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VOIR PLUS LOIN

MAXIMILIEN SEEGER • JÉRÉMY MESTDAGH

VOIR PLUS LOIN

L’HISTOIRE DE DEUX AMIS À LA POURSUITE DU RÊVE PARALYMPIQUE

LIVRE PUBLIÉ

AVEC LE SOUTIEN DE AUDI BELGIUM

« Personne ne prétend que la résilience est une recette de bonheur. C’est une stratégie de lutte contre le malheur qui permet d’arracher du plaisir à vivre, malgré le murmure des fantômes au fond de sa mémoire. »

Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes

Avant-propos

C’était un dimanche après-midi d’automne. En retard, nous avions dévalé quatre à quatre les escaliers de la rue baron Horta. Nous avions couru dans les couloirs du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Essoufflés, nous avions pris place dans les fauteuils en velours rouge du parterre de la Salle Henry Le Bœuf. J’avais invité mes trois enfants à lever les yeux pour admirer le plafond en forme d’œuf et sa rosace géométrique Art déco. Puis, cela avait commencé. Ce n’était ni un spectacle ni un concert : c’était un « journal vivant ». On y avait vu défiler un photographe passionné de fourmis, une linguiste spécialiste des bruits de bouche, une autrice de livres jeunesse, tous racontant leur métier, évoquant leur passion, contant des anecdotes et des histoires fascinantes.

Puis, deux gars d’une petite trentaine d’années avaient fait leur entrée sur scène. Ils avaient retracé leur histoire, leur amitié forte, puis l’épreuve qui les avait menés à se lancer dans le handiski. Avec humour et sensibilité, ils avaient expliqué comment ils pratiquaient ce sport à deux. À cette salle remplie d’enfants et d’adultes, ils avaient délivré des messages forts et universels de fraternité, d’effort, de résilience.

Leur histoire m’avait touchée. Après ce « Live Magazine », j’ai retrouvé Maximilien et Jérémy sans trop d’efforts grâce aux réseaux sociaux. Je leur ai proposé de présenter un projet de livre contant leur aventure à une maison d’édition. Pour son affection pour les belles histoires belges, Racine

était tout indiquée. Les planètes se sont alignées, on s’est rencontrés plusieurs fois à deux, à trois, on a échangé des centaines de messages et de coups de téléphone tardifs, je les ai accompagnés en Autriche pour une compétition et, en quelques mois, ce récit a pris forme. Il est le fruit d’un travail collectif, d’entretiens et de fouilles archéologiques dans les méandres de la mémoire.

La forme choisie est celle du récit choral, tantôt raconté par Maximilien, tantôt par Jérémy, et enfin, par la narratrice externe. Les voix des deux protagonistes se croisent, se distancent et s’entrelacent, comme pour esquisser le mouvement d’un slalom exécuté à deux.

Ce livre raconte une histoire simple : celle de deux amis, d’une maladie muée en handicap, et d’un rêve paralympique. Il raconte aussi les sacrifices, les obstacles, les victoires, les échecs. Mais il veut surtout transmettre le message entendu ce soir-là, sous les spots tamisés de la scène bruxelloise, et inspiré de Walt Disney : « Si vous pouvez le rêver, vous pouvez le faire ». Ce n’est pas la victoire qui compte, mais la mise en mouvement, la persévérance, le pas en avant malgré la souffrance ou le handicap. Car tant qu’on avance, rien n’est vraiment fini.

Si cette histoire peut toucher ses lecteurs et lectrices comme elle a touché la salle ce jour-là, notre objectif sera atteint. Et si elle peut semer des graines d’espoir auprès de quelqu’un qui peine à s’élancer, ce sera aussi génial que remporter une médaille paralympique.

Marie

Tu crois que c’est une question de force ?

Que c’est une question de muscles et de nerfs ?

D’endurance et de persévérance ?

Tu crois que c’est juste une question de tenir ?

D’encaisser, encore, encore, et encore, jusqu’à ce que ton corps lâche et que tu tombes, brisé ?

Non.

Ce n’est pas ça, la vraie résistance.

La vraie résistance, elle est ailleurs.

Elle est dans le souffle que tu donnes à ton pas quand tout te hurle d’abandonner.

Dans cette manière de plier sans jamais rompre, d’épouser la tempête sans en devenir l’esclave.

La force brute ne suffit pas.

C’est la souplesse qui sauve.

C’est l’acceptation qui forge.

Alors tu continues.

