Ethnomathématiques

Directrice des rédactions : Cécile Lestienne
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Responsable marketing : Frédéric-Alexandre Talec
Direction du personnel : Olivia Le Prévost
Fabrication : Marianne Sigogne et Stéphanie Ho
Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon
Ont également participé à ce numéro : Laure Bonnaud-Ponticelli, Etienne Dumur, Mathieu Lihoreau, Antoine Petiteau, Gabriel Tobie
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Dessiner sur le sable passe pour un jeu dâenfant. Dans lâarchipel du Vanuatu, lâexercice est rĂ©servĂ© aux praticiens dâune tradition ancienne. LâĆil naĂŻf sâĂ©merveillera des entrelacs dĂ©licats, ïŹgurant ici une tortue, lĂ un papillon. Les populations pratiquant cet art enregistrent, elles, dans leurs rĂ©alisations leur mythologie et les Ă©pisodes de la vie collective.
LâethnomathĂ©maticien Alban Da Silva y a vu la trace du concept mathĂ©matique de graphe eulĂ©rien, qui consiste Ă dessiner une ïŹgure imposĂ©e dâun seul trait sans repasser deux fois sur une mĂȘme ligne. Il apporte la preuve, par une modĂ©lisation rigoureuse des pratiques observĂ©es, que certaines populations du Vanuatu ont littĂ©ralement la thĂ©orie des graphes au bout des doigts. Coexistent ainsi, dans ces fragiles et Ă©phĂ©mĂšres tracĂ©s, des rĂšgles empiriques transmises au ïŹl des gĂ©nĂ©rations et celles dâune thĂ©orie trĂšs importante pour les mathĂ©maticiens, ravivant la fascinante question des fondements anthropologiques de la pensĂ©e mathĂ©matique.
Ă quelque 11 000 kilomĂštres Ă lâouest du Vanuatu se joue une forme de coexistence autrement concrĂšte : celle des humains et des lĂ©opards. La densitĂ© humaine dans les environs de Mumbai est telle que les rencontres avec les grands fĂ©lins sont singuliĂšrement frĂ©quentes. LâĂ©thologue indienne Vidya Athreya nous fait dĂ©couvrir les conditions qui depuis des siĂšcles rendent possible une cohabitation paciïŹque entre notre espĂšce et les grands fĂ©lins. Et quâil sâagit de remettre Ă jour dans un monde urbanisĂ©.
Il nâaura pas Ă©chappĂ© aux amateurs de science, ces derniĂšres semaines, une autre forme de coexistence inattendue : celle dâannonces contradictoires accompagnant les derniĂšres observations du tĂ©lescope spatial James-Webb. Quel Ăąge ont vraiment les premiĂšres galaxies de lâUnivers ? Une Ă©quipe rĂ©pond 320 millions dâannĂ©es, une autre 200 millions, une autre encore abaisse la limite Ă 100 millions dâannĂ©es. Ces annonces, prĂ©sentĂ©es Ă quelques jours dâintervalle parfois, signent la dĂ©rive de la course Ă la publication, juge lâastrophysicien Nicolas Laporte. Il faudra attendre lâexamen patient par les pairs pour obtenir une rĂ©ponse consistante.
La science est une entreprise de clariïŹcation et de distinction, qui exige du temps. Elle sait faire le tri entre ce qui mĂ©rite crĂ©dit et ce qui doit ĂȘtre abandonnĂ©. Elle crĂ©e des liens Ă©clairants entre des concepts et des domaines apparemment distants. Elle peut aussi, dans le champ de lâĂ©cologie, faciliter la dĂ©couverte de terrains dâentente entre parties prenantes. Toutes Ćuvres utiles en temps de confusion informationnelle et de tensions environnementales. n
P. 6
ĂCHOS DES LABOS
âą Le cerveau, un acteur rĂ©gulateur de lâinïŹammation
âą Les racines multiples de notre espĂšce
âą Le son grave de lâUnivers
âą Un pouls peut en cacher un autre
⹠Ces appeaux préhistoriques chantent encore
⹠Une particule de son « coupée en deux »
âą On pompe et la Terre bascule
P. 16
LES LIVRES DU MOIS
P. 18
DISPUTES ENVIRONNEMENTALES
Sortir la tĂȘte de la bassine
Catherine Aubertin
P. 20
LES SCIENCES Ă LA LOUPE
Le culte de lâinnovation
Yves Gingras
BIOPHYSIQUE VERS UNE INGĂNIERIE DES FORMES VIVANTES ?
Philip Ball
Le champ Ă©mergent de la morphologie synthĂ©tique ïŹoute les frontiĂšres entre vie naturelle et artiïŹcielle.
BIOPHYSIQUE
« LA MATIĂRE BIOLOGIQUE EST Ă LA FOIS PHYSIQUE, ACTIVE ET RĂACTIVE »
Entretien avec Emmanuel Farge
Pour appréhender le vivant il faut tenir compte des interactions de ses propriétés physiques et des processus biochimiques qui lui donnent vie
ASTROPHYSIQUE
SUR LES TRACES DE LâAUBE COSMIQUE
ĂTHOLOGIE
VIVRE AVEC LES LĂOPARDS
LETTRE DâINFORMATION
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En couverture :
© Eric LaïŹorgue
Les portraits des contributeurs sont de Seb Jarnot
Ce numĂ©ro comporte un courrier de rĂ©abonnement posĂ© sur le magazine sur une sĂ©lection dâabonnĂ©s.
Nicolas Laporte
Quand les premiÚres étoiles et galaxies sont-elles nées ? Depuis un an, le télescope spatial JWST est parti à leur recherche.
Et dĂ©jĂ un ïŹorilĂšge de dĂ©couvertes surprenantes surgit de ses observations
Vidya Athreya
RĂ©apprendre Ă cohabiter avec les fauves : tel est le dĂ©ïŹ que la population indienne tente de relever pour prĂ©server ses grands carnivores
P. 80
LOGIQUE & CALCUL RUINER LE CASINO OU SE RUINER ?
Jean-Paul Delahaye
NEUROPHYSIOLOGIE
CE QUE LA CHALEUR INFLIGE AU CERVEAU
Pieter Vancamp
Jour de canicule : on transpire, on rougit et on se sent groggy, voire confus, jusquâĂ ĂȘtre incapable de travailler De fortes chaleurs nuisent Ă nos performances physiques et mentales. Pourquoi ? Et comment sâen prĂ©munir ?
HISTOIRE DES SCIENCES
« UBU COCU » OU LâARCHĂOPTĂRYX
SELON ALFRED JARRY
Eric BuïŹetaut
Quâest venu faire le plus ancien oiseau identiïŹĂ© jusquâĂ prĂ©sent dans une piĂšce inconnue du pĂšre de la pataphysique ?
Contre toute attente, lâauteur de la saga du « PĂšre Ubu » nâest pas le seul lettrĂ© Ă sâĂȘtre intĂ©ressĂ© de prĂšs Ă certains fossiles illustres.
ClassĂ©s patrimoine immatĂ©riel de lâhumanitĂ© par lâUnesco, les dessins que tracent sur le sable certains habitants du Vanuatu suivent des rĂšgles qui leur confĂšrent des propriĂ©tĂ©s... de graphes mathĂ©matiques ! EnquĂȘte sur le terrain.
Les mathématiques des jeux de casino indiquent comment jouer pour perdre le moins possible.
P. 86
ART & SCIENCE
« La CĂšne », vue de lâintĂ©rieur LoĂŻc Mangin
P. 88
IDĂES DE PHYSIQUE
Lâombre de lâinvisible Jean-Michel Courty et Ădouard Kierlik
P. 92
CHRONIQUES DE LâĂVOLUTION
Les éléphants se sont-ils domestiqués ?
Hervé Le Guyader
P. 96
SCIENCE & GASTRONOMIE
Connaissez-vous bien la mayonnaise ?
Hervé This
P. 98
Ă PICORER
Dans le noyau parabrachial du cerveau, les neurones marquĂ©s en rouge se projettent Ă travers tout le cerveau et contrĂŽlent la libĂ©ration de cortisone aprĂšs la dĂ©tection dâun signal inïŹammatoire dans le sang.
En centralisant de nombreux signaux dâalerte, une rĂ©gion du cerveau, le noyau parabrachial, modulerait la rĂ©ponse anti-inïŹammatoire.
En cas de blessure ou dâinfection, les cellules immunitaires, prĂ©sentes dans les tissus ou circulant dans lâorganisme, sâactivent et dĂ©clenchent, notamment, la rĂ©ponse inïŹammatoire. Dans les premiĂšres Ă©tapes de ce processus, elles libĂšrent diverses molĂ©cules ou « mĂ©diateurs de lâinïŹammation », par exemple des cytokines, des histamines, etc. Le rĂŽle de ces molĂ©cules est de recruter des cellules circulantes du systĂšme immunitaire, dâĂ©liminer les agents pathogĂšnes ou encore dâengager la rĂ©paration des tissus lĂ©sĂ©s. Dans cette cascade de mĂ©canismes complexes, le cerveau nâest pas en reste. En dĂ©tectant la prĂ©sence de mĂ©diateurs de lâinïŹammation dans le sang, il induit une rĂ©ponse nommĂ©e « Ă©tat de maladie », qui consiste Ă
rĂ©a ïŹ ecter lâĂ©nergie au sein de lâorganisme pour mieux lutter contre la perturbation. Cette rĂ©action se traduit par des ajustements du mĂ©tabolisme (ïŹĂšvre, perte dâappĂ©tit, altĂ©ration de la production dâhormones, etc.) ou du comportement (Ă©vitement social, sommeil, etc.).
La modulation du systĂšme immunitaire est rĂ©alisĂ©e notamment par la synthĂšse dans la glande surrĂ©nale de cortisone, une hormone produite sous le contrĂŽle du noyau paraventriculaire de lâhypothalamus La libĂ©ration de cette hormone est induite par diffĂ©rents signaux : psychologiques, sensoriels (liĂ©s Ă la douleur) ou immunitaires (avec les mĂ©diateurs de lâinïŹammation). En 1999, Andrew Turnbull et Catherine Rivier, de lâinstitut Salk , en Californie , avaient dĂ©montrĂ© que certaines cytokines mĂ©diatrices de lâinïŹammation dĂ©clenchaient une activation de lâhypothalamus conduisant Ă la production de cortisone dans la glande surrĂ©nale.
Certaines observations suggĂšrent que le cerveau a aussi une action rĂ©gulatrice sur la rĂ©ponse inïŹammatoire.
Cependant, lâactivitĂ© du noyau paraventriculaire est connue pour ĂȘtre rĂ©gulĂ©e par de nombreuses autres rĂ©gions du cerveau DĂšs lors, il Ă©tait possible que dâautres
Le cerveau dĂ©tecte lâinïŹammation et, en retour, contribue Ă la rĂ©guler
circuits Ă©tablissent une connexion entre les signaux du systĂšme immunitaire et lâhypothalamus. En Ă©tudiant les interactions du cerveau et du systĂšme immunitaire chez la souris , les Ă©quipes de lâimmunologiste GĂ©rard Eberl et des neuroscientifiques Pierre-Marie Lledo et Gabriel Lepousez, de lâinstitut Pasteur, de lâInserm et du CNRS , ont justement dĂ©couvert un tel circuit par lequel le cerveau dĂ©tecte lâinïŹammation et, en retour, contribue Ă rĂ©guler cette derniĂšre
Pour lâidentiïŹer, les chercheurs ont dâabord administrĂ© diffĂ©rents mĂ©diateurs de lâinïŹammation Ă des souris Ils ont alors constatĂ© une production de cortisone importante pour seulement certaines cytokines , notamment lâinterleukine 1 bĂȘta (IL-1ÎČ). Ils ont remarquĂ© quâune dose croissante dâIL -1 ÎČ nâaugmentait pas la concentration de cortisone Ă©mise , mais prolongeait sa rĂ©ponse dans la durĂ©e
Les scientiïŹques de lâinstitut Pasteur ont constatĂ© que cette interleukine active dans un premier temps des neurones dâune rĂ©gion du tronc cĂ©rĂ©bral ( situĂ© sous le cerveau et directement reliĂ© Ă la moelle Ă©piniĂšre ), le complexe vagal AprĂšs cette premiĂšre Ă©tape, les informations sont transmises du complexe vagal vers une autre rĂ©gion du tronc cĂ©rĂ©bral, le noyau parabrachial Cette zone est connue pour traiter divers signaux provenant dâautres rĂ©gions du cerveau, en lien avec la douleur et certaines mĂ©moires aversives ou traumatiques De lĂ , les signaux de lâinïŹammation conduisent Ă lâactivation de neurones de lâhypothalamus, qui se traduit par une production et libĂ©ration de cortisone dans le sang. Cette hormone rĂ©duit alors le dĂ©veloppement de cellules immunitaires dans la moelle osseuse et le thymus, aïŹn dâĂ©viter un emballement immunitaire qui pourrait ĂȘtre fatal , comme câest le cas lors dâun choc septique.
En collectant de nombreux signaux provenant de lâextĂ©rieur ou de lâintĂ©rieur de lâorganisme, le noyau parabrachial permet au cerveau de coordonner la meilleure rĂ©ponse possible â immunitaire , mĂ©tabolique et comportementale â en cas dâinïŹammation et a ainsi un rĂŽle central dans le processus de retour Ă lâĂ©quilibre de lâorganisme n
Sean BaillyLes analyses gĂ©nomiques des quelque 5 000 Ă©chantillons collectĂ©s par la mission « Tara PaciïŹc » sur les rĂ©cifs coralliens du PaciïŹque rĂ©vĂšlent un microbiome aussi riche que toute la biodiversitĂ© terrestre. Le microbiologiste Pierre Galand prĂ©sente ces rĂ©sultats Ă©tonnants.
intra-espĂšce de corail, nous avons prĂ©levĂ© les bactĂ©ries sur dix colonies par espĂšce. Pour le plancton, nous avons utilisĂ© trois tailles de ïŹltres pour sĂ©parer les bactĂ©ries libres (moins de 3 micromĂštres) du zooplancton et du phytoplancton, Ă proximitĂ© du corail, Ă la surface et Ă distance.
Quels étaient vos objectifs lors de cette expédition de plus de deux ans avec la goélette Tara ?
Nous voulions cartographier la diversitĂ© de ces prĂ©cieux Ă©cosystĂšmes, dĂ©couvrir des zones Ă©cologiques aussi riches que le « triangle de corail » entre la Malaisie, lâIndonĂ©sie et les Philippines, qui concentre la plus grande biodiversitĂ© marine du monde. Et voir si la biodiversitĂ© des rĂ©cifs coralliens est en lien avec la diversitĂ© bactĂ©rienne.
Que savait-on de ce microbiome ?
La vision Ă©tait parcellaire. Les rĂ©cifs cĂŽtiers, situĂ©s entre 2 et 15 mĂštres de profondeur, sont la fabrique de la biodiversitĂ© marine : avec seulement 0,2 % de la surface du globe, ils abritent 32 % des espĂšces animales. On sait aussi que le corail est en symbiose avec des bactĂ©ries sans que lâon comprenne pourquoi. Avec le projet Tara PaciïŹc, notre analyse, Ă lâĂ©chelle du PaciïŹque, avec un mĂȘme protocole de sĂ©quençage de lâADN, a Ă©tabli un Ă©tat des lieux prĂ©cis des bactĂ©ries associĂ©es aux coraux, aux poissons qui y vivent et au plancton.
Quelle a été votre méthodologie ?
