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Traduction du néerlandais : Pierre Lambert
Couverture : Herman Houbrechts (Beeldzorg)
Mise en pages : Studio Lannoo en collaboration avec Banananas
© Éditions Lannoo S.A., Tielt, 2024 et Nico Wouters D/2024/6852/20 - ISBN 9782390252559 - NUR 688
Tous droits réservés. Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée dans une banque de données automatisée ni divulguée sous quelque forme que ce soit, électronique, mécanique ou autre, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur. L’éditeur s’est efforcé de régler les droits d’auteurs selon les dispositions légales. Toute personne estimant qu’elle peut faire valoir certains droits peut encore s’adresser à l’éditeur.
Inhoud 7 Introduction 14 Remerciements 16 Chapitre I Une entreprise nationale 31 Chapitre II Au cœur de la tourmente 46 Chapitre III Un saut dans l’inconnu 71 Chapitre IV La nouvelle donne 98 Chapitre V Une entreprise occupée 182 Chapitre VI Déportations 209 Encart photographique Entre coopération et résistance 295 Chapitre VII Opposition et résistance 347 Chapitre VIII Épuration et nouveau départ
6 382 Conclusion 402 Annexe 411 Liste d’abréviations 412 Liste des sources 425 Bibliographie sélective 433 Notes 488 Index alphabétique
Introduction
Ce livre a vu le jour à la suite d’une demande formulée par Georges Gilkinet, vice-Premier ministre et ministre de la Mobilité, et Stéphanie D’Hose, présidente du Sénat de Belgique. Le 27 janvier 2022, ils ont chargé le Centre d’études Guerre et Société (CegeSoma) de rédiger un rapport sur le rôle de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) dans les déportations par l’occupant allemand de persécutés raciaux (Juifs et Tsiganes), persécutés politiques (opposants et résistants) et victimes du travail obligatoire au cours de la Seconde Guerre mondiale. Cette étude devait notamment répondre à deux questions : la SNCB a-t-elle pris en charge des trains de déportation pendant la guerre et, si oui, a-t-elle été rétribuée pour ces services ?
En l’état actuel de nos connaissances, 189 542 travailleurs forcés, 25 490 Juifs, 16 081 prisonniers politiques et 353 Tsiganes ont été déportés de Belgique vers l’Allemagne ou vers « l’Est » entre 1941 et 1944. La grande majorité de ces déportations ont eu lieu par voie ferrée. Il est notoire que la SNCB a pris en charge ces convois. Mais comment et pourquoi ? Des questions simples qui appellent toutefois des réponses nuancées.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la SNCB est un véritable mastodonte d’intérêt stratégique pour le pays. La Société nationale des chemins de fer est à la fois la plus grande entreprise de Belgique et le plus grand service public. Elle le restera durant toute l’Occupation, entre 1940 et 1944. Pendant la guerre, la population et l’industrie belges dépendent entièrement du trafic ferroviaire pour le ravitaillement en matières premières et en denrées alimentaires. Mais le régime nazi a tout autant besoin de la SNCB. L’occupant veut incorporer les lignes ferroviaires belges dans un réseau de transport international pour construire le « grand espace vital économique allemand ». L’entreprise constitue un maillon essentiel dans l’exploitation de l’économie belge par les Allemands. La SNCB se
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trouve en outre impliquée dans la politique de répression nazie et dans la fourniture de matériel militaire. L’immense offensive contre l’Union soviétique, à partir de juin 1941, est tributaire d’un approvisionnement efficace par voie ferrée, et le réseau belge y contribue aussi. La SNCB devient ainsi l’exemple peut-être le plus éloquent de ce que l’on appelle en Belgique la « politique du moindre mal »1 pour faire référence à la coopération des autorités et des entreprises belges avec l’occupant allemand. Cette coopération se distingue fondamentalement de la collaboration. Elle a pour objet de défendre les intérêts belges et doit, en théorie, rester dans les limites du droit belge et du droit international de la guerre. En théorie, car il apparaît bien vite que cette coopération avec la puissance occupante donne lieu à de terribles dilemmes au cours de la guerre.
Qu’en est-il de la SNCB ?
