les préoccupations internationales sont alors associées à la crainte de l’augmentation de l’antisémitisme au Canada. Sur ce point, la CIJA affirme que « depuis que le gouvernementaannoncéenjuilletsonin-
tention de reconnaître l'État palestinien, les crimes haineux anti-juifs ont augmenté dans le pays » ; illustration des tensions qui traversent la société canadienne autour de la question palestinienne.
Si les reconnaissances de la Palestine sont tout d’abord un geste symbolique, elles ne sont tout de même pas anodines. Selon Brynen, « cela exprime l’idée que le gouvernement israélien actuel tente de rendre impossible l’autodétermination palestinienne et que les États occidentaux n’apprécient pas cela ». On y voit donc une volonté de ces derniers d’agir comme frein au moteur expansionniste d’Israël, jouant le rôledecontre-pouvoirpournuancer un soutien américain quasi inconditionnel. Pour Brynen, ce changement de politique internationale transmet que « plus Israël parle d’annexion, plus il y aura une certaine résistance de la part des principaux pays occidentaux ».
Symbolepolitiquecontroversé,lareconnaissance de l’État de Palestine par plusieurs puissances occidentales envoie alors un message d’avertissement envers Israël. ̸
TIMOTÉE ALLOUCH-CHANTEPIE Contributeur
Deux experts livrent leurs analyses. L’Europe face aux provocations russes : l’imminence d’un conflit armé?
epuis le début de ce mois de septembre, la Russie a multiplié ses manœuvres de déstabilisation envers l’Europe. Le 1er septembre, l’avion de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a été la cible d’un brouillage GPS alors qu’elle se rendait en Bulgarie. Les soupçons se sont alors tournés vers la Russie. Le 10 septembre, une vingtaine de drones russes ont survolé la Pologne, obligeant les forces polonaises et l’OTAN à les abattre, une première au-dessus du territoire de l’Alliance. Puis, le 19 septembre, trois avions de chasse russes MiG-31 sont entrés illégalement dans l’espace aérien estonien pendant une dizaine de minutes. Enfin, des infrastructures clés du Danemark, comme des aéroports et des bases militaires, ont été récemment survolées par des drones d’origine inconnue. Les soupçons se tournent une fois de plus vers la Russie, alors que Copenhague s’apprête à accueillir un sommet européen les 1er et 2 octobre.
Pour répondre aux nombreuses interrogations que soulèvent ces incidents, Le Délit s’est entretenu avec deux spécialistes : Julian SpencerChurchill, professeur associé de science politique à Concordia, et Juliet Johnson, professeure de
science politique à McGill. Leurs diagnostics convergent : ces récentes incursions visent à sonder la cohésion de l’OTAN. Johnson évoque des « provocations destinées à vérifier si l’OTAN est encore signifiante (tdlr) » et si ses membres « feront réellement front » avec une réponse collective.
Les prises de décision au Kremlin
Le professeur Spencer-Churchill estime que « Poutine n’est pas à l’origine de certaines de ces opérations. La décision se serait prise à des niveaux intermédiaires de l’appareil militaire russe ». Selon lui, l’objectif est de mesurer la réaction alliée, en particulier dans la zone des pays baltes, tout en permettant à Moscou de projeter sa puissance en jouant sur l’ambiguïté de la ligne rouge.
Pourquoi persister dans une voie qui a déjà coûté cher au Kremlin? La professeure Johnson attribue ces gestes à une évaluation erronée persistante depuis 2022 : « L’invasionarevitalisé l’Union européenne, étendu l’OTAN (Finlande, Suède), isolé et appauvri la Russie, et retourné l’opinion ukrainienne. » Elle explique ces erreurs de jugement par un système de décision fermé, centré sur un petit noyau de dirigeants où la logique néo-impériale prime.
Lasécuritéeuropéenne
Selon le rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm(SIPRI),touslespayseuropéensontaugmentéleursdépensesmilitaires en 2024. Johnson voit dans cette tendance une réaction à la menacerussecoupléeàl’incertitudedela protection des intérêts européens par les États-Unis. Spencer-Churchill explique quant à lui que cette remilitarisation « reste avant tout capacitaire » (production, entretien, réserves) et «politique ». En somme, il ne faut pas s’attendre à un bond immédiat du nombredecharsetd’avionsopérationnelsdansl’arsenaleuropéen.
Pour Johnson, la militarisation européenne ne dégradera pas la situation vis-à-visdeMoscou:«Cen’estpasune Russiesesentantmenacée,maisungouvernement agressif et néo-impérial. Si l’on cède, il pousse, si l’on tient ferme, il s’ajuste. » Spencer-Churchill insiste sur l’intention russe de « tester les faillesdel’OTAN»et«larésiliencedes paysenpremièreligne».
Volte-faceaméricaine
En marge de l’Assemblée générale des Nations Unies, Donald Trump a annoncé être en faveur de la destruction d’avions russes en cas de nouvellesviolationsdel’espaceaérien.Cet
énième revirement brouille toute lisibilité stratégique ; le professeur Spencer-Churchillyvoitunelogique électoraliste:surprendre,contredire lesattentes,montrerquenuln’esten mesure de commanditer ou de prédire la politique étrangère américaine – cela plaît à une partie de son électorat.
L’Europe,àl’aubed’unconflitarmé aveclaRussie?
Interrogés sur le risque d’un affrontement armé direct avec Moscou d’ici cinq à dix ans, les deux spé-
cialistes restent prudents. Pour Spencer-Churchill, le scénario est possible, avectoutdemêmeplusieursinterrogations : intensité des combats, recours éventuel au nucléaire, volonté des jeunes soldats russes de continuer à se battre.Johnsonjugel’option«stratégiquement aberrante, mais non impossible ». Si la guerre n’est pas inévitable, la paix, elle, n’est plus garantie. Et c’est peut-être là le plus grand défi posé à l’Europe.̸
Eileen davidson I Le Délit
Eileen davidson I le Délit
McGill demande une injonction permanente pour bannir les manifestations de son campus
Syndicats et associations étudiantes dénoncent une atteinte aux droits collectifs.
Àl’approche du 7 octobre, un bras de fer juridique s’engage entre l’Université McGill et une partie de sa communauté. L’Université a en effet demandé, devant la Cour supérieure du Québec, une injonction visant à bannir les manifestations sur son campus de manière permanente. Si la Cour venait à l’approuver, l’injonction empêcherait tout rassemblement jugé perturbateur, interdisant aux manifestants de bloquer l’accès aux bâtiments et aux chemins de McGill, de produire « un bruit excessif » dans un rayon de cinq mètresd’unédifice,ouencored’«intimider»lecorpsétudiant.
Cettedemandesurvientaprèsunesérie de mobilisations pro-Palestine menées par le collectif des Étudiants pour l’honneur et la résistance de la Palestine (Students for Palestinian HonourandResistanceouSPHR)depuis 2023. Bien que seul SPHR soit officiellementviséparlaprocédurejudiciaire,l’impactpotentieldel’injonction est néanmoins plus large. En pratique,toutepersonneaffiliéeàMcGill – étudiant, professeur, employé –et ayant connaissance de l’injonction severraitcontraintedes’yconformer.
dix jours en octobre 2024, puis une autreenavril2025.Laparticularitéde larequêteactuelletientàl’absencede limite temporelle. Si elle était accordée, l’injonction pourrait s’appliquer indéfiniment,avecdesrépercussions durablessurlavieducampus.
Danssademanded’injonction,l’administrationmcgilloisedépeintuncampusenproieàun«climatd’insécurité ». Selon l’Université, les manifestations de SPHR perturbent non seulement le déroulement normal des cours,maiscréentégalementunenvironnementoùcertainsmembresdela communautésesententmenacés.
Lessyndicatsencolère
« C’est comme s’attaquer à une mouche avec une bombe nucléaire »
Catherine Leclerc, présidente de l’Association des professeur·e·s de la Faculté des arts
Plusieurs syndicats et associations étudiantesonttémoignédevantletribunal les 18 et 19 septembre pour exprimerleurspréoccupations.
L’administrationinvoqueun climatd’insécurité
Ce n’est pas la première fois que l’UniversitéMcGillarecoursàcemécanisme légal. Elle avait déjà obtenu deuxinjonctionstemporaires:unede
« C’est comme s’attaquer à une mouche avec une bombe nucléaire », déplore Catherine Leclerc, professeureauDépartementdeslittératures de langue française et présidente de l’Association mcgilloise des professeur·e·s de la faculté des arts. À ses yeux, la démarche de McGill est disproportionnée:«Uneinjonctionneva pasprotégerl’Universitédestensions extérieures;parcontre,ellevacertainementempêcherpleindegensdemiliter, de faire valoir leurs droits, et de fairelagrève.»