Tara a sillonnĂ© le PaciïŹque de mai 2016 Ă octobre 2018 et rĂ©coltĂ© 5 392 échantillons de microbiome dans 99 rĂ©cifs coralliens de 32 Ăźles de lâAmĂ©rique Ă lâAsie. CongelĂ©s Ă bord Ă â 80 °C, ces Ă©chantillons ont Ă©tĂ© envoyĂ©s par avion au gĂ©noscope du CEA. Dans un but de comparaison, nous avons ciblĂ© les rares espĂšces prĂ©sentes dans tout le PaciïŹque : trois coraux (Millepora platyphylla, Porites lobata et Pocillopora meandrina) qui di Ăšrent par leur mode de vie et leur rĂ©silience ainsi que deux poissons (le chirurgien bagnard, Acanthurus triostegus, et lâidole mauve, Zanclus cornutus), lâun herbivore, lâautre carnivore. Pour vĂ©riïŹer la variabilitĂ©
Votre analyse microbiologique est dâune ampleur inĂ©diteâŠ
Oui ! Impensable il y a dix ans⊠Nous avons sĂ©quencĂ© lâĂ©quivalent de 50 000 gĂ©nomes humains. Plus de 800 mĂ©tagĂ©nomes et environ 540 000 portions dâADN prĂ©alablement identiïŹĂ©es comme de bons marqueurs taxonomiques de bactĂ©ries. Câest beaucoup plus quâon ne le pensait ! En extrapolant nos rĂ©sultats Ă toutes les espĂšces connues de corail et de poissons du PaciïŹque, nous estimons que la biodiversitĂ© bactĂ©rienne de ces rĂ©cifs coralliens du PaciïŹque est du mĂȘme ordre que toute la biodiversitĂ© terrestre estimĂ©e. Quelles conclusions tirez-vous ?
Le plancton contient le plus grand nombre dâespĂšces bactĂ©riennes. La plupart des bactĂ©ries sont uniques Ă leur hĂŽte que ce soit le plancton, les poissons ou le corail. Et le microbiome dĂ©pend du site. Mais ceux du PaciïŹque occidental, qui abrite une plus grande variĂ©tĂ© dâespĂšces de coraux que le PaciïŹque oriental, ne sont pas plus diversiïŹĂ©s. Nous nâavons pas trouvĂ© de corrĂ©lation signiïŹcative entre la tempĂ©rature de lâeau de mer et la diversitĂ© des microbiomes. Ni de lien Ă©tabli avec la biodiversitĂ© des rĂ©cifs. Mais nous avons identiïŹĂ© trois nouvelles bactĂ©ries, abondantes partout, signe dâune coĂ©volution pĂ©renne, associĂ©es chacune Ă une espĂšce de corail. Et elles produisent lâindispensable vitamine B, ce qui pourrait ĂȘtre un des Ă©lĂ©ments de cette symbiose corail-bactĂ©rie. Plus largement, nous espĂ©rons identiïŹer des bactĂ©ries indicatrices de lâĂ©tat de santĂ© des rĂ©cifs pour certains dĂ©jĂ trĂšs dĂ©gradĂ©s, ou de lâenvironnement (tempĂ©rature, salinitĂ©). n
, 2023.
Lâencornet de Californie est dotĂ© dâun mĂ©canisme dâĂ©dition de ses molĂ©cules dâARN qui reconïŹgure la structure de certaines de ses protĂ©ines, les rendant plus e caces Ă basse tempĂ©rature.
Les cĂ©phalopodes nâen ïŹnissent pas de surprendre par leur comportement, leurs capacitĂ©s dâapprentissage, mais aussi et surtout par leur Ă©tonnante biologie. Des abysses glacials et obscurs aux eaux chaudes et peu profondes des tropiques, cette large famille dâanimaux marins qui comprend les pieuvres, les seiches et les calmars occupe un grand Ă©ventail dâenvironnements ocĂ©aniques. Pour mieux comprendre cette adaptabilitĂ© aux diffĂ©rentes tempĂ©ratures de lâeau, Kavita Rangan et Samara Reck-Peterson, de lâuniversitĂ© de Californie Ă San Diego, se sont intĂ©ressĂ©es Ă lâencornet de Californie (Doryteuthis opalescens), qui habite dans les eaux du PaciïŹque sud-ouest amĂ©ricain, connues pour leurs variations saisonniĂšres de tempĂ©rature. Elles ont dĂ©couvert chez ces animaux un mĂ©canisme dâĂ©dition de leur ARN messager, qui amĂ©liore la fonctionnalitĂ© de certaines protĂ©ines Ă basse tempĂ©rature.
Habituellement, des enzymes lisent lâADN et produisent des ARN messagers, Ă partir desquels sont synthĂ©tisĂ©es toutes les protĂ©ines dâun organisme. Mais certains processus dâĂ©dition de lâARN permettent aux organismes de recoder ces molĂ©cules messagĂšres aïŹn quâelles engendrent des protĂ©ines modiïŹĂ©es Il sâagit dâun processus trĂšs rare chez lâhumain, mais relativement commun chez les cĂ©phalopodes Ă corps mou, comme lâencornet de Californie Dans leur Ă©tude, les deux biologistes ont scrutĂ© Ă lâĂ©chelle molĂ©culaire ce mĂ©canisme appliquĂ© Ă deux protĂ©ines, la dynĂ©ine et la kinĂ©sine. Ces protĂ©ines jouent un rĂŽle important de moteur molĂ©culaire, transportant diverses cargaisons â des vĂ©sicules contenant des protĂ©ines, entre autres â le long dâautoroutes cellulaires quâon appelle « microtubules », sortes de ïŹlaments qui constituent une partie du « squelette interne » des cellules.
Or il est frĂ©quent que des baisses drastiques de tempĂ©rature aïŹectent lâeïŹcacitĂ© de certaines fonctions physiologiques La kinĂ©sine, par exemple, se dĂ©place plus lentement.
Travaillant sur des paralarves vivantes dâencornet, Kavita Rangan et Samara Reck-Peterson ont montrĂ© que, pour pallier cela, ces animaux avaient la capacitĂ© â par lâĂ©dition de leur propre ARN messager â de reconïŹgurer la structure en acides aminĂ©s de leur kinĂ©sine
Lâencornet de Californie (Doryteuthis opalescens) est ectotherme : il ne produit pas sa propre chaleur interne. MalgrĂ© cela, il est capable de vivre dans une large variĂ©tĂ© de tempĂ©ratures ocĂ©aniques.
Cette reconïŹguration survient en particulier lorsque les paralarves sont immergĂ©es dans des eaux froides Les chercheuses ont alors reconstituĂ© ces kinĂ©sines modiïŹĂ©es en laboratoire , Ă lâaide dâune technique dâADN recombinant , aïŹn de mesurer leurs mouvements par microscopie optique. RĂ©sultat : la motilitĂ© des variants Ă©tait en eïŹet plus Ă©levĂ©e Ă des tempĂ©ratures basses.
Ce constat met en lumiĂšre lâĂ©tonnante plasticitĂ© phĂ©notypique de ces animaux ; ils sont capables de moduler leur protĂ©ome (lâensemble de protĂ©ines de leur organisme) en rĂ©ponse Ă un stimulus environnemental comme une variation de tempĂ©rature. Or Doryteuthis opalescens est un ectotherme, câest-Ă -dire un animal qui ne produit pas sa propre chaleur interne . Kavita Rangan et Samara Reck- Peterson pensent que ce mĂ©canisme expliquerait en partie comment, malgrĂ© cela, ces animaux sont capables de sâĂ©panouir dans une si large variĂ©tĂ© de tempĂ©ratures ocĂ©aniques n
William Rowe-PirraLa fourmi Atta sexdens, une espĂšce coupeuse de feuilles prĂ©sente au BrĂ©sil, est capable de transporter un fragment de vĂ©gĂ©tal pesant jusquâĂ six fois sa masse. Mais comment fait-elle pour ne pas couper de morceaux trop lourds ou, Ă lâinverse, trop petits, qui lâobligeraient Ă faire davantage dâallers-retours ?
Daniela Römer et ses collĂšgues, de lâuniversitĂ© de WĂŒrzburg, en Allemagne, ont rĂ©alisĂ© une sĂ©rie dâexpĂ©riences et ont montrĂ© que la fourmi ancre ses pattes arriĂšre sur le bord de la feuille ce qui lui donne un point de rĂ©fĂ©rence pour dĂ©ïŹnir la trajectoire de ses mandibules lors du dĂ©coupage. Elle utilise aussi, dans une moindre mesure, les poils sensoriels situĂ©s au niveau de son cou. Ces derniers sont connus pour leur rĂŽle dans le positionnement de la tĂȘte. n
Caroline BarathonLe cancer de la vessie est plus frĂ©quent et agressif chez les hommes que chez les femmes. En outre, mĂȘme si lâon prend en compte certains biais comme la surconsommation dâalcool et de tabac par les premiers, cette asymĂ©trie persiste. Quelle est son origine ?
LâĂ©quipe de Dan Theodorescu, du centre mĂ©dical de Cedars-SinaĂŻ, Ă Los Angeles, avance une nouvelle explication qui est liĂ©e au chromosome Y. Chez les hommes ĂągĂ©s, le chromosome Y est parfois perdu lors de la division cellulaire. Cette perte, dĂ©jĂ connue pour provoquer dâautres maladies, notamment cardiaques, rendrait les cellules tumorales plus agressives et induirait un « Ă©puisement » du systĂšme immunitaire. Cependant, lâĂ©quipe a aussi constatĂ© que, chez la souris, certains anticorps qui rĂ©activent le systĂšme immunitaire Ă©taient plus eïŹcaces quand les tumeurs Ă©taient sans chromosome Y. Une piste pour amĂ©liorer lâimmunothĂ©rapie de ce cancer. n
S. B.Le vent solaire souïŹe usuellement Ă des vitesses de 300 Ă 400 kilomĂštres par seconde, mais certaines pointes atteignent 800 kilomĂštres par seconde ! La pression thermique ne suïŹt pas Ă expliquer ces rafales extrĂȘmes. Les spĂ©cialistes pensaient que le champ magnĂ©tique de lâĂ©toile en Ă©tait Ă lâorigine, mais le mĂ©canisme en cause faisait dĂ©bat. JusquâĂ prĂ©sent, les observations Ă©taient rĂ©alisĂ©es de trop loin pour percer les dĂ©tails du processus. Or la sonde Parker Solar Probe a Ă©tĂ© conçue pour pĂ©nĂ©trer le plus loin possible dans la couronne solaire. En Ă©tudiant des donnĂ©es enregistrĂ©es lors de survols eïŹectuĂ©s Ă seulement 8 millions de kilomĂštres du Soleil, Stuart Bale, de lâuniversitĂ© de Californie Ă Berkeley, et ses collĂšgues ont montrĂ© que le vent solaire rapide serait liĂ© au mĂ©canisme de crĂ©ation de certaines structures magnĂ©tiques dans des rĂ©gions nommĂ©es « trous coronaux ».
La surface du Soleil est constituĂ©e des cellules de convection de diïŹĂ©rentes tailles. Dans les trous coronaux, des zones relativement froides, les cellules atteignent parfois des tailles gigantesques aïŹchant un diamĂštre dâenviron 30 000 kilomĂštres â on parle alors de « supergranules ». Dans ces rĂ©gions, les lignes de champ magnĂ©tique sont ouvertes, câest-Ă -dire quâelles se dirigent vers lâespace Mais prĂšs des bords des supergranules, ces lignes ouvertes interagissent avec des lignes de champ fermĂ©es (qui font des boucles Ă la surface du Soleil) : elles se reconnectent et produisent des structures magnĂ©tiques en forme de S, les switchbacks. « La reconnexion rapide induit une tension sur les lignes de champs qui est relĂąchĂ©e sous forme dâĂ©nergie », dĂ©crit Jean-Baptiste Dakeyo, de lâuniversitĂ© Toulouse III. Cette Ă©nergie accĂ©lĂ©rerait les particules prĂ©sentes, la source du vent rapide n
Ăvrard-Ouicem Eljaouhari
GrĂące Ă un dispositif sâinspirant du principe des miroirs semi-rĂ©ïŹĂ©chissants, il est possible de manipuler quantiquement les ondes acoustiques comme on le fait pour les photons.
Lorsque Alice a traversĂ© le miroir, elle nâimaginait par dĂ©couvrir un monde merveilleux dont les rĂšgles dĂ©ïŹent en permanence lâintuition. Dâune certaine maniĂšre, les physiciens sont les explorateurs dâun monde tout aussi fascinant que celui de Lewis Carroll, oĂč la mĂ©canique quantique mĂšne Ă des phĂ©nomĂšnes Ă©tonnants et contre-intuitifs. Ses lois expliquent par exemple comment une particule peut passer par deux chemins diïŹĂ©rents en mĂȘme temps, un peu comme si elle avait Ă©tĂ© « coupĂ©e en deux » ! De tels tours de passe-passe sont maĂźtrisĂ©s depuis bien longtemps pour les photons, les particules de lumiĂšre. Mais peuton en faire autant avec les phonons, les « particules de son » ? LâĂ©quipe dâAndrew Cleland vient de dĂ©velopper un Ă©lĂ©ment clĂ© pour rĂ©aliser ce genre dâexpĂ©rience.
LâidĂ©e de manipuler un phonon comme un photon est surprenante, car, contrairement Ă ce dernier, le phonon nâest pas une particule Ă©lĂ©mentaire. On parle plutĂŽt de quasi-particule, car un phonon dĂ©crit en rĂ©alitĂ© un comportement collectif de typiquement 1015 particules, qui vibrent dans la matiĂšre et forment, par exemple, une onde acoustique Cependant, une quasiparticule se comporte par bien des aspects comme une particule unique et indivisible Et il est possible de mener des expĂ©riences quantiques avec de tels objets
Mais comment couper une particule en deux ? Une façon dây parvenir consiste, dans le cas des photons, Ă utiliser un miroir semi-rĂ©ïŹĂ©chissant La particule de lumiĂšre a une certaine probabilitĂ© de traverser le miroir ou dâĂȘtre rĂ©ïŹĂ©chie Si aucune mesure nâest rĂ©alisĂ©e, le photon se retrouve dans une superposition dâĂ©tats quantiques, il est dĂ©crit par une fonction mathĂ©matique composĂ©e de lâĂ©tat oĂč il est rĂ©ïŹĂ©chi et de lâĂ©tat oĂč il est transmis Avec un jeu de miroirs, le photon passe alors par deux chemins en mĂȘme temps et interfĂšre avec luimĂȘme. Câest le principe de lâinterfĂ©romĂštre de Michelson ou de celui de Mach-Zehnder
Ces manipulations menĂ©es sur les photons sont a priori applicables Ă tout type dâobjets quantiques , mĂȘme Ă des phonons. Mais un Ă©lĂ©ment manquait dans la boĂźte Ă outils des physiciens manipulant les phonons :
1015
CâEST LE NOMBRE DE PARTICULES QUI PARTICIPENT TYPIQUEMENT AU MOUVEMENT COLLECTIF
DâUNE ONDE SE PROPAGEANT DANS LA MATIĂRE. CE PHĂNOMĂNE EST DĂCRIT PLUS SIMPLEMENT PAR UN PHONON, UNE QUASI-PARTICULE, QUI PRĂSENTE DE NOMBREUSES PROPRIĂTĂS DES PARTICULES.
lâĂ©quivalent du miroir semi-rĂ©ïŹĂ©chissant Or câest exactement ce que vient de dĂ©velopper lâĂ©quipe dâAndrew Cleland
Le dispositif expĂ©rimental est composĂ© de deux qubits supraconducteurs, qui servent de sources de photons uniques Chaque source est ensuite associĂ©e Ă un transducteur capable de convertir le photon en phonon unique , ou inversement de convertir un phonon en photon Entre les deux transducteurs, les chercheurs ont placĂ© un « peigne » constituĂ© de 16 dents mĂ©talliques que les phonons traversent. Chaque dent rĂ©ïŹĂ©chit environ 3 % de lâĂ©nergie acoustique Un phonon Ă©mis depuis lâun des deux supraconducteurs a donc environ 50 % de chances dâatteindre le second supraconducteur et les 50 % restantes de revenir Ă son point de dĂ©part Les chercheurs sont ensuite parvenus Ă montrer que le phonon se trouvait bien dans un Ă©tat superposĂ©
Avec ce « miroir semi-rĂ©ïŹĂ©chissant » pour phonons, les physiciens rĂ©ïŹĂ©chissent dĂ©jĂ Ă des dispositifs hybrides de calcul quantique ou le dĂ©veloppement de rĂ©seaux de communication phononiques. Au pays des merveilles, lâimagination nâa pas de limite ! n
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> Au Vanuatu, un art traditionnel consiste à tracer avec le doigt des dessins sur le sable selon des rÚgles précises.