Le rôle de la SNCB pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas fait jusqu’ici l’objet d’études approfondies. Le premier livre notable sur la SNCB en temps de guerre a été publié en 1985 par Claude Lokker, sous le titre Des bâtons dans les roues. Les cheminots belges durant la deuxième guerre mondiale. Malheureusement, cet ouvrage est aussi dépourvu de notes explicatives et de références aux sources qu’il est dénué de sens critique2. À l’époque, Lokker s’inscrivait encore pleinement dans la tradition selon laquelle la SNCB se serait collectivement engagée dans la Résistance. Un jalon important est constitué par Le Temps du train : 175 ans de chemins de fer en Belgique – 75e anniversaire de la SNCB, paru en 20013. Ce livre reste aujourd’hui l’ouvrage de référence sur l’histoire des chemins de fer belges. Il inclut un chapitre sur la Seconde Guerre mondiale, rédigé par Paul Van Heesvelde4. Au cours des dernières décennies, cet historien a publié plusieurs articles de premier plan sur le passé de guerre de la SNCB5. Dans l’ouvrage La Belgique docile de 2007, également fruit d’une étude commandée par le gouvernement, j’ai moi-même écrit
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un bref chapitre sur le rôle de la SNCB dans les déportations de Juifs et de Tsiganes6. Ce texte ne traitait la question qu’assez superficiellement. Oui, la SNCB a tracté des trains de déportation de Juifs, mais la manière dont cela s’est déroulé au juste n’est pas approfondie. La question de possibles compensations financières reçues par la SNCB est, elle, entièrement passée sous silence. Cette étude a néanmoins marqué un tournant dans la prise de conscience publique. Depuis lors, il est communément admis que la SNCB a procédé à des déportations de Juifs. Lors de l’inauguration de Kazerne Dossin à Malines en novembre 2012, la SNCB a fait don d’un wagon historique, qui a désormais sa place sur le site rénové du musée et du mémorial. À cette occasion, le patron du holding SNCB de l’époque, Jannie Haek, a reconnu ouvertement que la SNCB avait contribué à ces déportations. Il se basait dans une large mesure sur les conclusions du rapport et du livre publiés en 2007. Le musée Train World fait également écho à cette thèse sur son site Internet : « À partir de 1941, le régime nazi ne fournit plus de conducteurs de trains. Les machinistes belges vont devoir assurer seuls la conduite des convois, y compris les trains militaires allemands. Devenue un chaînon de la logistique infernale nazie, la SNCB participe alors à la déportation des Juifs et des Tsiganes de Belgique ainsi que ceux du Nord de la France7. »
Le rôle de la SNCB dans les déportations de Juifs n’est donc plus un secret pour personne depuis 2007. Cependant, de nombreuses questions restaient sans réponse. Qui a pris quelles décisions sous l’Occupation ? Des protestations ont-elles eu lieu et étaient-elles à vrai dire possibles ? Comment la Résistance a-t-elle réagi au sein de l’entreprise ? La SNCB a-t-elle reçu de l’argent pour la prise en charge de ces convois de déportation ? Pour répondre à ces questions et à d’autres, il fallait étudier plus en détail le passé de guerre de la SNCB. Seule la prise en compte du contexte historique permettrait d’obtenir une analyse nuancée. Cette approche élargie était également nécessaire pour compenser les importantes lacunes en matière d’archives.
