"Bacon, juillet 1964" de Gilles Sebhan - Extrait

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Bacon, juillet 1964

Du mĂȘme auteur

Chez le mĂȘme Ă©diteur

SÉRIE LE ROYAUME DES INSENSÉS

Cirque mort, 2018, Rouergue en poche, 2020

La Folie Tristan, 2019

Feu le royaume, 2020

Noir diadĂšme, 2021

Tigre obscur, 2022

Chez d’autres Ă©diteurs

Haut risque, éd. Parc, 2003

Presque gentil, Denoël, 2005

La Dette, Gallimard, coll. Blanche, 2006

FĂȘte des pĂšres, DenoĂ«l, 2009

Tony Duvert, l’enfant silencieux, DenoĂ«l, 2010

Domodossola, le suicide de Jean Genet, Denoël, 2010

London WC2, Les Impressions Nouvelles, 2013

Salamandre, Le Dilettante, 2014

Mandelbaum ou le rĂȘve d’Auschwitz, Les Impressions Nouvelles, 2014 Retour Ă  Duvert, Le Dilettante, 2015

La Semaine des martyrs, Les Impressions Nouvelles, 2016

Hors classe, un traitĂ© d’immaturitĂ©, Plein Jour, 2022

Couverture et images en pages intĂ©rieures : © RTS Radio TĂ©lĂ©vision Suisse – Continents sans Visa – Francis Bacon, peintre anglais, 1964 – rĂ©alisateur : Pierre Koralnik

© Éditions du Rouergue, 2023

www.lerouergue.com

Gilles Sebhan
Bacon, juillet 1964 la brune au rouergue

On veut transformer la vie pour un moment.

L’atelier du 7 Reece Mews. Francis Bacon, un verre de pastis à la main. Le bel inconnu. George Dyer, l’amant de Bacon. Denis Wirth-Miller, l’ami. La femme qui pleure.

LES DEUX HIBOUX

1.

Qui n’a fait l’expĂ©rience devant une image photographique d’une sorte de fascination mĂȘlĂ©e de dĂ©ception : on s’est approchĂ© plus prĂšs et pourtant. Ce fantasme de l’image vĂ©ritĂ©, photographique et bien plus encore filmique puisque c’est non seulement l’image mais aussi la voix de l’artiste qui nous est livrĂ©e, nulle part je ne l’ai senti avec plus de brutalitĂ© que dans un documentaire de 1964, d’une durĂ©e de vingt et une minutes, sur le peintre Francis Bacon. Ce document a rĂ©sistĂ© Ă  toutes mes lectures sur l’artiste comme si, autant de fois que je regarderais ce documentaire et Ă  autant de moments de ma vie, il ne cesserait de m’assĂ©ner une vĂ©ritĂ© Ă©nigmatique.

On ne sait pas, dit Bacon. Je ne sais pas, rĂ©pĂšte-t-il plusieurs fois en français, on verra si je vais exister, dit-il, je ne crois pas. Il Ă©voque sa place dans l’histoire de l’art. À l’époque, cet Ă©tĂ©-lĂ , le peintre anglais, comme le dĂ©finit le titre du documentaire, est au sommet de son art. À cinquante-quatre ans, il vient

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d’avoir quelques mois plus tĂŽt sa premiĂšre grande rĂ©trospective qui a voyagĂ© de la Tate Gallery de Londres Ă  la Kunsthalle de Mannheim, ainsi qu’à Turin, Zurich et au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Cette annĂ©e-lĂ , 1964, il apparaĂźt sur les photos le visage rond, la mĂšche hardie, le regard tour Ă  tour fixe comme celui d’un oiseau ou bravache, voire moqueur. Et sĂ»r de son fait. Sans doute est-il conscient de se tenir au-dessus de la mĂȘlĂ©e de beaucoup de ses contemporains. Mais au regard du passĂ© et de sa propre exigence, comme Giacometti avec lequel il partage le questionnement sans fin de la figure, il ne se sent pas grand-chose.

