"Les routes" de Damien Ribeiro - Extrait

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les routes

Du mĂȘme auteur, dans la mĂȘme collection

Les Évanescents, 2021

Photographie de couverture : © Derek Brahney / © Francesco Cantone/Shutterstock, Ares Jonekson/Shutterstock, Mega Pixel/Shutterstock

© Éditions du Rouergue, 2023 www.lerouergue.com

Damien Ribeiro

les routes

la brune au rouergue

À Elisabeth, mon amour.

Tout ce qu’il a fallu dĂ©passer, tout ce Ă  quoi tu as dĂ» renoncer. Merci d’y avoir cru et d’ĂȘtre lĂ , toujours.

Siddhartha regarda dans l’eau et, dans cette eau qui fuyait, des images lui apparurent : il vit son pĂšre, seul, portant le deuil de son fils ; il se vit lui-mĂȘme, seul, uni par les liens de l’amour Ă  son fils lointain ; il vit son fils, seul aussi, sur la voie brĂ»lante oĂč il courait, avide, vers le but de ses jeunes aspirations ; chacun d’eux avait les yeux fixĂ©s sur ce but, chacun d’eux Ă©tait dominĂ© par la pensĂ©e de l’atteindre, chacun d’eux Ă©tait en proie Ă  la souffrance.

Hermann Hesse, Siddhartha

Sur les chantiers quand approche l’heure du repas, les hommes font taire les pelles dans de profondes bassines d’eau. LĂ  ils lavent leurs mains, rincent une tomate, une pomme, Ă  grands Ă©clats, puis l’un siphonne un peu d’essence dans la bĂ©tonniĂšre, l’autre rassemble des sacs de ciment vides, des bouts de polystyrĂšne, du bois de palette. La surface des bassines redevient lisse et se nimbe d’une pellicule calcaire tandis qu’on allume un feu. L’épaisse fumĂ©e fait croire Ă  une tombĂ©e de nuit. Dans la baraque en tĂŽle on va chercher les travers de porc tiĂšdes qui patientent depuis le matin, allongĂ©s sur des planches de madriers changĂ©es en table. On les fait cuire sur la grille noire et grasse du repas de la veille. Une odeur coriace s’élĂšve, mĂ©lange d’essence, de viande et de plastique brĂ»lĂ©s. Elle se loge au point oĂč se superposent les fils des vĂȘtements, Ă  la racine des cheveux, sous le siĂšge des camions, elle se moule dans l’acier branlant de la baraque. Impossible de se dĂ©faire de cette maudite odeur.

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Chaque Ă©tĂ© le Portugal prendra la mauvaise habitude de s’embraser, les flammes couperont les voies, feront fondre les arbres, les carcasses de voitures deviendront des points de suspension. Hommes, femmes, enfants, il y aura des morts. Les journalistes trouveront un nom : « la route de la mort ». Comme la plupart des hommes du coin, le premier pompier qui arrivera sur cette souriciĂšre d’asphalte aura respirĂ© les poussiĂšres de chantiers, en France. Il reconnaĂźtra l’odeur, la viande, l’essence, le plastique. Avant de voir que la forĂȘt en brĂ»lant a dĂ©nudĂ© la carriĂšre, de s’étonner de la rĂ©sistance du goudron Ă  la chaleur, de compter le nombre de vĂ©hicules piĂ©gĂ©s malgrĂ© d’ultimes accĂ©lĂ©rations le long de l’immaculĂ©e ligne de marquage au sol, il sera saisi par cette odeur impossible Ă  abandonner malgrĂ© les routes, les lignes, les murs et les frontiĂšres.

Dans ces premiĂšres secondes, c’est toujours cette odeur qui accaparera toute son attention pour tenir le dĂ©sespoir encore un peu Ă  distance. Ne pas craquer. Surnager un instant parmi les cendres avant d’ĂȘtre submergĂ© par les vaines interrogations des vies achevĂ©es. Questions dĂ©risoires que la mort impose, auxquelles chacun propose une rĂ©ponse, pour tenir debout et donner du sens Ă  ce qui n’en a pas. Qui Ă©taient-ils avant d’ĂȘtre ces corps calcinĂ©s ? Comment se sont-ils retrouvĂ©s sur cette route ? Quelle musique jouait l’autoradio quand ils ont compris qu’ils ne sortiraient pas du brasier ? Quels sont les derniers mots qu’on Ă©change avant de mourir ? Ont-ils seulement eu le temps de se dire qu’ils s’aimaient ?