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Le problème des sources
Cette étude s’est en effet heurtée à d’importantes lacunes en matière de sources. Il n’existe pas de « dossier central » dans les archives sur ce que nous appelons aujourd’hui les convois de déportation pendant la Seconde Guerre mondiale8. Par ailleurs, ceux-ci ne sont pratiquement jamais mentionnés dans d’autres documents de la SNCB. Ce livre s’emploie à expliquer ce silence. On ne trouve aucune mention de la SNCB ni de diverses entreprises ou organismes allemands dans les archives de la Banque d’émission ou dans celles du Service du séquestre de l’administration des Domaines (toutes deux aux Archives générales du Royaume, dépôt Joseph Cuvelier à Bruxelles). Si les fiches alphabétiques « Dommages de guerre » constituent un fonds particulièrement intéressant pour approfondir les recherches, elles ne se sont pas avérées d’une grande utilité pour la présente étude. L’appel lancé durant l’hiver 2022-2023 pour trouver des témoins et des archives privées à travers les canaux du CegeSoma/Archives de l’État, de Kazerne Dossin, de la Fondation Auschwitz et de la SNCB (notamment dans la revue du personnel Le Rail/Het Spoor) n’a suscité que de rares réactions. Nous avons par ailleurs contacté soixante et une communes situées sur la principale route de déportation des Juifs en Belgique, ce qui a donné lieu à une dizaine de réponses positives d’archives locales. Mais comme aucun des fonds signalés ne s’est avéré réellement pertinent pour nos recherches, nous avons finalement décidé de ne pas les consulter. À cela s’ajoute la disparition d’importantes sources archivistiques. De nombreux « documents opérationnels » ont été détruits immédiatement après leur utilisation, comme les carnets de block, les bulletins de mise en marche décrivant l’itinéraire à suivre, les indicateurs (mentionnant les gares de départ et d’arrivée et les lignes), les bons de commande de l’Eisenbahn Betriebs Direktion Brüssel (EBD-Brüssel) ou encore les tableaux-horaires9. C’est aussi le cas pour les Sonderzüge ou trains spéciaux, qui ont joué un rôle clé dans les déportations. De nombreuses archives centrales de la SNCB
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n’ont pas non plus été conservées, comme les archives de la direction des finances, les dossiers disciplinaires du personnel ou certaines archives (procès-verbaux, correspondance) des cadres supérieurs, tels que le conseil de direction, les directeurs des ateliers centraux, les ingénieurs en chef des directions du Matériel, de l’Exploitation ou de la Voie. La disparition involontaire d’une partie des archives de l’entreprise s’explique aussi par le fait que la SNCB estimait autrefois ne pas être soumise à la loi sur les archives, et n’autorisait donc pas les inspections ou les transferts aux Archives de l’État10. Le ministère de la Justice n’a pas non plus conservé les documents relatifs à l’utilisation des véhicules cellulaires11. Fort heureusement, nous avons pu avoir accès à d’importantes ressources archivistiques encore existantes. Nous avons compulsé en priorité les archives du service du personnel de la SNCB, notamment les dossiers des agents condamnés pour incivisme, versés aux Archives générales du Royaume12. Le dépôt Joseph Cuvelier conserve les archives des anciennes juridictions militaires relatives à la répression de la collaboration après la guerre, dont l’enquête judiciaire sur la SNCB et (entre autres) le directeur général Narcisse Rulot, des documents essentiels pour cette étude. Nous avons aussi eu la chance de pouvoir consulter un fonds important relatif au directeur général Rulot dans les archives de l’État à Namur. Les archives du secrétariat des organes de gestion de la SNCB nous ont également été très utiles. Ce service possède encore plusieurs collections sur la période de guerre, dont l’enquête disciplinaire à l’encontre de Rulot et les procès-verbaux des réunions du conseil d’administration et du comité permanent. Les documents conservés par le Centre d’archives et de documentation de la SNCB sont très disparates. Nous avons surtout pris connaissance des avis et autres pièces relatives aux sabotages sur le réseau ferroviaire. Nous avons en outre compulsé de vastes fonds allemands, comme ceux du Reichsverkehrsministerium et de la Hauptverkehrdirektion
Brüssel (HVD-Brüssel) aux Archives fédérales de Berlin, ainsi que l’Organisation und Geschäfstverteilung sowie Personalangelegen-
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heiten der WVD Brüssel aux Archives fédérales militaires à Fribourg-en-Brisgau. Au CegeSoma (Archives de l’État), les archives des différentes organisations de résistance pendant la Seconde Guerre mondiale nous ont été d’un grand secours. Parmi les dossiers sur les victimes de guerre (Archives de l’État), les documents relatifs au « XXe convoi » se sont révélés particulièrement instructifs. Des témoignages oraux conservés à la Fondation Auschwitz nous ont également fourni des informations complémentaires. Vous trouverez en fin d’ouvrage la liste des abréviations des différentes instances allemandes et de tous les fonds d’archives consultés, ainsi qu’un appareil de notes extensif.
