Le numĂ©ro que vous tenez en main est la premiĂšre collaboration entre Plan dâEst et Novo qui vous donne Ă voir toute la diversitĂ© des pratiques et des rĂ©alitĂ©s de travail des professionnels de lâart contemporain dans le Grand Est.
Il y a deux ans, une quarantaine dâartistes-auteurs et de structures du champ des arts visuels se sont rĂ©unis pour fonder une association qui puisse les reprĂ©senter, gĂ©nĂ©rer des connexions et faciliter leur accĂšs Ă lâinformation. Plan dâEst â PĂŽle arts visuels Grand Est est nĂ© pour ĂȘtre cette ressource et cette interface accessible aussi bien aux professionnels des arts visuels quâĂ toutes celles et ceux qui souhaitent travailler avec eux. Ce numĂ©ro vous prĂ©sente quelques-uns des enjeux des arts visuels dans le Grand Est aujourdâhui.
Le territoire du Grand Est est riche de nombreuses structures de diffusion de lâart contemporain aux profils et sensibilitĂ©s trĂšs variĂ©s. TrĂšs souvent gratuites et dĂ©veloppant des propositions diverses allant de lâexposition Ă lâatelier de crĂ©ation grand public, elles offrent une mĂ©diation adaptĂ©e Ă des visiteurs de tous Ăąges et niveaux de connaissances de lâart. Elles vous permettent aussi bien de dĂ©couvrir les artistes du territoire quâune programmation internationale.
SOMMAIRE
Dossier LâArt en partage 5-18
Antres dâart, une intro 6
Antres dâart, un exemple 8
Antres dâart, un panoramaâ10
In Cité, un exemple 14
In CitĂ©, dâautres exemples 16
In & Out, les résidences 18
Faire lieu 20
Au-delĂ des frontiĂšres 26
Une question de valeurs 30
Acheter, soutenir : oĂč et comment ? 33
OURS
Pour ce numĂ©ro, nous avions envie de vous faire dĂ©couvrir des parcours et quotidiens dâartistes qui vivent et crĂ©ent dans le Grand Est. Vous le verrez, les pratiques et les lieux de crĂ©ation des artistes sont extrĂȘmement variĂ©s et ne se cantonnent pas aux lieux de diffusion qui leur sont dĂ©diĂ©s. Vous dĂ©couvrirez Ă©galement que loin du buzz des grandes salles des ventes, lâacquisition dâĆuvres dâart est une rĂ©alitĂ© accessible Ă toutes et tous. Enfin, nous partageons avec vous notre enthousiasme pour la mobilitĂ© et la coopĂ©ration transfrontaliĂšre avec des regards croisĂ©s sur les rĂ©alitĂ©s professionnelles Ă lâĆuvre dans les quatre pays voisins.
Marie LalevĂ©e, directrice de Plan dâEst
Directeur de la publication et de la rédaction Philippe Schweyer Direction artistique et graphisme Starlight Rédacteurs Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Sylvia Dubost, Aurélie Vautrin Relecture Nicolas Querci
Couverture Varlifornie, huile sur bois, 180 x 70 cm, RaphaĂ«l-Bachir Osman, ADAGP, 2022. Atelier RaphaĂ«l-Bachir Osman, Motoco Mulhouse â Photo Alex Flores, AccĂ©lĂ©rateur de particules, 2022
Ce numĂ©ro hors-sĂ©rie est Ă©ditĂ© par MĂ©diapop 12 quai dâIsly â 68100 Mulhouse â Sarl au capital de 1000 ⏠Siret 507 961 001 00017
Direction : Philippe Schweyer â ps@mediapop.fr â 06 22 44 68 67 â www.mediapop.fr
En partenariat avec Plan dâEst (Marie LalevĂ©e et Thibaut Dieterlen) â https://plandest.org
Imprimeur Est-Imprimerie â PubliVal Conseils âą DĂ©pĂŽt lĂ©gal : fĂ©vrier 2023 â ISSN : 1969-9514 © Novo 2023
NOVO est Ă©ditĂ© par CHICMEDIAS et MĂDIAPOP www.novomag.fr
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édito
LâArt en partage
Si dans lâimaginaire collectif, lâartiste est un solitaire romantique et isolĂ© dans son atelier, la rĂ©alitĂ© est bien diffĂ©rente. Depuis le tournant du siĂšcle, les espaces de travail partagĂ©s se multiplient. Et aussi, simultanĂ©ment ou presque, les possibilitĂ©s pour lâartiste de crĂ©er hors atelier. VoilĂ qui nous dit beaucoup Ă la fois sur la prĂ©caire condition dâartiste et sur les envies et les besoins, en quelque sorte, de faire sociĂ©tĂ©.
Dossier par Sylvia Dubost
Antres dâart, une intro
Depuis une vingtaine dâannĂ©es, les espaces de travail partagĂ©s font florĂšs dans les villes comme dans les campagnes. Pourquoi, comment, quels sont les points communs entre ces lieux et que nous disent-ils du secteur des arts visuels ?
Quelques éléments de compréhension avec la sociologue Isabelle Mayaud, auteure, entre autres, du rapport Lieux en communs.
Isabelle Mayaud travaille sur les croisements entre art et science pour interroger les dynamiques dâinnovation collective. Elle a notamment participĂ© Ă un programme de recherche sur les intermĂ©diaires de la crĂ©ation, en lâoccurrence les commissaires dâexposition. Puis, avec Laurent Jeanpierre, a menĂ© une grande enquĂȘte dans le cadre du SODAVI Grand Est (SchĂ©ma dâorientation et de dĂ©veloppement des arts visuels, dispositif du ministĂšre de la Culture pour structurer le secteur des arts visuels) sur ce secteur dans la rĂ©gion, et sollicitĂ© plus de 1â500 artistes et 189 structures. En 2018, son rapport Lieux en commun se penche plus prĂ©cisĂ©ment sur les lieux mutualisĂ©s.
Pourquoi sâintĂ©resse-t-on tant aujourdâhui Ă ces espaces de travail partagĂ©sâ?
Le repĂšre en la matiĂšre, câest le rapport de Fabrice Lextrait en 2001*, en lien avec la Friche la Belle de Mai Ă Marseille, et qui marque une inflexion, une forme de reconnaissance des nouveaux territoires de lâart que constituent ces lieux partagĂ©s. Lâatelier collectif est devenu un vrai sujet. Il est encouragĂ© par le ministĂšre qui a mis en place des financements, par certaines collectivitĂ©s aussi comme la Ville de Nantes ou la RĂ©gion Nouvelle Aquitaine. La DRAC Grand Est, la Ville de Strasbourg
et la RĂ©gion ont marquĂ© un intĂ©rĂȘt conjoint pour ce sujet, mĂȘme si elles portent des visions diffĂ©rentes. Cette annĂ©e, Fabrice Lextrait et MarieClaire Bouchaudie coordonnent un abĂ©cĂ©daire des tiers-lieux, et ont sollicitĂ© des chercheurs, dont je fais partie, pour en tracer les contours. Câest un territoire qui nâest plus en marge. Câest une question, un enjeu et un levier de politiques publiques qui est Ă lâagenda dâun certain nombre de dĂ©cideurs. On peut sâen rĂ©jouir, mĂȘme si ce nâest jamais assez.
Et vous, quâest-ce qui vous intĂ©resse dans ce sujetâ? Jâaime bien comprendre les dynamiques dâinnovation collective. Comme ce sont des artistes, dans leurs maniĂšres de sâorganiser et de faire lieu, il y a crĂ©ativitĂ© Ă tous les endroits. Si on se pose la question de la gouvernance, toutes ces formes permettent un aperçu riche.
Quelles formes prend aujourdâhui lâatelier partagĂ©â?
Il y en a plusieurs. Câest tout lâobjet du rapport sur les lieux communs. Si vous regardez le bĂąti, dĂ©jĂ lâarchitecture est trĂšs diffĂ©rente, dâun chĂąteau du xviiie Ă une friche industrielle, en passant par un immeuble de bureaux standard. Ensuite, collectifs
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dâartistes, tiers-lieux, squats, galeries associatives, friches culturelles, artist-run spaces⊠la multiplicitĂ© des dĂ©nominations dĂ©montre une multiplicitĂ© de formes, quâil ne faut surtout pas rĂ©duire. Ce qui mĂ©riterait dâĂȘtre plus documentĂ©, et jây travaille, câest la façon dont se transforment les formes de lieu de vie et de travail. Dans les annĂ©es 1990, on a plutĂŽt des collectifs dâartistes, comme le Syndicat potentiel Ă Strasbourg. Dans les annĂ©es 2010 apparaissent des modĂšles dâoccupation transitoire de lieux, comme Yes we camp ou Plateau urbain**, qui proposent aussi des ateliers. Les derniers exemples en date, comme Manifesto ou Poush en rĂ©gion Ăle-de-France, sont aussi des espaces temporaires, mais avec uniquement des artistes visuels.
Quâest-ce qui motive les artistes Ă partager un lieuâ?
On ne peut pas faire de gĂ©nĂ©ralitĂ©s, mais on peut remarquer des petits signes de tendances. Dâabord il y a la dimension matĂ©rielle, Ă laquelle on pense spontanĂ©ment. Le lieu de travail est le principal pĂŽle de dĂ©pense dâun artiste, renforcĂ© ces derniĂšres annĂ©es par la hausse du prix de lâimmobilier dans les mĂ©tropoles. Une autre raison, au moins aussi importante, câest celle des exigences de leurs mĂ©tiers. On observe que de nombreux espaces communs intĂšgrent des atelier bois, peinture, mĂ©tal, textile⊠La taille des espaces rend cela possible. Ensuite, quand on observe la structure par Ăąge, il y a beaucoup de jeunes. Ces espaces ont une fonction de socialisation et de dĂ©veloppement des carriĂšres professionnelles. Le projet Poush par exemple joue un vrai rĂŽle dâintermĂ©diation.
Quâest-ce que cela nous dit de la « condition » dâartiste aujourdâhuiâ?
Câest LA question. On ne peut pas dissocier la condition des artistes des lieux de production. Ce quâon a observĂ© dans le Grand Est â avec 700 rĂ©ponses on avait un Ă©chantillon robuste â câest que 84 % des artistes dĂ©clarent tirer de leur production des revenus infĂ©rieurs Ă 12 000  ⏠annuels. Avec de 500 Ă 1 000  ⏠de revenus en moyenne par mois, dĂ©penser des sous dans un lieu de travail est immĂ©diatement problĂ©matique.
Ă
quoi faut-il, selon vous, ĂȘtre attentifâ?