Leclerc souligne que le syndicat des professeurs est actuellement à la veille d’ouvrir des négociations pour une nouvelle convention collective avec l’administration. Or, la professeure rappelle que le droit de grève constituel’outildepressionprincipal dans ce type de processus. « L’administration mcgilloise nous dit qu’on
s’inquiète pour rien. Mais on sait que l’administration a aussi contesté la miseaumondedessyndicatsàtoutes les étapes – on n’a pas vraiment confiance envers leur utilisation de l’injonction»,affirme-t-elle.
Elles’inquièteégalementducaractère flou de la mesure. Dans la requête déposée par McGill, le fait qu’un événement soit qualifié de manifestation dépend de l’impression d’« intimidation » par des étudiants. Or, fait-elle remarquer,«ladifficulté,c’estquel’intimidation est vraiment liée à la perception individuelle ». Ainsi, il suffirait qu’un étudiant se sente intimidé pour qu’un rassemblement tombe sous le coup de l’injonction –même si aucune intimidation n’a eu lieuausenslégal.
Dallas Jokic, président de l’Association des étudiant·e·s diplômé·e·s em-
ployé·e·s de McGill (AÉÉDEM), partage cette inquiétude. Pour lui aussi, les critères retenus sont trop vagues pour que les syndicats puissent organiserleursactionsentouteconfiance.
«Nousétionsimmédiatementinquiets lorsque nous avons entendu parler de l’injonction (tdlr) », explique-t-il. Il ajoute:«JepensequeMcGillutilisele cas spécifique de SPHR comme un moyen pratique de limiter complètement les manifestations sur son campus. » Après plusieurs années marquées par des tensions sociales, l’Université chercherait, d’après Jokic, à profiter de l’occasion pour réduirelacontestationsursoncampus.
«Réduirelesétudiantsau silence»
Israel on Campus et Hillel McGill n’ayant pas donné suite à notre demande d’entrevue, Le Délit s’est entretenu avec Taya, étudiante juive et israélienne. Elle admet que les dernières années ont été difficiles pour les étudiants juifs sur le campus : « L’année dernière, je sais que moimême et d’autres étudiants juifs ne noussentionspasensécuritélorsqu’il yavaitdesmanifestationssurlecampus, simplement parce qu’elles avaienttendanceàdevenirviolentes.
Il y avait de toute évidence des personnes aux opinions plus extrêmes qui ciblaient les étudiants juifs. »
L’étudiante nuance toutefois : « Jene pensepasquelamajoritédesmanifestantsaienteul’intentiondemettreles autres étudiants en danger. »
Si elle reconnaît qu’une interdiction des manifestations pourrait réduire les tensions, elle estime que ce n’est pas la bonne solution pour autant : «Est-cequejemesentiraisplusensécurité en tant qu’étudiante juive s’il n’yavaitaucunemanifestation?Probablement. Mais je ne pense pas que McGilldevraitêtreautoriséeàréduire
au silence quiconque en raison de ses opinions politiques. »
Associations pro-palestiniennes en état d’alerte
Les associations pro-palestiniennes ont quant à elles une position plus tranchée sur la démarche de McGill. Un membre de Independent Jewish Voices (IJV) – un groupe d’activistes proche du collectif SPHR depuis 2023 – ayant requis l’anonymat confie : « Nous sommes extrêmement en colère. Cela fait longtemps que nous le sommes. McGill a adopté une position déplorable à l’égard des droits des étudiants et de la liberté d’expression. »
Selon elle, cela n’est d’ailleurs pas la première fois que McGill essaie de réduire au silence les voix dissidentes. « Nous avons vu McGill tenter à maintes reprises de faire taire les étudiants au cours des deux dernières années, mais ses tentatives échouent à chaque fois. Je pense que McGill ne l’a pas encore compris, mais que ça ne saurait tarder », affirme-t-elle. Le membre cite un appui évident de la part du corps étudiant et de la communauté montréalaise.«IndependentJewish Voices continue de soutenir SPHR dans sa lutte pour faire entendre la voix des Palestiniens sur le campus et condamner le génocide ». Le collectif SPHR, quant à lui, n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue.
La décision de la Cour supérieure, qui sera annoncée au courant de la semaine, pourrait redéfinir de manière permanente la relation entre l’administration, les étudiants et les employés de l’Université McGill. ̸
Eugénie st-pierre Éditrice Actualités
Toscane ralaimango I LE DéLIT
Toscane ralaimango I LE DéLIT
Société
société@delitfrancais.com
opinion
McGill veut vous réduire au silence
L’agonie préméditée du droit de manifester à McGill.
Par simple coïncidence spatiale, vous avez le malheur de jeter votre dévolu sur cet article, qui suit une excellente explication des faitsentourantl’injonctiondemandée par McGill pour se débarrasser des manifestantssursoncampus.Uneexplication mesurée et impartiale, une analyse réfléchie d’un enjeu crucial pour tout étudiant de McGill. Un fier exempledeneutralitéinstitutionnelle. Riendetoutçaici,jevousenassure.
Il y a à peine une semaine, je m’échinais à écrire une tirade enflammée contre la censure politique et les bourreaux de nos libertés individuelles.JecondamnaisTrump,Netanyahou et tous les autres tyrans qui font de la sphère publique le canevas de leurs fabrications immondes. De leurs mensonges. De leurs abus. De leurs crimes. Un article braqué sur uneréalitélointaine,surdesdespotes qui sont heureusement tenus loin de moi (pour l’instant) par les frontières rassurantes de ce satané Canada. Un article essentiellement sans intérêt général ; une page de défoulement, de catharsis, de gestion de la colère.
Le sujet d’aujourd’hui? J’y arrive ; ça me démange. Et en plus, c’est pertinent, pour faire changement.
En me concentrant sur une condamnationjustifiéedesdérivesàl’international, j’en suis presque venu à omettrel’attaquevicieusedeslibertés individuellesquiseproduitauseinde l’Université McGill. Il y a de cela quelques semaines, elle a déposé, dans sa grande sagesse, une demande d’injonctionvisantàinterdirelesmanifestationssursoncampuspourune durée indéterminée, citant une crainte de la montée d’incidents violents à l’approche du 7 octobre.
Si l’on fait abstraction de l’écœurante languedeboisadministrativesichère à notre institution autocratique, on comprend qu’elle recherche avant toutunprétextepourempêchertoute démonstration subséquente pouvant altérer le déroulement voulu de ses activités.Oncomprendqu’elleinstrumentalise malhabilement un événementtragiquepourlimiterleslibertés individuelles de ses étudiants. Franchement, c’est dégueulasse.
C’est presque hilarant de voir les bonzes de l’administration pleurnicher devant les tribunaux et s’épancher sur les supposés dangers imminents qui planent sur les précieux bâtiments de McGill. Presque. Le rire vireaurictusquandonréalisequenos droits sont entre les mains de quelques fonctionnaires peureux et malléables.Desemployésobéissants,
à la solde d’intérêts bien plus importants que ceux des misérables étudiants,quisontsupposémentlecœur de l’identité mcgilloise.
Sachantqu’ilestimpossibled’êtrevolontairement aussi idiot (quoi que, cela s’est déjà vu), il faut se demander quelles sont les visées réelles de l’administration.Queveut-elleaccomplir en suspendant les droits des étudiants? Pense-t-elle que son recours à une sorte de stalinisme éhonté va faire rentrer dans le rang les plus dissidents de ses étudiants? Franchement! Réfléchissez un peu! Les étudiantssontavanttoutdeshumains,et les humains ont des droits inalié-
dirait qu’il faut absolument que vous deveniezdebonsrouagesdocilesd’un mondequivousgavedeplatitudesdégoûtantes jusqu’à vous en faire oublier votre raison d’être. Dans un milieuquisedevraitd’incarnerlesavoir et la liberté de pensée, vous vous retrouvez enchaînés aux mêmes intérêts qui gouvernent réellement l’administration de l’Université.
Maisnousavonssumontrer,nous,les jeunes, les universitaires, que nous résistions aux maintes tentatives des détenteurs du pouvoir de nous faire taire.LaluttecontrelaguerreduVietnam, l’apartheid en Afrique du Sud… etmaintenantlecombatcontrelesin-
« Mais les pires des injustices, parmi lesquelles le génocide à Gaza fait office d’apex de la souffrance télédiffusée, ne méritent-elles pas que l’on s’époumone pour elles? »
nables,fondamentaux.Parmiceux-ci, le droit de manifester figure comme une extension directe du droit à la liberté d’expression, complètement bafoué par McGill, qui décrète que ses intérêts priment sur ceux de la collectivité.
Ses réels intérêts, ils sont nébuleux, mais surtout, ils nous sont complètement dissimulés. On nous répétera, par le biais de courriels soigneusement polis, que toute cette charade judiciaire n’a comme seul objectif la protectiondesétudiants.Leursécurité. Piètre subterfuge.