Le passé de guerre de la SNCB
Mentionnons maintenant les principales questions auxquelles ce livre entend répondre. Des trains et du personnel belges ont-ils été mobilisés pour réaliser les déportations et, si oui, de quelle manière concrètement ? Les déportations ont-elles donné lieu à des compensations financières ? Qui porte la responsabilité des décisions prises et quelle a été la position adoptée par la SNCB dans la politique générale de coopération économique avec le Troisième Reich ? Quelles relations entretenait-elle avec la puissance occupante ? Existait-il des marges de négociation et, si oui, en a-t-on fait usage ? Comment la Résistance s’est-elle organisée au sein de la SNCB ? En quoi a consisté l’épuration d’après-guerre et a-t-elle pris en compte les déportations ? La SNCB a-t-elle fait l’objet de questions ou de griefs après la Libération ?
Au fil de huit chapitres, nous traitons successivement de la structure de la SNCB et de ses relations avec la tutelle politique avant la guerre, des conséquences de l’invasion allemande en mai 1940, des négociations difficiles et chaotiques pendant les premières semaines de l’Occupation, des accords conclus et de la répartition des pouvoirs entre la SNCB et l’occupant allemand. Nous examinons
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ensuite les nouveaux rapports de force au sein de l’entreprise, la question délicate des « prestations militaires » pour l’occupant, la politique de productivité définie par la direction et la politique sociale en faveur du personnel. Enfin, nous abordons la question spécifique des convois de déportation et de leur indemnisation financière, la Résistance et les actes courants d’opposition au sein de l’entreprise, l’épuration d’après-guerre et la relance stratégique après la Libération. Dans la conclusion, nous nous penchons sur les responsabilités dans une perspective historique et suggérons divers enseignements.
Vaste programme, certes, mais nous ne prétendons nullement avoir dit le dernier mot sur le passé de guerre de la SNCB. Compte tenu de la date limite fixée pour la remise du rapport, nous disposions de dix mois pour mener nos recherches et de cinq mois pour rédiger nos conclusions. Il reste beaucoup à dire entre autres sur les questions techniques, le contexte social du personnel, la Résistance, les épurations et la politique financière d’après-guerre ; sans oublier la version allemande de cette histoire. Chacun de ces aspects, et bien d’autres encore, mériterait un livre à part entière. Précisons pour terminer que le présent ouvrage ne se veut aucunement un réquisitoire contre la SNCB. Notre intention n’était ni de l’attaquer ni de prendre sa défense. Nous voulions simplement regarder l’histoire en face pour en comprendre mieux les enjeux. Nous avons donc évité soigneusement toute vision simplificatrice et sans nuances où les « héros » feraient face aux « méchants ». Le passé de guerre de la SNCB n’a pas grand-chose à voir avec la collaboration. Cela rend cette histoire d’autant plus fascinante, car c’est précisément dans la zone grise que se situent les choix les plus difficiles à prendre et, partant, les leçons les plus intéressantes à tirer.
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Remerciements
Je remercie le ministre Gilkinet et la présidente du Sénat D’Hose, ainsi que tous les membres de la commission des Affaires institutionnelles du Sénat, pour la confiance accordée au CegeSoma/Archives de l’État. L’étude a été amorcée en août 2022, dans le but de remettre un rapport final en novembre 2023. Le présent livre offre une version plus étoffée du rapport à l’intention du grand public. De nombreuses autres personnes méritent toute ma gratitude. En premier lieu ma collaboratrice Florence Matteazzi, qui a recueilli une partie du matériel et a effectué des recherches sur la Résistance à la SNCB. Un grand merci également aux membres du comité scientifique de consultation : Michaël Amara (chef de travaux principal aux Archives générales du Royaume), Grégory Célerse (historien et chercheur au musée de la Résistance de Bondues, France), Frédéric Crahay (directeur de la Fondation Auschwitz), Dirk Luyten (coordinateur de la recherche au CegeSoma), Hinke Piersma (responsable de recherche et directrice adjointe du NIOD, Institut d’étude sur les guerres, l’holocauste et les génocides à Amsterdam), Laurence Schram (chercheuse attachée à Kazerne Dossin), Veerle Vanden Daelen (commissaire, responsable des archives et de la recherche à Kazerne Dossin), Bart Van der Herten (chercheur en histoire des chemins de fer et des transports, consultant indépendant et coach) et Paul Van Heesvelde (chercheur en histoire des chemins de fer et des transports). Je remercie tout spécialement Paul Van Heesvelde et Dirk Luyten d’avoir bien voulu relire une partie du manuscrit. Ma reconnaissance va aussi à Laurence Schram pour m’avoir permis de consulter ses archives de recherche. Outre le comité, je tiens à témoigner ma gratitude envers les services administratifs et de documentation de la SNCB. Ils m’ont donné accès à toutes leurs archives et ont collaboré activement à la recherche des sources encore existantes. Je pense tout spécialement à Lawrence Van Haecke, du service des archives et de la documentation, et aux deux bénévoles