> Il est possible de modĂ©liser cette pratique pas Ă pas Ă lâaide dâoutils mathĂ©matiques.
> Une telle modélisation révÚle que les experts du dessin
sur le sable du Vanuatu ont une dĂ©marche qui relĂšve dâune branche des mathĂ©matiques, la thĂ©orie des graphes.
> Elle fournit aussi des clĂ©s pour mieux comprendre cette pratique et les rĂ©cits qui lâaccompagnent, reïŹets des cosmogonies des sociĂ©tĂ©s vanuataises et de leurs traditions.
ALBAN DA SILVA ethnomathĂ©maticien, agrĂ©gĂ© de mathĂ©matiques, docteur en histoire et philosophie des sciences, professeur en classe prĂ©paratoire en NouvelleCalĂ©donie, chercheur associĂ© au laboratoire Sphere de lâuniversitĂ© Paris CitĂ©
ClassĂ©s patrimoine immatĂ©riel de lâhumanitĂ© par lâUnesco, les dessins que tracent sur le sable certains habitants du Vanuatu suivent des rĂšgles qui leur confĂšrent des propriĂ©tĂ©s⊠de graphes mathĂ©matiques ! EnquĂȘte sur le terrain.
Octobre  2015, Port-Vila Ma mission de formation dâenseignants en mathĂ©matiques du lycĂ©e français de la capitale du Vanuatu touche Ă sa ïŹn Le proviseur me convie Ă partager un kava, la boisson traditionnelle de lâarchipel Je mâen rendrai compte un peu plus tard , mais pour tout chercheur en sciences sociales qui travaille sur les sociĂ©tĂ©s de ce pays, le partage du kava est un moment trĂšs fructueux pour la collecte dâinformations FabriquĂ©e Ă partir des racines de lâarbre du mĂȘme nom , cette boisson induit un effet relaxant propice Ă la libĂ©ration de la parole. Cette premiĂšre rencontre avec le kava lâa Ă©tĂ© aussi avec le « dessin sur le sable ». Au cours de la soirĂ©e , lâun des stagiaires a sorti une grande planche recouverte dâun sable trĂšs ïŹn. AprĂšs avoir soigneusement aplani la surface, il sâest mis Ă dessiner avec un doigt une « grille » faite de lignes horizontales et verticales, sur laquelle il sâest appuyĂ© pour tracer un sillon sans jamais lever le doigt Ă la ïŹn, lâartiste a fait le commentaire suivant en
bislama (ou bichlamar, un pidgin anglomĂ©lanĂ©sien utilisĂ© au Vanuatu) : « Hemia hem i wan ïŹs i ronwe i stap unda stone from i kat wan sak » ( « Câest un poisson qui se cache sous une pierre pour Ă©chapper au requin »).
La ïŹuiditĂ© du tracĂ©, mĂȘlĂ©e aux eïŹets du kava, mâa plongĂ© dans un Ă©tat de fascination et dâĂ©merveillement La technique employĂ©e mâa immĂ©diatement Ă©voquĂ© le dĂ©fi intellectuel consistant Ă dessiner une ïŹgure imposĂ©e dâun seul trait sans repasser deux fois sur une mĂȘme ligne Ce principe, utilisĂ© dans certains cassetĂȘte, met en jeu le concept mathĂ©matique de « graphe eulĂ©rien »
Alors que je tentais de rassembler mes idĂ©es, un stagiaire sâest approchĂ© de moi et mâa glissĂ© Ă lâoreille : « Alors Monsieur le professeur, oĂč sont les mathĂ©matiques dans ce dessin ? » Sans le savoir, par cette remarque, il allait faire basculer les six annĂ©es suivantes de ma vie dans un travail doctoral sur le dessin sur le sable. Une question mâa tout particuliĂšrement animĂ© : « Comment de tels dessins ont Ă©tĂ© créés ? » Mon enquĂȘte mâa menĂ© bien plus loin que je ne lâimaginais En observant les experts dessiner
Avant de rĂ©aliser un dessin sur le sable, le praticien trace une grille, le plus souvent rectangulaire, mais parfois circulaire, comme celle-ci, qui servira de support au dessin Skul blo ïŹs, « lâĂ©cole des poissons », oĂč seize poissons mangent autour dâun corail.
sur le sable, en les interrogeant sur leur maniĂšre de procĂ©der, en collectant sur le terrain de nombreux dessins et leur histoire, et aussi en explorant les travaux dâethnologues du XXe siĂšcle dĂ©jĂ intriguĂ©s par ces reprĂ©sentations, jâai mis au point un modĂšle mathĂ©matique de la pratique du dessin sur le sable qui suit ïŹdĂšlement la rĂ©alisation des Ćuvres. Ce modĂšle fournit un cadre rigoureux qui mâa permis de montrer que la crĂ©ation de ces dessins et leur exĂ©cution sâapparentent Ă une approche mathĂ©matique : elles sont le fruit dâalgorithmes et dâopĂ©rations de nature algĂ©brique Le langage mathĂ©matique est donc appropriĂ© pour dĂ©crire les dĂ©marches des experts du dessin sur le sable Et mĂȘme plus : il aide Ă comprendre comment ces dĂ©marches reïŹĂštent les relations que les sociĂ©tĂ©s du Vanuatu entretiennent avec leur environnement.
Le Vanuatu est un archipel oĂč vit une population dâenviron 315 000 personnes rĂ©parties sur 83 ßles Ce pays possĂšde la plus haute densitĂ© linguistique au monde, puisquâon y dĂ©nombre
Lâarchipel du Vanuatu (nommĂ© Nouvelles-HĂ©brides jusquâen 1980) est le pays qui possĂšde la plus grande densitĂ© linguistique du monde. Il existe souvent plusieurs langues sur une mĂȘme Ăźle (ci-dessus une plage de lâĂźle Espiritu Santo) et on en dĂ©nombre plus dâune centaine au total. Le dessin sur le sable se pratique sur les Ăźles du centre (pointillĂ© vert). Lâauteur sâest concentrĂ© sur la province de Penama, plus particuliĂšrement sur les Ăźles Maewo et PentecĂŽte.
138 langues vernaculaires. Les deux langues oïŹcielles dâĂ©ducation sont le français et lâanglais, le bislama faisant oïŹce de langue vĂ©hiculaire Ce constat se traduit par des rĂ©alitĂ©s culturelles trĂšs diïŹĂ©rentes du nord au sud du pays, voire au sein dâune mĂȘme Ăźle, mĂȘme si des traits sont communs Ă toutes les sociĂ©tĂ©s Ainsi, la pratique du dessin sur le sable nâest rĂ©pandue que dans certaines Ăźles du centre Elle nâest pas sans rappeler une autre maniĂšre de dessiner Ă mĂȘme le sol existant dans le Tamil Nadu, en Inde Mais elle possĂšde des caractĂ©ristiques uniques au monde qui ont amenĂ© lâUnesco Ă la classer au patrimoine immatĂ©riel de lâhumanitĂ© en 2008.
Zone de pratique de dessins sur sable
Province de Penama
drawing en anglais , sandroing en bislama . Traditionnellement, elle consiste Ă rĂ©aliser avec le doigt â sur la terre battue des villages, le sable des plages ou la cendre â des ïŹgures formĂ©es le plus souvent dâune ligne continue refermĂ©e sur elle-mĂȘme et contrainte par une grille composĂ©e de lignes ou de points Les mots « continue » et « fermĂ©e » ont ici le mĂȘme sens quâen mathĂ©matiques : un dessin sur le sable sâapparente Ă une courbe continue fermĂ©e du plan.
Ce dessin sur le sable évoque un poisson caché sous une pierre pour échapper à un prédateur.
Ma thĂšse repose sur deux enquĂȘtes de terrain, menĂ©es sur les Ăźles Maewo en  2018 et PentecĂŽte en 2019, notamment dans le nord de cette derniĂšre, dans la sociĂ©tĂ© Raga (prononcer [Ra-ra]). Avec Ambae, ces deux Ăźles constituent la province de Penama et sont liĂ©es par des mythes communs, ce qui a grandement facilitĂ© mes recherches.
LâactivitĂ© « dessin sur le sable » est probablement millĂ©naire Au Vanuatu, on la nomme sand
Il est difficile dâavoir une idĂ©e prĂ©cise du nombre de dessins toujours pratiquĂ©s de nos jours , mais il est acquis que de nouveaux apparaissent alors que certains disparaissent çà et lĂ Un systĂšme trĂšs proche de la propriĂ©tĂ© intellectuelle existe dans les sociĂ©tĂ©s du Vanuatu , rendant lâaccĂšs Ă ce savoir traditionnel parfois sensible et difficile .
Lâobjet se rĂ©vĂšle pluridimensionnel Sâil existe des dessins iconiques dâanimaux, dâinsectes ou de plantes, certains sandroing nourrissent des liens Ă©troits avec les mythes, les cosmogonies, lâorganisation sociale ou encore les traditions de ces sociĂ©tĂ©s, regroupĂ©es sous
le nom gĂ©nĂ©rique de kastom Ils servent aussi de support Ă des narrations rĂ©vĂ©lant les dimensions Ă©thiques ou politiques des sociĂ©tĂ©s du centre du Vanuatu. Dans de nombreux cas, chaque dessin porte un nom vernaculaire liĂ© Ă ces diïŹĂ©rents aspects. Aujourdâhui, dans ces sociĂ©tĂ©s, cette pratique est reconnue comme un art graphique traditionnel comportant une dimension mnĂ©motechnique impliquĂ©e dans la remĂ©moration de connaissances rituelles, mythologiques et environnementales. NĂ©anmoins, les mots de Jief Todali, un chef coutumier que jâai cĂŽtoyĂ© dans la rĂ©gion Raga, dans le nord de PentecĂŽte, sont Ă©clairants pour comprendre quelle place occupe cette activitĂ© pour la population locale, les Raga Selon lui, les dessinateurs ne sont que les porte-parole : « Avant lâarrivĂ©e des tuturani (les Ă©trangers blancs), les gens du nord de PentecĂŽte ne savaient pas parler Ils sâexprimaient Ă lâaide de dessins quâils traçaient sur le sol avec leurs doigts Ă la place des gens, les rochers, les pierres, le sol des collines et des vallĂ©es, le vent, la pluie, lâeau de la mer parlaient. Mais maintenant la situation est inversĂ©e, ce sont les gens qui parlent et la terre, le vent, la pluie et la mer se sont tus. Maintenant les gens Sia Raga disent parfois : âNous devons parler pour la terre, car elle ne peut plus parler pour elle-mĂȘme â »
Ajoutons enïŹn que cet art Ă©phĂ©mĂšre â le dessin est eïŹacĂ© une fois terminĂ© â stimule la narration. Les praticiens accompagnent gĂ©nĂ©ralement leurs dessins par le rĂ©cit dâun mythe ou dâun conte, les plus douĂ©s Ă©tant capables de le faire tout en dessinant Il nâest pas rare quâils fassent alors appel Ă lâimagination des spectateurs, suggĂ©rant au sein du dessin des dĂ©tails en lien avec leur histoire : des lieux, des personnages, des animaux, des lĂ©gumesâŠ
Il existe diïŹĂ©rents niveaux de pratique. Certaines personnes ne pratiquent pas du tout, dâautres connaissent quelques dessins plutĂŽt simples, tandis que des « experts » â dĂ©signĂ©s comme tels par le reste des membres de chaque sociĂ©tĂ© â disposent dâun impressionnant rĂ©pertoire (jusquâĂ quatre cents dessins de lâaveu de certains). Si les premiĂšres ethnographies mentionnaient que cet art Ă©tait rĂ©servĂ© aux hommes, il semble que ce ne soit plus le cas de nos jours. Plusieurs femmes que jâai rencontrĂ©es avaient un haut niveau dâexpertise
Du dĂ©butant Ă lâexpert, tous respectent un ensemble de « rĂšgles » Les sociĂ©tĂ©s du Vanuatu Ă©tant de tradition orale, il nâen existe aucune trace Ă©crite, mais durant mon enquĂȘte de terrain jâai Ă©tabli une liste de principes suivis dans la majoritĂ© des cas Les dessins commencent tous par le tracĂ© dâune grille qui constituera
Ce dessin a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© en 2018 par Donia sur une plage du village de NaonĂ©, dans le nord de lâĂźle Maewo. NommĂ© Mat, il fait rĂ©fĂ©rence Ă la technique de tressage de nattes. Les nattes ont une grande importance rituelle et symbolique au Vanuatu. LâĂźle PentecĂŽte est par exemple connue pour ses « nattes rouges », dont la technique de coloration les rend uniques dans lâarchipel.
leur support et qui dĂ©ïŹnit un ensemble de nĆuds et dâarĂȘtes (voir lâencadrĂ© page 28) Sept rĂšgles indiquent ensuite les mouvements autorisĂ©s : aller de nĆud en nĆud sans repasser par le mĂȘme chemin, ne pas couper la grille autrement quâen ses nĆuds, revenir au point de dĂ©part sans lever le doigt⊠Tout cela sâapparentait Ă©trangement Ă des mathĂ©matiques, mais quel Ă©tait le lien exact entre ces deux pratiques ? Je nâĂ©tais pas le premier Ă me poser cette question. Mon sujet de thĂšse sâinscrit en fait dans la continuitĂ© des travaux menĂ©s par la mathĂ©maticienne amĂ©ricaine Marcia Ascher, une des pionniĂšres de lâethnomathĂ©matique
Depuis une quarantaine dâannĂ©es, ce champ disciplinaire sâest structurĂ© et institutionnalisĂ© autour dâune communautĂ© dâanthropologues et de mathĂ©maticiens qui questionnent les variations culturelles des concepts et savoirs mathĂ©matiques, notamment ceux Ă©laborĂ©s en dehors du champ acadĂ©mique Auparavant, il Ă©tait tenu pour acquis â notamment en raison de la prĂ©gnance des thĂ©ories Ă©volutionnistes en anthropologie â que le recours Ă lâĂ©criture Ă©tait une condition nĂ©cessaire Ă la pratique des mathĂ©matiques. Le plus souvent , les chercheurs nâavaient donc Ă©valuĂ© les savoirs mathĂ©matiques dĂ©veloppĂ©s dans les diïŹĂ©rentes sociĂ©tĂ©s du monde quâĂ lâaune des sources textuelles quâelles avaient produites. Ce faisant, ils avaient rĂ©duit ceux des sociĂ©tĂ©s dites « de tradition orale » aux pratiques de numĂ©ration et aux aspects gĂ©omĂ©triques et procĂ©duraux impliquĂ©s dans la crĂ©ation de divers artĂ©facts (tissage, vannerie, ornementationâŠ). Certaines activitĂ©s, que des ethnographes avaient pourtant documentĂ©es, sâĂ©taient ainsi retrouvĂ©es nĂ©gligĂ©es pendant fort longtemps
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EMMANUEL FARGE est directeur de recherche Inserm Ă lâinstitut Curie, Ă Paris, oĂč il est responsable de lâĂ©quipe MĂ©canique et gĂ©nĂ©tique du dĂ©veloppement embryonnaire et tumoral, au sein de lâunitĂ© mixte 168 du CNRS.
Depuis quelques annĂ©es, on sâaperçoit quâil est impossible dâapprĂ©hender le vivant sans prendre en compte ses propriĂ©tĂ©s physiques, les processus biochimiques en jeu, et leurs interactions.
Vous ĂȘtes physicien de formation et, depuis de nombreuses annĂ©es, vous vous intĂ©ressez aux interactions de la biologie et de la physique durant le dĂ©veloppement embryonnaire et la tumorigenĂšse. DâoĂč est venu votre intĂ©rĂȘt pour ce sujet ?