La pĂ©rennisation est un gros enjeu. Je ne porte pas de jugement, ni sur les expĂ©riences pĂ©rennes, ni sur les occupations temporaires. Celles-ci gĂ©nĂšrent aussi des espaces pour des artistes, et on ne peut pas faire lâĂ©conomie des bonnes idĂ©es, mĂȘme si certains marchandent la location, ce qui est un point Ă surveiller. Ces initiatives mobilisent les gens trĂšs loin du secteur des arts visuels, comme
des bailleurs privĂ©s, et montrent que lâintĂ©rĂȘt des artistes peut rejoindre le leur. Mais mĂȘme si elle nâest pas transitoire, lâoccupation est souvent prĂ©caire. Pour le volet pĂ©rennisation, des dispositifs existentâ: labellisation, conventionnement, aide Ă lâaccession Ă la propriĂ©tĂ©, et dâautres dispositifs qui pourraient ĂȘtre adaptĂ©s au champ des arts visuels. Comme cela a Ă©tĂ© le cas pour un lieu depuis 2019, il faut aussi sâassurer quâils ne soient pas affectĂ©s Ă dâautres usages, en lien avec un changement de majoritĂ© politique, car ils incarnent une vision diffĂ©rente de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Ce nâest pas vrai dans dâautres secteurs, cela ne doit pas lâĂȘtre ici. Enfin, le patrimoine est une questionâ: il existe tellement de lieux qui pourraient accueillir des artistes !
Comment se situe le Grand Est dans ce mouvementâ?
Ce quâon a observĂ© sur la question des lieux, câest que 46 % des artistes dĂ©clarent travailler Ă leur domicile, 6 % nâont pas dâespace de travail. Pour ceux qui travaillent Ă lâextĂ©rieur de leur domicile, deux tiers le font dans un espace mutualisĂ©. Ce sont des donnĂ©es similaires aux autres rĂ©gions de France. Tout cela est Ă resituer dans une Ă©conomie mondiale. Une Ă©tude de lâUnesco parue en 2009, La culture et les conditions de travail des artistes , montrait que câest un dĂ©sastre planĂ©taire. Partir des lieux de travail est une bonne entrĂ©e pour amĂ©liorer la condition de lâartiste. Câest une question dâautant plus importante que la crise sanitaire a accentuĂ© toutes les mauvaises tendances.
Est-ce que la multiplication de ces lieux communs sâinscrit dans des mouvements plus larges au niveau de la sociĂ©tĂ©â? Les artistes visuels partagent aussi souvent des espaces avec des artisans dâart, et se tournent plus volontiers vers des techniques vernaculaires comme la cĂ©ramique ou le textile⊠Câest compliquĂ©. Je pense spontanĂ©ment au mouvement des makers qui a Ă©tĂ© trĂšs bien Ă©tudiĂ©. Il y a certainement des dynamiques dâexpĂ©rimentations dans diffĂ©rents secteurs. Quant au lien avec des changements globaux, câest spĂ©culatif. Il faudrait pouvoir dĂ©montrer le lien. Mais le philosophe fera ça trĂšs bien !
* Fabrice Lextrait, Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires... Une nouvelle Ă©poque de lâaction culturelle, rapport remis Ă Michel Duffour, secrĂ©taire dâĂtat au patrimoine et Ă la dĂ©centralisation culturelle, 2001.
**CoopĂ©rative spĂ©cialisĂ©e dans la crĂ©ation dâespaces dâactivitĂ©s mixtes dans des bĂątiments vacants.
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Antres dâart, un exemple
Theleftplacetherightspace est un tout jeune artist-run space, créé à Reims en 2020.
Son parcours et ses questionnements, racontĂ©s par AndrĂ©a Le Guellec, lâune des membres, sont reprĂ©sentatifs des besoins et envies qui habitent ces ateliers partagĂ©s.
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© Theleftplacetherightspace
Au dĂ©part, il y a quatre jeunes artistes, tout juste sortis de lâĂcole supĂ©rieure dâart et de design de Reims. AprĂšs leur diplĂŽme, ils sâĂ©taient dispersĂ©s, certains Ă©taient mĂȘme repartis sur leurs terres. Chacun de son cĂŽtĂ© Ă©prouve la dure rĂ©alitĂ© du quotidien, Ă laquelle lâĂ©cole ne les prĂ©pare pas et qui se rĂ©sume en deux mots plutĂŽt rudesâ: prĂ©caritĂ© et solitude. Ils dĂ©cident alors de revenir Ă Reims, pour se retrouver, profiter du rĂ©seau quâils avaient construit pendant leurs annĂ©es Ă lâĂ©cole et dâune ville oĂč il est encore possible de trouver des espaces de travail abordables. « Il y avait aussi lâenvie dâinitier une nouvelle dynamique dans la ville, dâaccueillir les artistes que lâon aime et dont on a envie de partager le travail », ajoute AndrĂ©a Le Guellec. Elle rejoint au bout dâun an le groupe constituĂ© en association, qui rassemble dĂ©sormais sept artistes et veut inventer ce lieu « oĂč tout est possible »
Ils trouvent un espace au centre-ville, suffisamment grand pour des ateliers et un lieu dâexposition. Ils y investissent leurs fonds propres, dâabord pour faire les nĂ©cessaires travaux qui dĂ©marrent au sortir du premier confinement. Au dĂ©but de lâĂ©tĂ©, les artistes investissent chacun leur atelier, et la premiĂšre exposition est programmĂ©e Ă lâautomne⊠pile au moment du deuxiĂšme confinementâ! Pour le reste, tout marche sur des roulettes ou presque. Lâassociation est rapidement subventionnĂ©e par la DRAC pour le fonctionnement et la programmation, et les partenariats se mettent aisĂ©ment en place, avec le FRAC, lâĂ©cole dâart et dâautres structures culturelles. « On a de la chance, on nous a vite fait confiance. » Il faut croire que le projet est solide et que le lieu remplit un vide.
Rapidement aussi, le groupe constituĂ© en association doit dĂ©mĂ©nager, lâespace quâil occupait nâest plus disponible et il faut trouver autre chose. Ce sera un lieu en bord de ville, un bĂątiment industriel dans une banlieue pavillonnaire, de deux fois 250 m2. Encore une fois, il faut tout amĂ©nager, pour rendre exploitables voire confortables les ateliers du rez-de-chaussĂ©e, dont deux en location temporaire, et lâĂ©tage qui accueille cuisine, bibliothĂšque, espace dâexposition et espace de vie. Aujourdâhui, les membres du groupe y ont chacun leur atelier, chacun pour sa pratique personnelle car sâils gĂšrent ensemble la vie du lieu, ils ne forment pas pour autant un collectif artistique. « Ce qui est chouette, câest quâon a tous des identitĂ©s diffĂ©rentes, artistiquement et personnellement, et on a invitĂ© des gens trĂšs diffĂ©rents. » Theleftplacetherightspace accueille en effet trois expositions par an, concerts, performances et formats divers. « Lâun des enjeux, explique AndrĂ©a, câest de trouver lâĂ©quilibre entre la vie de lâassociation et le travail personnel, qui reste pour nous la prioritĂ©, câĂ©tait trĂšs clair dĂšs le dĂ©part. »
On lâaura constatĂ© aussi dans dâautres espaces partagĂ©sâ: la gestion dâun lieu, lâorganisation de la vie collective peuvent vite se rĂ©vĂ©ler chronophages. Mais ainsi, le groupe se tient Ă son objectif initial, crĂ©er un artist-run space , « un lieu indĂ©pendant, par des artistes pour des artistes » , oĂč le quotidien nâest pas gĂ©rĂ© par une structure ou des personnes exogĂšnes, mais par des « praticiens » qui partagent les problĂ©matiques des artistes accueillis et des rĂ©sidents temporaires. « Nous voulons soutenir la jeune crĂ©ation contemporaine (dont nous-mĂȘmes) et faire en sorte que les artistes soient accueillis le mieux possible, comme nous, on voudrait lâĂȘtre. Câest devenu un credo militant. » Il existe bien une charte des bonnes pratiques, Ă©tablie par lâAssociation française de dĂ©veloppement des centres dâart contemporain, qui comporte aussi un barĂšme de rĂ©munĂ©ration des artistes, rarement appliquĂ© (beaucoup dâartistes exposent encore « gracieusement »). « Cela ne va pas toujours de soi, on fait en sorte que ça le devienne. » Theleftplace se veut aussi une « plateforme de ressources ». « Nous avons tous des positions diffĂ©rentes sur la question, prĂ©cise AndrĂ©a Le Guellec. Pour ma part, je milite pour le partage des connaissances entre jeunes artistes. On vient vers nous pour des conseils, les artistes qui sortent des Ă©coles viennent par exemple nous voir pour des dossiers. Et quand quelquâun reçoit un commissaire, tout le monde en profite. » Crucial, si on veut voir ensuite son travail exposĂ©. Sâils sont, de leur propre aveu, encore en apprentissage concernant lâanimation et la gestion dâun tel lieu, sâil y a parfois quelques ratĂ©s administratifs, certains membres prĂȘchent dĂ©jĂ la bonne parole. Notamment AndrĂ©a, qui veut son propre parcours pour preuve de la nĂ©cessitĂ© de tels lieuxâ: « Au sortir du Covid, jâai rĂ©alisĂ© la nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre en collectif. Câest un travail trĂšs solitaire. On a tellement de doutes, tellement de choses Ă savoir faire⊠Quelle que soit la pratique, mettre en commun les ressources et les relations permet une forme de sĂ©curitĂ©. Le collectif mâa aussi permis de prendre une grande confiance dans mon travail. Sans Theleftplace, je ne sais pas si jâaurais continuĂ©. On le conseille aux jeunes artistesâ! »
â @THELEFTPLACETHERIGHTSPACE Ă Reims, La Fileuse offre Ă©galement des espaces de travail aux artistes, lire page suivante.
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Antres dâart, un panorama
Tour dâhorizon non exhaustif mais,
LE BASTION 14
Strasbourg
Création : 2003
Gestionâ: Ville de Strasbourg
OĂčâ?â: ancien bĂątiment militaire
Ateliersâ: 21
DurĂ©eâ: deux ans, renouvelable une fois
InstallĂ© dans un ancien bĂątiment militaire, ce projet pionnier est nĂ© du constat que font beaucoup de municipalitĂ©sâ: une fois diplĂŽmĂ©s, les jeunes artistes quittent la ville de leurs Ă©tudes car ils nây trouvent pas dâatelier Ă un prix raisonnable. Ici, une quarantaine dâartistes, pour la plupart sortis de la Haute Ă©cole des arts du Rhin, en tout cas en dĂ©but de carriĂšre, sont installĂ©s dans des espaces partagĂ©s Ă deux ou trois, pour un loyer de 50 ⏠mensuels. SĂ©lectionnĂ©s par un comitĂ© dâexperts, ils partagent aussi un grand jardin Ă lâavant, qui favorise les Ă©changes que la structure du bĂątiment â de longs couloirs et des espaces alignĂ©s â ne rend pas Ă©vidents. CombinĂ© Ă dâautres initiatives, ce lieu permet Ă la ville de « garder » plus longtemps les artistes, qui contribuent Ă son attractivitĂ©, dans un croisement dâintĂ©rĂȘts bien compris.
LA FILEUSE
Reims
CrĂ©ationâ: 2012
Gestionâ: Ville de Reims
OĂčâ?â: ancienne usine textile Timwear
Surfaceâ: 4Â 000 m2
DurĂ©eâ: variable
Un lieu pluridisciplinaire, destiné aux artistes visuels et du spectacle vivant et caractérisé, pour sa directrice Elsa Bezaury, par sa souplesse.
