"Les autodafeurs" - tome 1 de Marine Carteron - Extrait

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De la mĂȘme autrice au Rouergue

Les autodafeurs 2 – ma sƓur est une artiste de guerre - 2014, roman doado. Les autodafeurs 3 – nous sommes tous des propagateurs - 2015, roman doado.

GĂ©nĂ©ration K 1 – 2016, roman Ă©pik, poche, 2020.

GĂ©nĂ©ration K 2 – 2017, roman Ă©pik, poche, 2021.

GĂ©nĂ©ration K 3 – 2017, roman Ă©pik, poche, 2022.

L’attaque des cubes – 2018, roman dacodac (ill. Gaspard Sumeire). Dix – 2019, roman doado noir. Romy et Julius – 2020, roman doado (avec Coline PierrĂ©).

L’attaque des cubes – Gamers, amours et minigun – 2021, roman dacodac (ill. Gaspard Sumeire). La (presque) grande Ă©vasion – 2021, roman dacodac.

À mon mari Jean-Michel, Ă  nos fils Martin et Antoine qui ont supportĂ© mes interminables sĂ©ances de lecture et d’écriture. Je vous aime. M. C.
Couverture : © Patrick Connan © Éditions du Rouergue, 2014 www.lerouergue.com

Marine Carteron

LES AUTODAFEURS 1 mon frĂšre est un gardien

5 heures du matin sur une petite route de campagne

Le choc a Ă©tĂ© trĂšs violent. Le camion a surgi de nulle part et a percutĂ© la voiture de plein fouet avant de l’envoyer par-dessus les glissiĂšres de sĂ©curitĂ© terminer sa course contre un grand chĂȘne.

Elle a fait plus de cinq tonneaux avant de s’immobiliser et maintenant c’est une Ă©pave ; la roue avant gauche tourne encore tandis que de la fumĂ©e commence Ă  s’échapper du capot Ă©ventrĂ©.

Suspendu la tĂȘte Ă  l’envers dans l’habitacle dĂ©truit, l’homme sait qu’il va mourir. Cela fait plus d’un an qu’il redoute ce moment. Depuis le jour oĂč il a surpris les plans des Autodafeurs, il a su qu’ils ne le laisseraient pas se mettre en travers de leur chemin.

Il y a trop d’annĂ©es qu’ils attendent de prendre le pouvoir.Trop de siĂšcles qu’ils guettent une opportunitĂ©.

Il n’avait aucune chance.

Alors, quand il a vu le camion, quand il a subi le premier impact et encaissĂ© le premier tonneau, il n’a pas Ă©tĂ© surpris mais a juste pensĂ© qu’il aurait aimĂ© avoir plus

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de temps. Plus de temps pour tenter d’empĂȘcher l’inĂ©vitable ; plus de temps pour prĂ©venir les gouvernements de ce qui se tramait dans l’ombre ; plus de temps pour prĂ©parer son fils Ă  prendre sa place.

L’odeur d’essence et la fumĂ©e filtrent Ă  travers le parebrise explosĂ©. Il faut qu’il rĂ©agisse s’il ne veut pas finir brĂ»lĂ©. L’homme essaie de bouger la main pour dĂ©tacher sa ceinture de sĂ©curitĂ©, mais elle ne lui rĂ©pond plus. Il comprend que le craquement qu’il a entendu lors du premier impact ne provenait pas de son fauteuil mais de sa colonne vertĂ©brale.

Il ne peut plus bouger, mais au moins il ne souffre pas.

Il entend des pas.

Il aimerait bien croire que ce sont des sauveteurs mais il sait, rien qu’en les Ă©coutant, que ce n’est pas le cas.

Les hommes parlent en latin.

– Eum mortum esse putas ?

– Concursusque vĂ©hĂ©mentissimus fuit ! Deux voix.

La premiĂšre, qu’il ne connaĂźt pas, demande s’il est mort.La deuxiĂšme, qu’il connaĂźt bien, prĂ©cise que le choc a Ă©tĂ© violent. Sans doute pour se persuader que le travail a Ă©tĂ© bien fait.

Il va devoir le décevoir.

– Je suis vivant, Athos, il va falloir que tu m’achùves ! crie-t-il dans un dernier geste de bravade.

L’homme s’approche et se penche. MalgrĂ© la fumĂ©e et la cagoule noire, il reconnaĂźt bien ce regard. Vingt-cinq ans qu’il ne l’avait pas croisĂ©. Mais qui aurait cru que leurs retrouvailles se dĂ©rouleraient ainsi. Lui presque

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mort au milieu des flammes et son « ami » dans le rÎle du bourreau des Autodafeurs.

Pendant qu’ils s’observent, l’autre homme en noir fouille les dĂ©combres de sa voiture mais ne trouve rien.

– Nihil omnio*, dit-il.

Athos secoue la tĂȘte d’un air déçu.

– Dis-moi, Aramis. OĂč est ton Livre de bord ? Tu sais que nous ferons tout pour qu’il ne tombe pas entre de mauvaises mains. Pense Ă  ta famille. Parle.