Malgré le vent qui te cingle, malgré la douleur qui pulse dans chaque muscle, malgré l’épuisement qui rampe en toi comme une bête affamée.

Parce que tu es plus que ton corps.

Plus que ta fatigue.

Parce que tu es ce pas de plus que tu fais quand tout semble perdu.

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Ce pas de plus qui fait que, demain, quelqu’un se souviendra que tu as marché.

Que tu as tenu. Que tu n’as pas cédé.

Et ce n’est pas une question de victoire.

Pas une question d’être le plus fort, le plus rapide, le plus endurant.

C’est une question d’être là. Encore.

Debout, même à genoux.

Debout, même les yeux noyés.

Debout, même si tout en toi hurle que c’est fini.

Parce que tant que tu avances, ce n’est pas fini.

Texte personnel, signé E. S.

1. Où tout commence

RENTRÉE DES CLASSES

Max

C’était le genre de match qui te colle à la peau pendant des jours. Je revois la balle glisser le long de la ligne de touche, contrastant avec le vert vif du gazon synthétique. Mon cœur bat à toute vitesse, mes jambes savent où elles doivent aller, mes mains savent ce qu’elles doivent faire. Crochet court, élimination, je repique vers l’axe. Elle fuse, parfaitement servie. Je la récupère d’un coup de stick maîtrisé. Les défenseurs s’organisent, trop tard. J’enchaîne les dribbles, j’accélère. Le gardien sort, j’arme, j’attends un quart de seconde, et BAM : shot en revers et c’est goal. Le bruit sec contre le panneau arrière du but est plus jouissif que n’importe quelle ovation.

« Tournez immédiatement à gauche. » La voix du GPS me sort de ma rêverie. Il prédit une arrivée à destination à 16h35. La radio continue de diffuser une chanson de Shakira comme elle l’a fait continuellement durant tout cet été 2006.

Je ferme les yeux et me replonge dans le match d’hier. Pas de célébration personnelle, on court les uns vers les autres, on

s’agglutine pour ne former qu’un seul corps. On vient d’arracher la première place de ce tournoi à la 69e minute. 3-2. Un match serré, tendu, rugueux. Des cartons jaunes, des sticks qui claquent, des duels féroces comme je les aime. Et, à la fin, l’euphorie, l’énergie explosive de l’équipe et le sentiment d’avoir été une pièce clé dans un rouage qui fonctionne à la perfection. C’est pour tout ça que je joue au hockey, que je m’entraîne durant des heures, que toute ma vie tourne autour de ça. Pour cette montée d’adrénaline collective, pour cette seconde suspendue où toute l’équipe vibre au même rythme.

Fosses-la-Ville. Arbre. Besinne. Yvoir. Depuis que la voiture a quitté l’autoroute, les noms indiqués sur les panneaux de signalisation qui jalonnent notre itinéraire dans la campagne namuroise ont des consonances de camps louveteaux. Enfin, de ce que j’en sais : des camps louveteaux, je n’en ai fait qu’un seul. J’ai ensuite été rendu à mes parents qui ont été priés de garder cet enfant trop turbulent, trop remuant, trop surexcité et difficile à canaliser pour les malheureux chefs qui avaient quarante-cinq autres petits garçons à gérer.

C’est une drôle de période, la fin de l’été. On aimerait rester encore blotti dans la chaleur des grandes vacances qui s’étirent durant de longues semaines… Ou continuer à vivre en tee-shirt pour l’éternité. Mais la lumière qui prend des teintes jaune-orange nous rappelle brutalement l’approche de l’automne. On est le 1er septembre et qu’on le veuille ou non, cette date marque toujours un retour à la réalité.

Une dernière bifurcation à gauche, puis à droite, avant d’enjamber la Meuse. Mes parents et moi entamons alors la

courte ascension vers le haut du village de Godinne. Notre course s’achève par la traversée d’un gigantesque parc bordé d’une multitude de terrains de sport et, au bout, un immense édifice en béton clair, dont chaque recoin sera bientôt aussi familier qu’une deuxième maison, l’internat. Ce 1er  septembre-ci est un nouveau départ, un déménagement.

La voiture s’immobilise dans un ballet lent de monospaces et de breaks. Le parking du collège ressemble à une ruche : des portières claquent, des valises à roulettes rebondissent sur les graviers. Autour de nous, des monospaces et des breaks qui déversent des couettes, des lampes de bureau, des posters et de quoi emménager pour l’année dans une petite chambre de pensionnaire, sinon confortable, au moins familière. Des dizaines de jeunes garçons âgés de 12 à 18 ans se mélangent sur ce tarmac qui les emmène vers une destination parfaitement inconnue pour les uns, et déjà extrêmement routinière pour les autres.