Cela sâest fait un peu par hasard Durant ma thĂšse, au dĂ©but des annĂ©es 1990, jâĂ©tais dans un laboratoire de lâInstitut de biologie physicochimique, Ă Paris , oĂč les chercheurs Ă©tudiaient une « pompe Ă phospholipide » appelĂ©e « ïŹippase ». La membrane des cellules vivantes est constituĂ©e de deux couches de lipides couplĂ©es et la ïŹippase pompe les lipides
de la couche externe vers la couche interne Ă lâĂ©poque , on ne connaissait pas la fonction physiologique de ce pompage et jâexplorais la rĂ©ponse physique de la membrane Ă la diïŹĂ©rence de surface induite par cette activitĂ© biochimique de pompage. La membrane est trĂšs facilement dĂ©formable, ses propriĂ©tĂ©s dâĂ©lasticitĂ© relĂšvent de la physique de la matiĂšre molle Par consĂ©quent, le pompage la courbe nĂ©cessairement vers lâintĂ©rieur de la cellule.
Jâexaminais donc si la ïŹippase Ă©tait une force motrice de lâendocytose, le processus dâinvagination de la membrane par lequel les cellules ingĂšrent des substances extĂ©rieures
Jâavais commencĂ© par travailler sur des systĂšmes mimĂ©tiques, des liposomes, puis, Ă lâinstitut Pasteur, sur des cellules vivantes en stimulant lâactivitĂ© de la ïŹippase, ce qui avait en eïŹet stimulĂ© lâendocytose Jâai donc eu rapidement conïŹance dans lâidĂ©e que le couplage biochimique - biomĂ©canique engendrait des processus physiologiques importants pour la cellule Câest alors que jâai appris lâexistence de groupes, comme celui dâEric Wieschaus Ă lâuniversitĂ© Princeton, aux Ătats-Unis, qui Ă©tudiaient le contrĂŽle gĂ©nĂ©tique de la morphogenĂšse biomĂ©canique chez la drosophile Ces groupes Ă©tudiaient des mutants qui ne dĂ©veloppaient
pas certains mouvements morphogĂ©nĂ©tiques et leur inïŹuence sur la forme de lâembryon. Je me suis alors demandĂ© si lâinverse existait aussi
lâinïŹuence des dĂ©formations mĂ©caniques de lâembryon sur lâexpression des gĂšnes â, et je me suis lancĂ©.
Ătiez-vous le premier Ă vous intĂ©resser au rĂŽle de la mĂ©canique dans le contrĂŽle des processus biologiques ?
Il y avait dĂ©jĂ eu des expĂ©riences , par exemple en cancĂ©rologie (dans le laboratoire de Mina Bissell, aux Ătats-Unis), qui avaient montrĂ© que les cellules tumorales Ă©taient plus rigides que les cellules saines en rĂ©ponse Ă la rigiditĂ© de leur substrat â due Ă la ïŹbrose qui se dĂ©veloppe avec la tumeur â, ce qui stimulait leurs propriĂ©tĂ©s dâinvasivitĂ© tumorale Dâautres expĂ©riences sur les cellules endothĂ©liales qui forment les parois des vaisseaux sanguins avaient aussi rĂ©vĂ©lĂ© quâen rĂ©ponse Ă des ïŹux sanguins trop importants, les jonctions entre les cellules se renforçaient. Mais les e ïŹ ets observĂ©s des stimulations mĂ©caniques Ă©taient plutĂŽt de nature physique (renforcement de la structure, de la rigiditĂ©, motilitĂ© des cellulesâŠ). On ne trouvait pas dâexpĂ©rience dĂ©montrant un contrĂŽle mĂ©canique de la diïŹĂ©renciation des cellules, câest-Ă -dire de leur destin, y compris dans le cadre du dĂ©veloppement embryonnaire, le stade par excellence oĂč les cellules se spĂ©ciïŹent , certaines devenant par exemple lâendoderme â le tube gastrique primitif de
lâembryon â, dâautres lâectoderme, qui donnera lâĂ©piderme et le systĂšme nerveux.
Ne rĂ©ïŹĂ©chissait-on pas dĂ©jĂ de longue date Ă lâeffet possible de la forme sur la biologie ?
Au dĂ©but du XXe siĂšcle, notamment, le biologiste Ă©cossais DâArcy Thompson dĂ©fendait lâidĂ©e que la physique et la mĂ©canique intervenaient dans la structuration des organismes vivantsâŠ
Il y avait en eïŹet une longue tradition dâapproches physiques et mathĂ©matiques en embryologie, qui sâattachait Ă comprendre le dĂ©veloppement des formes des organismes et en particulier de lâembryon. Ces approches ont Ă©tĂ© majoritaires tant que le seul observable en embryogenĂšse Ă©tait la morphologie , avant lâavĂšnement de la biologie molĂ©culaire et de la gĂ©nĂ©tique On voyait bien que diffĂ©rents organes possĂ©daient diïŹĂ©rents types de formes liĂ©es Ă leurs fonctions JusquâĂ la fin du XXe siĂšcle, des chercheurs ont ainsi essayĂ© de comprendre le dĂ©veloppement et lâĂ©volution des formes soit via lâhydrodynamique â la mĂ©canique newtonienne de lâĂ©coulement des ïŹuides â, soit via des dĂ©marches plus mathĂ©matiques comme celle de DâArcy Thompson, qui recherchait si des transformations mathĂ©matiques simples suïŹsaient pour dĂ©crire les diïŹĂ©rences de morphologie entre deux espĂšces parentes Mais ces chercheurs ne pouvaient pas, Ă©videmment, penser la diïŹĂ©renciation cellulaire puisquâĂ lâĂ©poque on ne connaissait pas lâexistence des gĂšnes.
Cette approche a disparu avec lâavĂšnement de la biologie molĂ©culaire ?
En fait, aprĂšs la dĂ©couverte du gĂ©nome, dans les annĂ©es 1950, et des gĂšnes du dĂ©veloppement, lâintĂ©rĂȘt sâest focalisĂ© sur le rĂŽle de la morphogenĂšse biochimique dans le dĂ©veloppement embryonnaire, câest-Ă -dire sur le fait que certains tissus sont le produit de cellules qui ne sont pas diïŹĂ©renciĂ©es de la mĂȘme façon que les autres Pendant quarante ans, de façon naturelle, lâeïŹort sâest majoritairement portĂ© sur les aspects biochimiques du dĂ©veloppement. Et ïŹnalement, les approches physicomathĂ©matique et biochimique ont avancĂ© chacune de leur cĂŽtĂ©.
Les travaux de nature physique nâont pas pris en compte lâexistence du gĂ©nome ?
Pas tous au dĂ©but, semble-t-il. Cela faisait 2 400 ans (depuis les travaux dâAristote) que lâobservable Ă©tait plutĂŽt de nature physique, il Ă©tait alors naturel que les recherches sâattachant Ă comprendre le dĂ©veloppement de la morphologie biomĂ©canique des structures multicellulaires du vivant Ă lâaide de la physique seule se poursuivent Les premiers couplages avec la gĂ©nĂ©tique sont venus justement au dĂ©but des annĂ©es 1990 dâĂ©quipes qui se sont intĂ©ressĂ©es au contrĂŽle gĂ©nĂ©tique du dĂ©veloppement des
forces induisant la morphogenĂšse biomĂ©canique au cours de lâembryogenĂšse. Lâun des premiers groupes qui a travaillĂ© sur ce sujet est celui de Dan Kiehart , alors Ă lâuniversitĂ© Harvard . En 1991, il a montrĂ© que durant le dĂ©veloppement embryonnaire de la drosophile, un moteur molĂ©culaire â une myosine â se concentre et se stabilise sur la surface apicale des cellules (vers lâextĂ©rieur de lâembryon) au pĂŽle postĂ©rieur de lâembryon. Quand la myosine est stabilisĂ©e, une contraction se produit sous lâaction de ce moteur, qui dĂ©clenche lâinvagination et la formation du tube gastrique
Ă peu prĂšs au mĂȘme moment , lâĂ©quipe dâEric Wieschaus et dâautres identiïŹaient les gĂšnes responsables de ces mouvements morphogĂ©nĂ©tiques Câest ainsi que quelques groupes de gĂ©nĂ©ticiens ont commencĂ© Ă Ă©tudier le contrĂŽle gĂ©nĂ©tique du dĂ©veloppement des formes physiques de lâembryon, et donc le contrĂŽle de la morphogenĂšse biomĂ©canique par des processus biochimiques Et câest alors, Ă ma connaissance, que sont apparues les premiĂšres recherches ayant menĂ© Ă coupler processus biomĂ©caniques et biochimiques dans le dĂ©veloppement embryonnaire
Mais le regard ne se portait alors que sur lâinïŹuence du gĂ©nome sur la morphologie⊠Oui, mais câest allĂ© assez vite ïŹnalement puisque jâai appris lâexistence de ces recherches en 1996. Câest Ă ce moment-lĂ que mâest venue lâidĂ©e de poser la question inverse. Il me paraissait naturel quâil y ait un contrĂŽle biomĂ©canique de lâexpression des gĂšnes du dĂ©veloppement embryonnaire, ne serait-ce que pour une question de « contrĂŽle qualitĂ© ». Dans une vision alors encore trĂšs centrĂ©e sur le gĂ©nome, vu comme lâorganisateur du dĂ©veloppement embryonnaire, il paraissait diïŹcile dâimaginer quâil ne soit pas en mesure de contrĂŽler lâĂ©tat dâĂ©laboration de la forme quâil « a la charge » de produire Si le produit est une diïŹĂ©renciation biochimique, câest assez direct, parce que le proïŹl biochimique dâexpression des gĂšnes dâune Ă©tape donnĂ©e induit la diïŹĂ©renciation de lâĂ©tape suivante via des signaux biochimiques : le proïŹl dâexpression des gĂšnes change, ce qui informe le systĂšme sur lâĂ©tape du dĂ©veloppement Mais si le produit est morphologique â mĂ©canique â, comment cela fonctionne-t-il ? LâhypothĂšse la plus simple Ă©tait que le gĂ©nome dĂ©tecte le champ de contraintes mĂ©caniques liĂ© Ă la morphologie quâil façonne
Chez la drosophile, lors de la gastrulation â une dĂ©formation de lâembryon qui conduit Ă la diffĂ©renciation de ses cellules en trois feuillets, le mĂ©soderme, lâendoderme et lâectoderme â, le gĂšne snail contrĂŽle des pulsations cellulaires qui induisent la contraction de lâembryon en stabilisant un moteur, la myosine-II, sur la surface externe des cellules, ce qui conduit Ă lâinvagination de lâembryon et Ă la spĂ©ciïŹcation
du mĂ©soderme, caractĂ©risĂ©e par lâexpression du gĂšne twist (Ă gauche) Quand on mute le gĂšne snail, on bloque la gastrulation (au centre), mais si on stimule mĂ©caniquement lâembryon mutĂ© pour remplacer les pulsations manquantes dans le mutant de snail par une simple dĂ©formation mĂ©canique, on rĂ©tablit lâinduction de la stabilisation de la myosine et lâexpression de twist (Ă droite).
Et pour quâil y ait un retour eïŹcace, le plus simple Ă©tait que certains gĂšnes du dĂ©veloppement embryonnaire soient mĂ©canosensibles DâoĂč lâhypothĂšse que jâai Ă©tĂ© amenĂ© Ă formuler.
Comment cette hypothÚse de gÚne mécanosensible a-t-elle été accueillie ?
Dâabord, il a fallu la tester. On a commencĂ© par des choses simples : dĂ©former un embryon de drosophile suivant un axe, Ă lâaide dâun petit montage piĂ©zoĂ©lectrique, avant quâil ne dĂ©veloppe ses propres mouvements morphogĂ©nĂ©tiques et regarder si les cellules changeaient de destin. Pouvait-on induire une diïŹĂ©renciation cellulaire en rĂ©ponse Ă ces dĂ©formations ? La rĂ©ponse a Ă©tĂ© « oui » : les cellules dorsales se sont mises Ă exprimer les gĂšnes qui les transforment en cellules ventrales Les embryons nâavaient plus de polaritĂ© dorsoventrale. On obtenait un ventre tout autour de lâembryon, juste en le dĂ©formant ! On a appelĂ© ce mĂ©canisme « induction mĂ©canique de la diïŹĂ©renciation » Câest un processus de « reprogrammation gĂ©nĂ©tique » mĂ©caniquement induit Une grande partie des biologistes du dĂ©veloppement ont bien reçu ces travaux, car cela ouvrait une nouvelle voie dans la comprĂ©hension des processus de dĂ©veloppement embryonnaire Depuis, dâautres expĂ©riences, menĂ©es sur dâautres types dâembryons et dâautres systĂšmes, sont venues corroborer cette hypothĂšse. RĂ©cemment encore, en 2019, Ardon Shorr et ses collĂšgues, Ă lâuniversitĂ© Carnegie Mellon, aux Ătats-Unis, ont obtenu le rĂ©sultat que nous avions observĂ© sur lâembryon de drosophile en dĂ©formant cette fois des centaines dâembryons par circulation dans des tuyaux dont ils contrĂŽlaient le diamĂštre.
Mais câest une chose de voir quâon peut inïŹuer mĂ©caniquement sur lâexpression de gĂšnes du dĂ©veloppement embryonnaire, câen est une autre de savoir si le systĂšme se dĂ©veloppe en utilisant cette propriĂ©tĂ© . Câest ce quâon a fait en bloquant la compression de certaines cellules de lâembryon de drosophile par ablation de tissus bien choisis et en rĂ©tablissant cette compression Ă lâaide de particules magnĂ©tiques On a montrĂ© quâeïŹectivement, dans certains domaines de lâembryon, les contraintes mĂ©caniques internes de lâembryogenĂšse induisent lâexpression massive dâun gĂšne impliquĂ© dans la diïŹĂ©renciation cellulaire, twist Sans lâactivation mĂ©canique de son expression, le tube gastrique antĂ©rieur se forme, mais ses cellules ne sont pas diïŹĂ©renciĂ©es. La moitiĂ© du tube est alors incapable de digĂ©rer, et la larve meurt de ne pas pouvoir se nourrir, signe que ce mĂ©canisme est fonctionnel et vital
Donc, aujourdâhui, cette induction mĂ©canique de la diffĂ©renciation est intĂ©grĂ©e dans la comprĂ©hension des processus de morphogenĂšse dans le monde vivant ?
?
En 2022, lâĂ©quipe dâEmmanuel Farge a montrĂ© quâun choanoïŹagellĂ©, un organisme proche des mĂ©tazoaires (les animaux pluricellulaires) formĂ© dâune colonie de cellules, inverse activement sa courbure sous lâeffet de la houle, selon un processus qui implique lâactivation du moteur myosine II, comme la gastrulation de lâanĂ©mone Ă©toilĂ©e et celle de lâembryon de drosophile, dĂ©clenchĂ©e par une contrainte mĂ©canique interne (voir la ïŹgure page 45). Ses travaux et les similitudes observĂ©es chez le poisson-zĂšbre et lâĂ©ponge suggĂšrent que la houle serait Ă lâorigine de la gastrulation chez lâancĂȘtre de tous les mĂ©tazoaires.
Oui , dâautant plus que maintenant on connaĂźt le processus molĂ©culaire Ă lâĆuvre : le capteur â la ÎČ-catĂ©nine, une protĂ©ine des jonctions entre les cellules â et le mĂ©canisme qui conduit de la contrainte mĂ©canique Ă la diïŹĂ©renciation cellulaire. Et dâautres Ă©quipes ont trouvĂ©, par exemple, que ce mĂ©canisme est impliquĂ© dans la diïŹĂ©renciation menant Ă la formation des follicules qui donneront les plumes dans lâembryon de poulet. Un mĂ©canisme similaire faisant intervenir dâautres molĂ©cules mĂ©canosensibles interviendrait aussi lors de la toute premiĂšre diïŹĂ©renciation cellulaire Ă lâorigine du dĂ©veloppement de la souris.