« Nous sommes un équipement de proximité, précise-t-elle, on répond à tous
les professionnels qui en ont besoin. » Les espaces de travail sont mis gracieusement (avec en contrepartie, une petite mention de La Fileuse aux cĂŽtĂ©s des Ćuvres) Ă disposition des artistes en fonction de leurs besoins, pour trois jours, une semaine, une annĂ©e. En tout, plus de 70 projets et 140 personnes par an, artistes et techniciens du spectacle. « On repĂšre des dĂ©marches solides et on lance des appels Ă projets pour des rĂ©sidences plus longues. » Par ailleurs, une place est toujours rĂ©servĂ©e Ă un jeune diplĂŽmĂ© de lâĂcole supĂ©rieure dâart et de designâ!
LE COLLECTIF DES POSSIBLES
Parc de Wesserling (68) / milieu rural CrĂ©ationâ: 2017
Gestionâ: collective PĂ©riodicitĂ©â: long terme
Au dĂ©part, il y avait lâinitiative dâun habitant de la vallĂ©e, qui voulait implanter « un poumon artistique dans la vallĂ©e », raconte Sandrine PirĂšs, metteure en scĂšne et coordinatrice artistique du collectif. Il sâest installĂ© dans le parc de Wesserling, ancienne friche textile qui a repris vie et abrite aussi un musĂ©e,
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on lâespĂšre, reprĂ©sentatif des diffĂ©rentes formes que prennent les espaces de travail partagĂ©s.
des commerces, des artisans⊠et les logementsateliers, dix en tout, quâoccupent des artistes « permanents » et dâautres en rĂ©sidence temporaire (« pour quâon puisse ĂȘtre irriguĂ©s »). Il y a aussi un grand atelier de 900 m2, plutĂŽt destinĂ© aux compagnies, une petite salle de spectacle, pour accueillir des sorties de rĂ©sidence mais pas de public, un patio quâon peut investir, une ressourcerie dans laquelle on peut puiser⊠Un lieu pensĂ© par les artistes, pour les artistes, autour de trois axesâ: crĂ©ation, transmission (avec des ateliers de pratique pour adultes et enfants), diffusion Les artistes rĂ©pondent Ă un appel Ă candidatures et reçoivent un apport en coproduction de 2 000 âŹ. « On choisit des artistes qui viennent en connaissance de cause, qui ont la nĂ©cessitĂ© dâaller vers. On cherche Ă pousser lâinterconnaissance, Ă repousser les frontiĂšres. » Le collectif est un outil qui les accompagne, parfois pour mieux structurer leur travail, « et leur permet souvent de dĂ©crocher de plus gros projets et budgets que sâils Ă©taient seuls. » Le quotidien est pris en charge par les salariĂ©s, une fois les dĂ©cisions validĂ©es en agora par les 40 membres du collectif, artistes mais aussi amateurs dâart. « On rĂ©flĂ©chit beaucoup aux modes de gouvernance, tĂ©moigne Sybille du HaĂżs, artiste-rĂ©sidente impliquĂ©e depuis
la crĂ©ation. DĂ©cider par consentement plutĂŽt que par vote, câest une forme de militantisme. Ătre au plus prĂšs des besoins des artistesâ: vu le contexte, ça lâest aussi. Donner de son temps, câest un engagement. Et chacun doit tracer son sillon, ne pas sâoublier dans le collectif. Câest un sacrĂ© dĂ©fi ! »
ERGASTULE
Nancy
CrĂ©ationâ: 2008
Gestionâ: association
DurĂ©eâ: variable
Ergastule, câest un atelier (maintenant deux, avec lâun Ă la campagne), câest surtout « un groupe dâartistes qui collaborent pour rĂ©aliser lâidĂ©e dâun autre », explique Olivier Weber, prĂ©sident et fondateur de lâassociation. « Parce que lâidĂ©e de lâautre est toujours plus intĂ©ressante que la sienne. » Pour chaque membre du groupe, il sâagit de nourrir son travail, de le faire bouger Ă travers lâĂ©change avec dâautres artistes, Ă qui ils proposent bĂ©nĂ©volement des solutions techniques. Lâatelier leur est mis Ă disposition, pour quatre Ă cinq semaines, en fonction des besoins
Lâatelier dâHugo Carton, membre du Collectif des possibles, Ă Wesserling - Photo : Virginie Kubler-Sutter
Les parties communes permettent dâorganiser des soirĂ©es ou des Ă©vĂ©nements. Ici le festival Brut chez Motoco Ă Mulhouse
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et des nĂ©cessitĂ©s quâimposent les matĂ©riaux. Et il arrive que ce temps de rĂ©flexion commune dĂ©place quelque peu leur idĂ©e de dĂ©part. Celle-ci, autre singularitĂ©, est ensuite rĂ©alisĂ©e et Ă©ditĂ©e sous forme de multiples, vendus Ă prix raisonnable, « moitiĂ© pour lâartiste, moitiĂ© pour lâasso », ce qui permet Ă un plus large public dâacquĂ©rir une Ćuvre.
FECIT TOOLBOX
Val-de-Vesle (51) / milieu rural
CrĂ©ationâ: 2016
Gestionâ: association
OĂčâ? : une grange perso
Ateliersâ: en cours
DurĂ©eâ: variable
Pour Sophie Hasslauer, artiste plasticienne (et coprĂ©sidente du rĂ©seau Plan dâEst), la crĂ©ation de ce lieu relĂšve dâune « envie profonde et vieille de travailler avec des artistes ». Elle commence par organiser des expos dans une Ă©glise dĂ©sacralisĂ©e, mais des « dĂ©saccords » avec la mairie lâincitent Ă transformer sa grange pour crĂ©er son propre espace, avec une salle dâexpo, son atelier et un autre espace de travail. Son ancien atelier, Ă 3 km, est quant Ă lui transformĂ© en gĂźte pour loger les artistes. Ceux-ci viennent ici en rĂ©sidence et/ou pour prĂ©senter une exposition, les deux nâĂ©tant pas nĂ©cessairement liĂ©s. Elle accueille aussi sur le temps long un jeune artiste de lâESAD de Reims, parce quâelle a envie de soutenir sa dĂ©marche. Depuis lâouverture du lieu, elle a aussi créé une compagnie, FECITensemble, Ă la faveur de rencontres avec des danseurs et chorĂ©graphes. Lâan prochain, elle compte bien accueillir les compagnies de danse qui ne peuvent pas travailler Ă Reims pendant lâhiver car la salle mise Ă disposition nâest pas assez chauffĂ©e. « Le grand fil rouge, câest cette idĂ©e de libertĂ©, de faire, dâessayer, de ne pas forcĂ©ment rĂ©ussir. » Avec lâaide de la DRAC, de la RĂ©gion et de la Marne, les artistes sont hĂ©bergĂ©s et payĂ©s. Mais ça reste « une structure familiale, câest chez nous », et Sophie Hasslauer puise souvent dans ses rĂ©serves personnelles. « JâachĂšte du matĂ©riel, des consommables. Jâimagine que je ne suis pas la seule. La seule chose oĂč je ne ratiboise pas, câest les honoraires des artistes. »
MOTOCO
Mulhouse
Gestionâ: SAS
OĂčâ? : ancienne usine DMC
Surfaceâ: 8Â 500 m2
Ateliersâ: 140
DurĂ©eâ: bail 3 ans renouvelable
La particularitĂ© de ce lieu, câest quâil est gĂ©rĂ© par une entreprise, une sociĂ©tĂ© par actions simplifiĂ©e, qui a restaurĂ© le bĂątiment et se finance en organisant des Ă©vĂ©nements. « Tous les gains sont rĂ©injectĂ©s au bĂ©nĂ©fice des artistes, indique Martine Zussy, prĂ©sidente de la SAS et cheville ouvriĂšre du lieu. On prend en charge 75 % des charges de fonctionnement. » Les loyers sont
Exposition Ă FECIT Toolbox dans la Marne
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Multiples Ă©ditĂ©s par Ergastule â Photo : Julie Freichel
modiquesâ: entre 22 et 25 âŹ/m2/an et un forfait de 15 ⏠de charges par m2/an. Les ateliers, de 10 Ă 140 m2, sont habitĂ©s par des artistes et artisans dâart sĂ©lectionnĂ©s par la structure, qui assure aussi le fonctionnement du lieu. Un point capital pour Martine Zussy. « En tant quâartiste, on a besoin dâĂȘtre hors du monde », et la structure « libĂšre de la nĂ©cessitĂ© dâavoir un pied dans le commun tout le temps. On fait une rĂ©union par mois, câest dâune importance capitale. On parle des vraies choses. Mais on nâa pas besoin de tout partager et de tout dĂ©cider ensemble », rappelant que les artistes, contrairement Ă un collectif, ne se sont pas choisis.
Concernant les Ă©vĂ©nements, « les artistes nous ont reprochĂ© de vendre notre Ăąme. Mais je ne voyais pas comment rĂ©soudre autrement la problĂ©matique Ă©conomique. Et, curieusement, on sâest Ă©clatĂ©s ». Câest lâoccasion pour eux dâen rĂ©aliser les scĂ©nographies, qui leur offrent une source de revenus et une expĂ©rience, sâils le souhaitent. Les arts appliquĂ©s sont ainsi devenus un vrai enjeu pour Motoco, offrant dĂ©bouchĂ©s et sujets de recherche. Par lâintermĂ©diaire de la structure, ils peuvent se positionner sur des appels Ă projets Ă plusieursâ: amĂ©nagements intĂ©rieurs, mobilier⊠« On est lĂ parce quâon croit en eux et Ă ce que leur travail apporte au monde. »
Motoco sâest installĂ© dans une partie de lâancienne usine DMC Ă Mulhouse
In Cité, un exemple
En 2020, la communautĂ© EmmaĂŒs de Scherwiller en Alsace sâest lancĂ©e dans un ambitieux programme culturel, qui accueille notamment des artistes pour des temps de crĂ©ation avec les membres de la communautĂ©. EmmaCulture met alors en place les conditions de la rencontre et de la production en commun : une dĂ©marche tout en finesse.
Dans le jardin dâEmmaĂŒs Scherwiller. Ă lâarriĂšre, lâĆuvre Ovoo de Guillaume Barth, rĂ©alisĂ©e Ă lâoccasion de sa rĂ©sidence â Photo : RĂ©sigraphes
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Une communautĂ© EmmaĂŒs, câest un lieu dâhĂ©bergement, de vie et de travail pour des personnes en rupture de parcours social. Celle de Scherwiller, Ă cĂŽtĂ© de SĂ©lestat, existe depuis 40 ans et accueille 50 compagnes et compagnons qui travaillent sur place, dans deux chantiers dâinsertionâ: la salle des ventes (Etikette) et la location de matĂ©riels divers (Ethiloc). Beaucoup de migrants, mais pas seulement. La communautĂ© fonctionne grĂące Ă une cinquantaine de bĂ©nĂ©voles et 22 salariĂ©s permanents, qui en sont membres Ă part entiĂšre. VoilĂ pour le contexte. LancĂ© en 2020, EmmaCulture, dont le pilotage a Ă©tĂ© confiĂ© Ă MickaĂ«l Roy, critique dâart et commissaire dâexposition (et frĂ©quent collaborateur de Novo) est lâaboutissement de plusieurs annĂ©es dâinterrogations sur les modalitĂ©s de la prĂ©sence artistique dans ce contexte de grande vulnĂ©rabilitĂ©. Une rĂ©flexion dĂ©marrĂ©e en 1993 avec la rĂ©sidence du photographe Marc Pataut, au moment oĂč la communautĂ© intĂšgre ses locaux actuels. Il y aura ensuite Dominique Pichard, lui aussi photographe, en rĂ©sidence en 2019 pendant les travaux. Ensuite, lâartiste Guillaume Barth, originaire du coin, installe son atelier dans la communautĂ©â: prĂ©sence qui dĂ©clenchera le projet EmmaCulture. Si dâautres communautĂ©s mĂšnent des actions culturelles, notamment sur les pratiques, « à Scherwiller, prĂ©cise MickaĂ«l Roy, lâassociation a dĂ©cidĂ© de crĂ©er une mission Ă part entiĂšre, au mĂȘme titre que lâaccompagnement social, la gestion courante, lâhabitation. » Lâobjectifâ: permettre aux compagnons dâexercer leurs droits culturels Inscrits dans la DĂ©claration universelle des droits de lâhomme*, ils reconnaissent Ă chacune et chacun le droit de participer Ă la vie culturelle, de vivre et dâexprimer sa culture et ses rĂ©fĂ©rences. Le partage des ressources culturelles entre artistes et compagnons, Ă Ă©galitĂ©, devient alors « un Ă©lĂ©ment de la dignitĂ© des personnes accueillies ».