Je balaie la foule du regard à la recherche d’une tête familière, et je reconnais Jé. Là, au milieu de ces types qui se ressemblent tous un peu, il dénote avec sa carrure de boxeur et sa dégaine un peu rebelle. Quand on s’est rencontrés l’an dernier, j’ai tout de suite accroché à son caractère brut et sans fard. Il venait d’atterrir à Braine-L’Alleud dans cet immense collège – 600 locaux dont 200 classes, ça plante un décor –, on n’était pas dans la même classe, mais on se retrouvait presque chaque jour à l’étude dirigée et, à la fin de la journée, on attendait le bus ensemble pour rentrer chez nous. On n’était pas les meilleurs élèves, pas les plus dociles

non plus. Plutôt fiers, comme on peut l’être à douze ans, de se donner des airs rebelles.

Pour ma part, les pitreries du gamin un peu trop à l’aise au fond de la classe ont visiblement fini par user les profs et le recteur qui, en juin, ont convoqué mes parents pour une réunion qui s’est terminée par un « Merci et bon vent ». Direction l’internat, donc, où je débarque aujourd’hui en troisième année. J’aurais pu vivre ça comme une punition, car officiellement, je double. Mais officieusement, je repars à zéro : nouveau collège, nouveaux visages, nouveau terrain de jeu…

Mon arrivée ici est davantage une punition qu'un nouveau départ. Je traîne mon sac comme un bagnard. Je n’ai pas doublé, c’est déjà ça. Mais disons que c’est compliqué entre mes parents et moi – ou peut-être l’inverse, je ne sais pas. Alors on m’a inscrit ici, comme mon père en son temps. Pour apaiser les conflits et ramener le calme à la maison. Une tentative de compromis, je crois. Depuis que nous sommes rentrés du sud de la France, où nous avons passé quelques années car nous avions suivi mon père pour son travail, rien ne s’est vraiment remis en place. Cela fait un an, mais j’ai encore du mal à trouver mes marques. Heureusement que j’ai ma boxe : c’est toute ma vie. C’est le judo qui m’a ouvert la voie vers le monde exigeant et fascinant des sports de combat. Je devais avoir cinq-six ans quand j’ai enfilé mon premier kimono. À notre départ en France, j’ai continué dans le club local, j’ai progressé jusqu’à

accéder au niveau de compétition régionale. On en a passé des samedis après-midi, mes parents, ma sœur et moi, à sillonner la région Paca pour mes combats. Mais rapidement, je ne me suis plus senti assez stimulé. Mon esprit de compétition n’était pas suffisamment rassasié.

Alors après environ six ans de pratique, sentant que je n’allais plus progresser, j’ai décidé de changer de sport. J’ai jeté mon dévolu sur la boxe thaï. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce fut un vrai baptême du feu : les gars que je côtoyais au club étaient là pour en découdre, sur le ring et en dehors. Alors mon père venait avec moi et s’intercalait comme un punching-ball entre son fils et les mecs du coin qui venaient juste pour se battre à la sortie de l’entraînement. Je me souviens encore de lui qui esquivait les coups pour protéger son gosse de onze ans, hilare.

J’ai tout de suite adoré la boxe. Elle a encore plus affûté mon rapport à la compétition. L’adrénaline, l’attaque, l’esquive, la concentration, le fait de ne pas avoir droit à l’erreur, que deux secondes d’inattention peuvent te flanquer au tapis. Je m’entraînais partout, tout le temps. Sur des sacs, contre des adversaires imaginaires.

L’an dernier, notre famille est revenue s’installer en Belgique. Dès notre retour, j’ai poussé mes parents pour trouver un nouveau club afin que je puisse continuer à nourrir mon obsession. Et parce qu’entre les entraînements, il fallait bien que j’aille à l’école, mes parents m’ont inscrit dans le collège le plus proche de la maison. Un grand, un immense collège de tradition ultra-classique. C’est là que j’ai rencontré Max, il y a un an. Moi, j’arrivais de ma ZEP, mon

école en  Zone d’éducation prioritaire comme on dit en France, j’avais du gel dans les cheveux, un accent du Sud et une allure de boxeur. J’étais le petit nouveau, « le Français » de service, il était le mec populaire du collège, tout le monde l’aimait bien. Il se foutait de mon look, avec son côté frondeur et moqueur. Je lui rentrais dedans, rugueux et farouche. On est vite devenus très amis. Au fond, je pense que ce qui nous unit, c’est un attrait presque obsessionnel pour le contre-pied. C’est une sorte de réflexe, quasi instinctif ; dès qu’une consigne nous est donnée, on sent monter en nous cette envie irrépressible de la questionner, de la bousculer. Peu importe que ce soit raisonnable ou absurde, légitime ou complètement hors-sujet – on teste. On pousse les limites, juste pour voir. Tester l’autorité, c’est devenu une façon d’exister que l’on partage.

