Marine Carteron
LES AUTODAFEURS 1 mon frĂšre est un gardien
5 heures du matin sur une petite route de campagne
Le choc a Ă©tĂ© trĂšs violent. Le camion a surgi de nulle part et a percutĂ© la voiture de plein fouet avant de lâenvoyer par-dessus les glissiĂšres de sĂ©curitĂ© terminer sa course contre un grand chĂȘne.
Elle a fait plus de cinq tonneaux avant de sâimmobiliser et maintenant câest une Ă©pave ; la roue avant gauche tourne encore tandis que de la fumĂ©e commence Ă sâĂ©chapper du capot Ă©ventrĂ©.
Suspendu la tĂȘte Ă lâenvers dans lâhabitacle dĂ©truit, lâhomme sait quâil va mourir. Cela fait plus dâun an quâil redoute ce moment. Depuis le jour oĂč il a surpris les plans des Autodafeurs, il a su quâils ne le laisseraient pas se mettre en travers de leur chemin.
Il y a trop dâannĂ©es quâils attendent de prendre le pouvoir.Trop de siĂšcles quâils guettent une opportunitĂ©.
Il nâavait aucune chance.
Alors, quand il a vu le camion, quand il a subi le premier impact et encaissĂ© le premier tonneau, il nâa pas Ă©tĂ© surpris mais a juste pensĂ© quâil aurait aimĂ© avoir plus
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de temps. Plus de temps pour tenter dâempĂȘcher lâinĂ©vitable ; plus de temps pour prĂ©venir les gouvernements de ce qui se tramait dans lâombre ; plus de temps pour prĂ©parer son fils Ă prendre sa place.
Lâodeur dâessence et la fumĂ©e filtrent Ă travers le parebrise explosĂ©. Il faut quâil rĂ©agisse sâil ne veut pas finir brĂ»lĂ©. Lâhomme essaie de bouger la main pour dĂ©tacher sa ceinture de sĂ©curitĂ©, mais elle ne lui rĂ©pond plus. Il comprend que le craquement quâil a entendu lors du premier impact ne provenait pas de son fauteuil mais de sa colonne vertĂ©brale.
Il ne peut plus bouger, mais au moins il ne souffre pas.
Il entend des pas.
Il aimerait bien croire que ce sont des sauveteurs mais il sait, rien quâen les Ă©coutant, que ce nâest pas le cas.
Les hommes parlent en latin.
â Eum mortum esse putas ?
â Concursusque vĂ©hĂ©mentissimus fuit ! Deux voix.
La premiĂšre, quâil ne connaĂźt pas, demande sâil est mort.La deuxiĂšme, quâil connaĂźt bien, prĂ©cise que le choc a Ă©tĂ© violent. Sans doute pour se persuader que le travail a Ă©tĂ© bien fait.
Il va devoir le décevoir.
â Je suis vivant, Athos, il va falloir que tu mâachĂšves ! crie-t-il dans un dernier geste de bravade.
Lâhomme sâapproche et se penche. MalgrĂ© la fumĂ©e et la cagoule noire, il reconnaĂźt bien ce regard. Vingt-cinq ans quâil ne lâavait pas croisĂ©. Mais qui aurait cru que leurs retrouvailles se dĂ©rouleraient ainsi. Lui presque
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mort au milieu des flammes et son « ami » dans le rÎle du bourreau des Autodafeurs.
Pendant quâils sâobservent, lâautre homme en noir fouille les dĂ©combres de sa voiture mais ne trouve rien.
â Nihil omnio*, dit-il.
Athos secoue la tĂȘte dâun air déçu.
â Dis-moi, Aramis. OĂč est ton Livre de bord ? Tu sais que nous ferons tout pour quâil ne tombe pas entre de mauvaises mains. Pense Ă ta famille. Parle.
Mais lâhomme rit. Câest justement Ă sa famille quâil pense en cet instant prĂ©cis. Et cette pensĂ©e le rend heureux car il a foi en eux.
Il sait que son artiste de fille saura prendre soin de son Livre et il sait aussi que son fils saura se souvenir et trouver la force de combattre lorsque le moment sera venu.
Il peut mourir en paix et câest ce quâil dĂ©cide de faire, non sans un dernier regard de mĂ©pris pour celui qui fut jadis son ami.
* Il nây a rien ici.
lĂ oĂč tout a commencĂ©
Je mâappelle Auguste Mars, jâai quatorze ans et je suis un dangereux dĂ©linquant.