EmmaCulture articule moments de diffusion â festival biennal Compagnons dâencre, spectacles et ateliers proposĂ©s par les structures culturelles du territoire â et de crĂ©ation. Des artistes sont invitĂ©s Ă travailler avec la communautĂ©â: atelier typographie avec le collectif Papier GĂąchette, projet participatif autour de lâenracinement et du don avec Sherley Freudenreich, crĂ©ation de mobilier avec le collectif mulhousien TĂȘte de bois⊠En 2022, Guillaume Barth est de retour, pour la premiĂšre rĂ©sidence de crĂ©ation dâEmmaCulture. Il rĂ©alisera une piĂšce pour le jardin, fabriquĂ©e Ă partir de textiles dâEtikette et inspirĂ©e des ovoos mongols, constructions pyramidales liĂ©es Ă la culture chamanique.
« Une Ćuvre syncrĂ©tique », comme la dĂ©crit MickaĂ«l Roy, et qui offre la possibilitĂ© Ă chacun de dĂ©poser
un vĆu et de se souhaiter bonne route. Guillaume Barth a Ă©tĂ© prĂ©sent Ă la menuiserie, dans lâatelier de tri, a dĂ©coupĂ© le textile avec des salariĂ©s et compagnons tout en leur expliquant son travail. Une dĂ©marche quâEmmaCulture espĂšre bien reproduire, notamment par lâintermĂ©diaire de son futur tiers-lieu, dans la Villa Kientz, qui peut aussi accueillir les artistes.
Ă lâĂ©vidence, ces rĂ©sidences nĂ©cessitent un accompagnement sur mesure, pour crĂ©er les conditions de la rencontre et du travail commun.
« Le premier frein est de lâordre des reprĂ©sentations. Il faut dĂ©passer les stĂ©rĂ©otypesâ: un compagnon nâest pas quâun migrant, quâun travailleur de la ferraille. On travaille avec des identitĂ©s multiples, qui vont dĂ©faire les assignations. Un artiste nâest pas que le romantique qui a une idĂ©e en tĂȘte et vient la poser. Un autre frein est la disponibilitĂ© des personnesâ: pour elles, qui ont dâautres problĂšmes, de santĂ©, de sĂ©curitĂ© administrative, ce nâest pas toujours Ă©vident de se dire quâelles peuvent avoir du temps Ă consacrer Ă un projet artistique. »
Le rĂŽle dâEmmaCulture est de mettre en place la coexistence de mondes a priori incompatibles « ou qui manqueraient de langages communs. On accompagne lâartiste dans la comprĂ©hension du contexte pour Ă©viter une approche descendante, travailler la comprĂ©hension du lieu, lever les sujets par lâexploration. On est toujours dans lâajustement, et il faut que les artistes soient prĂȘts Ă cela. Câest dĂ©jĂ le dĂ©but du projet. »
Câest cette approche qui permet de faire advenir, selon le souhait dâEmmaCulture, une crĂ©ation situĂ©e, nĂ©e ici et pas ailleurs. Pour les artistes, cela rĂ©pond Ă un besoin dâexpĂ©rimenter une situation singuliĂšre de crĂ©ation, dans un contexte de vulnĂ©rabilitĂ©. « Certains ont le souci dâune pratique situĂ©e, pas nĂ©cessairement engagĂ©e, mais en dehors des mondes de lâart. Cela relĂšve peut-ĂȘtre pour certains dâune recherche de sens, dâaltĂ©ritĂ©. »
En marge du champ des arts visuels, la dĂ©marche dâEmmaCulture dĂ©place nĂ©cessairement chacune et chacun, les parcours et les reprĂ©sentations rĂ©ciproques. Elle questionne la place de la crĂ©ation dans la sociĂ©tĂ©, au-delĂ des questions esthĂ©tiques.
« Parfois on met cÎte à cÎte des formes de vulnérabilité différentes (artiste et compagnons). On travaille des esthétiques conjointes, on crée une maniÚre de faire humanité ensemble. »
EmmaĂŒs Scherwiller Centre Alsace
6, place Abbé Pierre Emmaus-scherwiller.fr
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In CitĂ©, dâautres exemples
Depuis plus dâun quart de siĂšcle que le Vent des ForĂȘts souffle sur la Meuse, les fondamentaux nâont pas bougĂ©â: lâartiste est accueilli chez lâhabitant, pour un sĂ©jour parfois trĂšs long, et lâĆuvre naĂźt de cette immersion. Elle peut ĂȘtre créée en collaboration avec un artisan ou une autre ressource locale, puis est installĂ©e dans la campagne autour de Fresnes-au-Mont, oĂč 130 Ćuvres jalonnent des sentiers balisĂ©s et librement accessibles, sur 5 000 ha. Pour le public, câest une invitation Ă la contemplation, lâexpĂ©rience dâune marche dans une nature dâoĂč surgissent des Ćuvres. En rĂ©sumĂ©â: le VDF Ćuvre Ă la rencontre entre monde rural et art contemporain. Pas de douteâ: comme lâadmet en souriant son directeur Pascal Yonet, ce centre dâart dâintĂ©rĂȘt national coche dĂ©cidĂ©ment toutes les cases. Il faut croire que lâair du temps lâa
rattrapĂ©, sur le fond comme sur les formes. « On travaille beaucoup sur le vernaculaire, la poterie, le tissu. Aujourdâhui on est lĂ©gitimes alors quâau dĂ©but, ce nâĂ©tait pas recevableâŠÂ » Rendre possible cette rencontre entre les mondes nĂ©cessite du temps, de lâaccompagnement, de lâacuitĂ©. Aujourdâhui sept personnes conseillent et accompagnent les artistes et les habitants, Ă lâoccasion de huit rĂ©sidences par an. Pascal Yonet dĂ©tecte celles et ceux qui pourront enrichir leur pratique sur le territoire, que ce soit avec un artisan ou un forestier de lâONF. « On a arrĂȘtĂ© les appels Ă projets, câest nâimporte quoi. Le pari est de faire confiance Ă un artiste, et le projet se crĂ©e sur place. » Le travail dĂ©marre un an avant la rĂ©alisation. Les process sâinventent Ă chaque fois, la temporalitĂ© est sur mesure (pourvu que les nouvelles piĂšces soient inaugurĂ©es en juillet). Une dĂ©marche visiblement apprĂ©ciĂ©e des artistes, dont beaucoup ont créé leur premiĂšre piĂšce ici.
Si les fondamentaux nâont pas changĂ©, les questions nĂ©cessitent toujours de nouvelles rĂ©ponses. « Quâestce qui se construit ensemble, se demande Pascal Yonet, dans une pĂ©riode complexe, en mutation, oĂč les gens ont besoin de soins, les gĂ©nĂ©rations se tĂ©lĂ©scopent, les attentes Ă©voluent. Notre mĂ©tier, câest dâinviter des artistes pour qui ces porositĂ©s sont politiques, et importantes. Ils ont besoin de nous pour avancer, pour comprendre ce quâest le monde, pour le vivre de lâintĂ©rieur. Lâapport est rĂ©ciproque. Le territoire est gĂ©nĂ©reux, prĂ©sent, demandeur de la diffĂ©rence, de la diversitĂ©, il est habituĂ© maintenant, il y a une mĂ©moire. Quant au public, trĂšs large, quâest-ce quâon lui donne Ă vivreâ? Câest en cela que je fais un travail de construction politique, au sens du mot fabriqueâ: faire ensemble, faire sociĂ©tĂ©. »
Parmi les programmes qui permettent aux artistes de crĂ©er « en sociĂ©té », il en est un qui fait figure de pionnier. Dans la Meuse, le Vent des ForĂȘts immerge les artistes dans un territoire, pour crĂ©er une Ćuvre exposĂ©e en pleine nature.
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Amandine Guruceaga chez Dominique Rennesson en juin 2021 â Photo : Thomas Hermann
KUNSTHALLE MULHOUSE
Courant dans les arts vivants, le principe dâartiste associĂ© lâest moins dans le domaine des arts visuels. La Kunsthalle de Mulhouse travaille pourtant au long cours avec Elise Alloin, dont le projet implique de multiples moments de travail avec chercheurs, entreprises et artisans.
Artiste-chercheur, Elise Alloin travaille depuis plusieurs annĂ©es sur la radioactivitĂ©, tentant de rendre visible ce qui ne lâest pas. La Kunsthalle, centre dâart de la ville de Mulhouse, lâaccueille depuis 2020 en tant quâartiste associĂ©e, lâaccompagnant sur un projet au long cours autour de la centrale de Fessenheim et les impacts de sa fermeture sur le territoire. Elise est Ă©galement devenue chercheure associĂ©e au CRESAT, le Centre de recherches sur les Ă©conomies, les sociĂ©tĂ©s, les arts et les techniques de lâUniversitĂ© de Haute-Alsace, qui cohabite avec la Kunsthalle dans lâimmense ancienne fonderie, et lâinvite dĂ©sormais (« mais ce nâĂ©tait pas Ă©vident au dĂ©part », dixit la directrice de la Kunsthalle Sandrine Wymann) Ă ses temps dâĂ©changes. Son association avec le centre dâart donne lieu Ă la rĂ©alisation de plusieurs projets artistiques, qui nĂ©cessitent, et câest lâidĂ©e, un grand nombre de contributions. Pour la prĂ©paration et la rĂ©alisation du banquetperfomance Sus scrofa ante-fessenhensis (hommage au sanglier de Fessenheim), Elise Alloin a ainsi travaillĂ© avec des chasseurs (la chasse permet de rĂ©guler la population de sangliers qui nâont pas de prĂ©dateurs sur cette zone derriĂšre la centrale), un boucher, un cĂ©ramiste (pour la crĂ©ation de la vaisselle), le Centre international dâart verrier de Meisenthal (pour les verres), Marc Haeberlin, chef Ă©toilĂ© de lâAuberge de lâIll, un Ćnologue, un caviste et un taxidermiste. Autant dâĂ©changes de visions et de savoirs. kunsthallemulhouse.com
ET AUSSIâŠ
Quelques autres programmes et dispositifs, pour une création artistique hors atelier.
