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«âLâavocat doit garder sa libertĂ© dâactionâ» Un tĂ©nor du Barreau, AndrĂ© Lutgen, est poursuivi devant le tribunal correctionnel. DerriĂšre ce procĂšs se cachent des enjeux fondamentaux pour la profession, explique son avocat, Me François Prum.
Quel est le contexte originel de cette affaireâ? Le 27 mai 2019, un accident mortel survient sur le site dâArcelorMittal de Differdange, entreprise dont AndrĂ© Lutgen est le conseil. Un juge dâinstruction ordonne alors lâapposition de scellĂ©s sur un disjoncteur. Une procĂ©dure normale, mais qui peut avoir de graves consĂ©quences si elle vient Ă durer dans le tempsâ: usine Ă lâarrĂȘt, 200 ouvriers en chĂŽmage technique et un prĂ©judice Ă©conomique potentiel Ă©valuĂ© par lâentreprise Ă 20,5 millions dâeuros par semaine. Il y a donc une certaine urgence, et AndrĂ© Lutgen va sâen inquiĂ©ter⊠Le 29 mai, les craintes deviennent de plus en plus aiguĂ«s, car le lendemain est un jour fĂ©riĂ©â; il y a alors un risque de «âpontâ» vers le week-end. Ce qui reporterait lâexpertise et la mainlevĂ©e des scellĂ©s au lundi qui suit. Il va donc, par diffĂ©rents moyens, tenter de contacter le juge dâinstruction pour savoir ce quâil en est, sans succĂšs. En fin de journĂ©e, en dĂ©sespoir de cause, il envoie un e-mail au procureur gĂ©nĂ©ral dâĂtat et aux ministres de lâĂconomie et de la Justice de lâĂ©poque. Câest un cri dâalarme. Le procureur gĂ©nĂ©ral dâĂtat va transmettre cet e-mail au juge dâinstruction concernĂ©, qui va Ă son tour en avertir le Parquet. Celui-ci va estimer quâil y a lieu dâouvrir une procĂ©dure pĂ©nale pour outrage et tentative dâintimidation. Et contre toute attente, le renvoi dâAndrĂ© Lutgen devant le tribunal correctionnel va ĂȘtre ordonnĂ©. La bĂątonniĂšre a indiquĂ© que ce procĂšs inquiĂ©tait toute la profession. Pourquoiâ? Car il remet en question un des fondements du mĂ©tier dâavocatâ: la libertĂ© totale du choix de ses moyens dâaction pour assurer la dĂ©fense de son client, Ă©videmment dans le respect de la loi. Un avocat doit ainsi pouvoir Ă©crire Ă qui il veutâ! Si Ă chaque fois quâil adresse un message Ă un ministre, il risque des poursuites pour tentative dâintimidation, on comprend quelle entrave Ă son indĂ©pendance cela reprĂ©sente. Nous serons tous sous la coupe du Parquet, et câest inimaginable dans un Ătat de droit. Mais quid de la sĂ©paration des pouvoirsâ? Ce nâest pas le problĂšme de lâavocatâ! Il nâa pas Ă se prĂ©occuper du respect de ce principe alors quâil ne fait pas partie dâun des trois pouvoirs visĂ©s. Lors de lâaudience, le procureur gĂ©nĂ©ral dâĂtat, entendu comme tĂ©moin, a indiquĂ© quâil nâĂ©tait, certes, pas recommandable quâun avocat Ă©crive Ă un ministre Ă propos dâune affaire de justice en cours, mais que ceci ne lui Ă©tait pas interdit. Oufâ!
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AOĂTâ/âSEPTEMBRE 2021
François Prum, avec Maximilien Lehnen, assure la défense de leur confrÚre André Lutgen.
Par contre, le procureur gĂ©nĂ©ral dâĂtat nâa pas pris position quant Ă lâintimidation en elle-mĂȘme⊠La question Ă©tait embarrassante, puisque câest elle qui a transmis le mail qui pose problĂšme au juge dâinstruction. Si elle estimait que le courrier de lâavocat Ă©tait intimidant, elle nâaurait pas dĂ» le transmettre, et nous ne serions pas lĂ . Ayant dĂ©clarĂ© Ă la barre que, pour elle, lâaffaire Ă©tait terminĂ©e une fois quâelle avait reçu les apaisements du juge dâinstruction, elle considĂ©rait nĂ©cessairement que le courrier nâĂ©tait pas constitutif dâune infraction. De cela, je retiens donc que le fait dâĂ©crire Ă un ministre de la part dâun avocat ne peut constituer un acte intimidant. AndrĂ© Lutgen a-t-il bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun non-lieu devant le bĂątonnier de lâOrdre des avocatsâ? En cas dâouverture dâune procĂ©dure pĂ©nale, une instruction disciplinaire est ouverte, dans le cas prĂ©sent pour vĂ©rifier si les rĂšgles dĂ©ontologiques ont Ă©tĂ© respectĂ©es. La bĂątonniĂšre a conclu quâAndrĂ© Lutgen nâavait pas manquĂ© Ă ses obligations, et a donc classĂ© le dossier sans suite. Or, il faut savoir que la justice des «âpairsâ» est toujours bien plus sĂ©vĂšre. Si un avocat est «âblanchiâ» par lâOrdre, la justice pĂ©nale nâa pas Ă le poursuivre, câest aussi simple que cela. Ce procĂšs aura aussi des consĂ©quences sur les prochaines rĂ©formes de la justiceâ? Les magistrats dĂ©fendent bec et ongles leur indĂ©pendance et rĂ©clament depuis longtemps un Conseil supĂ©rieur de la magistrature. La loi lâinstaurant devrait arriver sous peu, et ce CSM avisera des nominations des juges, des Ă©volutions de carriĂšre, mais sera aussi leur organe disciplinaire. Si AndrĂ© Lutgen est condamnĂ©, quel avocat osera encore se plaindre dâun juge sans crainte dâĂȘtre Ă son tour poursuivi pour intimidation, son acte Ă©tant susceptible de nuire Ă la bonne suite de la carriĂšre du magistratâ? Il est Ă craindre quâil nây aura ainsi pas plus de plaintes pour comportement blĂąmable de magistrats quâen ce moment, et le projet de loi, au moins en ce qui concerne lâaspect disciplinaire, ne sera pas dâun grand remĂšde. Le procĂšs, qui avait dĂ©butĂ© devant la 7e Chambre du tribunal dâarrondissement de Luxembourg, a Ă©tĂ© suspendu sine die suite au dĂ©pĂŽt dâune requĂȘte en rĂ©cusation visant son prĂ©sident. Avant que dĂ©cision soit prise de refixer lâaffaire devant une autre Chambre, autrement composĂ©e. Interview NICOLAS LĂONARD Photo ROMAIN GAMBA