C’est d’ailleurs ainsi que s’ouvre le film. Sur un ratage ou cru comme tel. Un aveu d’impuissance. Je ne peux pas, dit-il au journaliste venu l’interviewer. Il faut laisser les peintures pour six mois et puis les regarder. Le journaliste : Est-ce que c’est une chose que vous, vous pouvez faire avec vos peintures ? Renoir dit ça. Est-ce que vous, vous arrivez Ă  laisser une peinture pendant six mois ou non ? Bacon : Je ne peux pas. Je ne peux pas, parce que tout de suite qu’elles sont finies, je veux qu’elles partent. Moi je ne peux pas faire ça. Il se retourne vers une grande toile oĂč apparaĂźt une Ă©tonnante figure, d’autant plus Ăąpre dans le noir et blanc qui Ă©limine le jeu subtil des couleurs pour ne laisser apparaĂźtre que le dessin noirĂątre d’un visage oĂč sinue ce qui pourrait ĂȘtre l’amorce d’une trompe. On voit Bacon passer la main sur cette figure, figure plutĂŽt que visage qui ne semble pas vraiment convenir. C’est simplement que ça n’a pas rĂ©ussi du tout, mais en mĂȘme temps, quand je l’ai revu, je croyais que peut-ĂȘtre je pouvais retravailler sur cette peinture. Parce que je vois qu’il y a des morceaux de la toile qui marchent et je crois maintenant que peut-ĂȘtre c’est possible de refaire.

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Bacon est connu pour avoir dĂ©truit de nombreuses toiles. On peut mĂȘme dire que cette destruction a Ă©tĂ© systĂ©matique jusqu’à l’ñge de trente-sept ans, puisque seules dix toiles subsistent de cette prĂ©histoire. Il semble que Bacon ait souhaitĂ© apparaĂźtre tout armĂ© aux yeux de la postĂ©ritĂ©. Cela tĂ©moigne d’une insatisfaction chronique de soi. Et d’un dĂ©sir absolu de contrĂŽle. Mais cette destruction n’a pas touchĂ© que les Ɠuvres de jeunesse. Elle apparaĂźt mĂȘme comme un systĂšme, une possibilitĂ©, un horizon. Lui arracher les toiles avant qu’à nouveau il les dĂ©truise. Ainsi, poussant jusqu’au bout sa propre logique, Bacon affirme-t-il dans son premier entretien avec David Sylvester que c’est surtout quand les tableaux sont les plus rĂ©ussis que la tentation de les dĂ©truire lui vient.

On s’étonne presque que le tableau ratĂ© ait survĂ©cu. Il s’intitule Étude pour un portrait (deux hiboux) et fait partie de la collection du musĂ©e d’art de San Francisco. Il est datĂ© de 1963. Il est donc possible que Bacon ne l’ait pas du tout retouchĂ©. Ou peut-ĂȘtre que si. Il s’agit en tout cas d’un tableau qui appartient Ă  la sĂ©rie des Papes, sans doute la plus frappante du peintre. Il finira par dire que cette sĂ©rie Ă©tait une folie parce qu’on n’imite pas la perfection, en l’occurrence un tableau de VĂ©lasquez. On sera d’abord frappĂ© de ce jugement, puis on se souviendra que les tableaux les plus rĂ©ussis sont ceux qu’il laissait aussi au bord de l’abĂźme, car la perfection ne s’atteint pas.

2.

Peu de chances, m’étais-je dit, que quiconque ait survĂ©cu Ă  ce petit film hallucinĂ©. Que quelqu’un puisse raconter Ă  plus de cinquante ans de distance le mystĂšre de ces vingt minutes

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passĂ©es un soir de juillet dans le fameux atelier du 7 Reece Mews dont Bacon avait Ă©galement fait son domicile trois ans plus tĂŽt et jusqu’à sa mort. Ces vingt et une minutes de 1964 comme un accident brutal, une brĂšche ouverte dans le temps. Ce tĂ©moignage filmĂ© comme une bĂ©ance attirant tout l’avant et tout l’aprĂšs de l’histoire de Bacon dans ce moment de magie hystĂ©rique. Un tĂ©moin de tout cela, pensais-je, existerait-il alors que le peintre lui-mĂȘme Ă©tait mort, que son amant George Dyer, son verre de pastis Ă  la main, souriant doucement, s’était suicidĂ© quelques annĂ©es plus tard, au moment de l’incroyable rĂ©trospective du Grand Palais, oĂč prĂ©cisĂ©ment, ratĂ©s ou pas, Les deux hiboux avaient Ă©tĂ© montrĂ©s pour la premiĂšre fois ?