Depuis plusieurs annĂ©es se multiplient les possibilitĂ©s pour lâartiste dâexpĂ©rimenter dâautres contextes de crĂ©ation, souvent en immersion dans un territoire ou un lieu. Ces dispositifs permettent de croiser le soutien Ă la crĂ©ation (donc aux artistes) et une forme dâaction culturelle, puisque lâartiste y est souvent en contact avec des personnes moins familiĂšres de lâart contemporain.
Le programme « RĂ©sidences dâartistes en entreprises », soutenu par le ministĂšre de la culture via les Directions rĂ©gionales des affaires culturelles (DRAC), propose ainsi une aide financiĂšre Ă un artiste
afin de crĂ©er une Ćuvre au sein dâune entreprise qui lâaccueille pour une durĂ©e de trois mois. Il sâagit de permettre aux salariĂ©s et aux entreprises dâavoir accĂšs Ă lâart tel quâil se fait aujourdâhui, sur leur lieu de travail, de rĂ©duire la distance symbolique avec lâartiste et de partager le processus de crĂ©ation. En 2018, 14 rĂ©sidences ont ainsi eu lieu dans toute la France, mouvement fortement ralenti, et câest le cas pour tous ces programmes, par la crise sanitaire.
LâopĂ©ration LâIndustrie magnifique Ă Strasbourg, menĂ©e par lâassociation Industrie et territoires, a dĂ©veloppĂ© une dĂ©marche similaire quoique moins exigeante sur la mĂ©thode (il nây a pas de « mĂ©diation » par un professionnel de lâart par exemple) pour des rĂ©sultats plus ou moins heureux. Ăgalement cofinancĂ©e par le ministĂšre de la Culture, la rĂ©sidence dâartiste en milieu scolaire croise projet de crĂ©ation et projet culturel pendant une annĂ©e.
On citera aussi le remarquable programme Les Nouveaux commanditaires, qui permet Ă toute personne « qui le souhaite, seule ou associĂ©e Ă dâautres (ce qui est prĂ©conisĂ©), de faire appel Ă un mĂ©diateur pour lâaider Ă assumer la responsabilitĂ© dâune commande dâĆuvre dâart » et, par ce processus, comprendre les enjeux de la prĂ©sence de lâart et le travail de crĂ©ation. Avec un protocole Ă©prouvĂ© depuis 30 ans, ce programme a vu Ă©merger plus de 300 Ćuvres dans des lieux ou des espaces publics, souvent dans de petites communes, commandĂ©s par des salariĂ©s dâune entreprise, un groupe dâhabitants, de parents dâĂ©lĂšves, une commune ou une communautĂ© de communes⊠Longtemps coordonnĂ© par la Fondation de France, le programme est dĂ©sormais portĂ© par le Vent des ForĂȘts (voir ci-contre).
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Performance Sus scrofa ante-fessenhensis â le banquet dâElise Alloin, 18 septembre 2021 â Photo : David Betzinger
In & Out, les résidences
SYNAGOGUE DE DELME (57)
Ce centre dâart en milieu rural, sis dans un lieu singulier, accueille depuis vingt ans des artistes en rĂ©sidence dans lâancien presbytĂšre de LindreBasse, Ă 25âkm, reconverti en atelier-logement de 70â m2 (assez grand pour un collectif ou une famille).
« Câest une pĂ©riode oĂč les artistes peuvent se concentrer sur leur art, tĂ©moigne le directeur de la Synagogue, BenoĂźt Lamy de La Chapelle, et dĂ©velopper un projet. Souvent, ils travaillent dans des ateliers collectifs et se retrouver seul nâest pas Ă©vident. Alors on essaye de ne pas leur charger la barque avec ateliers et animations. Câest surtout une rĂ©sidence de recherche, il nây a pas dâobligation de production mĂȘme si on fait toujours une restitution Ă la fin. Ăa peut ĂȘtre une exposition, un accrochage de recherche, une Ă©dition, ce quâils veulent. » Les artistes candidats sont souvent jeunes « car plus mobiles » et la rĂ©sidence un tremplin Ă leur carriĂšre. Ătre associĂ© au centre dâart, câest un gage de qualitĂ© pour leur travail, sĂ©lectionnĂ© parmi plus de 100 dossiers. « Ils viennent aussi pour ce quâon peut offrir en termes de soutien, dâassistance, de discussion autour du travail. Ils connaissent ma vision de lâart et beaucoup veulent discuter avec moi de leur travail. Ă chaque fois, on leur fait un dĂ©pliant quâon envoie Ă tous nos contacts, avec un texte que jâĂ©cris pour eux. Câest important car ils nâont pas toujours eu cette occasion. » cac-synagoguedelme.org
CEAAC
La mobilitĂ© et les Ă©changes sont au cĆur des missions du Centre europĂ©en dâactions artistiques contemporaines, avec comme outils un programme de rĂ©sidences croisĂ©es Ă lâĂ©tranger (de un Ă trois mois avec Prague, StuttgartâŠ), un appartement oĂč loger des artistes, un autre au Bastion 14 (lire p. 10) et un espace dâexposition dĂ©diĂ©. Ă son arrivĂ©e en 2021, la directrice Alice Motard a voulu le repenser. Dâabord, il nây a plus dâobligation de productionâ: une rĂ©sidence de recherche et crĂ©ation, Ă lâĂ©tranger, permet aux artistes « de seulement lire et penser, sâils le veulent », de se frotter Ă un environnement et une culture diffĂ©rents. « On mesure ce besoin de mobilitĂ©, confirme Ălodie Gallina, en charge de la coopĂ©ration internationale au CEAAC, qui est Ă dĂ©fendre et Ă soutenir. Il donne lâopportunitĂ© de faire rayonner ces Ćuvres, au-delĂ des frontiĂšres. » Ensuite, il y a dĂ©sormais dâautres formes que les Ă©changes avec lâĂ©tranger. La rĂ©sidence de production est accessible sur invitation, selon des modalitĂ©s et avec des partenaires variables en fonction des besoins de lâartiste. Des rĂ©sidences au long cours peuvent aussi ĂȘtre envisagĂ©es dans le cadre de la mission de territoire financĂ©e par la RĂ©gion, et un artiste ou un collectif peut candidater avec le CEAAC pour un travail de terrain. Et enfin, le CEAAC inaugure cette annĂ©e une rĂ©sidence curatoriale, qui « manquait sur le territoire », pour permettre Ă des commissaires dâexposition de rencontrer les artistes du cru pour, Ă©ventuellement, les exposer. « De plus, on revalorise toutes les bourses dâaccueil, les frais de vie, les honoraires. » Une refonte en accord avec les envies et besoins des artistes, et aussi avec la Charte des bonnes pratiques professionnelles initiĂ©e par le rĂ©seau Plan dâEst. ceaac.org
Les artistes naviguent souvent entre leur lieu de travail (quand ils en ont un) et des rĂ©sidences, ailleurs en France ou Ă lâĂ©tranger. La rĂ©sidence dâartiste : un temps privilĂ©giĂ© pour Ă la fois se concentrer sur sa pratique et se frotter Ă un nouvel environnement.
Focus sur deux programmes portĂ©s par des centres dâart.
Performance de Zuzana ĆœabkovĂĄ, accueillie en rĂ©sidence en 2022 dans le cadre du programme dâĂ©changes artistiques Strasbourg < > Prague
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Photo : Les Indépendants
Faire lieu
Soutenir le travail et la reconnaissance des artistes, crĂ©ateurs et penseurs de notre monde, favoriser leur rencontre, crĂ©er les conditions du dialogue et multiplier les occasions de collaboration, sont quelques aspects du cercle vertueux dans lequel sâinscrit Plan dâEst.
Expositions, ateliers et rĂ©sidences font partie des temps forts du parcours dâun artiste Ă diffĂ©rents stades de sa carriĂšre. Ă ce titre, le lieu, espace de croisement des individus et des savoir-faire, est primordial et va favoriser lâĂ©mergence de nouveaux projets ou collaborations entre artistes. Sur un autre plan, le choix du territoire, urbain ou rural, engage les artistes vers une porositĂ© sociĂ©tale et pĂ©dagogique, garante dâun vivre-ensemble et du respect du vivant Ă une plus grande Ă©chelle.