Tout ce qu’elle veut vraiment, cette Université, c’est vous aseptiser. Vous endormir. Vous faire perdre de vue l’ampleur des enjeux que vous défendez. Elle veut vous faire croire qu’en vous exprimant, vous vous placez dansunesituationdangereuse.Qu’en vivant dans un milieu qui s’exprime librement, une épée de Damoclès vous pend juste au-dessus du nez. On
nombrables crimes d’Israël à l’égard du peuple palestinien. Et tant d’autres… Il y a autant de luttes qu’il y a d’injustices.
Maisévidemment,onutilisequelques événements violents isolés pour qualifier tout un mouvement. Pour délégitimiser tout un combat. On prend unedécisionenprétendantassurerla sécurité collective, mais dont les ramificationsperversesetpréméditées sont révulsantes.
Tous les syndicats, les groupes militants ; toutes les causes humanitaires qui trouvent dans le milieu universitaire leurs plus ardents défenseurs se verraient muselées. On les contraint à l’effacement de la place publique si ellessontjugéesintimidantesoubien si elles font trop de vacarme. Mais les pires des injustices, parmi lesquelles legénocideàGazafaitofficed’apexde la souffrance télédiffusée, ne méritent-elles pas que l’on s’époumone pour elles? Je ne crois pas être mora-
« Et si on m’enlève ce droit, eh bien je le ferai pareil! Et j’en souffrirai les conséquences, qui seront autrement moins importantes que le sentiment d’avoir abandonné mes convictions pour me conformer à une injustice »
lisateur lorsque je vous réitère l’importance de l’action citoyenne pour dévier, ne serait-ce qu’un instant, l’attention des décideurs publics vers une réalité autre que celle de la ploutocratie qui nous gouverne.
Si vous suivez à peu près le fil de cet article, vous comprendrez que mes récriminations s’orientent autour de quelques problématiques majeures de la démarche de McGill. Entre autres, son hypocrisie et son totalitarisme inquiétant m’enragent profondément. Et vous pouvez penser que j’exagère. Vous avez le droit de croire que j’en fais trop, que mes images sont caricaturales, inexactes, dithyrambiques. Mais franchement! On parle quand même de votre liberté d’expression, votre liberté de manifester, votre liberté d’exister et d’être en désaccord avec le système que vous subissez.
Etpourquoinepasmanifesterendehors des murs, me direz-vous?
Quelle question! Déjà, McGill est souvent visée directement par certaines manifestations (notamment, les syndicats) et est donc le seul lieu pertinent pour la tenue de telles démonstrations. Mais aussi, parce qu’ondoitavoirledroitdesefaireentendre où on le souhaite. Parce que nul ne peut nous contraindre à nous confiner,ànouscacherpourfaireentendre nos volontés. C’est là que se trace la ligne entre la soumission et la liberté.
Et puis si moi, égoïste comme je pourrais décider de l’être, je veux protester contre le fait que McGill
crache sur la fragile francophonie qui l’habite? Si je veux crier haut et fort, pacifiquement, que je trouve que l’AÉUM n’est qu’un gaspillage inefficace de nos ressources financières et administratives? J’ai le droit de le faire!Etsionm’enlèvecedroit,ehbien je le ferai pareil! Et j’en souffrirai les conséquences, qui seront autrement moins importantes que le sentiment d’avoir abandonné mes convictions pour me conformer à une injustice.
Alors, syndiqués de McGill, manifestants pacifiques pour la Palestine, étudiants en médecine : plaignez-vous! Vousaureztoujoursvotreplaceausein des pages du Délit, je vous le promets. Ne donnez pas raison à une administration qui vous caractérise comme violents et impertinents. Mais ne voyezaucunementencetarticleunappel à la violence, politique ou civile : je me répète peut-être, mais j’en appelle àvotreliberté.Nelaissezpasquelques pantins décider de vos droits et forcer votre silence. Car votre dissension n’affaiblit pas la cohésion de l’Université : elle la renforce. Elle donne tout son sens à ce milieu se devant d’être le terreau fertile de la pensée critique, maisdontlamissionestgangrénéepar quelques bien-pensants serviles.
Votredésirdejusticesociale,humanitaire, écologique, féministe… il n’est que l’expression de votre liberté. Et votre liberté, personne ne pourra jamaisvousl’enlever.Saufsivousleslaissez le faire.
NelaissezpasMcGillvousfairetaire!̸
ANTOINE PROULX Éditeur Opinion
Toscane Ralaimongoi LE DéLIT
La politique des symboles: entre identités et controverses
Une activité superficielle ou transformatrice?
Au moment d'écrire ces lignes, je me trouve devant le consulat italien, un bâtiment facilement reconnaissable grâce aux deux drapeaux plantés devant sa façade : l’un italien et l’autre de l’Union européenne (UE). Au premier regard, ces symboles nous paraissent anodins. Après tout, cela fait plus d’un siècle que Garibaldi a réuni les cités-États d’autrefois, et plus de trente ans que l’Italie fait partie de l’UE. On peut donc en déduire que, dans le contexte canadien, ces symboles ne posent aucun danger à l’unité nationale et constituent au contraire le témoignage d’une amitié durable entre l’Europe et le Canada.
Pourtant, si j’osais transporter ce mêmedrapeaueuropéenenRussie,il me paraît peu probable que j’en sorte indemne:aumieuxvictimedeharcèlement,aupireexposéàuneformede violence étatique ou populaire.
Comment expliquer cette variance dramatique d'interprétation et de réponse émotionnelle à de simples symboles? Je vous propose, dans cette enquête, de vous pencher sur cette question à travers une analyse du rôle du symbole dans nos sociétés contemporaines et une critique du militantisme symbolique.
Marqueur de l’identité
Lasémiologieestl’étudedessymboles. Cette pratique quasi scientifique a été fondée par des penseurs célèbres, tels que Ferdinand de Saussure et Roland Barthes, qui expliquent que la fonction du symbole est de mettre en relation le signifiant (image, mot) avec le signifié (idée, concept). En partant de cette conception de celui-ci, nous pouvons comprendre son importance et son ubiquité. Il suffit de penser au pictogramme d’homme et de femme à l’entrée des toilettes : ce simple symbole nous réfère au concept du genre, et nous indique même si nous sommes autorisés à entrer aux toilettes ou non.
Mais les symboles ne sont pas toujours aussi futiles. Bien au contraire, ces derniers sont souvent au cœur de polémiquesetdeconflitsenraisondu rôle qu’ils jouent sur l’identité. Comme le résume Juliet Johnson, professeure de science politique à McGill, les symboles sont « une manière abrégée pour les personnes de s’identifier entre elles et auprès du reste du monde (tdlr) ».
Onpourraitalorsdéduirequeplusun groupe s’élargit , plus il devient difficile de former une identité commune et uniforme. Or, cette rationalité intuitive ne prend pas en compte la fonction cohésive du symbole. Son caractère « non-spécifique » et « facilement reconnaissable » lui donne le pouvoir de maintenir l’unité d’un groupe ou, dans certains cas, de frag-
menter ce même groupe en plusieurs identités distinctes . Cette capacité accorde au symbole un prestige incontestable, le situant au centre des débats sociaux et facilitant donc son entrée dans la sphère politique.
Crucifix à l’Assemblée de Québec : un symbole qui dérange
Les expressions issues du milieu clérical nous le démontrent mieux que la statistique quelconque : la culturequébécoiseesthautementinfluencée par la religion catholique. Cependant, il est important de souligner que cette influence ne se traduit pasdanslasphèrepolitiqueenraison de la laïcité d'État. C’est dans ce contexte d'ambiguïté que, perchée discrètement dans le coin de la salle du conseil de la ville de Québec, une figure du Christ sur la croix suscite un degré d’attention qui pourrait, au premier abord, nous surprendre.
Toutefois, en vue de notre analyse révélantlavaleurdisproportionnéedes symboles, cette polémique à la fois socialeetpolitiquenousparaîtquasimentinévitable.Pourcomprendreles enjeux de ce débat, quant à la validité dulaprésenced'unsymbolereligieux dans un lieu public, il suffit de disséquer le symbole en question tout en prenant en compte les dimensions constitutives de son contexte.
Jésus-Christ est le messie et martyr du christianisme, une religion qui a donné lieu à une mythologie complexe et étroitement liée avec la société et les institutions politiques. Cependant, ayant assimilé la laïcité comme principe social, le gouvernementdelavilledeQuébecseretrouve maintenant déchiré entre conservatisme et libéralisme.
Au centre de cette fissure s'illustre un conflit entre deux symboles, la Constitution et le Christ. Cet affrontement symbolique est le microcosme d’un débat identitaire, opposant différentes conceptions de l’identité québécoise. Ces dernières sont guidées par le vécu individuel, mais aussi par les mouvements politiques et les médias, qui reprennent les symboles et leur accordent de nouvelles significations. C’est pour cela que Jésus, qui, dans son temps, aurait été considéré comme un révolutionnaire, devient dans l’époque moderne associé à des tendances conservatrices.