Quels morceaux en particulier vous pensez pouvoir reprendre ? demande le journaliste. Bacon se retourne vivement et scrute. J’aime ces morceaux-lĂ  (il montre le visage du pape) et ça lĂ  (le bas de la toile, qu’on ne voit pas encore), je n’aime pas tout ça (le fond) mais je croyais que peut-ĂȘtre avec tout ça je pouvais le refaire. Je voudrais faire ces hiboux (deux silhouettes blanchĂątres au pied de la figure) comme des Fates, what are they in french? Le sort, tente le journaliste qui se trompe. Il s’agit en fait des Moires, ces divinitĂ©s du destin chez les Grecs, les Parques de la mythologie romaine. Francisco Goya les reprĂ©sentera dans une des Peintures noires de la Maison du Sourd. Non, reprend Bacon, mais comment on dit chez Eschyle ? Le journaliste : Oui chez Eschyle, elles reprĂ©senteraient pour vous le sort. Oui, je pouvais les faire dans le sort, parce que moi je vois le sort, souvent il me visite. Je le vois tout directement. Il balance ces derniers mots comme s’il faisait une sale blague ou un mauvais coup, tout

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en caressant l’épaule de l’interviewer, et part d’un grand Ă©clat de rire absolument imprĂ©visible et glaçant.

Ce qui vient le visiter, ce que reprĂ©sentent ces deux hiboux dans l’esprit de Bacon, ce sont en fait les divinitĂ©s de la vengeance qui dans les EumĂ©nides, persĂ©cutent Oreste. Invisibles, dans l’atelier, on sent que ces divinitĂ©s sont Ă  l’Ɠuvre, qu’elles commencent Ă  s’agiter autour du peintre tandis qu’il parle. Plus l’ivresse sera grande et plus elles lui deviendront visibles, il ira jusqu’à mimer une danse pour montrer comme elles s’attaquent Ă  lui. Il vivra cette persĂ©cution comme un pur bonheur masochiste avant de s’écrouler. Depuis toujours, Bacon semble penser qu’il mĂ©rite l’acharnement de la violence contre lui. Ce sont ces divinitĂ©s qui inspirent Ă  Bacon les figures monstrueuses de Trois Études pour des figures au pied d’une crucifixion, triptyque de 1944. Elles ne cesseront ensuite de le poursuivre.

3.

Qui pourrait tĂ©moigner de ce moment unique ? Unique et tellement habituel d’aprĂšs ce qu’on sait de l’artiste. Mais unique parce que nous l’avons pour une fois seulement sous les yeux. Une soirĂ©e pour toutes les soirĂ©es racontĂ©es par tous les amis artistes et ivrognes de Bacon sans que nous n’ayons jamais Ă©tĂ© invitĂ©s. Un tĂ©moin qui aurait Ă©chappĂ© Ă  la disparition pour livrer sa version des faits, pour rĂ©vĂ©ler ce qui se cache derriĂšre les images, puisque ces images semblent une telle intrusion dans l’intimitĂ© de l’artiste, jusqu’à l’obscĂ©nitĂ©, que je ne peux pas croire que cette vĂ©ritĂ© nue dissimule quelque chose. Il y avait cet homme qui posait ses questions en français sur l’écran. Je suppose que je devais m’identifier

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Ă  lui puisqu’il rendait visite Ă  Bacon, et c’est bien ce qu’à distance je projetais moi aussi de faire en tournant mes pas vers le peintre, lui rendre visite dans le passĂ© oĂč il se trouvait et depuis lequel il ne cessait depuis de m’apparaĂźtre.

Sur un coup de tĂȘte, j’ai contactĂ© la Radio TĂ©lĂ©vision Suisse qui avait produit le film. Durant les vingt et une minutes, le logo de la chaĂźne, apparaissant en haut Ă  droite, ne laissait pas oublier qu’il s’agissait d’un reportage pour l’émission Continents sans visa – l’équivalent des Cinq colonnes Ă  la une de l’ORTF. Il y avait peu d’indications sur ce film, aucune fiche ne dĂ©taillait l’équipe, mais du moins avais-je le nom de son rĂ©alisateur. Il fallait bien tenter le coup. S’il Ă©tait toujours vivant, peut-ĂȘtre conservait-il la mĂ©moire de ce moment. Pierre Koralnik, c’était son nom. Il s’est passĂ© plusieurs jours. Plusieurs jours sans rĂ©ponse, si bien que j’ai fini par oublier mon message. Je suis passĂ© Ă  autre chose, presque soulagĂ©. Un soir, sur ma messagerie, le service documentaire de la RTS m’adressait ses coordonnĂ©es.

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