

Nifle et ReNifle les manuscrits de madame Patchouli
Illustration de couverture : Emma Constant
Graphisme de couverture : Olivier Douzou
© Ăditions du Rouergue, 2023
www.lerouergue.com
Aurélie Magnin

NIFLE ET RENIFLE les manuscrits de madame Patchouli
Illustrations de Emma Constant

La lecture Ă voix haute de ce tapuscrit en prĂ©sence dâanimaux de compagnie* peut entraĂźner dâheureuses â et bizarroĂŻdes â consĂ©quences.
*Aucun test nâa Ă©tĂ© pratiquĂ© Ă ce jour sur les animaux des forĂȘts, insectes et autres poissons, mais des comportements positivement patchoulesques ne peuvent ĂȘtre exclus.
« EnquĂȘter, câest avant tout reconnaĂźtre un bon mystĂšre quand on en croise un. »
Deviens une enquĂȘtrice avec GĂ©nialigĂ©nialo, p. 12 â VolĂ©s ! Disparus ! sâexclame une vieille dame.
Son cri fait se dresser les oreilles de Nifle et ReNifle, les deux bassets de Joe.
Joe, câest moi, enquĂȘtrice en cheffe du bureau dâenquĂȘteurs situĂ© dans la cabane du jardin. La vieille dame qui vient de

sâexclamer est lâune de mes clientes. Bon, dâaccord : mon unique cliente. Câest la seule Ă avoir suivi les panneaux en carton depuis la crĂ©ation du cabinet. Peut-ĂȘtre parce que je nâai pas mon bureau dans une haute tour de New York, ou peut-ĂȘtre parce que les gens nâaiment pas confier leurs secrets â ou leur vie â Ă une fille de huit ans et Ă deux chiens totalement inactifs.
Quand jâai dit que les oreilles de Nifle et ReNifle sâĂ©taient dressĂ©es, câĂ©tait une façon de parler, parce que des oreilles comme les leurs, ça ne se dresse pas vraiment. Disons que ça tressaute. Les bassets, vous connaissez ? Certains les appellent des « saucissons sur pattes » et ce nâest franchement pas trĂšs sympa. Câest assez vrai, mais pas trĂšs sympa.
Jâajouterai que ces saucissons-lĂ ont de trĂšs longues oreilles, mais il ne faut pas se moquer.
Et quâils se marchent parfois sur leurs oreilles, mais lĂ encore : dĂ©fense de rire. Ou alors restez discrets, comme moi. Dâautant que Nifle
et ReNifle sont des enquĂȘteurs hors pair. Ils nâont jamais exercĂ©, mais ils ont un fort potentiel : pour enquĂȘter il faut ĂȘtre patient, et savoir ĂȘtre discret. Et lĂ , franchement, un chiot qui court partout, ça ferait tache. Pas eux. Vous les repĂ©rez, lĂ , par exemple ? Non : ils se fondent dans le dĂ©cor.

Ce que je peux dire de ma cliente : elle nây voit pas grand-chose. Elle est aussi trĂšs, mais trĂšs ĂągĂ©e, et porte toutes les nuances de violet du monde sur ses vĂȘtements superposĂ©s. Elle habite la maison de retraite qui est Ă deux cents mĂštres de chez moi. Quand je lui ai proposĂ© de sâasseoir, elle a contournĂ© le fauteuil dâun air dĂ©goĂ»tĂ© et sâest installĂ©e Ă peu prĂšs confortablement dans une brouette, entre les rĂąteaux, les pelles et les pots en terre cuite.