Par Valérie Bisson
Aux Dormances, paravent en hĂȘtre marquetĂ©e de diffĂ©rentes essences de bois, 2021 â Vue Ă l'atelier Faires, Anould, 2022 â Photo : Claire Hannicq
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MODE DâEXISTENCE
Il nâexiste sans doute pas de linĂ©aritĂ© Ă©vidente dans une carriĂšre dâartiste mais peut-ĂȘtre une comprĂ©hension plus fine de ce qui met en mouvement. RĂ©cemment co-fondĂ© par Claire Hannicq et ClĂ©ment Richem, lâatelier Faires, situĂ© Ă Anould (Vosges), raconte une histoire de dĂ©localisation urbaine et offre un changement de paradigme quant Ă la question des baux dâateliers, aux dĂ©mĂ©nagements rĂ©currents, Ă lâexistence de matĂ©riel et dâĆuvres volumineux, Ă la restriction des surfaces qui entrave le dĂ©ploiement des pratiques. AprĂšs une dizaine dâannĂ©es dâexpĂ©riences et dâateliers urbains, le couple dâartistes a assouvi en ce sens ses besoins dâespace, de ruralitĂ©, de matiĂšres vivantes et de pratique commune. « Avec ClĂ©ment, nous avons partagĂ© plusieurs ateliers dâartistes, de Besançon Ă Saint-Nazaire, en passant par Strasbourg oĂč jâai fini mes Ă©tudes Ă la HEAR. Nous y avons eu une joyeuse expĂ©rience de lieux ouverts au collectif, au partage, Ă lâĂ©change autour des pratiques. Pourtant, en crĂ©ant notre famille, il nous est devenu difficile de continuer Ă ĂȘtre nomades de la sorte, nous avions besoin dâespace et aussi dâune autre temporalitĂ©. Nous avons pensĂ© Faires pour ces raisonsâ: un four de cĂ©ramique ne sâutilise pas tous les jours, il devient donc intĂ©ressant de le mutualiser. Sa prĂ©sence, ainsi que celle dâautres machines et outils, permet de proposer du collectif. Faires est un lieu qui veut favoriser la rencontre et qui est ouvert Ă un public qui a moins accĂšs Ă lâart que celui quâon peut croiser en ville. »
Câest de ce cadre privilĂ©giĂ© dont a pu jouir Alban Turquois lors dâune rĂ©sidence marquant sa transition de lâĂ©cole dâart au monde professionnel. DiplĂŽmĂ© de la HEAR en 2021, Alban Ă©voque ces moments de rencontre et dâimmersion initiĂ©s grĂące au programme Jeunes ESTivants de la DRAC. Pour cet artiste dont les projets naissent de relations tissĂ©es avec les matĂ©riaux employĂ©s, il Ă©tait Ă©vident quâune expĂ©rience rurale amplifierait son champ des possibles. « Lâinauguration de lâatelier Faires a eu lieu en mai 2022, câest Ă la fois un lieu de vie et un espace qui accueille des artistes en rĂ©sidence ; jâai Ă©tĂ© le premier Ă y ĂȘtre accueilli. AttirĂ© par la beautĂ© dâune cabane de sinistrĂ©s situĂ©e dans le jardin de Claire et ClĂ©ment, jâai proposĂ© un projet intitulĂ© âLâAbriâ. Cette petite cabane en bois avait servi dâhabitation au temps de la reconstruction (la rĂ©gion de Saint-DiĂ©-desVosges a Ă©tĂ© dĂ©truite Ă 80 % lors de la Seconde Guerre mondiale). Elle a toujours eu une partie manquante, câest ce que jâai vu en arrivant. Jâai essayĂ© dâutiliser diffĂ©rents matĂ©riaux pour pratiquer ce que jâavais appris en technique dâĂ©maillage, en bois, en chaudronnerie. Au fur et Ă mesure du dĂ©ploiement de mon geste, jâai appris
lâhistoire de cette baraque et bien sĂ»r lâhistoire locale. Le bois utilisĂ© lors de la construction dâurgence de ces baraques Ă©tait vert et donc un dĂ©lice pour les xylophages, peu ont tenu. Jâai redessinĂ© les galeries des xylophages en mâadaptant au bois ou Ă ce quâil en restait, jâen ai gravĂ© et rĂ©vĂ©lĂ© de nouvelles, reproduit et rĂ©vĂ©lĂ© les motifs de lichen sur les tuiles Ă la cuisson et martelĂ© des nouvelles coulures sur la rive en laiton. Jâai fait la restitution de ma rĂ©sidence le 17 dĂ©cembre dernier et passĂ© la main Ă un nouveau rĂ©sident, Elias Nafaa. »
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LâAbri
TERRE DE RENCONTRE
Loin dâĂȘtre solitaire, lâartiste a conscience de lâimportance de la dimension de son rĂ©seau social qui contribue Ă sa visibilitĂ©, il sait que son positionnement dĂ©terminera son vĂ©cu artistique, lâaccĂšs Ă plus dâinformation et dâopportunitĂ©s. Si lâĆuvre parle et reflĂšte le talent de lâartiste, elle ne peut se dĂ©faire de la personne et de son parcours, parties dĂ©terminantes de la valeur de lâĆuvre. AprĂšs 13 ans de pratique, Claire en tĂ©moigne : « Aucune annĂ©e ne se ressemble. Au dĂ©but on expĂ©rimente, souvent avec peu de moyens, puis dâannĂ©e en annĂ©e les revenus sâĂ©toffent et les projets sont plus solides financiĂšrement, des ventes arrivent... Le poste dâenseignant de ClĂ©ment Ă lâĂcole supĂ©rieure dâart de Lorraine-Ăpinal nous assure une stabilitĂ© et le travail bĂ©nĂ©vole pour lâassociation Faires nous permet de vivre des expĂ©riences enthousiasmantes et collectives. Je prĂ©vois aussi des EAC sur le territoire car permettre aux enfants dâutiliser leurs mains est la base pour les rendre attentifs Ă leurs propres capacitĂ©s dâĂȘtre faiseurs. »
Pour Alban Turquois, cette conscience est Ă©galement une Ă©vidence, il a multipliĂ© les expĂ©riences dĂšs lâĂ©cole et poursuit dans ce sensâ: « Jâai participĂ© Ă beaucoup dâĂ©vĂšnements pendant mes Ă©tudes en tant quâartiste et cocommissaire dâexposition. Depuis le dĂ©but de mes Ă©tudes, Ă Nantes dâabord puis Ă Strasbourg en 2018, je nâai cessĂ© de chercher Ă faire des rencontres, selon moi câest ainsi que les projets naissent et deviennent concrets.
Jâai ainsi pu travailler pour des artistes tels que CĂŽme ClĂ©rino ou ThiĂ©baut ChaguĂ©, un cĂ©ramiste installĂ© Ă Taintrux (Vosges). ThiĂ©baut, avec lâassociation TerrePlein, organise de grandes cuissons collectives dans des fours Ă bois qui durent trois, quatre jours dâaffilĂ©e. Tout une Ă©quipe est chargĂ©e de se relayer pour veiller Ă son bon dĂ©roulement, lâĂ©nergie collective qui Ă©mane est un moment prĂ©cieux. Je suis assez attachĂ© Ă lâidĂ©e de collaboration dans le travail. Je dissocie le collectif de la collaboration ; le collectif câest sâeffacer soi-mĂȘme au sein dâun groupe et la collaboration câest travailler Ă deux ou plus dans lâĂ©change et le respect de lâesthĂ©tique et des capacitĂ©s de chacun. Je me nourris autant de lâune que de lâautre dans ma pratique, et cela me permet de rendre compte Ă travers mes projets dâhistoires vĂ©cues seul ou Ă plusieurs. »
Claire Hannicq a exposĂ© en France, au Canada, en Suisse, en Allemagne, en Estonie, en SuĂšde et a participĂ© Ă plusieurs rĂ©sidences, dont la rĂ©sidence Excellence MĂ©tiers dâart en bijouterie-joaillerie Ă Morteau en lien avec le FRAC Franche-ComtĂ©. Sa pratique expĂ©rimentale et contextuelle convoque les images Ă lâinstinct, et se saisit dâune Ă©loquence en amont du langage. Les formes produites sont
alors nĂ©cessairement des rĂ©fĂ©rences Ă une pensĂ©e intime tout en Ă©tant une matiĂšre commune entre elle et les autres. « Ces images profondes issues des mĂ©tamorphoses intĂ©rieures basculent vers des expĂ©riences partagĂ©es qui questionnent la transmission, le don dâexpĂ©rience, la relation. Alors crĂ©er devient lâacte essentiel pour rassembler lâextĂ©rieur et lâintĂ©rioritĂ©. Il naĂźt de cela un dĂ©sir de partager via la rĂ©alisation dâĆuvres-expĂ©riences. Le projet MessagĂšres, issu de ma rĂ©sidence Ă Morteau, illustre bien toute la dĂ©marche que nous sommes en train de construire Ă lâatelier Faires. LâidĂ©e Ă©tait dâinviter de jeunes bijoutiĂšres Ă rĂ©aliser des pointes de flĂšche uniques. De mon cĂŽtĂ©, jâai appris Ă tirer Ă lâarc pour utiliser leurs pointes lors dâune performance, puis elles ont pu les rĂ©cupĂ©rer pour en faire un bijou ou les garder en tant que flĂšches. Je considĂšre ça comme un Ă©change et celui-ci nous a enrichies mutuellement, câĂ©tait trĂšs fort. »
Au regard de ces croisements, la rĂ©alitĂ© de lâartiste sâinscrit dans une Ă©conomie et une politique. Choisir de vivre de son art, rĂ©sister Ă une rĂ©alitĂ© imposĂ©e, sont autant de sujets qui sâaffinent et sâaffirment tout au long dâun parcours choisi, câest
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Terres de rencontres
lĂ la moindre des rĂ©alitĂ©s. La distribution du temps de travail crĂ©atif dĂ©pend du niveau de ressources professionnelles dĂ©tenues par les artistes, elle varie en fonction du genre, de lâĂąge, de la situation familiale et du lieu de lâexercice. Les artistes jouent sans cesse sur la frontiĂšre entre vie professionnelle et personnelle, entre sphĂšre publique et privĂ©e. Ces rĂ©alitĂ©s prennent en partie leur source dans des rapports au temps et Ă lâespace inĂ©gaux.
LE GESTE ET LA MATIĂRE
Lâatelier Faires ouvre un champ nouveau de pratiques artistiques et offre aux artistes un possible qui se pare de ralentissement, dâattention aux autres et Ă lâenvironnement. En explorant les champs de lâimage Ă travers lâutilisation de matĂ©riaux premiers (bois, verre, mĂ©tal, feu, lumiĂšre), Claire Hannicq inscrit la ruralitĂ© et sa temporalitĂ© dans le champ de rĂ©flexion liĂ© Ă sa pratique : « Le fait dâĂȘtre Ă la campagne crĂ©e un isolement que la mutualisation pallie, les rencontres en sont dâautant plus fortes. Offrir Ă des artistes de lâespace pour penser et crĂ©er dans un milieu rural a autant de sens que dâoffrir un accĂšs Ă lâart Ă un public en partie Ă©loignĂ© de ces pratiques et savoir-faire. Cet Ă©change est nĂ©cessaire, mĂȘme si ce travail peut parfois avoir lâair dâune contrainte. Le nom de lâatelier
parle aussi de cet engagement et de cette rencontre par la matiĂšre. Probablement que tout a commencĂ© lors dâune de mes premiĂšres rĂ©sidences, avec Ergastule Ă Nancy, un gros dĂ©clic dans mon travail. Jâavais la possibilitĂ© de tout faire, sans limite, de mettre les mains dans le concret et cela a Ă©tĂ© dĂ©terminant pour la suite de ma construction en tant quâartiste. Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale lâattrait pour les techniques est de plus en plus prĂ©gnant dans lâart contemporain. Or ce qui Ă©mane dâune pratique est reprĂ©sentatif dâune sociĂ©tĂ© entiĂšre, on voit que le besoin du faire, de la main, revient en force comme si cela avait manquĂ© Ă notre civilisation trĂšs Ă©quipĂ©e et industrialisĂ©e. »
On retrouve cette mĂȘme conscience affirmĂ©e chez Alban Turquois : « Ma pratique est souvent issue des matĂ©riaux avec lesquels je travaille, je me raconte avec eux ; quand je collecte mes argiles, jây associe un tas dâhistoires. Je voyage pour les trouver, jâarpente les territoires, grimpe, creuse, glane, et la transporte parfois Ă vĂ©lo, ce qui fait que je prĂ©lĂšve de toutes petites quantitĂ©s. Je collecte, concasse, filtre, je modĂšle, façonne, les projets dĂ©coulent aussi directement du vĂ©cu et de ce que je me raconte Ă son sujet. Lâexposition Au bonheur au CEAAC a montrĂ© ces diffĂ©rentes argiles et les effets ou les dĂ©formations des cuissons Ă basse ou haute tempĂ©rature. Je parle souvent de matiĂšre
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MessagĂšres, 14 flĂšches, cible en paille, 2022, performance au FRAC Franche-ComtĂ©, novembre 2022 â Photo : Nicolas Waltefaugle
chargĂ©e dâhistoires personnelles et collectives. âTerre de rencontreâ raconte ce parcours avec plusieurs argiles rĂ©coltĂ©es dans le territoire français, il faut ĂȘtre attentif et sensible Ă la gĂ©ologie. Quand on rĂ©alise un projet il y a plusieurs couches de lecture, un aspect sĂ©dimentaire qui rappelle le sol qui nous soutient, je suis sensible Ă ce contact. Quâest-ce que câestâ? Quâest-ce quâon en faitâ? Le support crĂ©atif de base câest la matiĂšre, la matiĂšre de la rencontre fait le lien avec cette idĂ©e de matiĂšre chargĂ©e dâhistoires personnelles ou collectives. Jâai cet intĂ©rĂȘt pour la terre depuis longtemps, le fait de mâintĂ©resser Ă la matiĂšre Ă©veille la conscience et oriente les choix Ă©thiques et esthĂ©tiques. Il nây a pas de bonne ou de mauvaise matiĂšre, câest lâutilisation quâon en fait qui colore lâusage et lâĂ©thique. »
Avant de regagner les terres vosgiennes ou celles du massif de lâEsterel, Alban se plie Ă sa nouvelle rĂ©alitĂ© de jeune artisteâ: « Je pense avoir prĂ©parĂ© ma sortie dâĂ©cole, de la HEAR ou plus rĂ©cemment de lâInstitut europĂ©en des arts cĂ©ramiques de Guebwiller, les rencontres de commissaires dâexposition ou de directeurs de centres dâart durant ces annĂ©es dâĂ©tudes mâont permis de faire plusieurs expositions et rĂ©sidences ici et lĂ . NĂ©anmoins, aujourdâhui je ressens le besoin de me recentrer sur ma dĂ©marche pour quelques mois avec lâespoir dâobtenir un atelier Ă Strasbourg. »
Regrouper les individus, relier les expĂ©riences et les humains, les pratiques aux savoir-faireâ: le geste de la crĂ©ation mĂšne Ă la quĂȘte de soi et Ă la transformation dans un profond respect de lâautre, du lieu, du sol et du vivant, câest un acte de libertĂ© Ă©vident et câest aussi ce que nous apprennent les artistes, visionnaires et engagĂ©s.