Aujourd’hui, cela me met du baume au cœur de retrouver sa tignasse blond-rousse en arrivant ici, même si on n’est pas dans la même année. L’idée de devenir interne m’enthousiasme franchement moins que lui, et celle d’être vingtquatre heures sur vingt-quatre avec des types en chemise et avec une mèche de cheveux qui leur balaie le visage m’enchante encore moins. Je n’ai rien contre eux a priori, ce ne sont pas de mauvais gars, mais le microcosme très codé du bourgeois privilégié, le conformisme, tout cela m’exaspère et je m’en tiens soigneusement éloigné.

Par-dessus tout, venir vivre ici du dimanche soir au vendredi soir signifie que je vais moins boxer. Suite à d’âpres négociations, mes parents ont demandé au directeur du collège de m’octroyer une dérogation afin que je puisse

prendre le train chaque lundi soir pour aller m’entraîner, et revenir à l’internat bien après l’extinction des feux.

PRÉMICES

Max

Voilà quelques semaines que je suis arrivé ici. Au collège, je me sens pleinement à ma place. La vie d’interne était faite pour moi et je m’y suis lancé à corps perdu. J’ai trouvé un équilibre inattendu, fait de liberté et de routines rassurantes. Les journées s’enchaînent, ponctuées de moments simples avec les copains, que l’on croise à tout moment, dans les couloirs, à l’étude, au dortoir. Une proximité continue et des liens qui se tissent très vite. Pour l’animal social que je suis, c’est du pain bénit.

Le mercredi, je quitte cette bulle et saute dans un train pour retrouver une autre part de moi. Retour à ma source, là où tout a commencé. Le hockey est un fil rouge, un point d’ancrage. J’avais sept ans, un maillot bleu vif, trop grand sur le dos, un petit stick de 28 pouces entre les mains, et un enthousiasme difficile à canaliser. Tellement difficile à canaliser que j’ai commencé par passer des heures sur le banc, à attendre mon tour, à espérer revenir dans les bonnes grâces du coach qui me trouvait trop remuant. Dès mes premiers pas sur ce gazon, j’ai su que ce sport était fait pour moi. Il absorbait mon énergie débordante, il me donnait un cadre sans jamais m’enfermer. Courir, dribbler, accélérer, frapper. Le corps tout entier engagé dans chaque action. Le bruit sec de la balle contre la paroi du but, ce

claquement si particulier, c’est devenu ma petite musique intérieure.

Depuis, je ne l’ai jamais lâché. Le hockey a grandi avec moi. C’est devenu une manière d’être au monde. Chaque entraînement est un repère, chaque match un rendez-vous avec qui je suis profondément : un team player avec un esprit de compétition aiguisé.

En classe par contre, mon énergie refusait obstinément de se laisser canaliser. Je me retrouve souvent au fond, là où mes remarques échappent plus facilement à l’autorité. Depuis tout petit, j’ai du mal à suivre le rythme scolaire. C’est pareil pour ma petite sœur, Louise, qui a un an de moins que moi. « Pas en phase avec le groupe », disaient nos institutrices en primaire. Une formule lisse pour ne pas dire à nos parents qu’on était souvent à côté de nos pompes, cherchant encore quelque chose dans notre cartable quand il fallait avoir déjà achevé un exercice. Petits, on a bien tenté de nous coller des lunettes, mais les porter ne changeait rien. En classe, je passais mon temps à les retirer. Je ne tenais pas en place, les heures assis sur une chaise à fixer le tableau étaient des éternités, et moi un Sisyphe malheureux qui devait reprendre le chemin de l’école chaque jour.

Au milieu de cette scolarité pénible, j’avais entamé cette année avec la curiosité et l’espoir d’un certain renouveau. Je voyais les choses un peu différemment : en tant que doubleur, je pensais avoir pris une petite avance sur les autres. Quand ils buteraient sur les premières équations du premier degré, je saurais déjà comment les dompter.