Difficile de savoir si la vieille dame a perdu la tĂȘte, mais elle enchaĂźne immĂ©diatement :
â Une personne est entrĂ©e dans ma chambre et a volĂ© mes manuscrits ! rĂ©pĂštet-elle.
â Des manuscrits ? Ils parlent de quoi ? je demande en prenant des notes dans un petit carnet noir comme une vraie professionnelle.
Si tu penses que les vrais pros ont laissĂ© tomber depuis longtemps les petits carnets noirs contre des tablettes, sache une chose : je mâen fiche.
â Il sâagit dâun projet top secret, dit lentement la froufroutante en regardant autour dâelle dâun air mĂ©fiant comme si elle y voyait quelque chose. De la littĂ©rature canine : des livres pour chiens que jâai Ă©crits moi-mĂȘme, ajoute-t-elle devant mes yeux ronds.
â Pour chiens ?
â Câest trĂšs sĂ©rieux ! Ces manuscrits ne doivent surtout pas tomber entre de mauvaises mains. Ăa pourrait ĂȘtre⊠catastrophique !
â Catastrophique ? Mais les chiens ne savent pas lire, jâavance en levant un sourcil.
â Ce nâest pas eux qui les lisent, voyons ! Il faut leur lire ! Vous ĂȘtes sĂ»re que vous avez fini vos Ă©tudes de commissaire ou dâinvestigatrice, ou de⊠Comment dites-vous ?
â EnquĂȘtrice, je rĂ©ponds avec aplomb. Oui, oui, je les ai finies avec succĂšs.
Techniquement, câest tout Ă fait vrai. AprĂšs trois heures intensives de lecture du magazine
Deviens une enquĂȘtrice avec GĂ©nialigĂ©nialo, jâai brillamment cochĂ© les cases de lâexamen et jâai donc tout Ă fait lĂ©gitimement pu dĂ©couper mon « Permis gĂ©nialigĂ©nialissime » dâenquĂȘtrice spĂ©cialiste.
â Disons que grĂące Ă mes livres, les chiens deviennent⊠trĂšs puissants, explique lâĂ©crivaine pour chien, tout en entortillant ses nombreux chĂąles autour de ses mains. Jâai dĂ©couvert que certaines histoires les apaisent, dâautres leur font prendre confiance en eux. Et certaines histoires dĂ©veloppent⊠disonsâŠ
des pouvoirs Ă©tonnants. Ils deviennent des hyper⊠des hyperâŠ

â Ils deviennent des hyperchiens ? je tente.
â Exactement ! Il faut que vous retrouviez ces manuscrits. Une armĂ©e de chiens, des chiens-chirurgiens, cambrioleurs, magichiens, tout est possible ! Le bon comme le mauvais : câest sans limite ! Vous rendez-vous compte, jeune fille ?
Non. Je regarde lâĆil tombant de Nifle et le filet de bave qui sâĂ©coule de la babine de ReNifle et me dis quâil faudrait un peu plus quâune histoire du soir pour que « tout soit possible » pour eux. Des livres qui donnent des superpouvoirs Ă des chiens ? Je nây crois pas. Ma cliente farfelue a dĂ» sentir quâune enquĂȘtrice comme moi nâest pas prĂȘte Ă croire sur parole des rĂ©cits de fous car elle sort de son sac une liasse de papiers :
â Câest le seul quâil me reste, je lâavais oubliĂ© au fond de mon sac Ă main⊠Câest lâHistoire pour tutti ramolo et maxi espiono, chuchotet-elle avant de commencer Ă lire dâune voix
tantÎt caverneuse, tantÎt haut perchée :
Ma⊠Woukaba⊠Os ! Os ! MiaWa⊠PooâŠ
Cromi Ă©lazouilleâŠ
Si je fermais les yeux, je pourrais avoir lâimpression dâĂȘtre dans un tipi avec une cheffe indienne trĂšs inspirĂ©e, mais je garde les yeux ouverts et ce que je vois, câest bien une vieille dame toute bariolĂ©e, installĂ©e

dans ma brouette. Une vieille dame que des gens en blouse blanche sont sans doute en train de rechercher.
Je dĂ©cide de sortir du cabanon pour aller vĂ©rifier dans la rue si les infirmiers ne sont pas dĂ©jĂ arrivĂ©s pour rĂ©cupĂ©rer leur farfelue. Quand ReNifle me rejoint dehors, il y a comme un hic : il ne mâa pas suivie. Non, lui, il est passĂ© Ă travers le mur du cabanon. Et je prĂ©cise que le mur est toujours intact aprĂšs son passage⊠ReNifle a toujours son bon vieil air de ReNifle (Ćil tombant et vivacitĂ© proche de zĂ©ro) mais ses yeux ont quelque chose dâĂ©trange : ils brillent. Non, pas lâĆil brillant du chien en bonne santĂ©. LâĆil qui brille comme un projecteur. Et on dirait quâune image danse sur sa rĂ©tine⊠Quand
ReNifle regarde le sol en dalle, un film animĂ© est projetĂ© par terre. Il me faut un peu de temps pour comprendre que ReNifle diffuse ce qui se passe Ă lâintĂ©rieur de la cabane. Il projette ce que voit Nifle : une vieille femme
bariolée installée dans une brouette qui me montre du doigt en marmonnant :

â Vous me croyez, maintenant ? Vous allez mâaider, bon sang de bois ?
â Vous avez une piste ? je demande Ă la projection.
â Si jâai une piste ?