Enfin, ça, câest ce quâont lâair de penser la police, le juge pour mineur et la quasi-totalitĂ© des habitants de la Aujourdâhui,ville. je purge une peine dâassignation Ă rĂ©sidence, et le bracelet Ă©lectronique qui mâenserre la cheville droite mâempĂȘche de mâĂ©loigner de plus de cent mĂštres de mon lieu de rĂ©sidence.
Ăvidemment, je suis totalement innocent des charges de « violences aggravĂ©es, vol, effraction et incendie criminel » qui pĂšsent contre moi, mais pour le prouver, il faudrait que je rĂ©vĂšle au monde lâexistence de la ConfrĂ©rie et du complot menĂ© par les Autodafeurs⊠et jâai jurĂ© sur ma vie de garder le secret.Câest probablement un bon exemple de ce que mon prof de français appellerait « un drame cornĂ©lien », mais moi jâappelle ça « une situation de merde ». Soit je trahis ma parole et je dĂ©voile un secret vieux de vingt-cinq
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siÚcles (pas cool), soit je me tais⊠et je passe pour un dangereux délinquant (pas cool non plus).
Mais bon, pour que vous compreniez mieux comment jâen suis arrivĂ© lĂ , il faut que je reprenne depuis le dĂ©but, câest-Ă -dire lĂ oĂč tout a commencĂ©.
DĂ©but fĂ©vrier, par un petit matin froid et brumeux (non, en fait il faisait doux et soleil, mais jâen garde un souvenir froid et brumeux), deux gendarmes sont venus Ă la maison pour nous annoncer que papa nâĂ©tait plus lĂ .
CommeVoilà . ça.
Dâun coup.
Le soir tu es tranquille dans ta petite vie parisienne, avec comme prĂ©occupations principales de savoir comment te coiffer pour ĂȘtre un BG, si la prof de maths va se rendre compte que tu as pompĂ© la moitiĂ© de ton devoir sur ton voisin, ou Ă quelle date tes parents vont ENFIN se dĂ©cider Ă te laisser appartenir au monde rĂ©el (eh oui, Ă quatorze ans je nâai toujours pas de portableâŠ) et, le lendemain matin, deux types sonnent Ă ta porte et toute ta vie vole en Ă©clats.
Ăa sâest passĂ© comme dans un mauvais film.
La sonnette a retenti.
CĂ©sarine a criĂ© : « Laaa pooorte ! » Maman, encore en pyjama, sâest prĂ©cipitĂ©e pour ouvrir.Les gendarmes se tenaient bien droits, leur kĂ©pi Ă la main et, devant leur air gĂȘnĂ©, maman a tout de suite
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compris quâil Ă©tait arrivĂ© quelque chose Ă papa. Non pas parce quâil est militaire ou flic ou agent secret, lĂ on aurait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© (au contraire, il fait le mĂ©tier le plus pĂ©pĂšre du monde, câest un spĂ©cialiste de la conservation des manuscrits mĂ©diĂ©vaux Ă la BibliothĂšque nationale), mais parce quâil est souvent perdu dans ses pensĂ©es et que ce nâest pas franchement conseillĂ© quand on est au volantâŠâŠBref, vous avez devinĂ© la suite : un matin brumeux, une route Ă©troite et boum, plus de papa.
Mais ça, bien sĂ»r, je ne lâai su que plus tard.
Sur le moment, jâai juste vu maman devenir toute blanche et se mettre les mains devant la bouche avant de tomber dans les pommes aux pieds des gendarmes.
Bizarrement, le premier truc qui mâest venu Ă lâesprit fut « Mais quâest-ce quâelle fabrique encore ? », car maman a la fĂącheuse habitude de me coller la honte Ă longueur de temps.
Dâabord elle est prof.
Quand les mĂšres de mes copains sont avocates, mĂ©decins, journalistes, ben moi la mienne elle est PROF, et dâhistoire-gĂ©o en plus, la matiĂšre qui gonfle tout le monde ; et bien sĂ»r, comme si ça ne suffisait pas, elle est prof dans MON collĂšge, ce qui mâoblige Ă me planquer pour Ă©viter ses petits coucous et ses bisous. Jâai bien envisagĂ© un temps de changer dâĂ©tablissement, ou de nom, ou de faire croire que jâĂ©tais un enfant adoptĂ©, mais rien Ă faire, tout ce que jâai obtenu câest quâelle me laisse Ă cinquante mĂštres du bahut et ne mâappelle plus par mon surnom devant mes potes.