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Michel Thiry et Paul Pastiels. Gieslinde Schampheleer et Nathalie Boulanger, du secrétariat des organes administratifs de la SNCB, ont très gentiment mis à ma disposition les archives encore conservées. C’est avec la même gentillesse que Nathalie Ledent m’a rendu ce service chez HR Rail. Merci également à trois jeunes et talentueux chercheurs qui ont accompli un excellent travail. Ruben Lateur et Sybren Logghe ont étudié l’un la Résistance à la SNCB à Malines, Tirlemont, Landen et Louvain et l’autre l’épuration d’après-guerre à la SNCB pour leurs mémoires de master à l’Universiteit Gent. Kris Van der Aar, de la Radboud Universiteit à Nimègue, s’est quant à lui penché sur l’épuration d’après-guerre aux secrétariats généraux et à la SNCB dans le cadre de son master de recherche au CegeSoma. Johannes van de Walle, Jan Naert et Joachim Derwael du dépôt Cuvelier des Archives générales du Royaume et Gertjan Desmet du CegeSoma ont fourni des conseils précieux pour les recherches archivistiques, notamment en rapport avec les juridictions militaires, les dommages de guerre et à l’Office de récupération économique (ORE) au sein des Archives générales du Royaume. Gertjan Desmet a également été l’un des lecteurs critiques du rapport. L’archiviste à la retraite Luc Vandeweyer a été d’une grande aide pour les recherches aux archives de la Banque d’émission et du Service du séquestre (Archives générales du Royaume). Gert De Prins et Alexandra Matagne des Archives des victimes de guerre (Archives générales du Royaume) m’ont donné des conseils précieux sur la manière d’utiliser leurs abondantes archives. Jos Decelle, ancien directeur d’Infrabel, a également relu le rapport final et certaines parties du livre.
Je tiens aussi à saluer les éditions Lannoo pour leur soutien : Pieter De Messemaeker, Michiel Verplancke, Jan Vangansbeke et Pierre Lambert. Enfin, je veux remercier tous mes collègues du CegeSoma pour leur compréhension : au cours des dix-huit mois qu’a duré ce projet, j’ai encore eu moins de temps à leur consacrer que d’ordinaire… Je suis infiniment reconnaissant à tous ceux qui ont lu le manuscrit d’un œil critique. J’assume l’entière responsabilité des éventuelles erreurs.
r emerc I ements 15
Chapitre I
Une entreprise nationale
La création de la SNCB
La Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) voit le jour le 1er septembre 19261. Sa création met fin à plus de quatre-vingt-dix années d’exploitation d’une grande partie du réseau ferroviaire par les Chemins de fer de l’État belge, c’est-à-dire par l’État lui-même. La décision de confier la gestion du réseau ferroviaire à une « entreprise industrielle autonome » marque un tournant radical, précédé par plusieurs décennies de débats. En effet, la question a constitué un dossier épineux dès la fin du XIXe siècle. Au tournant du siècle, tout le monde s’accordait à dire que la gestion financière, en particulier, devait gagner en transparence. Mais c’est en vain que divers gouvernements ont cherché à élaborer des plans concrets en ce sens. Le déblocage de la situation en 1926 s’explique essentiellement par la grave crise financière que traverse alors la Belgique. Le nouveau gouvernement d’union nationale, dirigé par le catholique Henri Jaspar, se voit confier la lourde tâche de sauver la Belgique de la faillite. Beaucoup placent leurs espoirs en Émile Francqui, le puissant dirigeant de la Société Générale, nommé ministre extraparlementaire au sein de ce gouvernement2. Francqui a un plan tout prêt. Quelques mois auparavant, il a déposé une proposition visant à créer une société anonyme qui exploiterait les chemins de fer. Ce ministre sans portefeuille au sein d’un cabinet de crise parvient à imposer ses vues : la Société nationale des chemins de fer belges est constituée par la loi du 23 juillet 1926. L’État reste propriétaire du
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réseau ferroviaire, mais en accorde les droits d’exploitation à la SNCB pour une période de 75 ans. La Société étant un organisme d’intérêt public de catégorie B, la voie est libre pour la mobilisation de capitaux publics. C’est un point très important, car les créanciers de l’État seront tenus d’échanger leurs obligations d’État contre des actions de cette nouvelle société. Les détenteurs de la dette publique en deviennent donc actionnaires. La valeur totale de l’exploitation est estimée à 11 milliards*. Des bons du Trésor pour une valeur de 4,2 milliards seront ainsi convertis en actions de la SNCB3. Cette opération permet de réduire la dette publique à court terme et de stabiliser la monnaie4. Le maintien du franc belge à un bas niveau entraîne une dévaluation de la monnaie, qui procure un avantage concurrentiel à l’industrie belge sur le marché international. Aussi la constitution de la Société se traduit-elle immédiatement par une période de hausse des exportations. La création de la SNCB est assurément le principal fait d’armes de ce gouvernement éphémère.