Lâa-t-on observĂ© chez dâautres espĂšces encore ?
Oui, et mĂȘme trĂšs Ă©loignĂ©es dans lâarbre du vivant. On sâest en eïŹet aperçu que chez le poisson-zĂšbre comme chez la drosophile, les tout premiers mouvements morphogĂ©nĂ©tiques de lâembryogenĂšse induisent la diïŹĂ©renciation du mĂ©soderme, le premier tube Ă se former dans lâembryon et qui donnera les organes internes hormis le tube gastrique. Dans les deux cas, les
gĂšnes activĂ©s diïŹĂšrent mais ont la mĂȘme fonction de diïŹĂ©renciation du mĂ©soderme, et le mĂ©canisme est le mĂȘme, ainsi que le capteur mĂ©canosensible, toujours la ÎČ-catĂ©nine On sâest donc demandĂ© si un site de cette protĂ©ine crucial pour le mĂ©canisme (une tyrosine qui devient accessible et activable quand la protĂ©ine se dĂ©forme) Ă©tait conservĂ© chez tous les mĂ©tazoaires, câest-Ă -dire non seulement les vertĂ©brĂ©s (dont le poisson-zĂšbre) et les arthropodes (dont la drosophile), ou plus gĂ©nĂ©ralement les bilatĂ©riens (animaux prĂ©sentant une symĂ©trie bilatĂ©rale), mais aussi les cnidaires comme lâanĂ©mone de mer, ou mĂȘme les Ă©ponges. Nous lâavons trouvĂ© prĂ©sent dans tous les animaux testĂ©s ! Cela ouvrait la possibilitĂ© que lâinduction mĂ©canique dĂ©pendante de la ÎČ-catĂ©nine qui conduit Ă la spĂ©ciïŹcation des premiers feuillets embryonnaires soit partagĂ©e par les embryons dâun trĂšs grand nombre dâespĂšces ayant divergĂ© dâun ancĂȘtre commun il y a trĂšs longtemps, peut-ĂȘtre le premier mĂ©tazoaire.
Est-ce
On lâa fait chez Nematostella, une anĂ©mone de mer constituĂ©e, pour simpliïŹer, dâun tube digestif avec quelques systĂšmes protomusculaires qui lui permettent de se mouvoir et de capturer ses proies On a stimulĂ© les embryons avec des ïŹux hydrodynamiques marins â son environnement naturel Cela a suffi pour dĂ©clencher lâinvagination du premier tube
BIBLIOGRAPHIE
N. M. Nguyen et al., Mechano-biochemical marine stimulation of inversion, gastrulation, and endomesoderm speciïŹcation in multicellular Eukaryota, Frontiers in Cell and Developmental Biology, 2022.
P.-A. Pouille et al., Mechanical signals trigger myosin II redistribution and mesoderm invagination in Drosophila embryos, Sci. Signal., 2009.
N. Desprat et al., Tissue deformation modulates twist expression to determine anterior midgut di erentiation in Drosophila embryos, Developmental Cell, 2008.
embryonnaire de cet animal (lâendomĂ©soderme) et sa diïŹĂ©renciation Ă un stade oĂč, normalement, elle ne se produit pas Et ce mĂ©canisme est dĂ©pendant de ce mĂȘme processus impliquant la ÎČ - catĂ©nine ! Donc lâancĂȘtre commun de Nematostella, du poisson-zĂšbre et de la drosophile, qui vivait il y a 600 Ă 700 millions dâannĂ©es, prĂ©sentait probablement dĂ©jĂ ce mĂ©canisme. Le fait quâil soit liĂ© Ă la conservation dâune mĂȘme tyrosine dans toutes les espĂšces suggĂšre que ce mĂ©canisme existe depuis lâancĂȘtre commun de toutes les espĂšces animales, y compris les Ă©ponges Mais il faudrait un laboratoire en bord de mer pour tester cette hypothĂšse sur ces derniĂšres, car elles se cultivent diïŹcilement
Ce mĂ©canisme existe-t-il aussi chez lâhumain ?
Oui, lâĂ©quipe de ValĂ©rie Weaver, Ă lâuniversitĂ© de Californie Ă San Francisco, a rĂ©ussi Ă stimuler mĂ©caniquement la diïŹĂ©renciation de cellules embryonnaires humaines en mĂ©soderme par exactement le mĂȘme mĂ©canisme dĂ©pendant de la ÎČ - catĂ©nine . On le retrouve aussi dans la progression tumorale Notre Ă©quipe a montrĂ© que les pressions de croissance tumorale induisent lâactivation de la voie ÎČ - catĂ©nine selon exactement le mĂȘme processus dans les cellules saines comprimĂ©es avoisinant les tumeurs , participant Ă leur reprogrammation tumorale Celle de ValĂ©rie Weaver a trouvĂ© les mĂȘmes processus activĂ©s en rĂ©ponse Ă la rigiditĂ© ïŹbrotique tumorale
Finalement, le couplage biomĂ©canique est partout, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă lâĂ©chelle cellulaire ?
Il est probablement prĂ©sent dans de nombreux cas. Si on regarde toutes les protĂ©ines associĂ©es Ă des structures dĂ©formables dans une cellule â elles sont nombreuses â, elles ont toutes des sites actifs susceptibles dâĂȘtre cachĂ©s par une conformation et ouverts par des dĂ©formations, et donc dâĂȘtre activĂ©s mĂ©caniquement Une fois que lâon a compris cela , la question devient plutĂŽt : comment le systĂšme fait pour ïŹltrer les signaux mĂ©caniques fonctionnels ? Comment les systĂšmes ont Ă©voluĂ© pour garder certaines voies mĂ©canosensibles fonctionnelles, par exemple au cours du dĂ©veloppement embryonnaire, et pour se protĂ©ger des dĂ©formations hasardeuses appliquĂ©es Ă dâautres voies ?
Donc oui, aujourdâhui, il est diïŹcile de penser lâaspect physique sans penser lâaspect gĂ©nĂ©tique du vivant et inversement. Les deux sont trĂšs fortement intriquĂ©s La matiĂšre biologique est Ă la fois physique â dĂ©formable â et, Ă travers les mĂȘmes objets, active et rĂ©active biochimiquement. De fait, il est probable que lâon ne puisse pas, dans de nombreux cas, Ă©chapper Ă ce couplage. n
Propos recueillis par Marie-Neige Cordonnier
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Niveau Suivi
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Acquérir des bases solides en astrophysique à travers les parcours thématiques proposés
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Stage pratique dâune semaine Ă lâObservatoire de Meudon (optionnel et sous conditions)
Stage dâobservation Ă lâObservatoire de Haute Provence (optionnel et sous conditions)
Des parcours thématiques adaptés à tous :
⹠Des étoiles aux planÚtes (L1-L2)
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Ce texte est une adaptation de lâarticle Living with leopards, publiĂ© par ScientiïŹc American en avril 2023.
RĂ©apprendre Ă cohabiter avec les fauves : tel est le dĂ©ïŹ que la population indienne tente de relever pour prĂ©server ses grands carnivores.
> Panthera pardus fusca, le léopard indien, vit au sein de nombreuses régions indiennes densément peuplées.
> Pour rĂ©duire les conïŹits avec les humains, la Fonction publique forestiĂšre indienne dĂ©porte des panthĂšres dans les rĂ©serves naturelles, ce qui
les stresse et multiplie les accidents.
> LâĂ©tude du comportement des lĂ©opards montre que lĂ oĂč les habitants acceptent traditionnellement leur prĂ©sence et savent se comporter avec eux, les conïŹits sont rarissimes.
OĂč vivent les animaux sauvages ? Notre rĂ©ponse Ă cette question dĂ©pend de la culture dont nous sommes issus, de lâĂ©ducation que nous avons reçue et de ce que nous voyons sur les Ă©crans La rĂ©ponse de lâĂ©thologue que je suis est plutĂŽt conditionnĂ©e par un certain conïŹit entre ma formation scientiïŹque et mes constatations de terrain. Quand, dans les annĂ©es 1990, jâai commencĂ© ma carriĂšre en Ă©tudiant le lion dâAsie et la panthĂšre nĂ©buleuse dans des rĂ©serves naturelles indiennes, je prenais encore trĂšs Ă cĆur le principe de base de la biologie de la conservation : les animaux sauvages dans la nature sauvage ! Et cela sâappliquait dâabord aux grands carnivores⊠Puis dans les annĂ©es 2000, jâai Ă©tĂ© confrontĂ©e Ă une rĂ©alitĂ© : Panthera pardus fusca, câest-Ă -dire le lĂ©opard indien, vit au voisinage, voire Ă lâintĂ©rieur mĂȘme, de certaines agglomĂ©rations urbaines « Il ne devrait pas ! », a protestĂ© lâĂ©thologue en moi, mais il y vivait bien, franchissant les clĂŽtures des rĂ©serves aussi nonchalamment que les murs mentaux Ă©rigĂ©s par les scientiïŹques entre la nature et lâhumanitĂ© Voyons par exemple le cas de la premiĂšre panthĂšre â lĂ©opards et panthĂšres sont une seule et mĂȘme espĂšce ! â que jâai Ă©quipĂ© dâune balise GPS. Il sâagissait dâun grand mĂąle, qui, au cours de lâĂ©té 2009, Ă©tait tombĂ© dans un puits proche de Junnar, une ville situĂ©e en arriĂšre de Bombay, dans le Maharashtra, lâun des vingt-huit Ătats indiens. Pour lui faire quitter le rebord dominant lâeau, oĂč il sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©, les gardes forestiers installĂšrent une cage-piĂšge au sommet dâune Ă©chelle , quâils descendirent dans le puits Manifestement fatiguĂ© par la chaleur de la journĂ©e, le vieux lĂ©opard resta imperturbable, mĂȘme une fois en cage. Notre Ă©quipe Ă©tait composĂ©e du vĂ©tĂ©rinaire Karabi Deka, dâAshok Ghule, un agriculteur me servant de traducteur et de guide dans la rĂ©gion, et de moi-mĂȘme, alors doctorante. Nous vĂ©riïŹĂąmes dâabord que le vieil animal nâĂ©tait pas blessĂ©, puis nous lâanesthĂ©siĂąmes
Il ne grogna mĂȘme pas quand il reçut la ïŹĂ©chette Son calme et sa douceur nous incitĂšrent Ă le nommer Ajoba, ce qui en marathi, la langue oïŹcielle du Maharashtra parlĂ©e par 72 millions de locuteurs, signiïŹe « grand-pĂšre »
Le soir mĂȘme, Ă quelque 50 kilomĂštres de lĂ , nous avons relĂąchĂ© Ajoba dans une forĂȘt, avant, dans les semaines suivantes, dâobserver ses Ă©tonnants dĂ©placements grĂące aux positions envoyĂ©es de proche en proche par son collier. Ajoba nous inquiĂ©ta, car, quittant la forĂȘt que nous avions choisie pour lui servir de refuge, il franchit successivement des Ă©tendues agricoles, une rĂ©serve naturelle, la forĂȘt dâusines fumantes dâune zone industrielle , une autoroute Ă quatre voies et une gare ferroviaire intensĂ©ment frĂ©quentĂ©e⊠Ayant parcouru 125 kilomĂštres en un mois, il sâinstalla Ă la lisiĂšre de la jungle du parc national Sanjay Gandhi , qui jouxte cette agglomĂ©ration de plus de 20 millions dâhabitants quâest Bombay !
Traditionnellement , lâIFS â lâIndian Forest Service , câest - Ă - dire la Fonction publique forestiĂšre indienne â gĂšre la peur des panthĂšres en capturant les fĂ©lins dĂ©couverts dans des zones habitĂ©es pour les relĂącher en forĂȘt. Et voilĂ que nous dĂ©couvrions que la premiĂšre chose que faisait le vieil Ajoba , sans doute tombĂ© dans un puits du cĂŽtĂ© de Junnar parce que lâIFS avait cherchĂ© Ă lâĂ©loigner des banlieues de Bombay, Ă©tait de rentrer Ă la maison !
Nous autres , humains , pensons ĂȘtre les seuls Ă agir de notre propre chef. Toutefois, comme les dizaines de millions dâIndiens ruraux qui subissent actuellement la transformation de leurs forĂȘts et de leurs champs en mines , usines , barrages et autres autoroutes, les animaux sauvages sâadaptent pour survivre dans ce monde de plus en plus diïŹcile La biologie des grands fĂ©lins implique quâils doivent ĂȘtre capables de franchir des dizaines, voire des centaines, de kilomĂštres pour trouver un partenaire et avoir des petits ; sans cette dispersion, la consanguinitĂ© serait rampante et lâextinction de leurs espĂšces imminente Câest bien parce que les grands chats indiens ne se laissent pas conïŹner aux 5 % de la surface du pays ayant le statut de rĂ©serves naturelles que lâInde continue dâabriter, en plus de ses 1,4 milliard dâhabitants , 23 % des espĂšces de carnivores de la planĂšte,
dont la moitiĂ© de ses tigres, la seule population survivante de lions dâAsie , et prĂšs de 13 000 lĂ©opardsâŠ
Toutefois, la survie de ces grands carnivores implique quâils ne causent pas de dĂ©gĂąts susceptibles dâinciter les humains Ă se venger Dans le monde entier, la principale menace pesant sur les grands fĂ©lins est lâhomme (lire lâencadrĂ© page 65). En Inde, les braconniers Ă la recherche de peaux, de griïŹes ou dâos, qui font lâobjet dâun traïŹc illicite, ou encore les paysans furieux dâavoir perdu du bĂ©tail, ont, selon les chiïŹres de la SociĂ©tĂ© indienne de protection de la faune , tuĂ© entre  1994 et  2021 prĂšs de 5 200 panthĂšres. Pour autant , la façon dont beaucoup de ruraux indiens considĂšrent les animaux sauvages rend possible la survie de milliers dâentre elles, mĂȘme dans des zones oĂč vivent 400 habitants par kilomĂštre carrĂ©. Lâobservation de ces fauves mâa convaincue : pour que les grands carnivores aient une chance de survie Ă lâavenir, il faut changer notre façon de les percevoir. Voici donc lâhistoire commune de deux espĂšces hautement capables dâadaptation, et partageant le mĂȘme espace. En ces temps sombres pour la vie sauvage, il sâagit dâune histoire pleine dâespoir, dans laquelle lâimage des
redoutables grands fĂ©lins assoiïŹĂ©s de sang est remplacĂ©e par celle dâanimaux sauvages qui, comme les humains, tentent de survivre, dâĂ©lever leurs petits et de vivre dans leur propre sociĂ©tĂ©, une sociĂ©tĂ© qui sâentremĂȘle Ă la nĂŽtre
Petite ïŹlle, jâai dĂ©couvert lâhistoire du dieu hindou Ayyappa. Câest depuis ce temps-lĂ que les grands fĂ©lins me fascinent Quand il Ă©tait enfant, Ayyappa reçut lâordre dâaller chercher du lait de tigresse Il y parvint, et revint Ă califourchon sur le dos de lâanimal. Les images de mon livre Ă©taient paciïŹques, pleines dâempathie et de comprĂ©hension, et elles sont restĂ©es imprimĂ©es dans ma tĂȘte En 2001, aprĂšs un master en Ă©cologie et en biologie Ă©volutive, je me suis retrouvĂ©e dans le canton de Junnar, une zone rurale couverte de champs de canne Ă sucre MĂšre dâun enfant en bas Ăąge, jây avais suivi mon mari, physicien au RadiotĂ©lescope gĂ©ant Ă ondes mĂ©triques , et je prĂ©voyais de consacrer mon temps Ă ma ïŹlle. Toutefois, des reportages faisant Ă©tat dâun grand nombre dâattaques de lĂ©opards dans la rĂ©gion mâintriguĂšrent : entre 2001 et 2003, prĂšs de Junnar, pas moins de 44 personnes furent attaquĂ©es
Bombay, une agglomĂ©ration de plus de 20 millions dâhabitants, borde le parc national Sanjay Gandhi et dâautres zones naturelles qui abritent une cinquantaine de lĂ©opards.