Comme nous pouvons donc le déduire, la signification des symboles est dynamique. Professeure Johnson nous aide à comprendre : « Un symbole peut passer du banal au très évocateur selon un moment politique particulier et selon qui en fait l’usage. »
Mais d’autres instances de ce phénomène existent. Prenons par exemple le mouvement Make America Great
Again ; la référence que fait ce slogan à une ancienne Grande Amérique est simplementuneappropriationetune réinterprétation de l’histoire des États-Unis. Endépitdesacroissance économique fulgurante, l’Amérique du 20esiècle était loin d’être un environnement accueillant pour les minorités raciales et les gens les plus pauvres. La Grande Amérique à laquelle Trump se réfère n’est pas celle deMartinLutherKingoudeFranklin D. Roosevelt, mais plutôt celle de Richard Nixon et de Ronald Reagan.
Reconnaissance symbolique : un combat utile?
Marginalisées par la société, les communautés autochtones du Canada refusent désormais de laisser oublier le tort qui leur a été fait. Soutenues par d’autres groupes sociaux et, dans certains cas, par des instances gouvernementales, elles exercent une pression considérable sur les gouvernements fédéraux et municipaux pour obtenir gain de cause. Ces communautésmilitentpourl’institutionnalisation de nombreux symboles, tels que la reconnaissance de l’appartenance du territoire à leurs ancêtres ou encore la commémorationdefiguresetd’événementshistoriques de leur culture.
Cependant, cette forme de militantisme – œuvrant à des fins symboliques – est souvent caractérisée comme superficielle, n’aboutissant pas toujours à des changements tangibles pour les communautés autochtones. Cette réalité nous amène à nous poser la question : est-ce que ce militantisme symbolique est une stratégie efficace qui mène à l’intégration progressive des autochtones, ou n’est-il qu’une distorsion mise en œuvre pour canaliser la frustration et le mécontentement ressentis par ces communautés?
Professeure Johnson répond : « C’est là la promesse et le danger du changementsymboliqueetducapitalsymbolique. Il inscrit dans l’espace public qu’un tort a été commis dans le passé, que les nations autochtones sont toujoursprésentesetontdesdroits,etque l’État canadien a la responsabilité de les reconnaître et de les intégrer. En même temps, si cela devient un remplacement à toute action concrète, alors il y a un problème. Si les responsables gouvernementaux peuvent dire : “Nous avons fait notre reconnaissance de territoire, tout est réglé”, alors l’acte symbolique devient, en un sens, simplement un autre acte de colonialisme. »
Elle poursuit en précisant : « Le symbolisme n’a d’importance que s’il est accompagné d’action ; s’il est utilisé comme substitut à un changement matériel,ildevientvide. Lessymboles rappellentauxgensuneréalité,représentent quelque chose, mais, si l’on conserve le symbole sans rien der-
rière, il devient une parodie de luimême (tdlr). » Palestine : un État reconnu, un peuple en voie d'éradication
Il aura fallu près de 1 000 jours et plus de 65 000 morts pour que l’État palestinien soit reconnu par une partie influente de la communauté internationale. Ce rituel d’intégration a eu lieu au siège des Nations Unies à New York, le 23 septembre, sans qu’aucun membre de la délégation palestinienne ne soit présent –l’entrée aux États-Unis leur ayant été refusée par le gouvernement américain.Lejoursuivant,85Palestiniens ont été tuée par l’armée israélienne à Gaza.
Alors qu’ils proclament soutenir une solution à deux États, la France et le Canada sont continuellement accusés de livrer des armes à Israël dans un contexte où l’armée perpétue ce que l’ONU décrit comme un génocide.
DanielDouek,professeurdescience politique à McGill, nous aide à élucider ce paradoxe en expliquant que la politique étrangère de ces États est complexe et motivée par plusieurs facteurs. De son point de vue, la reconnaissance de l’État palestinien est un symbole qui cherche à communiquer trois significations, par ordre d’importance : premièrement, à signaler un rejet de l’unilatéralisme belliqueux de Donald
Trump (tarifs, délaissement de l’Ukraine, et bien d’autres); deuxièmement, à souligner à leurs constituants domestiques que leur gouvernement s’implique dans la résolution d’un conflit qui suscite beaucoup d’émotion ; et seulement troisièmement,dansl’objectifdemettrefinàune guerre sanglante et protéger la vie des civils palestiniens.
Cette analyse nous aide à nuancer les choix symboliques des acteurs internationauxvis-à-visdelaguerreàGaza. Dépourvus de la capacité d’agir pour empêcher la prolongation de ces atrocités,cesactessymboliquesmarquent néanmoins le franchissement d’une étape et constituent l’accomplissement d’une condition préalable dans la quête d’une paix durable au conflit israélo-palestinien.
Le symbole et le passage à l’acte
Ensomme,lessymbolesensociété ne sont pas des éléments décoratifs, mais plutôt des miroirs qui reflètent les tensions, les valeurs et les identités collectives. Dynamiques et adaptables, ils peuvent servir à signaler une conformité ou une résistance, un changement tangible de politique ou un vide sémantique. Cela peut nous paraître ironique, mais, en fin de compte, l’utilité et l’importance des symboles sont entièrement définies par les actions qui les précèdent et celles qui les suivent. ̸
Marius Grieb
Éditeur Enquête
STU dorÉ I Le Délit
Mets épluchés
Lrec@delitfrancais.com
Montréal en fusion
Comment les plats du monde arrivent-ils dans nos assiettes?
ors de ma première conférence de sciences politiques, l’assistanted’enseignementademandé à chacun de se présenter. « Ditesnousaussiquelestvotreplatpréféré!», a-t-elle ajouté avec un grand sourire. Parmi les étudiants, beaucoup affirmaient apprécier les pâtes, les pizzas, maisaussilessushis,lepadthaï,ouencore les shawarmas. Ces plats venus des quatre coins du monde sont aujourd’hui familiers à Montréal, même pourceuxquin’ontjamaisvoyagédans le pays duquel ces spécialités proviennent. Mais alors, comment expliquerleurpopularitéauCanada?
Colonisationetmigrations
Le Royaume-Uni a la réputation d’être une nation à la cuisine fade, au point où l’on entend souvent : « Pour bien manger, il faut se régaler de la nourriture d’un des pays qu’ils ont colonisés! » L’immigration de travailleurs en provenance des colonies était un modèle économique préconisé par le système impérial. Des travailleursvenantd’IndeouduPakistan pouvaient venir combler à des prix compétitifs le manque de main d'œuvreauRoyaume-Uni.Cettemobilité a fortement contribué à diffuser cestraditionsculinaires,etlesadapter pourplaireàunpublicoccidental.Prenons le tikka masala par exemple : du poulet mariné dans des épices et des
travailleurschinoissontarrivésdeColombie-Britannique pour échapper aux mesures discriminatoires. Plus tard, pendant la guerre froide, le quartier a également accueilli un grand nombre de réfugiés vietnamiens. Il constitue aujourd’hui une enclave culturelle, où la plupart des commerces se spécialisent dans l’alimentationetlagastronomieasiatique.
LacuisinefusionàMontréal
La cuisine fusion se développe rapidement à Montréal, et valorise l’initiative etlavolontédesimmigrantsde promouvoir la culture de leur pays d’origine à travers la nourriture. La chaîne de restaurants Thaï Express illustreparfaitementcemélange.Créé en 1999 à Montréal par quatre sœurs venant d’Asie du Sud-Est, le projet avait pour objectif de « rendre la cuisinethaïeauthentiqueaccessiblepartout ». Aujourd’hui, Thaï Express connaît un succès mondial, avec plus de 300 succursales dans le monde entier. Malgré son internationalisation, ilresteencoreunfavorideslocaux:en 2021, Thaï Express était le septième restaurantdeservicerapidefavorides Montréalais.L’enseignedoitaussison succès à son accessibilité : selon le site officiel, Thaï Express « a révolutionnélemarchécanadien»enintroduisant le « premier concept de restaurationrapidethaïlandaise».En
une « image de marque nationale (tdlr) » et dont un des objectifs est de quadruplerlenombrederestaurants coréens à l’étranger.
« La cuisine fusion se développe rapidement à Montréal, et valorise l’initiative et la volonté des immigrants de promouvoir la culture de leur pays d’origine à travers la nourriture »
herbes,puisgrilléàlabraisejusqu’àen devenir légèrement fumé et tendre. Enfin,letoutestmijotédansunesauce masalaàbased’oignons,detomateset de crème. C’est un plat classique, que l’on trouve dans presque tous les restaurants indiens de Montréal. C’est aussi l’exemple d’une cuisine fusion, puisquec’estenréalitéunimmigrépakistanais de Glasgow qui en est à l’origine.Alorsqu’ilservaitunpoulettikka – plat traditionnel du nord de l’Inde –unclientseplaintquelaviandeesttrop sèche.Lecuisinieraalorsl’idéed’ajouterunesauceàbasedecrème:uncoup de génie – et un coup de foudre immédiat pour les Britanniques. En peu de temps, ce plat est devenu l’une des expériencespharesdelagastronomieindienne en Occident, au point qu’on en oublieparfoissesorigines.