Mais les socialistes ont du mal à digérer cette réforme, dictée selon eux par les industriels. D’ailleurs, les organisations syndicales reprocheront pendant des années à la SNCB de marcher à la baguette du grand capital. Si les socialistes finissent par capituler, c’est en raison du rôle important que cette loi accorde à la commission paritaire et aux syndicats dans la nouvelle société ferroviaire.
Sans nul doute, la création de la SNCB accroît considérablement l’emprise de l’industrie privée sur la gestion des chemins de fer. Alexandre Galopin, directeur de la puissante Société Générale, participera à la négociation du statut du personnel en tant que membre du conseil d’administration de la SNCB5. Pourtant, il ne s’agit en aucun cas d’une privatisation déguisée6. Lors des discussions préliminaires de la loi de 1926, il est clairement stipulé que la SNCB sera « une société privée d’intérêt national7 ». Son futur directeur général, Narcisse Rulot, le formulera plus tard en ces termes : « Le chemin de fer est avant tout un service public. (...) De manière
* Sauf indication contraire, tous les montants dans cet ouvrage s’entendent en francs belges (NDT).
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générale, il doit faire passer l’intérêt public avant le profit8. » À ses yeux, la SNCB est « la plus grande entreprise industrielle du pays et le plus grand service public ». L’État belge et les pouvoirs publics
conservent une mainmise importante sur la nouvelle société. Non seulement l’État reste propriétaire du réseau ferroviaire, mais l’on met aussi en place des mécanismes stricts de contrôle politique. Actionnaire majoritaire, le gouvernement domine le conseil d’administration. Qui plus est, dix-huit membres du conseil, dont les représentants des secteurs industriels concernés, ne sont pas nommés par l’assemblée générale mais par le Roi. Les syndicats ne désignent que trois représentants du personnel9, mais les pouvoirs étendus de la commission paritaire et la cogestion leur donnent un grand poids (pour l’époque) au sein de la SNCB10.
Le conseil d’administration, qui se réunit une fois par mois, valide toutes les décisions stratégiques et les décisions opérationnelles majeures11. Le ministre des Communications et des Transports possède une voix délibérative et préside le conseil lorsqu’il y assiste. Chaque membre affiche une couleur politique. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le conseil est composé de neuf catholiques, sept socialistes et cinq libéraux. Son président est Victor Parein, catholique et ancien président du Boerenbond (Ligue des paysans). Il jouera un rôle important sous l’Occupation. Les vice-présidents sont Gaston Ithier et Gustave Lambert. On trouve encore d’autres figures de premier plan parmi les membres, comme le patron du syndicat socialiste Joseph Bondas, l’échevin catholique d’Anvers (et plus tard ministre) Paul-Willem Segers et l’échevin libéral de Gand Henri Story12. La SNCB compte en outre un comité permanent composé de quatre membres délégués du conseil d’administration. Ce comité, également présidé par Parein, suit de plus près la gestion journalière de la Société. Il se réunit une fois par semaine pour préparer les décisions du conseil d’administration. Ses trois autres membres sont les deux vice-présidents du conseil, le libéral Cousin et le socialiste Lambert, ainsi que le catholique Frantz Loontjens.