Mais ces dernières semaines, j’ai commencé à bouger. Littéralement. Petit à petit, j’ai quitté le fond de la classe. Rang après rang, sans vraiment le préméditer, jusqu’à me retrouver presque devant. Non par souci de devenir soudain le premier de classe. Au tableau, les lettres sont floues, les mots se mélangent. C’est comme si de petites taches moins nettes s’étaient incrustées dans mon champ de vision. Je plisse les yeux, les écarquille, j’essaie de recomposer les phrases à partir de ce que je vois clairement. J’accuse la lumière, la craie, le tableau mal essuyé. Je tourne légèrement la tête, teste les angles, espère que cette broutille va disparaître d’elle-même. Toutes les excuses sont bonnes pour ne pas admettre que le problème vient peut-être de moi. Il y a quelque temps, c’était encore discret. Un petit inconfort, une gêne passagère. Aujourd’hui, ça s’installe. Et même si je fais tout pour ne pas y penser, une minuscule inquiétude commence à s’immiscer. Mais à mon âge, on ne s’inquiète pas vraiment. Ou pas encore. On laisse traîner. On oublie. On repousse. Insouciant ou orgueilleux, je reste dans mon rôle. Je fais comme si. Je ne demande pas trop d’aide aux professeurs. Et puis, jusqu’à présent, cela ne me dérange qu’en classe. Quand on est adolescent, ce qui se passe à l’école reste à l’école ; je ne parle pas de mes inquiétudes à mes parents. Le week-end, je pense à autre chose. Je retrouve ma famille, mes amis, mon stick. Je profite. Et j’évite les sujets qui fâchent, sans même m’en rendre compte.

Louise a du mal à suivre à l’école, elle aussi. Moins orgueilleuse que moi, elle s’est ouverte de ses difficultés à notre mère qui l’a emmenée pour une énième visite de

routine chez l’ophtalmo. Après un examen classique, la médecin est restée décontenancée. Il lui a semblé déceler autre chose. Elle a proposé à ma mère de faire passer des examens complémentaires, pour Louise d’abord, mais aussi pour le reste de la famille. De mon côté, il y a un moment où cela bascule. La gêne commence à apparaître aussi sur le terrain de hockey. Personne ne me le fait ressentir, mais je sens que mes coéquipiers progressent plus vite que moi. Pour moi, tout est la faute de l’internat. Malgré mes allers-retours du mercredi pour l’entraînement, j’accumule du retard par rapport aux autres qui continuent à jouer deux à trois fois par semaine. Mon orgueil est blessé, mon esprit de compétiteur insatiable en prend un coup. Allez faire accepter à un gamin de quinze ans, pour qui le hockey est absolument tout, qu’il ne progresse plus. Ce décalage grandissant avec les autres, ce retard qui s’installe malgré mes efforts achèvent de me convaincre de le dire à mes parents. Tardivement, maladroitement, presque à contrecœur. Avec la maladresse de quelqu’un qui touche à quelque chose qu’il préférerait taire.

Un matin, un week-end où je suis chez ma mère, je descends pour le petit-déjeuner. Je suis déjà prêt pour mon match de hockey, j’ai exactement 30 minutes pour lui en parler. Une fenêtre de tir assez limitée, qui me laisse le temps de larguer l’information et de m’enfuir sans en faire un plat. Je lui dis que je vois moins bien qu’avant. Et, à vrai dire, de moins en moins bien. Que cela dure depuis quelques mois. Que cela empire. Qu’au départ c’était limité aux cours, mais qu’à présent je ressens la même gêne, quels que soient le lieu

et les circonstances. Que c’est la consultation de Louise et les résultats de cette prise de sang qui se font attendre qui m’ont poussé enfin à en parler. Pourquoi ne l’ai-je pas fait plus tôt ? Je me disais que ça allait sûrement passer, je ne voulais pas l’inquiéter pour rien, et puis les week-ends passent si vite quand on est interne. Et si c’est pour nous coller à nouveau des lunettes sur le nez alors qu’on sait pertinemment que cela n’améliore pas notre vision, à quoi bon ?

À son silence interrogateur et inquiet, la voyant planifier un nouveau rendez-vous chez l’ophtalmo, j’ai le pressentiment que désormais, tout ne sera plus si naturel qu’avant, pour Louise et moi.

