"Éroline Martot" d'Aurélie Magnin - Extrait

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De la même autrice au Rouergue

Nifle et ReNifle – Les manuscrits de madame Patchouli (ill. Emma Constant) - roman dacodac, 2023

Nifle et ReNifle – Madame Patchouli n’a plus de limites (ill. Emma Constant) - roman dacodac, 2024

L’autrice a bénéficié de l’aide du Centre national du livre pour l’écriture de ce texte.

Illustration de couverture : © Patrick Connan

© Éditions du Rouergue, 2025

Aurélie Magnin Eroline Martot

À

Philip.

prologue

Si je m’appelais Marie Dupont, j’aurais été désespérée d’avoir un caractère hors norme. « Marie » évoque un esprit bien comme il faut et un petit nez bien droit. Et Dupont, c’est très dupontesque : quand on est le possesseur d’un tel nom, on ne devrait pas s’éloigner des sentiers battus. Mais moi, je suis à cent lieues d’une Marie Dupont. La vie m’a infligé une lourde charge : mon patronyme évoque une folle aux chats dans un manoir hanté, ou une illuminée qui a des discussions philosophiques avec ses orteils. En gros, une personne tout à fait ingérable. La seule pensée normale qui ait jamais traversé mon esprit, la seule pensée que j’aie en commun avec Marie Dupont, c’est qu’il faut faire honneur à son nom. Manque de bol, j’ai un nom de maboule. Moi, c’est Eroline Martot.

I

TU SERAS MON HÉROÏNE

Moralomètre : 100/100

Mes baskets dépareillées accélèrent sur les pavés, dévalent les escaliers, traversent le gazon à moitié grillé.

J’ai une bonne raison d’être pressée, la meilleure au monde : je vis une journée pleine de promesses. C’est la rentrée scolaire et les nouveaux ont profité des vacances pour pousser comme des champignons. Et moi, Eroline Martot, j’adore le concept de « nouveaux ». Vu qu’ils ne me connaissent pas encore, je peux essayer de leur faire une impression divine avant que la meute des autres élèves ne se charge de saper mon image de marque avec des : « Non, mais regarde… » (au choix) : … ses fringues : je suis un régal de mélange des tendances les plus improbables dont le résultat briserait les miroirs.

… ses cheveux : perdre du temps à coiffer ma merveilleuse chevelure qui ne connaît pas le concept de gravité ? Très peu pour moi, mon agenda est suffisamment chargé.

1. la Marteau

… son nez : il est moche, mais zéro complexe. J’ai très vite appris à « vivre avec » des éléments perturbateurs, alors mon nez, tant qu’il ne braque pas un flingue dans ma direction, je gère.

… sa maison : aïe, là ça fait mal parce que c’est vrai que de l’extérieur elle fiche la trouille (et de l’intérieur, on a juste confirmation que c’est bien flippant).

… ses yeux : non, personne ne mentionne jamais mes yeux. Ils sont tops, alors tout le monde fait comme s’ils n’existaient pas.

Donc après cette journée, je vais hypothétiquement passer du stade de « la fille qui parle toute seule dans la cour » à « la fille aux deux amis » (il y a deux nouveaux, alors autant voir grand).

Ça paraît difficile à croire, mais quand j’avais six ans, j’étais hyper populaire : mes camarades admiraient mon imagination, mon esprit d’initiative, mon courage. Allez savoir pourquoi, quand on double l’âge, leur interprétation change diamétralement.

Exemples :

Imagination = dinguerie.

Esprit d’initiative = je me la pète.

Courage = tendance compulsive à sortir des sentiers battus. Or, sentiers battus = LE bon plan.

Mais moi, à peu près tout ce que je suis m’éjecte direct des sentiers battus. Je suis notamment atteinte de collectionnite. Si je collectionnais les likes sur les réseaux sociaux, ce ne serait pas grave, mais il se trouve que je préfère les yeux de verre, les petits ossements, fossiles et autres curiosités. Ce genre de trucs qualifiés de « cool » à six ans devient « dégueu » à douze. Je sais,

c’est nul (de trouver ça dégueu, pas mes collections).

Mon style de vêtements, de lecture et même d’amis ne conviennent pas à mes chers petits camarades. Même mon vocabulaire ne leur sied pas : il paraît que j’ai un vocabulaire « bizarre » (dû en partie à mes amis particuliers). Mes amis sont de provenances très différentes. Du coup, il peut m’arriver de mélanger des terminologies de divers horizons spatiotemporels (j’adore ce terme, il donne l’impression que ma vie est plus stylée que dingo, mais dans une seconde, tout va partir en cacahuète).

Ce que mes amis ont de si particulier ? Presque rien. Ils sont morts, juste ça. Et, oui, last but not least : je parle couramment le fantôme. Ils sont morts il y a plus ou moins longtemps, condamnés à mort, dévorés, j’en passe et des meilleurs. En tout cas, je ne suis pour RIEN dans leur mort, je ne suis pas ce style de dingo (du genre qui cache une lame de trente centimètres dans son sac à dos).