ÀMontréal,l’immigrationadonné naissance à des quartiers où les communautés se retrouvent, favorisant l’établissement de nombreux restaurants traditionnels ; en 2021, environ 33,5 % de la population de Montréal étaitissuedel’immigration.
Par exemple, le Quartier chinois de Montréalaétéétabliprogressivement à partir des années 1870, lorsque des
plus«d’adaptersesrecettes»,lamultinationale ajuste également sa chaîne logistique pour répondre aux attentes et au fonctionnement du marché nord-américain.
Lerestaurant Poulet Rouge s’inscrit également dans cette démarche de cuisine fusion. Il illustre comment les influences méditerranéennes, présentes à Montréal grâce à une importante population d’origine maghrébine (plus de 12 % de la population de Montréal en 2021), peuvent être adaptées aux goûts locaux. Au menu, on retrouve par exemple des marinades saveurs « BBQ sucré » ou encore le bol « Rouge poutine », des recettes d’inspiration québécoises. Cette approche contribue ainsi à sa popularité croissante à travers le Québec et le Canada.
Soft power gastronomique
Lerayonnementdecertainescuisines est souvent lié au pays concerné, parfois même par le biais du gouvernement. C’est notamment le cas de la Corée du Sud, dont l'exécutif a entamé en 2007 un programme officiel de promotion de la gastronomie coréenne, dans le but de créer
LeJapondisposed’uneambitionsimilaire, motivée par un désir de faire oubliersonrôlelorsdelaSecondeGuerre mondialeetderebâtirsonimageàl’international. Contrairement à la Corée du Sud, le Japon n’utilise pas directement sa gastronomie comme vecteur d’influence, mais sa culture populaire –animé,manga,jeuxvidéo.Cettestratégie a tout de même un impact sur la perception de la gastronomie japonaiseàl’étranger,carlesmédiasexportés suscitent la curiosité des jeunes pourlaculturejaponaise–etdoncaussi sa cuisine. Les sushis sont l’un des premiers plats qui viennent à l’esprit, car très appréciés. Parmi les restaurants-minute préférés des Montréalais, Sushi Shop et Yuzu Sushi font tousdeuxletop20.
Réseauxsociauxetinfluenceurs
Les réseaux sociaux transforment lanourritureentendancemondiale.Il existeuninfluxmassifdecontenuscirculant sur le Web concernant et influençantnotrealimentation:presque un quart des publicités télévisées touchent le sujet. C’est sans oublier l’exposition aux influenceurs sur les réseaux sociaux, qui oriente directement les choix de consommation.
Prendre une photo d’un plat pour la partager sur les réseaux est devenu un réflexe pour beaucoup. Dans un marchémondialisé,TikTok,YouTube et Instagram créent un environnement où la nourriture devient virale, transformant certains plats en tendances globales.
C’est notamment le cas du thé aux perles, ou boba, création taïwanaise qui a explosé en popularité ces dernières années. Une employée de la chaîne Kung Fu Tea en résume la raisonenquelquesmots:«Cesontlesréseaux sociaux. » Le thé aux perles a en effet l’avantage d’être très photogénique : grandes tasses transparentes, nuages de lait et multitude de perles flottant dans un liquide aux couleurs endégradé.
L’évolutiondumagasinmontréalaisL2 permet une analyse pertinente de la popularitécroissanteduthéauxperles à l’échelle locale. Fondé en 2003 dans le quartier chinois, L2 reste pendant une décennie une petite boutique s’adressant principalement à la communauté asiatique de Montréal. En 2016, le magasin amorce son expansionetouvredeuxnouveauxmagasins, et en 2018 lance son programme de franchisage.C’estaussicetteannée-là quel’onremarquel’arrivéedelachaîne internationale Presotea à Montréal, suiviedeMeetFreshetTheAlleyl’année suivante. Les succursales de L2 continuent de s’étendre jusqu’à en compter vingt au Québec en 2023. Avec l'arrivée de concurrents, chaque magasin cherche à se démarquer et à plaire au public québécois, que ce soit
en modifiant ces thés ou en promettantdesproduitsfraisetlocaux.
Unsuccèsinégalementréparti
La cuisine voyage, et devient, partout où elle s’installe, un reflet des goûtsetcoutumeslocales.Cependant, on ne peut pas dire que toutes les cuisines bénéficient du même succès. Si beaucoup connaissent les spécialités sud- et est-asiatiques, peut-on dire de même de la gastronomie ouzbèke? Ou encore philippine? Cela peut s’expliquer à la fois par les stéréotypes associés au pays et à sa culture qui influencentlesattitudesvis-à-visdela gastronomie, ou bien par l’absence de valorisation nationale ou de stratégie depromotion.MykeSarthou,chefcuisinier, s’exprime au sujet de la cuisine philippine et explique : « Pour que la gastronomierayonneàl'international, il faut qu’elle soit appuyée par un secteur agricole puissant, ce qui n’est pas le cas ici. » La restauratrice Nicole Ponsecajustifieaussicelaparl’impact dévastateurdelacolonisation,quiadévalorisé la culture et cuisine locale, amenant la population à intérioriser cesentimentdehonte.
La culture culinaire montréalaise raconte l’histoire de voyages, de rencontres et d’adaptations. Mais malgré le succès fulgurant de certains plats, beaucoupd’autresrestentencoredans l’ombre, inconnus du grand public. Il n’en tient qu’aux curieux et aux gourmandsd’allerlesdécouvrir.̸
Héloïse dURNING Éditrice Omnivore
Toscane Ralaimongo I Le Délit
Les violences invisibles au Mexique
La criminalisation des migrants comme véhicule d’exploitation.
Depuis 2006, le Mexique est plongé dans une guerre civile marquée par une lutte acharnée contre le trafic de drogue. Le bilan humain : 450 000 homicides enregistrés en 2024, des centaines de milliers de disparitions et des cas répétés de violations des droits de la personne. Des violences largement attribuables aux cartels, mais aussi à la militarisation de la sécurité publique.
Les populations locales ne sont pas les uniques cibles de ces explosions de violences. En 2011, le Mexique est devenu le corridor de transit le plus emprunté au monde. Ces importants flux migratoires se sont révélés être une source majeure de profit aux yeux des cartels. De ce fait, les migrants sont exposés à de multiples dangers au cours de leur traversée. Les cas d’extorsion, d’enlèvements et d’assassinats sont monnaie courante, et alimentent la peur.
Depuis le début du conflit et l'élargissement du contrôle du territoire par les cartels, les attaques dirigées contre les migrants de transit se sont intensifiées, transformant le pays en un véritable « triangle des Bermudes de l'Amérique latine » selon l’ouvrage de l’anthropologue Wendy A. Vogt, Lives in Transit : Violence and Intimacy on the Migrant Journey. Cette expression
mêlent dans cette exploitation systémique. Les cartels jouissent
duit régulièrement dans des bars locaux. À l’issue d’une de ses représen-
« Les migrants sont exposés à de multiples dangers au cours de leur traversée. Les cas d’extorsion, d’enlèvements et d’assassinats sont monnaie courante, et alimentent la peur »
employée laisse entrevoir toute la dimension systémique et organisée de ces violences. C'est le « cachuco industry » : construit en parallèle de la guerre des cartels, ce système repose sur un véritable processus de réification qui facilite l'exploitation des migrants. Ces derniers deviennent la proie d'une industrie qui les dépouille de toute humanité, les transformant en une source de productivité dont il faut maximiser la rentabilité. Ils sontdésormaisréduitsàuneforcede travail, des organes qui peuvent être vendus, un corps qui peut être abusé.
Parmi les cartels les plus puissants du Mexique figure Los Zetas, fondé à la fin des années 1990. Opérant majoritairement dans la région du golfe du Mexique, il a élargi ses activités à l'extorsion et au trafic d'êtres humains, notamment en organisant des raids contre des trains de marchandises. Il s’agit d’un moyen de transport fréquemment emprunté par les migrants pour effectuer leur transit. Ces attaques reposent sur la complicité du conducteur et, très souvent, des autorités locales. Les acteurs étatiques et non étatiques s’entre-
d’une impunité facilitée par l'incurie de l'État mexicain gangréné par la corruption. N’importe qui peut entretenir des liens avec un cartel comme Los Zetas. De cette présence tentaculaire résulte une incroyable méfiance de la part des migrants. De plus, les rares aides qui leur sont dédiées sont frappées par cette recherche de profit. De nombreux refuges subissent l’influence des cartels : leurs membres infiltrent ces abris à des fins de recrutement et d’exploitation. D’autres acteurs agissent aussi indépendamment, désireux d’en tirer parti. Wendy A. Vogt relate, dans son ouvrage, l’histoire de Mauricio, travailleur social au sein d’un refuge. Il est musicien et se pro-
tations, le patron d’un club de striptease a sollicité son aide pour recruter des danseuses centraméricaines. Une tâche qui serait naturellement rémunérée. Si Mauricio n’a pas accédé à sa requête, cet exemple illustre combien les migrants centraméricains sont vulnérables à bien des égards.