Chalandonnette

février 1995

Assis au volant de la Mercedes 190 D, Fernando s’impatientait. Depuis quelques semaines, comme chaque annĂ©e, il guettait cette journĂ©e en rĂȘvant de l’enjamber grĂące Ă  l’élan des trois cent soixante-quatre jours prĂ©cĂ©dents. Il savait la lutte contre le calendrier perdue d’avance, alors autant Ă©viter les scrupules et les Ă©ternels comptes Ă  rĂ©gler, ils rendent la dĂ©faite encore plus longue. Pour se convaincre de son emprise sur le rythme du temps, tous les dimanches suivant le 18 fĂ©vrier, il s’habillait en vitesse, avalait un cafĂ© et commençait les allĂ©es et venues dans le salon, puis, pour accĂ©lĂ©rer le mouvement gĂ©nĂ©ral, sortait sur la terrasse oĂč il enchaĂźnait les cigarettes malgrĂ© le froid. La fumĂ©e sortant de sa bouche avec la rĂ©gularitĂ© d’un battement de cƓur trahissait dĂ©finitivement son impatience. Quand enfin, n’y tenant plus, il estimait qu’il fallait y aller, il s’installait dans la voiture et la faisait dĂ©marrer. Le moteur criait durant les premiĂšres minutes, le temps que le chauffage souffle son air d’huile chaude et de poussiĂšre. Sans qu’il ait eu

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besoin de dire un mot, la famille comprenait que, derriĂšre le hurlement mĂ©canique de la bĂȘte allemande, il fallait entendre la voix du pĂšre. En quelques minutes on voyait HĂ©lĂšne descendre les marches deux Ă  deux pour rejoindre la voiture, la petite dans les bras, traĂźnant derriĂšre elle Arthur dans une tenue improbable que mĂšre et fils jugeaient trĂšs Ă©lĂ©gante. Cette annĂ©e, alors qu’il avait pourtant onze ans, il semblait trĂšs fier de son nƓud papillon.

Face Ă  la tyrannie des calendes, HĂ©lĂšne s’imaginait, Ă  force d’esquives, Ă©puiser le temps, le ralentir. L’objectif n’était pas tellement de savourer ce jour d’anniversaire ‒ ce n’était plus une fĂȘte depuis ses treize ans ‒ mais plutĂŽt d’écourter tout ce qui allait suivre. Qu’on Ă©tire les minutes prĂ©cĂ©dant les retrouvailles. Qu’on rende ces minutes Ă©ternelles. Qu’elles dĂ©vorent toute la journĂ©e. Et, plus on arrivait tard, plus vite on expĂ©dierait l’apĂ©ritif et le repas. Depuis l’enfance elle avait au moins retenu une leçon, une constante : chez les Turca, on servait les reproches avec le digestif.

Au dĂ©but de leur histoire, Fernando avait cru qu’HĂ©lĂšne Ă©tait une fonceuse, qu’elle Ă©tait bien plus volontaire que lui : face Ă  l’obstacle jamais un pas de cĂŽtĂ©, pas mĂȘme un pas d’élan, elle avançait dans la vie avec l’autoritĂ© et les certitudes du bulldozer. Quand c’était devenu sĂ©rieux entre eux, c’est elle qui lui avait pris la main pour le traĂźner jusque dans la cuisine des Turca. Il l’entendait encore dire Ă  ses parents : « Je me tire d’ici, je m’installe avec Fernando. » Elle tordait le temps Ă  sa volontĂ©, prĂ©cipitait les Ă©vĂ©nements sur une intuition et Fernando, qui vivait parmi les points d’interrogation, Ă©tait tombĂ© sous le charme de sa dĂ©termination. En un souffle ils Ă©taient passĂ©s de la Mobylette Ă  la 204, puis Ă  l’Alfa, et Ă  la Mercedes 190 D ; du petit appartement face au cimetiĂšre Ă  la