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Mais la tutelle politique de la SNCB ne s’arrête pas là. Les tarifs, les grandes orientations commerciales et la politique immobilière doivent aussi être approuvés par le gouvernement. Par ailleurs, toute extension du réseau et les emprunts d’une certaine importance doivent obtenir l’aval du Parlement. En revanche, la SNCB n’est pas tenue de faire contrôler sa comptabilité par la Cour des comptes.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la SNCB gère 4 846 kilomètres de voies ferrées et un parc de 3 414 locomotives et de 110 000 wagons et voitures13. En 1926, les effectifs de la SNCB s’élèvent à pas moins de 119 000 agents. Au sein de la nouvelle entreprise, ces personnes ne sont plus des fonctionnaires de l’État, mais des employés14. Il va sans dire que la préservation des droits acquis est un point délicat que la commission paritaire doit négocier15. Le statut du personnel de la SNCB ne sera approuvé qu’en octobre 1932. Ces longues négociations renforcent la position des syndicats. Le personnel de la SNCB bénéficie d’une protection sociale très étendue pour les normes de l’époque16. Un avis du 1er février 1940 interdisant au personnel de la SNCB d’adhérer à des organisations « antinationales »17 montre que l’on a en réalité affaire à des fonctionnaires déguisés. Contrairement aux travailleurs du secteur privé, le personnel de la SNCB n’est pas non plus autorisé à faire grève. Le financement de cette « fonctionnarisation » est assuré en grande partie par des licenciements massifs. En 1937, le nombre d’agents chute brutalement à 83 854 et, au 31 décembre 1939, il n’est plus que de 72 556. Sous l’Occupation, l’effectif augmente à nouveau de façon spectaculaire jusqu’à 97 862 cheminots en 1944, mais ce ne sera qu’un pic temporaire : en 1951, la SNCB ne comptera plus que 80 357 travailleurs.
On le voit, la SNCB est un mastodonte hybride. D’une part, elle imite la gestion des entreprises privées, avec une forte représentation des principaux secteurs industriels au sein du conseil d’administration et un modèle commercial. D’autre part, elle reste une entreprise d’intérêt public et d’importance stratégique nationale,
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soumise en tant que telle à un contrôle strict de la part des autorités politiques18. Autrement dit, on est en présence d’une entreprise publique gérée comme une entreprise privée19. Formellement, la SNCB est une société autonome et non une entreprise d’État. Ce statut s’avérera crucial pour la prise de décisions pendant l’occupation allemande.
Un nouveau grand patron
Le directeur général joue un rôle central en tant que grand patron de la SNCB. Sélectionné et proposé par le conseil d’administration, il est censé travailler en bonne entente avec celui-ci. L’homme qui dirigera la SNCB pendant la majeure partie de l’Occupation est donc l’un des protagonistes de notre histoire. Il a pour nom Narcisse Rulot. Né en 1883 à Clavier, cet ingénieur civil des mines diplômé de l’Université de Liège connaît tous les rouages des chemins de fer belges. Il y entre en juin 1906, à l’atelier de Gentbrugge, avant de gravir tous les échelons. Pendant la Première Guerre mondiale, il participe à l’aide sociale aux cheminots et prend la tête, en 1917, du service des transports du Comité national de secours et d’alimentation. En 1925, on lui confie un poste de direction à la Compagnie du Chemin de fer du Congo. Trois ans plus tard, il revient en Belgique pour diriger le service du Matériel de la nouvelle SNCB. En mars 1933, il est nommé au poste suprême de directeur général de la Société. L’une de ses principales réalisations avant la guerre est l’électrification de la ligne Anvers-Bruxelles en 1935, financée par le gouvernement d’union nationale de Paul Van Zeeland. Autrement dit, Rulot est un technicien et un gestionnaire chevronné qui a fait toute sa carrière aux chemins de fer.
Les organisations syndicales jouissaient déjà d’une solide position au sein des Chemins de fer de l’État belge. À l’issue de la Première Guerre mondiale, elles avaient obtenu d’importants acquis sociaux, comme l’indexation des salaires, la journée de huit heures
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