Si certaines de ces attaques Ă©taient peut-ĂȘtre accidentelles, dâautres Ă©taient clairement prĂ©mĂ©ditĂ©es, comme celles de ces nuits chaudes pendant lesquelles une panthĂšre vint saisir un petit enfant dormant dehors entre ses parents, le tuant si vite et si silencieusement quâaucun des deux adultes ne se rĂ©veillaâŠ
Cela nâavait aucun sens ! Comment autant de panthĂšres pouvaient-elles vivre dans ce paysage agricole sans herbivores et autres proies sauvages ? Pourquoi Ă©taient-elles si agressives ?
Lâadministration forestiĂšre du Maharashtra ne cessait dâen capturer dans les zones rurales de lâĂtat et de les relĂącher en forĂȘt : intelligents, les lĂ©opards sont nĂ©anmoins des chats, de sorte quâils tendent Ă se laisser prendre dans les cages-piĂšges Dans la littĂ©rature scientiïŹque, je nâai trouvĂ© aucun article sur la prĂ©servation de grands carnivores en dehors de rĂ©serves naturelles. AprĂšs mâĂȘtre procurĂ© une petite subvention, jâai montĂ© une Ă©quipe capable dâinstaller Ă leur encolure des puces Ă©lectroniques non Ă©mettrices, mais identiïŹables Ă lâaide dâun lecteur portatif. Jâai alors commencĂ© Ă noter oĂč chaque lĂ©opard Ă©tait capturĂ© et pourquoi, et vite compris que si on les dĂ©plaçait dans les jungles, ce nâĂ©tait pas parce quâils avaient attaquĂ© quelquâun, mais seulement parce quâon les avait aperçus prĂšs dâun village
En 1972, le gouvernement indien a promulguĂ© une loi â le Wild life (protection) act, câestĂ - dire la « Loi sur la protection de la vie sauvage » â selon laquelle il est interdit de chasser les espĂšces en danger, mĂȘme si lâĂ©limination occasionnelle dâun tigre ou dâun lĂ©opard « mangeur dâhommes » peut ĂȘtre accordĂ©e. Depuis les annĂ©es 1980, lâIFS, qui a la responsabilitĂ© de gĂ©rer les gros animaux sauvages dâInde, retranche
systĂ©matiquement les panthĂšres errant dans les zones habitĂ©es aïŹn de rĂ©duire les conïŹits avec les humains Pour autant, ce qui sâest rĂ©vĂ©lĂ© Ă Junnar dans les annĂ©es 2000, câest que le dĂ©placement de ces superbes fĂ©lins tachetĂ©s augmentait les conïŹitsâŠ
Pendant longtemps, les habitants du canton signalaient quatre attaques par an en moyenne. En rĂ©ponse, lâadministration des forĂȘts lança en fĂ©vrier 2001 un vaste programme de transfert, de sorte quâen une annĂ©e, les gardes forestiers dĂ©placĂšrent quarante lĂ©opards vers deux rĂ©serves situĂ©es Ă des dizaines de kilomĂštres Les attaques triplĂšrent alors prĂšs des rĂ©serves, atteignant une moyenne de quinze par an ; la proportion dâattaques mortelles doubla, atteignant 36 % Elles devinrent aussi plus nombreuses Ă proximitĂ© des sites oĂč lâon relĂąchait les fauves Une panthĂšre capturĂ©e et marquĂ©e Ă Junnar, puis transfĂ©rĂ©e dans une rĂ©serve situĂ©e dans le nord-ouest de lâĂtat du Maharashtra, attaqua plusieurs personnes prĂšs du lieu de son relĂąchement Une fois quâelle fut recapturĂ©e, nous pĂ»mes montrer grĂące Ă la puce que nous lui avions implantĂ©e quâil sâagissait bien du mĂȘme individu . MĂȘme si depuis toujours des lĂ©opards vivent dans la rĂ©gion, câĂ©tait bien la premiĂšre fois que les attaques se multipliaient Ă ce point Panthera pardus est extrĂȘmement furtif, de sorte quâobserver comment une capture suivie dâune remise en libertĂ© en forĂȘt affecte un membre de cette espĂšce est diïŹcile Ce que nous savons, câest que le stress ampliïŹe lâagressivitĂ© des grands fĂ©lins On constate par exemple que le dĂ©placement de grands chats de zoo en zoo augmente leurs taux dâhormones de stress Chez les chats, avoir un foyer est un impĂ©ratif biologique ! Dans les rares zones oĂč les lĂ©opards sauvages se montrent occasionnellement , comme au Sri Lanka et en Afrique, leur vie sociale est centrĂ©e sur les femelles ; il est logique que la perturbation de ces relations aggrave le stress dĂ» au dĂ©placement Des Ă©tudes menĂ©es en Russie sur des tigres Ă©quipĂ©s de colliers suggĂšrent quâils attaquent surtout aprĂšs avoir Ă©tĂ© provoquĂ©s ou blessĂ©s. En 1988, pour la premiĂšre fois depuis 1904, des lions dâAsie ont attaquĂ© des humains : lâĂ©vĂ©nement sâest produit aprĂšs le dĂ©placement de 57 lions, capturĂ©s dans des zones habitĂ©es, vers le parc national de Gir, la rĂ©serve qui leur est consacrĂ©e
Les fĂ©lins que lâon dĂ©porte se mettent-ils Ă considĂ©rer les humains comme des menaces ? Quelle quâen soit la raison, force est de constater que le dĂ©placement de lĂ©opards hors de leur milieu habituel, suivi par leur relĂąchement en terrain inconnu, a eu des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour les paysans qui les ont rencontrĂ©s par hasard Au dĂ©but des annĂ©es 2000, alors que je parcourais lâĂtat du Maharashtra pour
Leopard (Panthera pardus) Status, Distribution, and the Research Efforts across Its Range, PeerJ, 2016 (statut par sous-espÚces) ; Kontur (densité démographique)
Lâinsaisissable lĂ©opard (Panthera pardus) est le plus adaptable des grands fĂ©lins. Puissant coureur, nageur et grimpeur, il parcourt les forĂȘts tropicales, les zones arides et les champs cultivĂ©s dâAfrique et dâAsie du Sud jusquâĂ lâextrĂȘme-orient gelĂ© de la Russie. Chasseur invĂ©tĂ©rĂ©, il se nourrit de tout ce qui lui tombe sous la patte : cerfs, singes, bovins, chĂšvres, chiens, voire rats ou poissons. Trois sous-espĂšces, les lĂ©opards de lâAmour (P. p. orientalis), dâArabie (P. p. nimr) et de Java (P. p. melas), sont en danger critique dâextinction ; les autres sont en danger ou menacĂ©es.
HIMACHAL PRADESH Statut du léopard Présent Présence non prouvée Disparu
Habitants par kilomÚtre carré
250-1 000
1 000-1 500
Plus de 1 500
QUAND HUMAINS ET LĂOPARDS SE RENCONTRENT
Le lĂ©opard indien (Panthera pardus usca) vit dans des territoires trĂšs peuplĂ©s, et mĂȘme aux abords de Mumbai. Le lien immĂ©morial quâentretiennent les populations rurales et surtout indigĂšnes du sous-continent avec ce grand fĂ©lin pousse de nombreux paysans Ă tolĂ©rer la perte occasionnelle dâune chĂšvre ou dâun chien. Les lĂ©opards sâattaquent rarement aux humains, et lorsquâils le font, lâattaque semble souvent liĂ©e Ă une violence prĂ©cĂ©demment infligĂ©e par ces derniers.
DensitĂ© humaine moyenne dans les zones dâhabitat des lĂ©opards (personnes par kilomĂštre carrĂ©)
Sous-espÚce de léopard
Panthera pardus orientalis
P. p. nimr
P. p. melas
P. p. kotiya
P. p. japonesis
P. p. delacouri
P. p. saxicolor
P. p. fusca
P. p. pardus
0 500 1 000
Statut selon la densité humaine Présent Disparu
Les maisons des Warlis sont souvent ornĂ©es de peintures traditionnelles de lĂ©opards ou dâautres animaux sauvages, illustrant leur tradition de coexistence avec les autres ĂȘtres vivants. Pour autant, eux aussi prĂ©fĂšrent ne pas avoir ce genre de visiteur nocturne dans leur maison !
Ă©quiper les panthĂšres de puces identiïŹcatrices, je fus intriguĂ©e par un territoire de collines et de vallĂ©es magniïŹques situĂ© au nord de Junnar De nombreux lĂ©opards y Ă©taient capturĂ©s, telle cette femelle piĂ©gĂ©e avec ses petits au milieu dâun champ de blĂ©. Manifestement, lâespĂšce Panthera pardus fusca Ă©tait trĂšs reprĂ©sentĂ©e dans cette zone trĂšs peuplĂ©e, mais sans que des attaques ne sây produisent Naturellement, jâai voulu comprendre.
Cela faisait alors dĂ©jĂ quatre ans quâen collaboration avec lâadministration des forĂȘts, je travaillais sur les lĂ©opards Cette collaboration et mon dossier persuadĂšrent deux biologistes chevronnĂ©s, spĂ©cialistes de la faune sauvage
Ullas Karanth, ancien directeur de la SociĂ©tĂ© indienne de prĂ©servation de la vie sauvage, et Raman Sukumar, de lâInstitut indien des sciences â, de soutenir mon projet de thĂšse sur lâĂ©cologie de Panthera pardus fusca Je commençai mon travail autour de la ville dâAkole. Je nâĂ©tais alors mĂȘme pas sĂ»re quâil y aurait autour de cette agglomĂ©ration de 20 000 habitants assez de lĂ©opards pour apprendre quelque chose de signiïŹcatif Ă lâaide dâoutils comme les piĂšges photographiques Aucun biologiste nâavait jamais signalĂ© la prĂ©sence dâune panthĂšre dans la rĂ©gion, mais les gardes forestiers mâen apportĂšrent les preuves : des empreintes fraĂźches en bord de champ, devant des maisons, voire dans une cour de rĂ©crĂ©ation ; des chiens disparus ou mordus ; ici et lĂ , un cochon mort ; certaines de ces proies hissĂ©es dans des arbres, maniĂšre typique des lĂ©opards de les mettre Ă lâabri des autres prĂ©dateurs. Clairement, jâentamais mes recherches au bon endroit !
Toutefois, quelle idĂ©e nâavais-je pas eu de fonder mon Ă©tude sur lâusage de piĂšges photographiques dans une zone oĂč les humains grouillaient ? JâĂ©tais alors lâune des derniĂšres biologistes Ă employer des appareils photos analogiques : leurs pellicules coĂ»taient cher et se volaient⊠En outre, la pĂ©riode Ă©tait diïŹcile pour ma ïŹlle de 6 ans, qui protestait chaque fois que je partais pour une semaine Ă Akole Quoi quâil en soit, je commençai par prĂ©senter mon projet Ă 200 paysans, que jâinterrogeai aussi sur leurs rencontres avec les lĂ©opards et leurs pertes de bĂ©tail. Ils se montrĂšrent tout dâabord surpris de voir une Ă©thologue, a fortiori une femme, parcourir leurs champs sur des kilomĂštres Ă la recherche de signes du passage de panthĂšres, aïŹn de dĂ©terminer oĂč installer des camĂ©ras dans les champs de canne. Heureusement, ils sâaccoutumĂšrent vite Ă ma prĂ©sence, et mâoffrirent souvent petit dĂ©jeuner, dĂ©jeuner ou thĂ©âŠ
Au dĂ©but, ce ne fut pas sans peur que je marchais seule dans des champs de canne Ă sucre et autres cultures de deux mĂštres de haut, oĂč les grands fĂ©lins pouvaient se cacher, ou encore dans le lit de riviĂšres Ă sec bordĂ©es dâarbres, oĂč ils aiment Ă se reposer Il me fallait Ă©viter de
surprendre un lĂ©opard, de sorte que jâai pris lâhabitude de parler tout haut mĂȘme si je marchais seule ; si quelquâun mâaccompagnait, nous bavardions constamment. Mais Ă force de discuter avec les habitants de la rĂ©gion, ma peur sâest envolĂ©e, car ils interagissaient souvent avec les panthĂšres Un jour, dans un cafĂ© de village, un client mâa racontĂ© en riant comment sa femme, qui jetait de lâeau sale sur le champ situĂ© en contrebas de leur maison , fut terrifiĂ©e lorsquâelle entendit le grognement dâindignation du grand chat quâelle avait mouillĂ© sans le vouloir ; en dĂ©pit de cette vexation, le fauve avait simplement continuĂ© son chemin Un paysan mâa aussi racontĂ© comment une nuit, alertĂ© par les beuglements de son bĂ©tail, il Ă©tait sorti en courant de chez lui, pour tomber nez Ă nez avec le voleur, qui, au lieu de lâattaquer, sâest enfui Une vieille paysanne mâa aussi racontĂ© comment elle a sauvĂ© sa chĂšvre en la retenant par les pattes de derriĂšre tandis quâun lĂ©opard la tirait par les pattes de devant⊠MĂȘme si elle Ă©tait seule, le grand chat prĂ©fĂ©ra sâen aller. En Ă©tĂ©, les gens dormaient habituellement dehors pour proïŹter de lâair frais de la nuit, et le faisaient sans crainte Les quelques attaques sur des humains dont jâai entendu parler Ă©taient accidentelles, comme lorsquâun lĂ©opard, en essayant de sauter sur un chien, rentra dans un couple Ă moto, le faisant tomber dans un champ, avant de sâenfuir. De mĂ©moire dâhomme, aucun lĂ©opard nâavait tuĂ© personne dans les villages entourant Akole.
Il mâa fallu un an pour installer les premiers appareils photos dĂ©clenchĂ©s par le mouvement dans ma zone dâĂ©tude de 179 kilomĂštres carrĂ©s Je les ai positionnĂ©s le long des chemins, lĂ oĂč jâavais trouvĂ© des empreintes et des excrĂ©ments Les premiĂšres prises de vue rĂ©vĂ©lĂšrent des chiens et des villageois, tel ce vieux paysan farceur qui, se mettant Ă quatre pattes, passait devant la camĂ©ra en feulant⊠TrĂšs vite cependant, de vraies panthĂšres apparurent, que nous apprĂźmes Ă identiïŹer dâaprĂšs leur pelage. Dans le mĂȘme temps, nous construisions des modĂšles statistiques aïŹn dâĂ©valuer le nombre des animaux non dĂ©tectĂ©s. Les rĂ©sultats de nos observations Ă©taient fascinants : nous comptions cinq fauves par kilomĂštre carrĂ©, ce qui Ă©tait considĂ©rable Il sâagissait de panthĂšres, mais aussi de hyĂšnes, des carnivores tout aussi gros ! Et tous ces animaux vivaient au milieu dâune campagne agricole oĂč, selon mon dĂ©compte, demeuraient pas moins de 357 humains par kilomĂštre carré⊠à titre de comparaison, en Namibie, la densitĂ© de lĂ©opards varie de un Ă quatre par 100 kilomĂštres carrĂ©s, tandis que la densitĂ© humaine moyenne nâest que de trois par kilomĂštre carrĂ© : moins dâun centiĂšme de celle dâAkole Dans les terres cultivĂ©es entourant les villages vivaient aussi
des chats de jungle (Felis chaus) â des petits fĂ©lins volant souvent des poules â, sans parler des chacals et des renards MĂȘme le trĂšs rare chat rubigineux (Prionailurus rubiginosus) ou « chat lĂ©opard dâInde » se reproduisait dans la rĂ©gion
Pour comprendre de quoi se nourrissaient les lĂ©opards, des bĂ©nĂ©voles et des amis mâont aidĂ©e Ă ramasser des excrĂ©ments et Ă les examiner aïŹn dây dĂ©celer des restes de poils, de griïŹes et de sabots non digĂ©rĂ©s. Ă ma grande surprise, les animaux domestiques constituaient 87 % des proies des grands chats. Ă eux seuls, les chiens reprĂ©sentaient 39 % de la biomasse consommĂ©e, presque quatre fois plus que les chĂšvres, pourtant sept fois plus nombreuses dans la rĂ©gion
Les Ă©leveurs mâont conïŹrmĂ© perdre bien moins de cheptel Ă cause des prĂ©dateurs quâĂ cause des maladies ou des accidents, ce qui, peut-ĂȘtre, leur rendait plus acceptable la perte occasionnelle dâune tĂȘte de bĂ©tail Jamais auparavant on nâavait signalĂ© dâaussi fortes densitĂ©s de grands carnivores dans une rĂ©gion indienne aussi peuplĂ©e ! Pour les gardes forestiers, ce nâĂ©tait guĂšre une surprise, mais la plupart de mes collĂšgues chercheurs refusĂšrent dây croire.