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maison, puis Ă  l’autre maison, plus grande, dans un quartier plus recherchĂ©, HĂ©lĂšne l’appelait « la villa ». Arthur avait complĂ©tĂ© la photo glacĂ©e du bonheur familial, suivi de sa sƓur quelques annĂ©es plus tard. La voiture, la belle maison, le garçon, l’aĂźnĂ©, puis la fille
 À chaque voiture ses nouveaux siĂšges, Ă  chaque maison son nouveau canapĂ©, HĂ©lĂšne se sentait s’installer davantage, immobilisĂ©e dans les profondeurs des assises, vaincue par le confort, ou peut-ĂȘtre anesthĂ©siĂ©e par la peur de tout perdre. Sans qu’elle s’en rende compte, elle s’était habituĂ©e Ă  cette vie et elle n’arrivait plus Ă  entrevoir le passĂ© ; le prĂ©sent avait dĂ©vorĂ© ses aspirations adolescentes, les rĂȘves d’opĂ©rations humanitaires, l’attention fiĂ©vreuse aux mouvements du monde. À mesure qu’elle possĂ©dait, elle remettait au lendemain, laissait filer les jours, laissait faire, tandis que Fernando frappait sans cesse la vie pour lui imprimer son tempo, en avoir plus. À un moment, sans vraiment s’en rendre compte, ils s’étaient dĂ©synchronisĂ©s.

Ainsi, tous les dimanches suivant le 18 fĂ©vrier, il attendait dans la voiture, tandis qu’elle refaisait trois fois sa coiffure, comme si, sous les coups de brosse et le souffle chaud du sĂšche-cheveux, pouvait apparaĂźtre le visage qu’elle voulait montrer Ă  ses parents. Un visage qui ferait bien sur la photo, entre la villa et la Mercedes 190 D. Mais face au miroir elle ne savait plus Ă  quoi elle devait ressembler ; s’il fallait en ce jour ĂȘtre particuliĂšrement stricte, douce, conventionnelle, artiste, sensuelle, rĂȘche, sophistiquĂ©e, autoritaire
 Quelle coiffure pourrait encore faire croire Ă  tous qu’elle ne regrettait rien ? Finalement, elle opta pour son habituelle queue-de-cheval, mĂȘme si ses cheveux, peu habituĂ©s au gonflement du BaByliss, en Ă©tirant l’ovale de son front, lui donnaient l’air un peu gourde.

– Des cigarettes, j’en ai plus.

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– On s’arrĂȘtera Ă  la gare, c’est pas grave.

– On est dĂ©jĂ  Ă  la bourre. Tant pis, je fumerai les tiennes. HĂ©lĂšne sortit les Dunhill de son sac banane. Depuis des annĂ©es dĂ©jĂ  cet accessoire mimant la bedaine Ă©tait passĂ© de mode mais elle sacrifiait volontiers la forme Ă  la fonction. PosĂ© sur le tableau de bord, au milieu des incrustations en ronce de noyer et des empiĂ©tements en cuir du levier de vitesse, le paquet rouge carmin Ă©voquait une publicitĂ© pour un palace britannique sĂ©culaire. Le liserĂ© d’or qui courait sur les arĂȘtes renforçait cette impression de faste un peu dĂ©suet, tout comme les inscriptions : « Filter de luxe/DUNHILL International/ London Paris New York. »

Habituellement, pour allumer sa Marlboro, Fernando recroquevillait sa main, calait la cigarette entre l’index et le majeur, couvrait sa bouche avec ce dĂŽme de cinq doigts et ne reprenait sa respiration qu’une fois la fumĂ©e aspirĂ©e, si bien qu’on pouvait croire que la combustion du goudron l’empĂȘchait de s’étouffer. Mais quand il prit la longue et dĂ©licate Dunhill que lui tendait HĂ©lĂšne, il craignit de la casser et se rĂ©solut Ă  la tenir entre le pouce et l’index, prĂ©cieusement, imitant sans le vouloir le signal des plongeurs des profondeurs quand tout va bien. Tout va bien. Il tirait sur cette cigarette, trop fine, trop chic pour lui, il redoutait de la broyer avec ses doigts patauds, Ă©clatĂ©s par le ciment qui avait rendu sa peau si Ă©paisse qu’elle Ă©tait Ă  prĂ©sent insensible. Fernando tirait de grandes lattes tandis qu’HĂ©lĂšne laissait la cendre grignoter son trajet vers le filtre, et comme Arthur se mit Ă  tousser, elle baissa la vitre malgrĂ© le froid et la vitesse de la voiture. En s’engouffrant dans l’habitacle, l’air lui fouetta le visage et dilata ses cheveux, donnant dĂ©finitivement une allure de montgolfiĂšre en dĂ©tresse Ă  sa coiffure.

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