Mais c'est avant tout la criminalisation des migrants qui les rend si vulnérables aux violations des droits de la personne. Loin d'être des cas isolés, ou des dommages
les sans-papiers. Cette exploitation ne serait pas rendue possible sans le statut d'illégalité imposé par des politiques anti-migrants, qui réduisent la valeur de leur force de travail et, incidemment, leur légitimité au sein de la société. Les médias cultivent cette image de migrants « illégaux» qui représenteraient un danger pour la sécurité du pays, voire la composition ethnique de sa population. Cette illégalité justifie toutes les exactions qu’ils subissent lors de leur passage au Mexique, mais également à leur arrivée aux États-Unis.
« C'est avant tout la criminalisation des migrants qui les rend si vulnérables aux violations des droits de la personne. Loin d'être des cas isolés, ou des dommages collatéraux, ces violences s'inscrivent au cœur d'un système économique et global qui profite de la main-d'œuvre bon marché que sont les sans-papiers »
collatéraux, ces violences s'inscrivent au cœur d'un système économique et global qui profite de la main-d'œuvre bon marché que sont
Les raids du 6 juin à Los Angeles, opérés par la police de l'immigration et des douanes (ICE), ont marqué l'intensification de la répression des sans-papiers dans le pays. Ils illustrent la politique de déshumanisation et de xénophobie portée par l'administration de Trump à l’égard des migrants en situation irrégulière. Relayés sur les réseaux sociaux, de nombreux messages de soutien aux familles
de déportés appuient le caractère indispensable de ces individus, peignant l'image de personnes honnêtes et de travailleurs qui contribuent à la vitalité de l'économie américaine. Des économistes confirment : on compte sur le territoire américain huit millions de clandestins qui représentent une force de travail bon marché et flexible, payant à eux seuls 100 milliards de dollars de taxes chaque année. Et s'il est certes important de valoriser leur contribution, la récurrence de ces arguments montre combien nous suivons malgré nous cette logique du profit, comme si la reconnaissance d'un migrant était conditionnelleàsondegrédeproductivité.
Au lieu de parler de profit ou d'utilité, Amnistie internationale part plutôt d'un constat simple. Les migrants sont des personnes disposant de droits, qui méritent d'être protégées et respectées dans leur dignité. L’ONG se réfère notamment à l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle affirme que toute personne a le droit de chercher asile et d’en bénéficier dans d'autres pays. La question des droits de l’homme doit occuper une place centrale dans la protection des migrants, durant leur transitetdurantleurrétention.̸
DALIA DJAZOULI Contributrice
Nicolas st - pierre
Survivre à la fin du monde
Entrevue avec Mathieu Bélisle, auteur d’Une brève histoire de l’espoir. LITTÉRATURE
Au fil du temps, plusieurs penseurs se sont penchés sur l’effondrement, le manque, le malheur. Mais que dire de l’espoir, cette force qui soulève sans bruit? Dans son dernier ouvrage, Une brève histoire de l’espoir, l’essayiste Mathieu Bélisle s’empare de cette question en traversant l’histoire des civilisations, des religions et des imaginaires collectifs. Nous avons eu la chance de le rencontrer pour comprendre ce qui, selon lui, continue à tenir le monde debout.
Le Délit (LD) : Nous avons souvent délaissé l’espoir au profit de thèmes plus rationnels ou critiques. Pourquoi est-ce si important, selon vous, de réhabiliter l’espoir, et particulièrement aujourd’hui?
Mathieu Bélisle (MB) : Parce que tout le monde va mal. Il y a une crise de l'avenir et une perte d'élan. Aujourd'hui, on dirait qu'on peut très facilement raconter des dystopies. On peut en produire presque à volonté, mais on n'arrive plus à penser le meilleur. On est éduqués aussi à penser à ce qui manque, à ce qui fait défaut. Pour moi, c'était vraiment la volonté de donner confiance aux plus jeunes, à mes étudiants, à mes filles, aux garçons. Àtoutlemondequim’apousséàme pencher sur la question. Des fois, on a tendance à penser qu'on vit dans la pire époque. Évidemment, aujourd'hui, on ne dirait pas cela sur le plan technologique, parce qu'on a des avantages. Mais, sur le plan politique, sur celui de notre rapport au temps et peut-être aussi de la pression sociale, on ne se rend pas compte que ça n'a jamais été évident. Il faut croire au futur, parce que, si on n'y croit pas, on devrait arrêter tout de suite. Si on ne le fait pas, c'est qu'au fond, il y a quelque chose en nous qui nous dit que le monde va continuer malgré tout. C'est ce quelque chose en nous que je voulais chercher, et je mesuisrenducompteque,souvent, nous les intellectuels, avons de la difficulté à penser ce qui est proche
nomène serait-il pour plusieurs personnes un moyen de se rassurer, en « revenant à la norme »? En se rapprochant de la religion, notamment.
MB : C'est intéressant parce qu’on voit que ça fait plus de 2 000 ans qu'on est dans le milieu religieux, et il continue d’y avoir des retours impressionnants. Dans le cas des États-Unis, j’ai l’impression que c'est un pays très étrange parce que c'est le plus riche, le plus puissant, où beaucoup de gens veulent encore aller. Et, paradoxalement, c'est là où on ressent le plus l’approche de la fin. Ce retour religieux, actuellement, je le sens donc beaucoup comme marqué par une sorte de mentalité d'assiégé. Il y a aussi une démission, je trouve, dans le sens où c'est comme si l’on se repliait dans la religion et que l’on attendait véritablement la fin. Le mondevatropmal,toutvatropmal. C'est comme le dernier recours. Donc, ce n'est pas une religion qui est tournée vers la vie, malheureusement. Au fond, c’est presque une manière de se détacher du monde.
LD : Vous parlez dans votre livre des ultra-riches qui se préparent à la fin du monde. Serait-ce parce qu’ils ont les moyens d’abandonner l’espoir, les moyens financiers et technologiques de chercher d’autres alternatives à notre monde si ce dernier s’effondre, alors que la majorité de la population n’a pas cette chance? Tout ce qu’ils ont, c’est justement l’espoir.
MB : Il y a un moment où j’ai constaté que la dépression était un phénomène particulièrement prévalent dans les sociétés riches. Je ne veux pas dire que, dans les sociétés pauvres, il n'y a pas de problèmes de santé mentale. Mais peut-êtrequ'àunmoment,onadéjà tout. Tout est planifié, tout est prévu.Doncl'espoirdevientinutileou, en tout cas, on ne le sent pas. Curieusement, c'est ça qui nous rend déprimés. Pour revenir aux ultrariches, je me suis rendu compte que
« Plus je remontais loin en arrière, plus je me rendais compte qu'en fait, je trouvais les clés pour que le monde continue. Parce que la fin, on l'a vécue plein de fois »
Mathieu Bélisle, auteur d’Une brève histoire de l’espoir
de la vie. On a beaucoup plus de facilité à penser à ce qui nous place en porte-à-faux, en recul.
LD : Il y semble y avoir un retour aux valeurs traditionnelles et à la religion ces dernières années, et en particulier aux États-Unis. Ce phé-
ces gens-là pratiquent l'espoir à une échelle tellement individuelle, tellement individualiste, qu'en fait, eux, ça ne les relie pas aux autres. Ils ont misé sur leur ambition, leurs affaires et leurs projets, puis ils sont devenus très riches. À un moment donné, ils ont décou-
vert qu'ils étaient en réalité seuls et que tous leurs pouvoirs, leurs ambitions et leurs succès s'étaient peut-être faits au détriment du bien commun. Et à ce moment-là, que leur reste-t-il? Ils se sont détachés. C’est un groupe où il y a énormément de désir individuel, mais pas de désir collectif. Je trouve que l'espoir est une vertu qui nous relie.
LD : Peut-on réellement espérer sans quelqu’un sur qui s’appuyer?
MB : Je pense que même seuls, l'espoir nous relie à ce que j'appelle une communauté imaginable, une communauté d'absents. L’espoir, d'abord, c'est ce qui relie le passé et l'avenir, qui nous met dans un mouvement qui va du passé vers l'avenir, à l'inverse de la nostalgie qui va de l'avenir au passé, voulant empêcher le mouvement. Je dirais que oui, mais que même dans la solitude, on communie malgré tout avec d'autres absents. On communie avec un auteur, on communie avec un philosophe, on communie avec une idée, aussi, qui nous rattache au monde.
LD : Que devrait-on retenir du passé pour nourrir notre espoir en l’avenir?
