Léon Tolstoï - Tu ne tueras point, un essai (Conseils aux Dirigés, 1903 (p.157-170 ))

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Tu ne tueras point Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky. Conseils aux dirigés, Charpentier, 1903 (p. 157-170). ◄ La non-résistance au mal

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TU NE TUERAS POINT « Tu ne tueras point. » (Exode XX, 13). « Celui qui frappera par le glaive périra par le glaive. » (St Matthieu, XXVI, 52). « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toimême. » (St Matthieu, VII, 12).

Quand, suivant les formes de la justice, on exécute des rois : Charles Ier, Louis XVI, l’empereur Maximilien, ou quand on les tue lors d’une révolution de cour : Pierre III, Paul Ier, divers sultans, shahs et empereurs de la Chine, ce sont là des faits dont on se préoccupe généralement peu. Par contre, lorsqu’on les tue sans l’appareil de la justice et en dehors des révolutions de cours : Henri IV, Alexandre II, l’Impératrice d’Autriche, le shah de Perse, et récemment le roi Humbert, ces meurtres provoquent, parmi les empereurs, les rois et leur entourage, une violente indignation et un grand étonnement, comme si ces princes ne participaient pas eux-mêmes à des assassinats, n’en profitaient et ne les ordonnaient point. Parmi les rois assassinés, les meilleurs, comme Alexandre II et Humbert, étaient auteurs ou complices du meurtre de milliers et de milliers d’hommes qui périrent sur les champs de bataille ; quant aux empereurs et rois mauvais, c’est par centaines de mille et par millions d’hommes qu’ils ont fait périr. La doctrine du Christ abolit la loi : « Œil pour œil, dent pour dent ». Or, non seulement les hommes qui jadis admettaient cette loi, mais encore ceux qui s’y conforment aujourd’hui, qui l’appliquent le plus effroyablement sous forme de châtiments isolés ou de guerre, qui ne rendent pas seulement œil pour œil, mais, sans aucune provocation et en déclarant la guerre, ordonnent l’assassinat de milliers d’êtres, ces hommes n’ont pas le droit de s’indigner qu’on leur applique cette loi à leur tour, et dans une proportion si infime qu’on compterait à peine un empereur ou un roi sur cent mille, peut-être sur un million d’individus assassinés par leur ordre et avec leur consentement. Loin de s’indigner du meurtre d’un Alexandre II ou d’un Humbert, les princes doivent plutôt s’étonner de ce que ces assassinats soient si rares, en raison de l’exemple constant et général qu’ils en donnent eux-mêmes. La masse est comme hypnotisée : elle regarde, sans comprendre la signification de ce qui se passe devant elle. Elle voit, chez les monarques ou les présidents, le souci constant de la discipline militaire, les revues, parades et manœuvres auxquelles ils assistent et dont ils tirent vanité ; les civils accourent en foule pour voir leurs frères, affublés de vêtements ridicules, bigarrés, clinquants,


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