â ACTUS CLAIRE HANNICQ
Avril 2023â: prĂ©sentation des LaurĂ©ates 2021
DRAC Grand Est, Auditorium du Centre Pompidou-Metz
Juin-Sept 2023â: exposition Ă la SaarlĂ€ndisches
KĂŒnstlerhaus, Sarrebruck (All.)
Juin-sept. 2023â: exposition Ă la Stadtgalerie, Sarrebruck (All.)
Juillet 2023â: rĂ©sidence collective de fonderie Ă lâatelier Faires Ă Anould
â ACTUS ALBAN TURQUOIS
Mai 2023â: participation aux Ateliers ouverts
2023, chez Céline Martin à Houssen
Juillet 2023â: rĂ©sidence de fonderie Ă lâatelier Faires Ă Anould
â ATELIER FAIRES
instagram.com/atelier.faires/
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MessagĂšres, 14 pointes de flĂšches en bronze, 2022 â Photo : Nicolas Waltefaugle
Au-delĂ des frontiĂšres
Si en thĂ©orie la situation gĂ©ographique de la Grande RĂ©gion, rĂ©unissant quatre pays, se prĂȘte aux Ă©changes et autres croisements des savoirs, sur le terrain la rĂ©alitĂ© est autre. Les conclusions du SchĂ©ma dâorientation et de dĂ©veloppement des arts visuels sont sans appelâ: la position frontaliĂšre de cette « rĂ©gion europĂ©enne » reste sous-exploitĂ©e par les artistes-auteurs, quel que soit le pays Ă©tudiĂ©, et ce Ă cause gĂ©nĂ©ralement dâune mĂ©connaissance des systĂšmes respectifs. Pourtant, nombre dâorganismes et dâartistes ont justement choisi de sâappuyer sur ces zones transfrontaliĂšres pour dĂ©velopper les richesses dâun territoire en constante Ă©volution. Petit florilĂšge non exhaustif de la coopĂ©ration entre la France, lâAllemagne, la Suisse et le Luxembourg dans le domaine des arts visuels.
« Ătre situĂ©e entre plusieurs pays me permet dâĂȘtre âhors zoneâ, et cela me plaĂźt Ă©normĂ©ment. Je ne mâidentifie pas comme âune artiste de quelque partâ, jâaime lâidĂ©e de naviguer, de rester dans cette espĂšce de contexte international parce que je nâai pas ce lien direct vis-Ă -vis dâun lieu. » Anna Byskov est nĂ©e en Ăquateur, a des origines danoises, anglaises et suisses, et travaille entre GenĂšve, Mulhouse et Paris. Artiste, performeuse, adepte de lâabsurde et de lâautodĂ©rision, elle fait dĂ©sormais partie du collectif SomeBody*ies, nĂ© suite Ă la rencontre dâartistes dans le cadre dâun programme Atelier Mondial durant le premier confinement. « Le coeur de notre activitĂ©, explique Alexandra StĂ€heli, directrice de ce dispositif suisse, câest de maintenir le lien entre les pays, entre les gens, en offrant la possibilitĂ© aux artistes plasticiens de rĂ©sider et travailler plusieurs mois dans une dizaine de pays partenaires. Pendant la pĂ©riode de lockdown, il nous fallait absolument continuer Ă agir⊠Câest pourquoi nous avions mis en place Atelier RĂ©gionalâ: lâidĂ©e Ă©tait de rĂ©unir virtuellement des artistes de chaque pays, avant une exposition commune une fois le confinement terminĂ©. Comme il Ă©tait impossible de programmer quoi que ce soit Ă
Comme le disait Victor Hugo, « en art point de frontiĂšre ». Mais en gĂ©opolitique, siâŠ
Une frontiÚre immatérielle qui induit forcément des différences de fonctionnement, de symboles, de mémoire, mais aussi souvent de perception voire de culture.
Alexandra StĂ€heli, directrice dâAtelier Mondial â Photo : Julian Salinas
Par Aurélie Vautrin
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cette Ă©poque, il nous a fallu avancer un peu Ă lâaveugle mais les Ă©changes ont Ă©tĂ© fabuleux, et certains crĂ©ateurs continuent de travailler ensemble aujourdâhui. » Comme le fameux collectif SomeBody*ies, qui rĂ©unit donc des artistes fĂ©minines suisses, allemandes et françaises âNika Timashkova, Stella Meris, Hannah Kindler, Christina Huber et Anna Byskov. Ăvidemment, la distance gĂ©ographique fait quâelles ne peuvent pas se voir physiquement aussi rĂ©guliĂšrement quâelles le souhaiteraient, « mais nous lâintĂ©grons dans notre pratique, continue Anna. Les sĂ©ances se font en vidĂ©o, chacune avance de son cĂŽtĂ©, parfois lâune prend le train pour avancer dans lâatelier de lâautre⊠Câest aussi un Ă©change de pratiques. Ce nâest pas toujours Ă©vident, mais câest extrĂȘmement enrichissantâ! Dâautant que mon travail prend toujours en considĂ©ration le contexte dans lequel je suis, il me faut donc Ă©tudier lâhistoire du lieu, les habitudes, les maniĂšres de faire. » Chaque pays a ses aides, son systĂšme de fonctionnement, chaque artiste a sa propre maniĂšre de percevoir le rĂ©el, qui dĂ©pend aussi de la sociĂ©tĂ© dans laquelle il vit. Car, quelle que soit la façon dont on lâapprĂ©hende, la notion de frontiĂšre dans lâart contemporain aura toujours une dimension politique. « Ce qui nous rassemble dans ce collectif, câest justement que nos parcours sont Ă©clatĂ©s. On se retrouve ici, avec une envie de rester et de saisir ce âiciâ qui joue sur plusieurs facettes. Pouvoir circuler, dĂ©couvrir, ne pas ĂȘtre centralisĂ©s, câest ce qui nous plaĂźt. Une sorte dâĂ©parpillement qui nous apporte beaucoup. »
TERREAU COMMUN
De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, le transfrontalier interroge notre rapport Ă lâautre, Ă nous-mĂȘmes et Ă notre territoire. Mais dĂ©sormais, une nouvelle rĂ©alitĂ© se dessineâ: il nâest plus tellement question de pays, mais plutĂŽt de terreau commun. Partir Ă lâĂ©tranger, câest aussi prendre conscience des systĂšmes dans lesquels on a Ă©voluĂ©. Aux Rotondes, au Luxembourg, lâobjectif est aussi de faciliter les Ă©changes et la mise en rĂ©seau, notamment grĂące Ă la Triennale Jeune CrĂ©ation, Ă©vĂ©nement majeur dans la mise en avant des crĂ©ateurs transfrontaliers. « Les Rotondes sont un lieu pluridisciplinaire nĂ© dâun projet transfrontalier â la nomination du Luxembourg et de la Grande RĂ©gion en tant que capitale europĂ©enne de la culture en 2007, raconte Marc Scozzai, responsable programme arts visuels aux Rotondes. Cette notion de âprogrammation transfrontaliĂšreâ est donc vraiment au cĆur du projet depuis le dĂ©but. Maintenir et fortifier ce lien, câest primordial, dâautant quâici, au Luxembourg, les Ă©tudiants en arts sont dans lâobligation dâaller suivre leur formation dans un autre pays, le plus souvent en France, car il nâexiste pas dâĂ©cole dâart au Luxembourg. Cela fait donc directement partie de notre essence. Ă nous de continuer Ă favoriser la
Ătre une artiste situĂ©e entre plusieurs pays me permet dâĂȘtre
âhors zoneâ. Pouvoir circuler, dĂ©couvrir, ne pas ĂȘtre centralisĂ©e⊠Cet Ă©parpillement mâapporte beaucoup. â
(Anna Byskov, collectif SomeBody*ies)
Anna Byskov, Gala Dada & co â Photo : Guillaume Chiron
Marc Scozzai, 2022 â Photo : Eric Engel
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coopĂ©ration interculturelle par la suite. » Ajoutant que chaque pays ayant sa mentalitĂ©, ses grandes figures, ses rĂ©fĂ©rences, sa langue culturelle, et que cela a forcĂ©ment une influence productive dans les diffĂ©rentes catĂ©gories dâarts. « Cette Grande RĂ©gion nâexiste que sâil y a une circulation entre les diffĂ©rents pays, entre les artistes, les lieux, les institutions, les associations. Des projets sont dĂ©jĂ en place, mais il reste plein dâautres chemins Ă inventer. »
BOUGER LES LIGNES
Autre Ă©vĂ©nement hautement symbolique de ces Ă©changes transfrontaliersâ: la Regionale, qui fait bouger les lignes de la « rĂ©gion europĂ©enne » depuis plus de vingt ans maintenant. NĂ©e de la traditionnelle exposition de NoĂ«l de la Kunsthalle de BĂąle, cette mĂ©ga expo regroupe chaque annĂ©e une vingtaine dâinstitutions suisses, allemandes et françaises, avec un objectif communâ: promouvoir lâart contemporain local, avec pour rĂšgle dâor dâexposer des crĂ©ateurs de chaque nationalitĂ©
Axel Gouala, Peau dâeau, prĂ©sentĂ© Ă la Triennale des artistes 2021 â Photo : Axel Gouala
Thomas Hammelmann, Venedig, prĂ©sentĂ© Ă la Regionale 2023 â Photo : Thomas Hammelmann
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dans chaque site partenaire. Une « expĂ©rience transfrontaliĂšre » Ă©galement partagĂ©e par le public, comme lâexplique Silke Bauman, coordinatrice de la Regionale. « Nous organisons des bus-tour chaque annĂ©e pour permettre aux visiteurs de passer dâun site Ă lâautre, dâune frontiĂšre Ă lâautre, dans une ambiance trĂšs festive. Notre position gĂ©ographique offre cette coopĂ©ration interculturelle, il faut en profiter. Ăvidemment cela se passe diffĂ©remment dans la mise en Ćuvre pratique et organisationnelle selon les pays et leurs modĂšles de subventions, mais on apprend Ă connaĂźtre le paysage culturel. Par exemple il y a une grande diffĂ©rence en France, car les rĂ©munĂ©rations sont trĂšs rĂ©glementĂ©es. » Le tout Ă©tant toujours de trouver le juste Ă©quilibre entre les diffĂ©rents systĂšmes, avec une capacitĂ© dâadaptation (et dâadaptabilitĂ©) Ă toute Ă©preuve.