AprĂšs de telles constatations, Ă©quiper certains fĂ©lins dâun collier Ă©metteur de signaux GPS sâimposait, aïŹn dây voir plus clair sur cette ahurissante cohabitation entre lĂ©opards et humains. Au dĂ©part, jâĂ©tais rĂ©ticente, car jâignorais si le stress induit nâallait pas sâavĂ©rer dĂ©sastreux Ă la fois pour les panthĂšres et pour les si accueillants villageois dâAkole. Toutefois, le vif intĂ©rĂȘt du chef des gardes forestiers mâa incitĂ©e Ă laisser libre cours Ă ma curiositĂ© scientiïŹque, et ce que nous avons dĂ©couvert fut spectaculaire
Les signaux radio indiquaient que les fĂ©lins passaient leurs journĂ©es Ă lâintĂ©rieur de petits buissons ou au sein des champs des hautes cannes Ă sucre, donc Ă proximitĂ© immĂ©diate des gens, qui vaquaient Ă leurs occupations sans rĂ©aliser leur proximitĂ©. Ce nâest quâune fois la nuit venue et la campagne vidĂ©e de ses humains que sâouvrait pour eux un espace sauvage, de leur point de vue, pareil Ă tout autre Le suivi par GPS nous a montrĂ© quâune fois leur heure arrivĂ©e , les lĂ©opards rĂŽdaient Ă la recherche de chĂšvres et dâanimaux, ou, prĂšs des dĂ©charges, en quĂȘte de chiens et de cochons venus fouiller les ordures.
Une femelle et un mĂąle sur qui nous avions posĂ© des colliers se sont avĂ©rĂ©s ĂȘtre une mĂšre et son ïŹls subadulte (adolescent). Ămis toutes les trois heures, leurs signaux nous ont montrĂ© quâils se rencontraient parfois, se nourrissaient ensemble de la mĂȘme carcasse avant de repartir chacun de leur cĂŽtĂ© Lorsque cette mĂšre lĂ©opard eut une nouvelle portĂ©e, elle dut sâabsenter deux nuits dâaïŹlĂ©e pendant lesquelles son adolescent garda les petits : il faisait du baby-sitting !
Un soir, un des bĂ©bĂ©s lĂ©opards tomba dans un puits Les signaux GPS nous rĂ©vĂ©lĂšrent que sa mĂšre Ă©tait restĂ©e Ă proximitĂ© toute la nuit, avant dâaller se rĂ©fugier pendant la journĂ©e dans un champ de canne Ă sucre voisin. Les gardes forestiers secoururent le bĂ©bĂ© le lendemain et le relĂąchĂšrent prĂšs du puits Ă la nuit tombĂ©e. AprĂšs une demi-heure la mĂšre revint, et quelques heures plus tard, nous pĂ»mes relever les traces de trois fĂ©lins avançant ensemble : la mĂšre, son ïŹls subadulte et son bĂ©bĂ© sâĂ©taient retrouvĂ©s. Dans le paysage agricole dâAkole, les panthĂšres ne font pas que survivre : elles forment aussi des familles Quelque chose mâintriguait dans la façon dont les habitants de la rĂ©gion gĂ©raient cette situation Ma formation me poussait Ă considĂ©rer que la juxtaposition de grands carnivores et dâĂȘtres humains ne pouvait que crĂ©er des conïŹits Un jour, au dĂ©but de mes recherches Ă Akole, le paysan Ghule kaka â kaka est une formulation de respect signifiant « oncle » â mâemmena rendre visite Ă une femme dont la chĂšvre venait dâĂȘtre tuĂ©e par une panthĂšre. Quand je lui demandais quels problĂšmes elle rencontrait avec ce grand fĂ©lin, elle sâĂ©nerva et mâexpliqua avec brusquerie quâun lĂ©opard venait rĂ©guliĂšrement par un chemin dans les collines, et passait devant sa maison avant de sâen aller « par là » Plus tard, intriguĂ©e par sa rĂ©action, je demandais Ă Ghule kaka de mâexpliquer pourquoi elle Ă©tait agacĂ©e « Vous venez de lui demander quel problĂšme lui pose son dieu, me rĂ©vĂ©la-t-il Par ici, les gens vĂ©nĂšrent les lĂ©opards. » De fait, une statue de Waghoba, la grande divinitĂ© fĂ©line vĂ©nĂ©rĂ©e dans la rĂ©gion depuis au moins un demi-siĂšcle, se dressait non loin de lĂ Autre cas : cette rĂ©action dâun paysan dont un mouton venait dâĂȘtre enlevĂ© par un lĂ©opard « Le pauvre nâavait plus de proie dans la forĂȘt, commentait-il. Il a donc pris mon mouton, mais Dieu mâen donnera dâautres »
La jeune biologiste quelque peu arrogante que jâavais Ă©tĂ© Ă©tait convaincue que lâon ne pouvait rĂ©soudre les « conïŹits » entre les humains
PrĂšs de Nairobi, et de ses 4 millions dâhabitants, se trouve un parc national, qui, comme celui du parc national Sanjay Gandhi, qui jouxte Bombay, est un peu plus grand que Paris intra-muros. BordĂ© de la mĂȘme façon par des bidonvilles, il abrite des lions, des hyĂšnes, des hippopotames⊠et une population assez dense de lĂ©opards. Pour autant, ici, de mĂ©moire dâhomme, aucun animal sauvage nâa tuĂ© dâhumains. DâoĂč vient cette di Ă©rence entre Bombay et Nairobi ?
En Afrique, la faune sauvage est pour ainsi dire plus explicite. Les Ă©leveurs maasais qui vivent dans le parc protĂšgent leurs enclos comme ils le peuvent, par exemple Ă lâaide de lampes ïŹash qui e raient les fauves, mais ne les tuent quâen derniĂšre extrĂ©mitĂ©. « Câest ici, dans cette partie de la cage, que nous mettons lâappĂąt â une chĂšvre en gĂ©nĂ©ral. Câest lĂ que la panthĂšre ou le lion peut entrer », mâa dĂ©crit un jour le caporal Kereto du Kenya Wildlife Service â lâagence gouvernementale qui sâoccupe de conserver la nature kenyane. AprĂšs mâavoir ainsi expliquĂ© la capture des animaux dangereux, il a posĂ© pour une photo. Jâai souri intĂ©rieurement, tant la situation contrastait avec celle de Bombay, oĂč lors de ma derniĂšre visite de son parc, jâavais aussi eu le privilĂšge de voir oĂč on gardait les « lĂ©opards errants ». En revanche, pas question de prendre des photos : lâadministration des forĂȘts Ă©tant accusĂ©e de ne pas assurer la sĂ©curitĂ© des citoyens, le sujet Ă©tait trop sensible !
Il est vrai quâau Kenya, les grands carnivores sont moins attirĂ©s par Nairobi, car la frontiĂšre sud du parc sâouvre sur de vastes savanes, oĂč zĂšbres, antilopes ou gnous migrent de façon saisonniĂšre. Une situation qui contraste avec celle du parc national de Bombay dĂ©sormais entiĂšrement encerclĂ© par lâĂ©talement urbain. En Inde, les lĂ©opards ont pour ainsi dire moins le choix. En outre, le parc national de Nairobi et ses savanes environnantes forment un Ă©cosystĂšme dont la prĂ©servation reprĂ©sente de forts enjeux Ă©conomiques et politiques. Ă lui seul, le commerce des safaris pour touristes correspond Ă environ 15 % du PIB kĂ©nyan ! Or cette savane est le domaine des Maasai, une ethnie dont les savoirs en matiĂšre de faune sauvage sont mondialement connus. MalgrĂ© la poussĂ©e urbaine, les Maasai sont, bon an, mal an, parvenus Ă garder des droits sur le vaste espace du parc. Les touristes les photographient autant que les girafes et les gnous, car ils font partie du paysage, ce qui leur donne un certain pouvoir de nĂ©gociation.
En revanche, qui parmi les touristes visitant lâInde ou mĂȘme les habitants de Bombay sait quâenviron 9 000 Adivasis â littĂ©ralement, des « aborigĂšnes » âvivent dans la jungle du parc national Sanjay Gandhi ? Leur prĂ©sence est rendue invisible par les pouvoirs publics, qui la considĂšrent comme illĂ©gale. Lâexpansion du parc â sa surface a Ă©tĂ© multipliĂ©e par quatre en trente ans âa entraĂźnĂ© la destruction de nombre de leurs hameaux forestiers. Nullement dangereux pour la biodiversitĂ©, ces autochtones savent vivre avec les lĂ©opards, au contraire des habitants des bidonvilles.
Alors que les Maasai reprĂ©sentent moins de 3 % de la population kĂ©nyane, les Adivasis constituent le quart des aborigĂšnes de la planĂšte ! Pour autant, ils sont loin dâavoir le soft power des Maasai, ce que je nomme
lâ« Ă©co-ethnicitĂ© ». Celle des Maasai et de leur cĂ©lĂšbre robe rouge est trĂšs grande. Les pouvoirs publics leur laissent donc des droits, ce qui permet en retour une meilleure gestion de la savane, notamment par des gardes forestiers maasai, prĂȘts Ă veiller sur les animaux convoitĂ©s par les braconneurs, tels les rhinocĂ©ros blancs. Les Adivasis, au contraire, ne comptent pas : pour la plupart des Indiens, il sâagit de primitifs, dont les brĂ»lis et la chasse nuisent Ă lâenvironnement. JusquâĂ rĂ©cemment, le parc national Ă©vitait mĂȘme de les employer pour protĂ©ger la jungle, puisquâon voulait les en chasser ! Pourtant, par lĂ , on se prive de gardiens capables dâalerter en cas dâincendie, de survenue de braconniers⊠ou de lĂ©opards en goguette.
et une espĂšce animale quâen Ă©tudiant cette derniĂšre. Toutefois, ce que je vivais Ă Akole me suggĂ©rait que la solution Ă©tait Ă rechercher plutĂŽt du cĂŽtĂ© des humains, intuition dont jâai trĂšs vite pu vĂ©riïŹer la justesse
En 2011, Sunil Limaye prit la direction du parc national Sanjay Gandhi, dont la taille excĂšde de peu celle de Paris intra-muros (105 kilomĂštres carrĂ©s) et dut immĂ©diatement aïŹronter un grave problĂšme : les attaques de lĂ©opards au sein de la rĂ©serve et dans ses alentours se multipliaient. En juin 2004, des panthĂšres attaquĂšrent pas moins de douze personnes, dont la plupart faisaient partie des quelque 500 000 habitants de bidonvilles Ă©tablis aux bordures de la rĂ©serve Le nouveau directeur avait entendu parler de mon travail Ă Junnar, de sorte quâil avait une idĂ©e quant Ă la nature du problĂšme Des annĂ©es durant, lâadministration des forĂȘts avait relĂąchĂ© dans le parc de nombreux lĂ©opards capturĂ©s autour de la grande rĂ©serve naturelle ou ailleurs : quinze en  2003, par exemple. La relocalisation de ces fauves nâavait cependant servi Ă rien, car ils avaient Ă©tĂ© vite remplacĂ©s par des congĂ©nĂšres dans les territoires laissĂ©s vacants, tandis que leur concentration dans le parc avait augmentĂ© les risques dâattaques aux environs Lâadministration des forĂȘts avait compris quelle dynamique Ă©tait en cours, mais Ă©norme Ă©tait la pression des politiques et des mĂ©dias pour continuer les transferts dâanimaux
Sunil Limaye dĂ©cida de lancer un projet impliquant des scientiïŹques, des citoyens et des institutions de Bombay aïŹn de rĂ©duire le conïŹit humains-lĂ©opards, et il dĂ©sira mâimpliquer JâĂ©tais alors bien occupĂ©e Ă rĂ©diger ma thĂšse de doctorat sur le travail eïŹectuĂ© Ă Akole, mais je ne pus mâempĂȘcher de contribuer Ă rĂ©soudre une situation aussi terrible pour les grands fĂ©lins que pour les hommes En outre, ma sĆur vivant Ă Bombay Ă lâĂ©poque, ma ïŹlle pouvait jouer avec son cousin pendant que je travaillais. Sunil Limaye constitua donc une Ă©quipe associant plusieurs gardes forestiers, Vidya Venkatesh, le directeur de la Fondation pour la derniĂšre nature sauvage (Last Wilderness Foundation) et moi-mĂȘme. Notre Ă©quipe sâest rassemblĂ©e autour de lâidĂ©e quâil fallait faire changer les mentalitĂ©s, Ă©tant donnĂ© que de nombreux habitants de Bombay ne voyaient dans la forĂȘt quâune source de problĂšmes. Le moyen le plus sĂ»r pour y parvenir Ă©tait dâimpliquer les Mumbaikars , câest- Ă - dire les habitants de Bombay(Mumbai, en marathi) !