Ce n’est pas parce que je parle aux fantômes que je suis ce qu’on appelle une passeuse d’âmes, ou alors j’en serais une vraiment nulle. La preuve : Nancy squatte ma chambre depuis huit ans.

Nancy Pickwick était une célèbre empoisonneuse. Durant des années, elle s’est entraînée à tuer son mari : elle testait ses poisons sur des prisonniers qu’elle allait visiter en cellules. Elle n’a pas eu le temps d’assassiner son mari, directeur de la prison en question, elle s’est fait p(r)endre avant.

Nancy a été ma première revenante, bien que le mot soit assez mal choisi : mes « revenants » à moi, ils ne sont jamais vraiment partis, d’où le problème. Ils zonent sur

la terre, plus précisément chez moi, de préférence dans mes pattes. Ils ont tous une excellente raison de s’attarder. Je ne me démène donc pas pour eux dans l’espoir qu’une immense Lumière genre spot de concert vienne nous éclairer, qu’ils me remercient, la larme à l’œil, et passent les portes du paradis. Non, non, le paradis pour eux, c’est ici. La Lumière, elle existe, mais même s’ils la voient, ils restent. Ils resteront TOUJOURS, même après ma mort. Ils trouveront une autre barjot prête à mettre sa vie entre parenthèses pour eux.

Une bande de revenants, c’est un peu comme une meute de fées qui se penchent au-dessus d’un berceau, même si on imagine mal les fées en tueuses, en trouillardes, en garçons bouffés tout crus ou en chats sadiques (rapide portrait de mes colocataires). Et normalement, les fées apportent plein de bienfaits. Mes fées à moi, elles me pompent mes économies l’air de rien, squattent ma chambre, m’envoient faire leurs courses. En gros, elles inversent les rôles.

Après des semaines de pseudo-vacances passées entre quatre murs à entendre des jérémiades fantomatiques, un sourire déforme mon visage quand j’aperçois enfin les murs d’enceinte de mon école. Futurs amis en chair et en os, me voilà !

2. fol espoir

– Hé, c’est le père d’Eroline !

Quand j’arrive en classe, un trio d’écervelées que je connais depuis la primaire s’est déjà assis à côté de la nouvelle tête : une fille avec un air d’ange qui m’envoie des salves d’ondes positives dans le cerveau. Il se trouve que je possède un don inné pour sonder les gens d’un coup d’œil.

– Ton père, il est footballeur professionnel ? me demande la nouvelle en désignant l’homme en survêtement qui s’agite en face de notre école.

Là, j’hésite. « Presque » me paraît une réponse valable : quand il a un ballon, mon père tape dedans. De plus, quand il tape dans un ballon, c’est son métier. Donc, on pourrait « presque » répondre « oui », même si techniquement il ne fait pas que ça.

– Pas exactement, je préfère répondre.

– Pas du tout, tu veux dire ! s’esclaffe Emma (fière détentrice de la médaille d’or de la lobotomisation).

Toute mon école connaît mon père : il fait des squats, des abdos et autres joyeusetés dans sa combi de sport

repérable depuis la lune sur le terrain juste en face des fenêtres de ma classe depuis des années. Mes chers camarades ne l’ont jamais vu autrement que macérant dans sa sueur. Il est coach sportif. Pas pour des footballers plaqués or, mais pour des maisons de retraite. Il organise des cours qui ont une cote folle chez les heureux possesseurs de sept décennies d’existence minimum. Parmi ses cours les plus prisés, on retrouve notamment « Un col du fémur heureux » ou encore « Plus jamais sur les rotules ».

Avec un père coach sportif, je pourrais être fabuleusement svelte et merveilleusement dynamique, mais ce n’est clairement pas le cas. Avec maman et moi, mon père tombe toujours sur un os.

– On va faire une petite rando ? il a l’habitude de demander.

– Pas possible, je réponds généralement (synonyme : toujours). Il paraît que le soleil va sortir des nuages vers 17 heures.

Je ne suis pas un vampire, je n’ai juste pas envie de me retrouver soudain bronzée accidentellement.

À ce moment-là, mon père se tourne en direction de ma mère avec toute la naïveté qui le caractérise.

– Désolée, Cœur, j’ai ma troisième lombaire qui me chatouille, là, je peux pas, répond-elle (elle change souvent de vertèbre, afin qu’il ne s’imagine pas régler le problème en un coup d’ostéopathie).

– Vous pensez un peu à vos artères ? finit-il par pester.

Je suis la seule de ma bande d’amis à avoir des artères en fonction, c’est donc pour moi un concept très marginal.

