CHRONIQUE – L'ESPR IT DU TEMPS
LA VICTOIRE POSTHUME DE NARCISSE
par Luc Ferry, philosophe
© Nicolas Zentner
C’est sur fond d’une déconstruction des autorités et des valeurs traditionnelles, mais tout particulièrement des deux grandes religions de salut terrestre et de salut céleste – le communisme et le catholicisme qui structuraient naguère encore la vision morale du monde d’une grande partie des Européens – que la mise en avant de l’ego à toutes les sauces est devenue l’alpha et l’oméga de l’éthique moderniste s’étalant sur les réseaux sociaux. Que les deux religions se soient effondrées en peu de temps, c’est ce que quelques chiffres montrent de manière éclatante : dans les années 60, le communisme représentait en France près de 30 % de l’électorat, il est tombé aujourd’hui à 3 % ! En 1950, 95 % des Français étaient baptisés, ils ne sont plus que 30 %, ce qui signifie, cela dit au passage, qu’une large majorité de communistes faisaient baptiser leurs enfants... L’Église de France comptait 45’000 prêtres en 1950, ils ne sont plus que 6000 aujourd’hui. Cet effondrement des deux grands visages de la transcendance ne fut pas le fait de la gauche soixante-huitarde, mais du capitalisme schumpétérien dont la logique d’innovation permanente supposait une rupture elle aussi incessante avec les traditions. Il fallait en effet que les valeurs classiques fussent déconstruites pour que le monde de l’hyperconsommation puisse s’épanouir, car rien ne freine autant le désir d’acheter que le fait d’être habité par de grandes causes et des valeurs fortes. Résultat : à l’issue de cette grande déconstruction, l’individu moderne se retrouve seul face à son nombril, le « souci
de soi » dont Foucault faisait naïvement, pour ne pas dire bêtement, l’apologie, devenant la préoccupation majeure de l’homo democraticus individualiste. De là la quête de ce mirage infantile qu’est le bonheur « par soi », grâce à des exercices spirituels guidés par des coachs autoproclamés qui vous servent des banalités stoïciennes ou bouddhistes suffisamment affadies pour toucher le grand public. LE SECRET DU BONHEUR En France, un « psychologue positif », Christophe André, s’est fait l’un des principaux porte-parole de ce narcissisme selon lequel il faut par venir à « s’aimer soi-même comme un autre ». Ses livres rencontrent un grand succès, non seulement parce qu’ils nous invitent à faire du bonheur la finalité ultime de l’existence, ce qui est merveilleusement en phase avec l’individualisme contemporain, mais aussi parce qu’ils expliquent urbi et orbi que la félicité suprême est accessible à tout un chacun, attendu qu’elle ne requiert rien d’autre qu’un travail, non sur ce qui nous transcende et nous dépasse, mais sur soi-même. Selon cette idéologie pétrie de gentillesse, le bonheur ne dépend en rien de l’état du monde extérieur, seulement de notre capacité à « entrer en amitié avec nous-mêmes ». C’est ainsi que dans son livre, Imparfaits, libres et heureux, dont le sous-titre « Pratique de l’estime de soi » trace déjà tout un programme, on trouve un chapitre au plus haut point significatif de cette nouvelle vision du monde selon
Été 2022 | N°138 10