Nous avons donc recrutĂ© des passionnĂ©s de nature qui souhaitaient depuis longtemps contribuer Ă la protection dâune rĂ©serve quâils aimaient Ils ont formĂ© lâassociation Mumbaikars for SGNP (Les habitants de Bombay pour le
parc national Sanjay Gandhi ), et ont lancĂ© une campagne de sensibilisation Ă la valeur du parc national en tant que rĂ©servoir dâespaces verts , dâeau douce et dâoxygĂšne . Des Ă©tudiants ont installĂ© des piĂšges photographiques aïŹn de compter les panthĂšres. Sur les 117 kilomĂštres carrĂ©s du parc national Sanjay Gandhi et dans la colonie dâAarey Milk , un espace de prĂ©s et de bois consacrĂ© Ă lâĂ©levage de buïŹesses, les appareils photographiĂšrent 21 panthĂšres, ce qui trahissait une trĂšs forte densitĂ© Le parc national abritait des proies sauvages, principalement des daims, mais les lĂ©opards Ă©taient aussi attirĂ©s vers les bidonvilles par les chiens errants sây nourrissant des ordures jonchant le sol
Nous avons aussi interrogĂ© les riverains aïŹn de mieux comprendre quelles interactions ils avaient avec les lĂ©opards. Comme le gĂ©ographe FrĂ©dĂ©ric Landy, de lâuniversitĂ© de Paris Nanterre, lâa notĂ© dans ses travaux, ce nâĂ©tait pas tant les habitants des bidonvilles â les personnes les plus souvent attaquĂ©es â qui demandaient lâĂ©limination des panthĂšres Il sâagissait plutĂŽt de personnes dotĂ©es dâun pouvoir politique, et vivant dans les immeubles situĂ©s Ă proximitĂ© de la rĂ©serve. Ces membres de la couche sociale supĂ©rieure apprĂ©ciaient la vue sur la verdure, mais paniquaient si un lĂ©opard apparaissait sur une camĂ©ra de sĂ©curitĂ© Par ailleurs, les Warlis et les Kohlis, des aborigĂšnes vĂ©nĂ©rant Waghoba et qui avaient vĂ©cu dans la forĂȘt pendant des siĂšcles avant que Bombay ne les englobe , nâavaient pour leur part pas peur des lĂ©opards et nâen subissaient que rarement les attaques (lire lâencadrĂ© page 65) Eux souhaitaient la prĂ©sence des carnivores pour repousser les promoteurs et les installations illĂ©gales
Ă mesure que progressaient nos recherches et le programme de sensibilisation, lâadministration des forĂȘts a pu amĂ©liorer sa gestion des situations, par exemple lorsquâun lĂ©opard Ă©tait dĂ©couvert en ville Elle sâest aussi rapprochĂ©e de la police aïŹn dâaccroĂźtre sa capacitĂ© Ă contrĂŽler les foules susceptibles de chercher Ă attaquer ces animaux et, sans doute le plus important, de la municipalitĂ© aïŹn dâamĂ©liorer le ramassage des ordures dans les zones autour du parc frĂ©quentĂ©es par Panthera pardus fusca AprĂšs la publication de notre rapport, nous avons collaborĂ© avec le Club de la presse de Bombay et dâautres organisations des mĂ©dias aïŹn de conseiller les gens sur les moyens de rester en sĂ©curitĂ© : garder des alentours propres, ne pas laisser les enfants jouer dehors aprĂšs la tombĂ©e de la nuit, Ă©clairer les zones sans lumiĂšre, et plutĂŽt que crier et vouloir effrayer un lĂ©opard de rencontre , prendre du champâŠ
Mumbaikars for SGNP a aussi organisĂ© des ateliers rĂ©guliers avec des membres de la presse, aïŹn de convertir leur couverture trop racoleuse du problĂšme en vĂ©ritable information
â pour certains journalistes, lĂ©opard Ă©tait synonyme de « mangeur dâhommes ». AprĂšs un article Ă©voquant les dangers encourus par les enfants scolarisĂ©s Ă lâorĂ©e du parc, le gouvernement a mis en place un service de bus scolaire
RĂ©sultat : la presse et la population, beaucoup mieux informĂ©es sur les lĂ©opards, les ont aussi acceptĂ©s, de sorte que des bĂ©nĂ©ïŹces tangibles sont apparus Depuis notre campagne, il nây a pratiquement pas eu dâincidents : des panthĂšres ont bien attaquĂ© des personnes en 2017, 2021 et 2022, mais grĂące aux piĂšges photographiques des naturalistes amateurs, elles ont pu ĂȘtre trĂšs vite identiïŹĂ©es, piĂ©gĂ©es, puis placĂ©es en captivitĂ© permanente Notre travail Ă Bombay a dĂ©montrĂ© lâimportance de sensibiliser les mĂ©dias et la population, et de les mobiliser aïŹn de rĂ©duire les conïŹits entre humains et carnivores
Je nâaurais pas dĂ» ĂȘtre aussi surprise par la relation profonde et complexe que les Indiens entretiennent avec les grands fĂ©lins, puisquâils partagent leur espace avec eux depuis la prĂ©histoire. Toutefois, jâavais Ă©tĂ© Ă©duquĂ©e dans lâidĂ©e dâune stricte sĂ©paration entre la nature et lâhumanitĂ© , idĂ©e nĂ©e en Europe et qui a atteint son apothĂ©ose en AmĂ©rique du Nord DĂ©barrassant la nature de tout ce quâils trouvaient menaçant , les colons europĂ©ens du Nouveau Monde ont pratiquement Ă©radiquĂ© les loups et les couguars De mĂȘme, lorsque les Britanniques sont arrivĂ©s en Inde, ils ont abattu des dizaines de milliers de tigres et de lĂ©opards et exterminĂ© le guĂ©pard
A. Schnitler et L. Hermann, Quand le tigre et le lion cohabitaient en Asie, Pour la Science, n° 527, 2021.
C. Pittman, Worldâs largest wildlife bridge could save mountain lions, ScientiïŹc American, 2021.
R. Leakey, « Si lâon ne rĂ©duit pas la pauvretĂ©, il nây aura pas dâavenir pour la vie sauvage » , Pour la Science, n° 472, 2017.
C. Mounet, Comment gérer la grande faune sauvage ?, Pour la Science, n° 402, 2011.
P. Clergeau, Les villes, terres dâaccueil, Dossier Pour la Science, n° 65, 2009.
Dans le discours dominant en matiĂšre de conservation, les grands carnivores sont seulement prĂ©sentĂ©s comme des prĂ©dateurs, qui attaquent inĂ©vitablement humains et bĂ©tail. Dans de nombreux documentaires , lâhistoire racontĂ©e est celle dâune nature aux dents et aux griïŹes sanglantes Cette vision prĂ©suppose un conïŹit et suggĂšre que la seule façon de traiter les grands carnivores est de les tuer ou de les Ă©liminer. Je pense le contraire : la plupart des conïŹits entre lĂ©opards et humains trouvent leur origine dans la prĂ©supposition dâun conïŹit. Chez les humains, lâagression entraĂźne une agression en reprĂ©sailles, et il pourrait en ĂȘtre de mĂȘme chez les grands fĂ©lins Dans les rares cas oĂč ils attaquent dĂ©libĂ©rĂ©ment les humains, nous devons nous demander pourquoi La rĂ©action normale dâun lĂ©opard lorsquâil entend ou voit des personnes est de sâenfuir ; comment surmonte-t-il cette peur au point de tuer, dans les rares cas oĂč cela se passe ? Est-ce Ă cause de quelque chose que nous lui avons fait ?
Impossible de le savoir. Toutefois, dans la plupart des endroits oĂč je fais des enquĂȘtes, le rĂ©cit dominant est celui de la paix plutĂŽt que du conïŹit Dans les zones rurales de lâHimachal Pradesh, les habitants nomment les lĂ©opards mrig, ce qui signiïŹe « animal sauvage », soit un terme neutre . Nous avons constatĂ© que les humains et les lĂ©opards partageaient lâespace, tous sâeïŹorçant de survivre dans des conditions diïŹciles
De nombreux Ă©cologues indiens sâorientent dĂ©sormais vers lâidĂ©e dâune coexistence dans des territoires partagĂ©s. Compte tenu de la relation culturelle profonde entre les humains et les grands fĂ©lins dans le sous - continent indien, il est concevable que , si les animaux reviennent un jour dans les rĂ©gions oĂč ils ont disparu, les gens les accepteront
En dĂ©cembre 2011, alors que je commençais mon travail Ă Bombay, un vĂ©hicule a heurtĂ© un lĂ©opard sur une autoroute Un dĂ©fenseur des animaux, passant par-lĂ , constata que le fauve Ă©tait gravement blessĂ©, mais vivait encore, et le mit dans le coïŹre de sa voiture â il pesait 75 kilogrammes â, oĂč Ă©tait assise sa famille Il lâemmena ensuite jusquâau parc national dans lâespoir que ses vĂ©tĂ©rinaires pourraient le sauver Lorsquâil arriva, une heure plus tard, lâanimal Ă©tait mort. Comme prĂ©vu, son collier GPS sâĂ©tait dĂ©jĂ dĂ©tachĂ© automatiquement, mais la puce introduite sous sa peau pouvait ĂȘtre lue Il sâagissait dâAjoba Apprenant sa mort, des gens ont pleurĂ©, mâat-on rapportĂ© Un rĂ©alisateur marathi â câest-Ă dire issu de la rĂ©gion de Bombay â fut tellement inspirĂ© par la saga dâAjoba quâil en a tirĂ© un long mĂ©trage. Le ïŹlm contribua Ă apprendre Ă des millions dâIndiens Ă apprĂ©cier les lĂ©opards Câest cette empathie qui me donne lâespoir que ma ïŹlle et ses enfants vivront dans un monde encore riche en espĂšces sauvages n
HERVĂ THIS
physicochimiste, directeur du Centre international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inrae, à Palaiseau
On croit tout savoir de sujets culinaires aussi reba us que la sauce mayonnaise. Erreur : les progrĂšs de la physicochimie montrent que la structure de ce grand classique culinaire sâapparente plus Ă une « Ă©mulsion de Ramsden », stabilisĂ©e par des particules, quâĂ la classique Ă©mulsion stabilisĂ©e par des molĂ©cules.
Au dĂ©but Ă©tait la « rĂ©moulade » : dĂšs le XIVe siĂšcle, Le Viandier de Guillaume Tirel proposait de confectionner des sauces en « rĂ©moulant » de lâhuile dans un mĂ©lange dâun liquide, froid ou chaud, additionnĂ© de moutarde Puis des cuisiniers introduisirent du jaune dâĆuf, au goĂ»t ïŹatteur, avant que, au tournant du XIXe siĂšcle, lâomission de la moutarde ne conduise Ă cette sauce qui fut nommĂ©e « magnonnaise » , « mahonnaise » , « manionnaise », et ïŹnalement « mayonnaise » : du jaune dâĆuf, du vinaigre, du sel, du poivre et de lâhuile
Reste que, pour les cuisiniers des siĂšcles passĂ©s, la confection de la sauce surprenait : mĂȘlant ces solutions aqueuses que sont le jaune dâĆuf (50 % dâeau) et le vinaigre (90 % dâeau) avec lâhuile, on obtient â dans les bons cas â une « Ă©mulsion » si ferme que la cuiller y tient debout ! Comment expliquer ce mystĂšre ? On a
« tout » entendu Ă ce propos : la mayonnaise serait un « gel », les molĂ©cules du jaune dâĆuf seraient « dĂ©sarticulĂ©es », lâhuile et lâeau seraient mĂ©langĂ©es de façon « intime », « amalgamĂ©es ». Mais un simple microscope montre bien que, en premiĂšre approximation, lâhuile est divisĂ©e par le fouet ou la fourchette en gouttelettes, qui sont dispersĂ©es dans lâeau ; la viscositĂ© augmente, parce que, plus on ajoute dâhuile et plus on fouette, plus les gouttelettes dâhuile sont nombreuses et tassĂ©es dans la phase aqueuse, ïŹnissant par ne plus pouvoir bouger individuellement. Comment parvient-on Ă disperser lâhuile dans lâeau, alors que si lâon fouette de la simple huile avec de lâeau pure, on nâobtient pas la viscositĂ© de la mayonnaise ? Câest la partie non aqueuse du jaune dâĆuf qui renferme la clĂ© du mystĂšre.
Comment lâhuile et lâeau contenue dans lâĆuf et le vinaigre sâassocient-elles en une consistance ferme ? La physicochimie de lâĆuf fournit trois explications complĂ©mentaires.
On a initialement prĂ©tendu que les « lĂ©cithines » ou les « phospholipides » (des catĂ©gories souvent confondues, Ă tort) se disposaient Ă la surface des gouttelettes dâhuile, prĂ©venant la coalescence de ces derniĂšres. Oui, mais câĂ©tait compter sans les protĂ©ines du jaune dâĆuf. On a amĂ©liorĂ© la description de lâĂ©mulsion quand on a compris que ces protĂ©ines Ă©taient « dĂ©naturĂ©es » par le travail de la sauce, venant se disperser Ă lâinterface : non seulement ces molĂ©cules prĂ©viennent mieux la rencontre des gouttelettes dâhuile, mais, de surcroĂźt, leurs charges Ă©lectriques assurent une rĂ©pulsion eïŹcace.
Pour complĂ©ter le tableau on explore, depuis quelques annĂ©es, les Ă©mulsions dites « de Ramsden » (du nom du chimiste britannique Walter Ramsden), fautivement dites «émulsions de Pickering » (Percival Pickering arriva un an aprĂšs Ramsden) : dans ces systĂšmes, ce sont des particules qui, disposĂ©es Ă la surface des gouttelettes dâhuile, assurent lâĂ©mulsiïŹcation. En eïŹet, le jaune dâĆuf est fait de « granules » dispersĂ©s dans un plasma : ces granules sont constituĂ©s de protĂ©ines et de divers lipides, tandis que le plasma est une solution aqueuse qui contient de nombreuses protĂ©ines. Depuis deux ans environ, la question de savoir si les mayonnaises sont ou non
des Ă©mulsions de Ramsden est posĂ©e, et les expĂ©rimentations convergent pour Ă©tablir lâimportance de ce mĂ©canisme dâĂ©mulsiïŹcation. Ă ce jour, il semble judicieux de considĂ©rer que les trois types de mĂ©canismes â par des phospholipides, par des protĂ©ines, par des particules â contribuent Ă la constitution de ce joyau culinaire quâest la mayonnaise, dite par lâhumoriste amĂ©ricain Ambrose Bierce « sauce qui sert de religion dâĂtat aux Français ». n
â Dans un grand bol, mettre un jaune dâĆuf et deux cuillerĂ©es Ă soupe de bon vinaigre, sel, poivre (surtout pas de moutarde, sans quoi lâon produit une rĂ©moulade).
â En fouettant, ajouter un demi-verre dâhuile goutte Ă goutte pour obtenir une Ă©mulsion un peu molle : câest au dĂ©but de lâĂ©mulsiïŹcation que lâajout lent dâhuile est essentiel, parce quâil sâagit de disperser lâhuile dans lâeau, et non lâeau dans lâhuile.
â Utiliser un mixeur plongeant pour a ermir la sauce, qui devient alors plus blanche.
â Terminer avec un peu de piment de Cayenne, de paprika, du cerfeuil hachĂ©, une perle dâail broyĂ©, une Ă©chalote Ă©mincĂ©e, et quelques gouttes de jus de citron.
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Au casino, la maison gagne toujours ! Dans ces conditions dĂ©favorables, la meilleure stratĂ©gie Ă adopter est celle du « jeu hardi », qui consiste Ă miser systĂ©matiquement le maximum possible jusquâĂ ĂȘtre ruinĂ© ou atteindre exactement le but ïŹxĂ©.
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En prĂ©levant quelques cellules dâun embryon de grenouille, des chercheurs ont constatĂ© que celles-ci sâorganisent en une structure comparable Ă un microorganisme pluricellulaire. Ces xĂ©nobots (du nom de la grenouille dâorigine Xenopus laevis) dĂ©veloppent mĂȘme des cils qui leur donnent un moyen de propulsion. De curieuses crĂ©atures trĂšs diffĂ©rentes des batraciens !
On remplacerait plus utilement lâivresse de lâinnovation par une exigence de la sobriĂ©tĂ©, qui servirait Ă Ă©valuer la nĂ©cessitĂ© dâadopter sans rĂ©ïŹĂ©chir toute solution prĂ©sentĂ©e comme innovante
YVES GINGRAS sociologue des sciences Ă lâuniversitĂ© du QuĂ©bec
Environ 60 % des surfaces irriguĂ©es en France sont consacrĂ©es Ă la culture du maĂŻs, une plante qui demande beaucoup dâeau (et de façon critique en Ă©tĂ©). Sa production rĂ©pond surtout aux besoins de la mĂ©thanisation et du bĂ©tail. Une stratĂ©gie de gestion de lâeau Ă repenser ?
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Ces cellules sont aussi nommĂ©es « neurones en fuseau » Ă cause de leur structure. On ne les trouve que chez les animaux qui ont une encĂ©phalisation importante comme les hominidĂ©s, les cĂ©tacĂ©s et les Ă©lĂ©phants. Des Ă©tudes psychiatriques ont montrĂ© quâelles sont associĂ©es au « cerveau social », car les cas pathologiques prĂ©sentent une baisse dâempathie et de conscience sociale.
En cas de grosse chaleur, le corps est soumis Ă rude Ă©preuve. Mais lâhumiditĂ© est aussi un problĂšme, car elle perturbe le mĂ©canisme thermorĂ©gulateur de la sueur. Des chercheurs ont dĂ©ïŹni lâhumidex, qui dĂ©termine le risque relatif pour la santĂ©. Par exemple, Ă 100 % dâhumiditĂ©, 33 °C est aussi mortel que 42 °C Ă 40 % dâhumiditĂ©.
13 000
PrĂšs de 13 000 lĂ©opards vivent en Inde. Mais parce que ces fĂ©lins parcourent des dizaines, voire des centaines, de kilomĂštres pour trouver des partenaires, ils ne se limitent pas aux rĂ©serves naturelles du pays qui reprĂ©sentent 5 % de sa superïŹcie. Alors, avec 1,4 milliard dâhumains, la cohabitation est inĂ©vitable.
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