2. Camion-poubelle et vitamine A

INCOMPRÉHENSION

Max

Le rendez-vous chez l’ophtalmo familial a été obtenu rapidement. J’entre avec Maman et Louise dans la salle d’attente qui sent le désinfectant. Des piles de Top Santé et Psychologies tiennent en équilibre sur une table basse. Une plante verte déposée dans un coin penche mollement vers la lumière. Au mur, une coupe oculaire me fixe comme un œil borgne.

Je ne suis pas vraiment stressé. Juste impatient que ça passe. Dans ma tête, je viens pour des lunettes. Rien d’extraordinaire. Je vois flou, on va corriger cela. Si tu as les dents de travers on te met des plaquettes, si ton dos est tordu on te fait porter des semelles orthopédiques. Des trucs d’adolescence qu’on te colle pendant quelques années, le temps que ça se règle ou le temps qu’on t’opère. Alors qu’on en finisse, qu’on me file ces maudits binocles qui vont terminer écrasés dans le fond de mon sac à dos. Je ne pense pas une seconde qu’il pourrait s’agir d’autre chose.

La médecin nous invite à entrer d’une voix claire, posée. Elle porte une blouse blanche et un regard neutre. Les stores sont à moitié baissés, la lumière tamisée. Je m’installe sur la chaise, le dos un peu trop droit, les mains sur les genoux.

Elle a déjà vu Louise il y a quelques semaines et me demande à mon tour d’expliquer la raison de notre venue. Je réponds machinalement.

« Je vois flou, des taches me brouillent la vue. »

Elle hoche la tête et entame sa batterie de tests.

Je lis les lettres du tableau. Je cligne des yeux. Elle me demande de lire la ligne du bas.

« Un E ?... Un P ? »

Les lettres dansent, se brouillent, certaines disparaissent. Elle me fait asseoir devant une grosse machine grise. Je pose mon menton sur l’appui en plastique, et regarde au fond du boîtier. Sur l’écran, se projette une image floue. Une sorte de ballon de plage, je crois. Ou un parasol. Elle change les verres, me demande si c’est mieux. Je dis oui, mais il me semble que c’est à peine différent. Peut-être est-ce moi qui commence tout doucement à fatiguer. Elle recommence ses tests dans un autre ordre, puis passe à l’examen de Louise pour comparer avec ce qu'elle vient de voir chez moi.

Elle ajuste les verres, recommence. Enfin, elle s’immobilise. Un court silence embarrassé suspend l’examen. L’ophtalmo finit par se tourner vers ma mère.

« Je suis navrée, je vais être honnête, dit-elle. J’ai une idée de diagnostic en tête. En comparant les examens de vos enfants, il me semble qu’il pourrait s’agir d’une pathologie

génétique. Mais il y a quelque chose que je ne suis pas en mesure de détecter car je n’ai pas le matériel adéquat. Je vais devoir vous aiguiller vers un de mes confrères qui sera mieux outillé que moi pour déterminer ce qu’il se passe. »

Je sens l’interrogation de ma mère qui reste sur sa faim. Quant à moi, insouciance de l’âge sans doute, la scène semble me contourner. Je la vis comme un spectateur. Ce n’est pas grave, me dis-je. Ce n’est juste pas encore clair. L’ophtalmo continue. Elle parle de ce confrère à Gand, un spécialiste, une sommité. Moi, je hoche la tête. Je me dis : « OK, c’est plus complexe que prévu. » Mais ce n’est pas un drame. Pas encore. Je maudis les cours que je vais devoir rattraper si ce rendez-vous s’éternise. Je pense à tout sauf à ce qu’elle vient de dire. Je sors du cabinet sans me poser de question. On verra bien ce que dira le spécialiste. No big deal , la vie continue.

Le propre des spécialistes, c’est que leur temps semble suivre une autre cadence que celle du reste du monde. Malgré une prise en charge prioritaire des jeunes patients, ma sœur et moi allons devoir attendre quelques mois avant le rendez-vous avec cet éminent professeur, à Gand. Je sens que mes parents retiennent leur souffle. Pour moi, la vie continue et s’articule tant bien que mal autour de la triade hockey-copains-école, où entre-temps je suis passé en quatrième. Pour mon plus grand plaisir, Jé a doublé son année. On n’est pas dans la même classe, mais on partage le même dortoir. On ne partage pas vraiment la même bande d’amis, on a chacun nos mondes et le seul point commun entre ces mondes, c’est nous. On parle de nos passions pour

Camion-poubelle et vitamine A

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