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LA TRANSFORMATION CRÉATRICE




Dans la mesure où ils orientent notre façon de percevoir la réalité, les mots que nous utilisons pour décrire le monde ont toute leur importance. Ils forgent les images que nous nous en faisons et, en ce sens, déterminent largement la façon particulière que nous avons de nous mettre en relation avec ce qui nous entoure. Ainsi, on peut s’interroger sur ce que représente dans notre rapport au monde le fait d’utiliser le terme très répandu de dématérialisation plutôt que celui de numérisation pour parler de l’un des aspects de l’économie du numérique. Qu’estce que ce mot de dématérialisation nous voile de la réalité économique qui s’impose de plus en plus à nous ? En quoi nous éloignetil d’une compréhension juste de la réalité du monde dans laquelle nous vivons ? Et surtout, en quoi faitil obstacle à notre capacité à agir sur ce monde ? Si la “nouvelle économie” est bien dématérialisée, alors il n’y a pas lieu de la questionner sur les effets concrets qu’elle produit sur le monde et sur le vivant, l’immatériel ne pouvant avoir d’effet sur le monde matériel. C’est bien connu, une large part de l’économie de l’information est dans les nuages (Cloud). Qui pourrait bien avoir l’idée saugrenue de se battre contre des nuages ?
Dans cette même perspective, la notion de destruction créatrice développée par l’économiste et théoricien Joseph Schumpeter au milieu du xxe siècle pour décrire la dynamique de l’innovation dans l’économie capitaliste peut poser question. Cette notion renvoie à l’idée que dans le cycle économique les anciennes activités de production sont détruites, parfois de façon brusque et rapide, pour être remplacées par de nouvelles formes d’activités sous l’effet des évolutions techniques.
Pour évocatrice que soit cette image, l’un des termes de cette expression m’a toujours troublé. Si je vois bien ce que peut porter du point de vue de la représentation imagée le terme “créatrice” au regard de ce qu’est l’innovation, que porte celle de “destruction” ? Bien sûr, dans l’esprit de Schumpeter les deux termes sont très étroitement liés. S’il y a d’un côté destruction au cours du cycle il y a aussi de l’autre création et, à long terme, les effets positifs l’emporteraient, notamment du point de vue de la création d’emplois et du redéploiement des actifs dans les nouvelles activités économiques. Mais mon propos n’est pas là.
Qu’autorise cette image de destruction pour celles et ceux qui s’y réfèrent et la mettent en œuvre ? Quels types d’actes invitetelle à produire dans le monde ? Que faiton de ce qui est détruit ? Qu’en restetil ? Les aspects les plus concrets d’une activité détruite sontils amenés à disparaître comme par enchantement ? J’ai bien sûr ici en tête les nombreuses images de sites industriels abandonnés, avec leur cohorte de bâtiments délabrés et de terres polluées…
L’écolonomie, telle qu’Emmanuel Druon tente de la penser et de la mettre en œuvre avec son équipe, fait la part belle à l’imagination, à la créativité et à l’innovation. Il s’agit même d’une dimension centrale du nouveau processus économique qu’il appelle de ses vœux. Pour autant, l’écolonomie ne se réfère en rien à la destruction. Elle tente plutôt de replacer la dynamique du changement et de l’innovation dans une perspective circulaire. À l’image des écosystèmes naturels qui transforment et recyclent tous les sousproduits de l’activité du vivant pour n’en laisser aucune trace.
À l’opposé de l’image de destruction créatrice, il m’a semblé qu’une expression qui refléterait peutêtre mieux la dynamique doublement positive de cette économie nouvelle serait celle de transformation créatrice.
Pour transformer le monde il faut savoir d’abord le rêver. Une large part de la philosophie de l’imagination développée par Gaston Bachelard tend à montrer que l’imagination ne consiste peutêtre pas tant à détruire les images anciennes pour en créer de nouvelles qu’à transformer les images premières. C’est bien cette dynamique de la transformation qui est au cœur de tout processus créatif. L’artiste tente une transformation d’un coin du monde et se trouve soudain transformé de l’intérieur par le processus qu’il engage et dont il a la pleine et entière responsabilité. Cette perspective n’est sans doute pas très éloignée de ce qui est engagé lors d’une cure psychanalytique, où il ne s’agit peutêtre pas tant pour l’analysé de détruire les images sclérosantes qui l’habitent que de les transformer, en les remettant en mouvement, en les réinscrivant dans une dynamique du changement. Celle de la rêverie imaginante et de l’imagination créatrice.
À mes yeux, la transformation créatrice porte en elle une double image dynamisante qui nous invite à nous inscrire dans un autre rapport au monde. Celui de participer à la création du monde à venir, sans oublier les responsabilités inhérentes à la transformation du monde existant.
Pour ma part, si je devais convoquer l’image du nuage pour rendre compte de l’économie nouvelle – cette écolonomie que de nombreux entrepreneurs, industriels et salariés d’entreprise s’efforcent d’imaginer et de créer – ce serait indéniablement celle proposée par Gaston Bachelard dans son essai sur l’imagination du mouvement : “Le rêveur a toujours un nuage à transformer, nous ditil. Le nuage nous aide à rêver la transformation1”.
Laissons donc l’économie bien sur Terre, en lien avec le monde vivant. Et les nuages tranquilles, là où ils sont. Pour le plus grand bonheur de nos rêveries créatrices.