Enfin, si de nombreuses choses sont en place, de futurs Ă©vĂ©nements, rencontres entre artistes et professionnels, ouvertures dâateliers ou autres rĂ©sidences transfrontaliĂšres sont dĂ©jĂ en cours de rĂ©flexion, ce qui va, on lâespĂšre, amplifier le phĂ©nomĂšne dans les annĂ©es Ă venir.
Elsa Muller, Dormeur du Val, prĂ©sentĂ© Ă la Triennale des artistes 2021 â Photo : Elsa Muller
Une question de valeurs
Par Benjamin Bottemer
Cotation, situation gĂ©ographique, valeur Ă©motionnelle, coĂ»ts de rĂ©alisation et de valorisation, relations avec lâacheteur... fixer le prix
Sur le marchĂ© de lâart contemporain, les ventes aux enchĂšres atteignant parfois des sommes stratosphĂ©riques ne reprĂ©sentent que la partie Ă©mergĂ©e de lâiceberg, malgrĂ© les 2,7 milliards de dollars comptabilisĂ©s sur la saison 2021-2022 selon le site spĂ©cialisĂ© Artprice. Si les rĂ©sultats des ventes aux enchĂšres conditionnent grandement la cote dâun artiste, de nombreux facteurs (expositions prestigieuses, critiques, Ă©tat du marchĂ©...) peuvent influencer celle-ci, volontiers fluctuante. Les ventes en galeries ou en foires peuvent aussi donner forme Ă une cote bien diffĂ©rente de celle des enchĂšres ; des agences de cotation comme I-CAC les incluent dans leurs calculs.
Le prix fixĂ© pour une Ćuvre dâart est cependant loin dâĂȘtre gravĂ© dans le marbre Ă partir de ces donnĂ©es. Les coĂ»ts de production dâune Ćuvre ou le nombre dâheures de travail quâelle a nĂ©cessitĂ© entrent dĂ©jĂ en ligne de compte, de mĂȘme que les coĂ»ts engagĂ©s par les exposants (communication, exposition...). Dans les galeries, fixer un prix peut faire lâobjet dâun dĂ©bat. « Estimer le prix dâune Ćuvre est lâobjet dâun Ă©change entre lâartiste et le galeriste , explique Alex Reding, cofondateur de la galerie Nosbaum Reding Ă Luxembourg et directeur
de la Luxembourg Art Week. Il y a un Ă©quilibre Ă trouver entre la valeur estimĂ©e par lâartiste et le regard du galeriste, sa connaissance du marchĂ©... » Pour Delphine Courtay, qui a ouvert sa galerie au cĆur de Strasbourg, lâintuition a Ă©galement sa place dans le processus, pour lâacheteur comme pour celui qui met en vente. « La valeur dâune Ćuvre est aussi celle quâon lui donne, il y a une part dâirrationnel. Dans ma galerie, ce sont les artistes qui fixent leurs prix ; quant Ă mes acheteurs, ils fonctionnent au coup de cĆur. » Travailler Ă lâĂ©chelle locale ou internationale fait Ă©galement varier les prix, ce qui peut encourager les artistes Ă sâinstaller dans les grandes villes, oĂč le marchĂ© de lâart est plus dynamique. « Une Ćuvre dâun artiste rĂ©gional peut avoir un prix Ă Luxembourg, un autre Ă Strasbourg et encore un autre Ă lâinternational ; ça dĂ©pend de lâĂ©tat des diffĂ©rents marchĂ©s » indique Alex Reding, qui ajoute que le Luxembourg prĂ©sente des atouts, notamment du fait de son identitĂ© internationale et de la prĂ©sence de travailleurs au pouvoir dâachat important. Le Grand Est manque de « scĂšnes locales » avec un vivier de collectionneurs. « Ăa a Ă©tĂ© le cas Ă Strasbourg, ça lâest moins aujourdâhui mais il y a un potentiel, note Delphine Courtay. Notre proximitĂ© avec la Suisse,
dâune Ćuvre dâart est une combinaison de facteurs subjectifs et objectifs.
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Ă lâinternational ou au niveau local, un enjeu important pour permettre Ă chaque artiste de poursuivre son travail.
lâAllemagne ou le Luxembourg est un atout ; attirer un rĂ©seau international est indispensable. » Pour les crĂ©ateurs, qui dĂ©lĂšguent volontiers les questions financiĂšres Ă leurs galeristes ou leurs agents dĂšs quâils en ont la possibilitĂ©, lâargent est une question sensible ; un tabou prĂ©sent aussi du cĂŽtĂ© des acheteurs et du public. Pour Emmanuelle Potier, artiste peintre et directrice du MĂštre CarrĂ©, association ayant pour but de rapprocher le public de lâart contemporain et qui organise expositions, ateliers et rĂ©sidences, un travail de pĂ©dagogie est Ă mettre en Ćuvre. « Lâartiste nâest pas un entrepreneur mais il faudrait inclure cette dimension comme une part de son identitĂ©, et former davantage Ă ces sujets dans les Ă©coles dâart, juge-t-elle. Rechercher des financements, câest dĂ©jĂ une partie de son quotidien qui peut ĂȘtre trĂšs chronophageâ: subventions, appels Ă rĂ©sidences, aides Ă la crĂ©ation... . »
Les locaux du MĂštre CarrĂ©, investis en fin dâannĂ©e derniĂšre Ă Metz, constituent un cadre privilĂ©giĂ© pour sensibiliser le public Ă la rencontre avec lâart, Ă lâĂ©change avec lâartiste, Ă la comprĂ©hension de son travail ; et aussi Ă la question financiĂšre.
« En achetant, on soutient la carriĂšre dâun artiste, on lui permet de continuer Ă travailler sans avoir trois
boulots alimentaires Ă cĂŽtĂ©, explique Emmanuelle. Des relations suivies peuvent naĂźtre entre un artiste et un acheteur, qui peut pourquoi pas devenir collectionneur. » Une relation plus proche du mĂ©cĂ©nat que de la spĂ©culation qui rĂšgne au sein des grandes maisons des ventes. En galerie privĂ©e ou associative, dans une foire, en atelier ou en ligne, le marchĂ© de lâart apprĂ©hendĂ© comme un espace ouvert aux rencontres et aux Ă©motions alimente tout un Ă©cosystĂšme. Un processus qui dĂ©bute par un impĂ©ratifâ: rapprocher artistes, curieux et passionnĂ©s.
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Luxembourg Art week 2022 â Photo : Sophie Margue
Acheter, soutenir : oĂč et comment ?
Par Benjamin Bottemer
Petits budgets ou grands moyens, acheter une Ćuvre dâart contemporain relĂšve de
LES GALERIES
Les galeries privĂ©es restent le lieu privilĂ©giĂ© pour les amateurs et collectionneurs dĂ©sireux dâacquĂ©rir une Ćuvre. Elles se positionnent sur le « premier marché » en travaillant la plupart du temps directement avec les artistes. Commercialiser leurs Ćuvres passe par un travail de mise en valeur de la part du galeristeâ: celui-ci investit pour lâorganisation dâune exposition (associant parfois artistes Ă©mergents et plus confirmĂ©s), du vernissage, du transport et des assurances, communique en direction du public et des collectionneurs... la galerie perçoit ensuite un pourcentage sur chaque vente. Les artistes peuvent ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s officiellement par une ou plusieurs structures, parfois Ă travers un contrat ; câest le cas dâun tiers seulement des artistes français.
Les galeries associatives prĂ©lĂšvent souvent des pourcentages sur les ventes moins Ă©levĂ©s que les galeries privĂ©es. Elles peuvent rĂ©munĂ©rer les artistes pour exposer et utiliser les fonds rĂ©coltĂ©s pour financer des projets artistiques et culturels destinĂ©s aux publics. Pour une premiĂšre expĂ©rience avant achat, vous pouvez aussi vous tourner vers les artothĂšques, qui proposent la location dâĆuvres. Il en existe deux dans le Grand Estâ: lâassociation Plus Vite et lâArtothĂšque de la Ville de Strasbourg.
lâaboutissement dâune dĂ©couverte et dâune rencontre, au bon endroit et au bon moment.
Delphine Courtay et des amateurs dâart au vernissage du group show de mai 2020 lors du dĂ©confinement
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Delphine Courtay et les visiteurs au vernissage de lâexposition solo de Laurent Impeduglia en septembre 2019
LA VENTE DIRECTE
Une pratique en plein dĂ©veloppement, sans intermĂ©diaire entre lâacheteur et lâartiste. Un atelier ouvrant ses portes au public, bĂ©nĂ©ficiant parfois dâun espace dâexposition, peut constituer un lieu de rencontre propice Ă la dĂ©couverte et Ă lâĂ©change pouvant aboutir Ă une relation suivie et pĂ©renne entre les deux parties. Des Ă©vĂ©nements comme Parcours dâartistes en Lorraine ou Ateliers ouverts en Alsace valorisent ces visites au cĆur de lâunivers artistique. Lâutilisation dâInternet et notamment des rĂ©seaux sociaux a permis de faciliter les Ă©changes directs, en termes de communication mais aussi de prĂ©sentation des Ćuvres. Ăvaluer lâimpact et la valeur dâune Ćuvre reste nĂ©anmoins difficile Ă distance, mis Ă part pour lâart numĂ©rique.
LES FOIRES
Les foires dâart contemporain, dont les exposants sont le plus souvent des galeries, sont Ă©galement des lieux de vente privilĂ©giĂ©s. Dans le Grand Est, la ST-ART de Strasbourg se tient chaque annĂ©e depuis 1996, avec une cinquantaine dâexposants pour sa derniĂšre Ă©dition, dont dix associations. Au sein dâun Ă©cosystĂšme proche de notre rĂ©gion, la Luxembourg Art week, créée en 2015, a rĂ©uni plus de 80 galeries, collectifs et institutions en 2022 dont des galeries et collectifs Ă©mergents rassemblĂ©s dans sa section « Take off ».
VENTES AUX ENCHĂRES
Rendez-vous dĂ©cisifs pour Ă©valuer la cote dâun artiste, les ventes au sein des maisons dâenchĂšres spĂ©cialisĂ©es en art contemporain sont plutĂŽt cantonnĂ©es Ă certaines capitales et grandes villes europĂ©ennes, et restent absentes du paysage de la rĂ©gion Grand Est. On y trouve essentiellement des Ćuvres du « second marché », câest-Ă -dire dĂ©jĂ vendues au moins une fois.
Luxembourg Art Week 2022 â Photo : Sophie Margue
Bastion 14, ateliers de la Ville de Strasbourg, atelier Tae gon KIM @ Ateliers Ouverts 2022 â Photo : Alex Flores
Bastion 14, ateliers de la Ville de Strasbourg, atelier Cosima Tribukeit @ Ateliers Ouverts 2022 â Photo : Alex Flores
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ST-ART 2022 © Nicolas Roses