MB : Je pense que ce qu'il faut retenir, c'est l'extraordinaire vitalité deshumains,leuringéniosité.C'est aussi leur capacité à se donner des raisons de continuer. Cela dit, je ne me place pas dans une position de supériorité par rapport au passé. J'ai l'image que le passé nous donne toute cette accumulation, qui crée une sorte de promontoire
sur lequel on peut se placer, devenir comme les nains juchés sur
« Je trouve que l'espoir est une vertu qui nous relie »
Mathieu Bélisle, auteur d’Une brève histoire de l’espoir
l'épaule des géants. Il y a des chemins qu'on a empruntés, puis à un moment, on est arrivé à un cul-desac. Il a fallu trouver de nouveaux motifspourpoursuivrel'aventure. Cette quête-là m'impressionne.
LD : Est-ce qu'écrire ce livre vous a redonné espoir dans le monde ou vous a plutôt découragé?
MB : Ça m'a donné espoir. Je crois que ça m'a vraiment apaisé. Je ne suis pas naïf, mais ça m'a apaisé parce que je me suis rendu compte que le pire n'est pas certain, que les humains ont aussi plus de résilience qu'on pense. Ce dont je voulais me rappeler, c'est qu'on est dans une époque où ce qui domine beaucoup, ce sont les discours que j'appellerais déclinistes ou crépusculaires. On est toujours dans l’image qu’il est « minuit moins une ». Ces discours sont là pour nous secouer, mais je ne pense pas qu’ils aient cet effet-là. Je pense qu'ils nous poussent plutôt à une sorte d'« aquabonisme » [de la question « à quoi bon? », ndlr]. Dès lors, on n'est pas en train de s'occuper du monde et ça commence par ce qui est proche de nous. Je sais qu'on aime toujours penser à des grandes révolutions à l'échelle planétaire,maisenfait,çasepasse dans le monde qu'on habite. Si le
monde continue, ça veut dire qu'il faut recommencer à penser à long terme aussi. On est pris dans une boucle, une spirale que j'appellerais présentiste : avec les informations en continu, et les réseaux sociaux accélérateurs et propagateurs de mauvaises nouvelles, on est peutêtre dans un rapport avec un présent bouché ou qui tourne sur lui-même, allant de catastrophe en catastrophe. On s'alimente six heures, huit heures par jour du discours en continu sur le monde. Il n'y a aucun moyend'espérerparcequ'onestpris dans une immédiateté qui, en fait, nous rend absent au vrai monde ; on estdanssaprojection,danssareprésentation. Les nouvelles en continu provoquent un découragement tout aussi continu. Mon idée, c’est de dire qu’il faut prendre un pas de recul. Pas nier ce qui se passe, évidemment. Mais il y a un moment où on en sait tellement qu'on ne fait que mesurer notre impuissance quotidiennement. Prendre un pas de recul, puis écrire l'histoire de l'espoir, c'était pour moi retrouver cette longue perspective. Et curieusement, plus je remontais loin en arrière, plus je me rendais compte qu'en fait, je trouvais les clés pour que le monde continue. Parce que la fin, on l'a vécue plein de fois. ̸
ROSE LANGLOIS Éditrice culture
eLIE nguyen Coordonatrice des réseaux sociaux
ROSE LANGLOIS i LE DéLIT
Une mélodie pour se retrouver
Retour sur la projection de Dernière chanson pour toi
Si vous pouviez voyager à n’importe quel moment de votre vie, lequel choisiriezvous? Avec sa fantaisie romantique, Dernière chanson pour toi (tdlr) (titre original : ), le scénariste hongkongais Jill Leung marquesatransitionverslaréalisation, poursuivant l’exploration du choix et la réconciliation avec soi.
Une œuvre clichée?
Tout commence avec So Singwah (Ekin Cheng), un compositeur dans la quarantaine dont la carrière est au point mort, hospitalisé en raison d’une tentative de suicide. Il trouve alors son amour d’enfance, Ha Man-huen (Cecilia Choi), après une vingtaine d’années de séparation, mais celle-ci décède peu après leurs retrouvailles. À la suite des funérailles, une jeune femme, Summer (Natalie Hsu), qui se présente comme la fille de Ha, invite So à accomplir le dernier souhait de sa mère avec elle : disperser ses cendres dans la mer du Japon.
Tout au long du film, on assiste à une double narration qui jongle entre le passé, au début de l’histoire entre So et Ha, et le présent. Sur le plan de l’intrigue, rien de surprenant : un enchaînement des
LittératurE
plus classiques. Et pourtant, il serait injuste de caractériser le film d’ordinaire. Car une bonne histoire ne tient pas seulement à ce qu’elle raconte, mais à la manière dont elle s’articule.
tions entre Summer et So Singwah rappellent par moments Mathilda et Léon dans Le professionnel (1994), où se déploie une relation tendre et parfois ambigüe entre une fillette et un homme
« Et pourtant, il serait injuste de caractériser le film d’ordinaire. Car une bonne histoire ne tient pas seulement à ce qu’elle raconte, mais à la manière dont elle s’articule »
L’esthétique au service de l’émotion
Dernière chanson pour toi est visuellement très parlant. Jill Leung privilégie un tournage en décor réel, dans la grande ville de Hong Kong comme dans les ruelles de Shikoku, donnant au film une authenticité qui contraste avec le récit romancé. De plus, comme la majorité des scènes sont filmées à l’extérieur, le tournage dépend grandement de la météo. Le succès se cache dans les détails : qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve, le temps complémente parfaitement les sentiments des personnages.
À cette atmosphère soignée s’ajoute un jeu d’acteur d’une justesse remarquable. Les interac-
marqué par la solitude. Natalie Hsu a même été nommée pour le prix de la meilleure actrice dans le cadre des 43e Hong Kong Film Awards en avril 2025 pour le rôle de Summer.
D’autre part, comme le titre l’indique, l’œuvre trouve sa résonance la plus intime dans la chanson et la musique. So Sing-wah, qui n’arrive plus à composer depuis des années, se confronte à son vide intérieur ;à force de chercher à plaire au public, il a perdu la passion qui l’animait à jouer. À travers le voyage avec Summer, lui rappelant fortement Ha Man-huen qui l’a toujours encouragé, il retrouve peu à peu son aspiration. À l’approche de la fin, Leung joue avec une juxtaposition du temps, où So adulte rencontre son double plus jeune.
« L’œuvre trouve sa résonance la plus intime dans la chanson et la musique»
Ensemble, ils complètent une mélodie inachevée depuis longtemps. La chanson finale, entonnée en duo, scelle cette réconciliation interne : « Regardemoi encore une fois, vois mon angoisse… Regarde-moi encore une fois, joue une nouvelle mélodie. »
Somme toute, Dernière chanson pour toi est une œuvre qui, sous le couvert d’une romance, explore les obstacles dressés sur le che-
min du rêve et de la passion. Malgré la simplicité de l’intrigue, je suis sortie de la salle le cœur serré et les larmesàpeineséchées.Derrièremoi, la mélodie résonnait encore dans la salle avec le générique de fin. Une dernièrechansonqui,bienau-delàde l’écran, continue de perdurer. ̸
Jiayuan cao Éditrice Culture
Ce soir l’amour est dans tes yeux
Soirée d’ouverture du Festival international de la littérature 2025.
C’est au Lion d’Or, cabaret style Art déco miraculeusement préservé de la démolition, qu’a eu lieu la soirée d’ouverture du Festival international de la littérature 2025 (FIL pour les intimes). Le spectacle intitulé Demain l’amour se présente comme un happening poétique et musical, une célébration de ce qui continue de nous unir en ces temps incertains et une lettre d’amour aux poètes et chansonnier·ère·s québécois·e·s. Mon ami Euniden et moi ne savons trop à quoi nous attendre. Nous étudions tous deux la littérature, mais nous nous avouons mutuellement que, la poésie, « c’est pas trop notre truc ». Par hasard, je tombe sur une de mes professeures du cégep (qui est aussi, je l’apprends ce soir-là, une ancienne rédactrice en chef du Délit). Nous échangeons jusqu’à ce que le tournage interrompe notre conversation.
Rien n’aurait pu nous préparer à ce que nous avons vécu ce soir-là. Ni uneconnaissancepointuedelapoésiequébécoisenidelachansonquébécoise, ni de la musique ni de la performance poétique. Pendant
une heure et demie, les artistes enchaînentlestextes,lessuperposant même, parfois, avec une aisance et une ferveur qui crèvent les yeux. Lescompositionsdesannées60côtoientdestextescontemporainsinédits : Paré-Poirier, Leclerc, Vigneault, Gill, Daoust, Miron, Beauchamp… tous sont conviés à la fête. Il y a cinq voix sur scène. Elkahna Talbi, alias Queen K, met en chantunpoème.Encomplément,le duo Célia Gouin-Arsenault et Flavie Melançon ose une déclamation
extrêmement sensible de « La Vie, l’Amour, la Mort » de Félix Leclerc. À son tour, Mathieu Gosselin nous
Du côté musical, tout au long du spectacle, la chanteuse Flavie est épaulée par le duo folk CORAIL (Julien Comptour et Philippe Noël)etThomasBruneauFaubert. L’accompagnement musical, souvent sous forme de percussion, transforme la simple lecture expressive en véritable expérience théâtrale.
immense qu’elle ressent pour ses ami·e·s.