Mais l’homme rit. C’est justement Ă  sa famille qu’il pense en cet instant prĂ©cis. Et cette pensĂ©e le rend heureux car il a foi en eux.

Il sait que son artiste de fille saura prendre soin de son Livre et il sait aussi que son fils saura se souvenir et trouver la force de combattre lorsque le moment sera venu.

Il peut mourir en paix et c’est ce qu’il dĂ©cide de faire, non sans un dernier regard de mĂ©pris pour celui qui fut jadis son ami.

* Il n’y a rien ici.

lĂ  oĂč tout a commencĂ©

Je m’appelle Auguste Mars, j’ai quatorze ans et je suis un dangereux dĂ©linquant.

Enfin, ça, c’est ce qu’ont l’air de penser la police, le juge pour mineur et la quasi-totalitĂ© des habitants de la Aujourd’hui,ville. je purge une peine d’assignation Ă  rĂ©sidence, et le bracelet Ă©lectronique qui m’enserre la cheville droite m’empĂȘche de m’éloigner de plus de cent mĂštres de mon lieu de rĂ©sidence.

Évidemment, je suis totalement innocent des charges de « violences aggravĂ©es, vol, effraction et incendie criminel » qui pĂšsent contre moi, mais pour le prouver, il faudrait que je rĂ©vĂšle au monde l’existence de la ConfrĂ©rie et du complot menĂ© par les Autodafeurs
 et j’ai jurĂ© sur ma vie de garder le secret.C’est probablement un bon exemple de ce que mon prof de français appellerait « un drame cornĂ©lien », mais moi j’appelle ça « une situation de merde ». Soit je trahis ma parole et je dĂ©voile un secret vieux de vingt-cinq

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siÚcles (pas cool), soit je me tais
 et je passe pour un dangereux délinquant (pas cool non plus).

Mais bon, pour que vous compreniez mieux comment j’en suis arrivĂ© lĂ , il faut que je reprenne depuis le dĂ©but, c’est-Ă -dire lĂ  oĂč tout a commencĂ©.

DĂ©but fĂ©vrier, par un petit matin froid et brumeux (non, en fait il faisait doux et soleil, mais j’en garde un souvenir froid et brumeux), deux gendarmes sont venus Ă  la maison pour nous annoncer que papa n’était plus lĂ .

CommeVoilà. ça.

D’un coup.

Le soir tu es tranquille dans ta petite vie parisienne, avec comme prĂ©occupations principales de savoir comment te coiffer pour ĂȘtre un BG, si la prof de maths va se rendre compte que tu as pompĂ© la moitiĂ© de ton devoir sur ton voisin, ou Ă  quelle date tes parents vont ENFIN se dĂ©cider Ă  te laisser appartenir au monde rĂ©el (eh oui, Ă  quatorze ans je n’ai toujours pas de portable
) et, le lendemain matin, deux types sonnent Ă  ta porte et toute ta vie vole en Ă©clats.

Ça s’est passĂ© comme dans un mauvais film.

La sonnette a retenti.

CĂ©sarine a criĂ© : « Laaa pooorte ! » Maman, encore en pyjama, s’est prĂ©cipitĂ©e pour ouvrir.Les gendarmes se tenaient bien droits, leur kĂ©pi Ă  la main et, devant leur air gĂȘnĂ©, maman a tout de suite

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compris qu’il Ă©tait arrivĂ© quelque chose Ă  papa. Non pas parce qu’il est militaire ou flic ou agent secret, lĂ  on aurait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© (au contraire, il fait le mĂ©tier le plus pĂ©pĂšre du monde, c’est un spĂ©cialiste de la conservation des manuscrits mĂ©diĂ©vaux Ă  la BibliothĂšque nationale), mais parce qu’il est souvent perdu dans ses pensĂ©es et que ce n’est pas franchement conseillĂ© quand on est au volant

Bref, vous avez devinĂ© la suite : un matin brumeux, une route Ă©troite et boum, plus de papa.

Mais ça, bien sĂ»r, je ne l’ai su que plus tard.

Sur le moment, j’ai juste vu maman devenir toute blanche et se mettre les mains devant la bouche avant de tomber dans les pommes aux pieds des gendarmes.

Bizarrement, le premier truc qui m’est venu Ă  l’esprit fut « Mais qu’est-ce qu’elle fabrique encore ? », car maman a la fĂącheuse habitude de me coller la honte Ă  longueur de temps.

D’abord elle est prof.

Quand les mĂšres de mes copains sont avocates, mĂ©decins, journalistes, ben moi la mienne elle est PROF, et d’histoire-gĂ©o en plus, la matiĂšre qui gonfle tout le monde ; et bien sĂ»r, comme si ça ne suffisait pas, elle est prof dans MON collĂšge, ce qui m’oblige Ă  me planquer pour Ă©viter ses petits coucous et ses bisous. J’ai bien envisagĂ© un temps de changer d’établissement, ou de nom, ou de faire croire que j’étais un enfant adoptĂ©, mais rien Ă  faire, tout ce que j’ai obtenu c’est qu’elle me laisse Ă  cinquante mĂštres du bahut et ne m’appelle plus par mon surnom devant mes potes.