– Son père, il joue à la balle avec des vieux, résume Emma à la nouvelle. Et c’est rien à côté de sa mère ! Ma mère travaille à la maison. Elle a longtemps hésité entre fabriquer des bougies parfumées, ou se lancer dans la peinture de tableaux qui représentent des squelettes de chats. En passant la porte de chez moi, on devine tout de suite la voie qu’elle a choisie. Indice : chez moi, le parfum d’ambiance, c’est plutôt « vieille carcasse » (quand ma mère peint, il lui faut des modèles). Du coup, on comprend un peu que cette ambiance ait collé le bourdon à Lupin et qu’il se soit enfui. Lupin, c’est mon chat. Nancy, mon empoisonneuse, m’a aidée à choisir son nom : pas en référence à Arsène, mais plutôt à la fleur toxique. Lupin a disparu il y a six mois. J’ai collé des affichettes un peu partout dans les magasins et dans les rues. Et puis, mon Lupin est réapparu, version fantomatique. Je ne sais pas s’il est là parce qu’il n’a pas droit à la Lumière (Lulu avait un petit côté sadique avec les lézards et les souris) ou s’il reste pour moi. Je préfère penser que c’est la seconde option (même si j’ai un gros doute).

– Elle est leur digne héritière, notre Eroline ! lance d’un ton sarcastique cette chère Emma alors que la classe se remplit de claquements de semelles et de chuchotements plus ou moins étouffés.

– Fière d’être digne de leur noble héritage je suis, je rétorque façon maître Yoda.

Ce trait d’esprit, je le dois à Haidar et aux bienfaits des multiples visionnages de Star Wars qu’il m’a infligés durant tout l’été.

Haidar est arrivé deux ans après Nancy. Il était « le plus jeune dompteur de fauves au monde », comme

le scandait l’affiche de 1812. Le plus jeune, mais pas le plus doué : il a été dévoré par une lionne quand il avait seize ans. Haidar, il est rebelle, sans doute parce qu’il a été acheté en Inde par une troupe itinérante qui l’a traité en esclave. Il a dû quitter son pays, sa famille. Il n’avait que quatre ans. Haidar n’a pas vécu une enfance très normale, alors disons qu’il se rattrape. Certains jours, il se la joue gothique, un peu comme moi – celle que j’ai dans la tête, pas l’apparition multicolore que je vois dans le miroir – ; d’autres fois, il part dans un délire baba cool ou nombril-chevilles-haut des fesses (au choix) à l’air. Tout ce qui compte pour lui, c’est d’y aller à fond. Je le suspecte de traîner dans les préaux : il sait avant moi les dernières expressions à la mode, les sorties de jeux vidéo. Du coup, j’investis les trois quarts de mon argent de poche pour assouvir ses penchants geek.

Si j’entrais dans le jeu d’Emma et de ses semblables, j’aurais honte de tout. De tout ce que mes parents sont, de tout ce que je suis, de mon monde. Or, mon monde, je l’aime comme une dingue. Ma classe n’en fait clairement pas partie. Aucun d’entre eux. Ce n’est pas toujours facile à accepter (j’ai dans ma bibliothèque personnelle plusieurs volumes de journaux intimes qui pourraient être intitulés Moi, Eroline, l’incomprise, ou encore Eroline, reine des pointées du doigt), mais je lutte. Des parents qui ne collent pas la honte, ce seraient des parents absents. Plutôt triste, je trouve.

La nouvelle ne répond rien. C’est bon signe, car c’est bien souvent ma technique avec les imbéciles : je les

ignore et ils laissent tomber. Là, Emma m’asticote, mais ça ne va pas durer, surtout si l’ange rejoint mon équipe.

– Tssss, quel spectacle tu nous offres. E-ro-line, c’est ça ? me lance la nouvelle. Tu restes loin de moi, ok ? Tu m’as l’air de contaminer ce qui t’entoure.

– Y a rien qui l’entoure, Ero…, commence Emma.

Là-dessus, la nouvelle lève un index qui doit signifier « stop » en langage despotique et Emma se tait immédiatement. La nouvelle va rester loin de mon monde, c’est certain.

J’ai encore de l’espoir, car on m’avait bien dit deux nouveaux.

– Il est coach sportif, ton père ? j’entends derrière moi. C’est marrant…

Quand je me retourne, une paire d’yeux que je ne connais pas me scrute des pieds à la tête. La paire d’yeux trône au centre d’un visage déformé par le genre de sourire que je connais trop bien : un large sourire moqueur.

La seconde nouveauté, c’est lui. Nul besoin de consulter ma boule de cristal pour affirmer avec une absolue certitude que lui et moi, nous ne serons jamais amis. Jamais avec un grand J comme dans « J’aimerais mieux manger des cafards. »

C’est clair, la rentrée, c’est juste une nouvelle moisson de crétins qui s’ajoute aux autres. Rien de plus.

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