« L’accompagnement musical, souvent sous forme de percussion, transforme la simple lecture expressive en véritable expérience théâtrale »
« Pendant une heure et demie, les artistes enchaînent les textes, les superposant même, parfois, avec une aisance et une ferveur qui crèvent les yeux »
fait cadeau d’une lecture épique de Regards et jeux dans l’espace de Saint-Denys Garneau. Ce sont Ca-
Le spectacle se conclut par un extrait du Journal de Marie Uguay, dans lequel elle exprime l’amour
Euniden et moi sortons de ce spectacle bouleversés, gonflés d’amour pour le Québec, pour notre langue, pour notre poésie. Nous ne pouvons arrêter de parler de ce que nous venons de vivre. J’épluche la programmation du FIL : cabarets, spectacles, performances et rencontres littéraires tous les jours jusqu’au 4 octobre 2025. Mon ami rit un peu de mon engouement zélé. Je crois qu’il voit qu’en feuilletant la brochure, en imaginant toutes ces rencontres artistiques potentielles, c’est carrément de l’amour que j’ai dans les yeux.̸
LoÏc Arseneau Contributeur
ALEXANDRE COTTON
Jiayuan cao i LE DéLIT
Critique de Mommy, le retour d’Olivier Choinière.
La pièce Mommy, le retour d’Olivier Choinière est une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et de la compagnie de théâtre de créationL’ACTIVITÉ.Lamissiondela pièce : « bousculer le théâtre ». Un objectifindéniablementatteint.
Àtraverslapièce,onsuitMommy,une grand-mère qui revient d’entre les mortspourrendreauQuébeccontemporainsagloired’antan.Elledévoreles humains qui se trouvent sur son passage et forme rapidement sa petite armée de morts-vivants. À ce synopsis déjàpeuconventionnels’ajoutentplusieurs éléments surprenants:chansons du siècle dernier réinterprétées en rap, interactions avec le public, transformation de Jésus en DJ… La pièce devient rapidement une sorte de comédie musicale aux allures d’horreur.
Malgrél’ambiancecomiquequirègne, le message est on ne peut plus sérieux. Choinière dénonce l’extrémisme, la montée en popularité de l’autoritarisme, ainsi que les faux-pas de nos gouvernements, aussi bien provinciaux que fédéraux. Dès le début de la pièce, Fée Clochette (Édith Paquet) et le maître de cérémonie (Félix Beaulieu-Duchesneau) nous avertissent qu’il n’y aura pas de vidéos dans cette présentation, faute de budget. Quelquesminutesplustard,c’estlepréposé aux bénéficiaires (Lyndz Dantiste) qui nous parle des Centres d'hébergement de soins de longue
Théâtre
durée (CHSLD), ces mouroirs où nos aînés font des plaies de lit. Enfin, une influenceuse écologique dénonce les conditions lamentables des écoles publiques et les salaires trop bas des enseignants.
Les personnages critiquent à la fois la droite et la gauche politique dans toutes leurs caractéristiques les plus extrêmes. Des masques représentant entre autres François Legault, Geneviève Guilbault, Gabriel Nadeau-Du-
les
lip-sync sur des extraits de leurs discours politiques.
confusion s’installe. L’allégorie devient plus difficile à suivre, les thèmes sont nombreux, on ne sait
« Les spectateurs sont plongés dans un monde complètement déjanté où Mommy règne en maître et dévore ses ennemis »
Les acteurs sont talentueux et semblentavoirunvraiplaisiràêtresur scène,maispluslapièceavance,plusla
plus très bien ce qu’essaient de dénoncer les personnages. On tombe dans une sorte de creux avant la
scène finale absolument éblouissante, quisedéroulesurlatablede«DJésus» reproduisant le dernier repas de Jésus avec ses apôtres.
Si le message politique se brouille quelque peu, la mise en scène, elle, est époustouflante.Uneimmensecroix,où on lit le nom de Mommy, se dresse derrière la table de DJésus. Cette dernière estornéed’unemultitudedechandelles et de victuailles, dominant la scène par sa hauteur vertigineuse. En bas, un rideau de plastique que les acteurs tirent et replacent crée trois autres pièces, d’où sortent toujours de nouveaux personnages,commel’hystérectomieoula plaiedelit.L’arrièredelascène,couvert de grilles pour créer un drainage, permet l’usage abondant de faux sang. Les côtés de la salle, en quelque sorte les coulisses, sont même inclus dans la mise en scène. Sur de longs comptoirs trônentlesaccessoiresquisontutilisés toutaulongdelapièce.
Cette pièce de théâtre bouscule toutes les attentes. Pendant une heure quarante,lesspectateurssontplongésdans un monde complètement déjanté où Mommy règne en maître et dévore ses ennemis. On alterne entre critique de l’immigration, prix de la laitue et la fabrique de miel des hippies. Un incontournablepourlesdésireuxderéflexion et,surtout,desurprise.̸
ROSE LANGLOIS
Éditrice Culture
Les rhinocéros font ravage sur la scène
Une critique de Rhinocéros d’Eugène Ionesco, mis en scène par Marie-Ève Milot.
Lorsque les lumières s’éteignent dans le théâtre Denise Pelletier, un voyage vers le monde absurde d’Eugène Ionesco commence. La mise en scène de Marie-Ève Milot saisit immédiatement l’attention du public à travers des extraits vidéo mettant en scène des
au public malgré la contemporanéité menaçante de la satire d’un régime totalitaire. Après les trois rappels des interprètes sur scène lors de la première, témoignant du succès immédiat de Rhinocéros, le public ressort le cœur lourd, se posant des questions difficiles mais fondamen-
« Entre les comportements immoraux de certains et leurs répliques adaptées au contexte québécois actuel, la pièce de théâtre vient réveiller chez le spectateur un humour noir propre au 21e siècle »
rhinocéros et leurs instincts primaires.Quellienentreunrhinocéros et la montée des régimes totalitaires, sinon la violence et l’instinct cru de cet animal? Il n’y a peut-être aucune réponse, et ce dialogue inepte entre le public et l’œuvre est justement ce qui témoigne du génie d’Ionesco et de Milot.
La pièce, fondée sur l’humour, réussit avec brio à arracher un rire amer
tales. Seules les pièces de théâtre les plus réussies parviennent à occuper l’esprit des spectateurs pendant plusieurs heures et à ouvrir la porte à des conversations aux arguments sans fin.
Le décor, malgré sa simplicité et son allure dystopique, est réfléchi ; il devient de plus en plus opprimant avec les murs qui se resserrent, formant éventuellement un enclos sans issue,
alors que la rhinocérite, cette maladie qui transforme les humains en de violents rhinocéros, se propage. La mise en scène de Milot cherche à mettre à profit chaque seconde du spectacle, qui n’a pas d’entracte. Même entre les scènes, lors des changements de décors, chaque action des comédiens a une intention artistique et théâtrale. Christophe Payeur, qui occupe le rôle de Bérenger, livre une performance stupéfiante qui laisse le public sans voix. Son interprétation du monologue final et des implications éthiques de son rôle font honneur au personnage que Ionesco avait imaginé et ne laisse rien à désirer.
L’intermédialité de la représentation, mêlant le texte de 1959 à une bande son originale, des jeux de lumière et des effets visuels, dynamise le monument du théâtre de l’absurde qu’est Rhinocéros et le rend d’autant plus pertinent pour le spectateur contemporain. Entre les comportements immoraux de certains et leurs répliques adaptées au contexte québécois actuel, la pièce de théâtre vient réveiller
chez le spectateur un humour noir propre au 21e siècle.
Lorsque la société n’a plus de sens, l’art apporte un certain réconfort aux citoyens à travers des mondes qui n’ont ni queue ni tête. L’absurdité totale de la pièce de Ionesco – le comportement des personnages pleins de contradictions, leurs répliques,leursvaleursetleurmorale, leur façon de se jeter la tête la première dans la gueule des rhinocé-
ros– crée une ambiance cynique et pince-sans-rire qui est garantie de gagner le cœur du public. À travers ces personnages qui attirent l’attention et sa mise en scène sans pudeur, MarieÈve Milot a réussi à redynamiser avec talentlapièced’EugèneIonesco,luifaisanthommageetrappelantaupublicla réalitétoujoursaussitangibledelamenacedelapropagandeetdufascisme.̸
Louane biquin
Contributrice
boisetPierrePoilievresontportéspar
acteurs qui font du
Yanick macdonald
VICTOR DIAZ LAMICH
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Seth Cohen
Rose Langlois
Vincent Maraval Rédacteur en chef Layla Lamrani Production Actualités