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Quand je pense qu’avant ma naissance elle Ă©tait archĂ©ologue comme Lara Croft ou Indiana Jones, ça, c’était la classe. Soi-disant qu’elle a arrĂȘtĂ© pour s’occuper de nous mais ça ne l’a pas empĂȘchĂ©e de nous affubler de prĂ©noms d’empereurs. Heureusement qu’elle Ă©tait spĂ©cialisĂ©e en histoire romaine, si elle avait Ă©tĂ© Ă©gyptologue
 au lieu d’Auguste et CĂ©sarine, elle nous aurait peut-ĂȘtre appelĂ©s RamsĂšs et ClĂ©opĂątre !

Bref, tout ça pour dire que sur le coup, quand maman, pas coiffĂ©e et en pyjama, s’est Ă©vanouie sur les gendarmes, comme un gros con j’ai juste eu trop la honte ; et puis CĂ©sarine s’est mise Ă  donner des coups de pied avec ses pantoufles « Monsieur-Madame » au pauvre flic en lui hurlant de lĂącher sa maman et j’ai compris qu’ils n’étaient pas lĂ  pour vendre des calendriers, surtout qu’on Ă©tait dĂ©but fĂ©vrier et que, malgrĂ© mon allergie aux uniformes, je sais tout de mĂȘme faire la diffĂ©rence entre un pompier et un gendarme !

Quand le deuxiĂšme kĂ©pi s’est approchĂ© de moi pour savoir qui il pouvait prĂ©venir pour s’occuper de nous, je lui ai tout de suite rĂ©pondu « papa », et j’ai dĂ©bitĂ© d’un trait son numĂ©ro de portable, avant de lire dans ses yeux que ce n’était pas la bonne rĂ©ponse.

Le gendarme s’est alors mis Ă  me parler avec la mĂȘme voix que celle que j’utilise avec CĂ©sarine pour lui faire comprendre les concepts importants, comme ne pas entrer dans ma chambre, ne pas dessiner sur mes cahiers, ni dire Ă  mes potes que je joue parfois, trĂšs rarement, pour ainsi dire jamais, Ă  la poupĂ©e avec elle (et le premier que je vois sourire, je l’éclate) ; bref, la voix des

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Je me rappelle avoir vu les lĂšvres du gendarme bouger et avoir entendu des mots comme : voiture, dĂ©solĂ©, papa, rapide, pas souffert, mort ; mais j’avais du mal Ă  reconstituer une phrase sensĂ©e. Mon hĂ©misphĂšre gauche m’envoyait des trucs surrĂ©alistes du type : « La voiture rapide de ton papa n’est pas dĂ©solĂ©e d’avoir souffert la mort » ou « La mort est dĂ©solĂ©e de ne pas avoir de papa voiture en souffrance rapide » ou encore « N’a pas souffert qui n’est pas rapidement dĂ©solĂ© pour sa voiture », et j’enQuandpasse.je me concentrais, je voyais bien une phrase qui pouvait avoir du sens mais, mĂȘme si cette phrase pouvait expliquer Ă  elle seule les gendarmes, les hurlements de CĂ©sarine et l’évanouissement de maman, je n’étais pas prĂȘt Ă  l’accepter.

Du coup, j’ai fait la seule chose qui m’a semblĂ© logique sur le moment : j’ai pris mon sac Ă  dos et je suis parti au collĂšge
 pieds nus et en pyjama.

Le trottoir Ă©tait froid mais c’était plutĂŽt agrĂ©able et je pensais à
 je ne sais pas Ă  quoi je pensais en fait.

Tout me semblait plus dense ; l’air que je respirais, la lumiĂšre, le bruit des voitures, le contact des sangles de mon sac Ă  dos sur mes Ă©paules et la chaleur des larmes sur mes joues.

Je voyais tout flou, rapport aux larmes, et j’ai ri en pensant que j’étais peut-ĂȘtre devenu myope d’un coup, comme papa qui ne voyait rien sans ses lunettes et faisait

16 choses importantes pour demeurĂ©, et j’ai compris, mĂȘme si les mots buguaient et arrivaient mĂ©langĂ©s dans mon cerveau, que le problĂšme Ă©tait rĂ©el.

semblant de confondre CĂ©sarine avec maman pour les faireEtrire.alors, de penser Ă  papa, lĂ , en pyjama au milieu de la rue, j’ai enfin acceptĂ© les mots prononcĂ©s par le grand gendarme Ă  l’air gĂȘnĂ© :

« DĂ©solĂ© mon garçon, mais ton papa a eu un accident de voiture. Les secours n’ont rien pu faire, il est mort sur le coup, il n’a pas souffert. »

Et comme maman, je me suis évanoui.

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