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Quand je pense quâavant ma naissance elle Ă©tait archĂ©ologue comme Lara Croft ou Indiana Jones, ça, câĂ©tait la classe. Soi-disant quâelle a arrĂȘtĂ© pour sâoccuper de nous mais ça ne lâa pas empĂȘchĂ©e de nous affubler de prĂ©noms dâempereurs. Heureusement quâelle Ă©tait spĂ©cialisĂ©e en histoire romaine, si elle avait Ă©tĂ© Ă©gyptologue⊠au lieu dâAuguste et CĂ©sarine, elle nous aurait peut-ĂȘtre appelĂ©s RamsĂšs et ClĂ©opĂątre !
Bref, tout ça pour dire que sur le coup, quand maman, pas coiffĂ©e et en pyjama, sâest Ă©vanouie sur les gendarmes, comme un gros con jâai juste eu trop la honte ; et puis CĂ©sarine sâest mise Ă donner des coups de pied avec ses pantoufles « Monsieur-Madame » au pauvre flic en lui hurlant de lĂącher sa maman et jâai compris quâils nâĂ©taient pas lĂ pour vendre des calendriers, surtout quâon Ă©tait dĂ©but fĂ©vrier et que, malgrĂ© mon allergie aux uniformes, je sais tout de mĂȘme faire la diffĂ©rence entre un pompier et un gendarme !
Quand le deuxiĂšme kĂ©pi sâest approchĂ© de moi pour savoir qui il pouvait prĂ©venir pour sâoccuper de nous, je lui ai tout de suite rĂ©pondu « papa », et jâai dĂ©bitĂ© dâun trait son numĂ©ro de portable, avant de lire dans ses yeux que ce nâĂ©tait pas la bonne rĂ©ponse.
Le gendarme sâest alors mis Ă me parler avec la mĂȘme voix que celle que jâutilise avec CĂ©sarine pour lui faire comprendre les concepts importants, comme ne pas entrer dans ma chambre, ne pas dessiner sur mes cahiers, ni dire Ă mes potes que je joue parfois, trĂšs rarement, pour ainsi dire jamais, Ă la poupĂ©e avec elle (et le premier que je vois sourire, je lâĂ©clate) ; bref, la voix des
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Je me rappelle avoir vu les lĂšvres du gendarme bouger et avoir entendu des mots comme : voiture, dĂ©solĂ©, papa, rapide, pas souffert, mort ; mais jâavais du mal Ă reconstituer une phrase sensĂ©e. Mon hĂ©misphĂšre gauche mâenvoyait des trucs surrĂ©alistes du type : « La voiture rapide de ton papa nâest pas dĂ©solĂ©e dâavoir souffert la mort » ou « La mort est dĂ©solĂ©e de ne pas avoir de papa voiture en souffrance rapide » ou encore « Nâa pas souffert qui nâest pas rapidement dĂ©solĂ© pour sa voiture », et jâenQuandpasse.je me concentrais, je voyais bien une phrase qui pouvait avoir du sens mais, mĂȘme si cette phrase pouvait expliquer Ă elle seule les gendarmes, les hurlements de CĂ©sarine et lâĂ©vanouissement de maman, je nâĂ©tais pas prĂȘt Ă lâaccepter.
Du coup, jâai fait la seule chose qui mâa semblĂ© logique sur le moment : jâai pris mon sac Ă dos et je suis parti au collĂšge⊠pieds nus et en pyjama.
Le trottoir Ă©tait froid mais câĂ©tait plutĂŽt agrĂ©able et je pensais à ⊠je ne sais pas Ă quoi je pensais en fait.
Tout me semblait plus dense ; lâair que je respirais, la lumiĂšre, le bruit des voitures, le contact des sangles de mon sac Ă dos sur mes Ă©paules et la chaleur des larmes sur mes joues.
Je voyais tout flou, rapport aux larmes, et jâai ri en pensant que jâĂ©tais peut-ĂȘtre devenu myope dâun coup, comme papa qui ne voyait rien sans ses lunettes et faisait
16 choses importantes pour demeurĂ©, et jâai compris, mĂȘme si les mots buguaient et arrivaient mĂ©langĂ©s dans mon cerveau, que le problĂšme Ă©tait rĂ©el.
semblant de confondre CĂ©sarine avec maman pour les faireEtrire.alors, de penser Ă papa, lĂ , en pyjama au milieu de la rue, jâai enfin acceptĂ© les mots prononcĂ©s par le grand gendarme Ă lâair gĂȘnĂ© :
« DĂ©solĂ© mon garçon, mais ton papa a eu un accident de voiture. Les secours nâont rien pu faire, il est mort sur le coup, il nâa pas souffert. »
Et comme maman, je me suis évanoui.